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Marseille Provence 2013 Vidéos

La cuisine de Marseille Provence 2013.

J’ai un rapport passionnel avec la cuisine. Ma mère avait le talent d’un grand chef et je possède un patrimoine culinaire inestimable. Lorsque Marseille Provence 2013 et la Friche Belle de Mai ont proposé le festival «Cuisines en Friche», je n’ai pas hésité malgré le coût des places (de 7 à 35 euros) dont certaines comprenaient le prix d’un repas. Cette politique tarifaire a privilégié un public aisé (et blanc…) alors que le quartier environnant est l’un des plus pauvres de Marseille. Pourtant, la cuisine peut relier l’art au quotidien des habitants, mais les projets culturels reproduisent et amplifient les fractures sociales du pays. Au hasard des échanges, on n’a cessé de m’opposer l’art à la culture. Une spectatrice osant même m’avouer : «mais pourquoi voulez-vous mettre de l’art partout ?». Oui, pourquoi ? Tentatives de réponses…

Lorsque l’École d’Art et de Design de Reims organise sous chapiteau «Le Banquet Scientifique» («savoirs et saveurs, pillage et gaspillage»), mes attentes sont fortes : comment la cuisine peut-elle concilier art et sciences? Je déchante très rapidement. Une brochette de chercheurs m’inflige une série de discours aussi hermétiques qu’un plat sous vide. D’un côté, un chef cuisinier  (Eric Trochon) chargé d’accommoder (non sans talent) les (nos) restes, de l’autre une installation scénographique de fin d’études aussi pauvre que la communication rose bonbon de Marseille Provence 2013. Comme unique mise en scène circule un caddie qui véhicule cette élite suffisante pendant que nous dégustons des plats négligemment présentés (ici, la forme importe peu…). Parfois, nous sommes invités à nous lever de table pour suivre une pancarte «suivez-moi». Suffit-il de déplacer les corps pour mettre en mouvement un discours ? Ici, le design a évacué la question de la scène, de la dramaturgie, de la présence d’artistes pour nous infliger un propos lourd, culpabilisant et surtout vertical. Est-ce là, l’avenir des scènes pluridisciplinaires? Le même soir, je postais sur Facebook : « Je sens qu’il y a un mouvement de fond dans ce pays où les professionnels de la communication et du design publicitaire sont en train de squatter durablement les lieux d’art. Si j’étais un artiste, je m’en inquiéterais ».

 

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Toujours sous chapiteau, Fulgurances, organisateur d’événements culinaires, propose «Polenta, dîner pour 200 convives» avec le chef Massimo Botura, 3 étoiles au guide Michelin. Ici, le plateau est réduit à des tables blanches en U entourées du public, comme dans un banquet. La mise en scène consiste à dresser les plats avec un fond musical pioché probablement dans une playlist sur le net. Le chef, assisté d’un directeur artistique (sic), raconte quelques anecdotes sur la polenta (comme si cela équivalait à de la fiction) et décore les plats sous le crépitement des photographes amateurs confondant manifestement «Cuisines en Friche» avec l’émission «Top chef». Ici, la cuisine fait le show et l’art culinaire se goute dans l’assiette (succulentes bribes de Polenta en dessert). Soit. Mais il y a d’excellents restaurants pour cela ou des foires aux vins si vous aimez les histoires…Finalement, cette “performance” mérite-t-elle tant d’honneurs? Plutôt que de confier ce type de rendez-vous à une agence événementielle, la Friche serait bien inspirée d’inclure les artistes pour accompagner les grands chefs cuisiniers à accommoder leurs œuvres avec ceux des arts de la scène…

Avec le chef Yvan Cadiou, l’art culinaire est théâtralisé. Dans «Ma puce, à table !», la scène reproduit l’intérieur de sa cuisine personnelle et accueille un orchestre de jazz et des anecdotes sur la vie trépidante de ce chef qui a parcouru le monde et quelques plateaux télé. L’homme est généreux, à l’image de sa cuisine où rien ne s’oppose, mais tout se relie avec un art de l’assaisonnement dont il a le secret. Les élèves du lycée Régional Hôtelier de Marseille l’assistent élégamment pour servir près de 200 spectateurs. Mais j’aurais aimé un personnage de théâtre et non un show où l’égo surdimensionné d’Yvan Cadiou écrase l’imaginaire véhiculé par sa cuisine. Lorsqu’il évoque trop furtivement sa mère et sa fille, un dramaturge et un metteur en scène auraient pu «faire récit commun» avec le public et transcender les couleurs de ses plats vers l’œuvre qu’une scène est en droit d’attendre.

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« Umami », « spectacle à croquer par le jeune public », par la compagnie Laika et Piccoli Principi, est la plus belle scénographie du festival. Inspiré d’un théâtre à l’italienne, je me ressens dans une assemblée délibérative du bon goût. De haut, j’observe le jeu de ces acteurs belges et italiens réunis pour la circonstance par le Théâtre Massalia. C’est un laboratoire expérimental où le sol métaphorise la langue, mais où le théâtre se charge de faire émerger ce 5ème goût, à la saveur énigmatique, celui qui est en chacun de nous, lorsque nous communiquons autour d’un plat. Voici donc un chef qui doit se concentrer autour de sa recette tandis que ses compères incarnent ce que l’art de cuisiner procure : passion, folie, créativité, violence, déconstruction, désirs…On se prend au jeu, celui de l’amour et du hasard tout en regrettant finalement d’être abandonné lors du dernier instant : celui du 5ème goût, telle une petite mort surgissant trop vite…

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« Instantané » de Theo Kooijman proposé par Marseille Objectif Danse est la belle surprise du festival. Un théâtre où il n’y rien à manger (enfin), mais où tout se déguste à l’image d’un café gourmand de l’esprit. Cet homme longiligne me touche d’emblée: il y a dans son regard rieur et grave, dans ses déplacements, un doux mélange d’enfance et d’expériences artistiques engagées. La scène est sa planche à découper où il pose ce que la cuisine et son contexte évoquent de gestes, de liens, d’anecdotes, d’assemblages et de danses. Il est à la fois instrument(alisé) de la société de consommation et créateur pour s’en émanciper. Le corps nourri son imaginaire florissant quand ses ongles deviennent serres pour graines à germer ou quand il est multifonctions tel un couteau suisse pour attraper les mouches. À l’image d’un chef cuisinier, il fait mijoter son corps dans un bain de valeurs écologiques et célèbre la créativité, ressource inépuisable pour se nourrir sur les chemins de traverse, là où l’inattendu dévoile l’Umami. Peu à peu, Theo Kooijman dessine un corps végétal dans son restaurant des arts. Sûr qu’il serait capable d’accueillir les grands chefs du Festival,  à la recherche de ce petit grain artistique pour une dramaturgie trois étoiles.

«Je danse et je vous en donne à bouffer» est probablement le spectacle le plus en phase avec l’idée que je me faisais de «Cuisine en Friche ». Radhouane El Meddeb, chorégraphe tunisien, nous attend, patiemment, pour cuisiner son couscous. Tout est en place : ingrédients, instruments, plaques électriques, plats et couverts. La danse rencontre donc ce plat légendaire, populaire, complexe dans sa préparation, où le cuisinier, tel un alchimiste de l’amour, fait entrelacer le légume, la viande et le blé ! Le tout frémit, son corps s’élance. Le bouillon clapote, il danse du ventre. La semoule lui file entre les doigts, il ouvre ses bras. Ses rondeurs accueillent la danse qui, jusqu’à preuve du contraire, est une affaire de plis et de bosses, de gras et du double, de liquides et de chairs. Entre deux préparations, il vient vers nous pour jouer avec le temps de cuisson qui s’accélère subitement. Il court autour de la scène comme si sa seule montre était les battements du cœur. Alors que nous « bouillons », qu’il construit méticuleusement ses châteaux de semoule pour accueillir le liquide si précieux, il revient pour jeter à terre une nappe, des verres et des assiettes de pique-nique : le désordre avant l’ordre établi ! Il nous invite à table puis disparaît. Son couscous, c’est le goût de la danse.

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C’est mon dernier spectacle de «Cuisines en Friche». «Il Convivio», mise en scène par Catherine Marnas, aurait dû symboliser le projet artistique du Festival. Ici aussi, il n’y a rien à manger. Ici, les tables du banquet sont la scène pour cinq acteurs incarnant différents rôles de la grande histoire du théâtre (Dante, Victor Hugo, Carlo Collodi, Tchekhov, Sophocle, Jacques Offenbach, Georges Feydeau, Nancy Huston, Luigi Pirandello). Autant d’ingrédients pour une cuisine théâtrale dont cette compagnie a le secret à partir d’une vision de Romain Gary aujourd’hui menacée : “Rien n’est humain qui n’aspire à l’imaginaire“. Car ce banquet est un acte de résistance aux processus de réduction, de rationalisation qui contaminent aussi (et surtout) les programmations culturelles: sans imaginaire, sans artistes, sans scène, point d’humanité en devenir. Dans «Il Convivio», le message est d’autant plus puissant que, Pinocchio( magnifique Francesco Gargiulo), figure mythique du théâtre italien (pays où l’art est si malmené), est invité pour relier tous ces personnages. Drôle, provocateur, cabotin, il est à plusieurs reprises persécuté, pour éviter qu’il ne joue. Mais le théâtre résiste avec l’énergie du désespoir. À mesure que le banquet avance, ma sensibilité de spectateur se décuple. Je trinque à mon tour, ris aux tours foireux d’un magicien maladroit (exceptionnel Olivier Pauls) et pense à Isabelle Huppert qui déclarait dernièrement sur France Inter : «Pourquoi faudrait-il tout comprendre ? Pourquoi tout vouloir rationaliser ? Et si ne rien comprendre c’était comprendre autrement ?».

«Cuisines en Friche» a succombé au show pour séduire et servir l’égo des grands chefs. Mais ses promoteurs doivent savoir qu’un chef cuisinier, aussi talentueux soit-il, ne peut s’aventurer sur la scène sans la danse et le théâtre au risque de voir surgir Pinocchio des coulisses ramener en cuisine ces plats trop cadrés.

Pour les confier aux comédiens qui savent accomoder l’imaginaire à toutes les sauces.

Pascal Bély – Le Tadorne.

« Umami » par la Compagnie Laika et Piccoli Principi ; « Je danse et je vous ne donne à bouffer » par Radhouane El Meddeb ; « Instantané » par Théo Koojman ; « Il convivio » , mise en scène de Catherine Marnas ; « Ma puce, à table ! » par Yvan Cadiou ; « La banquet scientifique » ; « Polenta » : Festival « Cuisines en Friche » à la Friche Belle de Mai à Marseille du 11 au 15 septembre 2013.

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Avignon Off 2013 – Mes rencontres.

Le Festival d’Avignon est le lieu de toutes les circulations. Le spectateur chemine dans les rues de façon dynamique. Il explore le programme du Off, se crée un emploi du temps à son image. Il tient  du randonneur dans le cadre des longues heures de marche, et d’attention dans les salles. Mon plaisir commence dés que je file au vent sur mon vélo. Je suis en libres mouvements vers de nouvelles sensations. Une fois  assise dans le noir, le cumul de fatigue peut me plonger dans un état de veille, mais la qualité artistique agit comme une infusion. Cette semaine certains spectacles m’ont troublé et des rencontres passionnantes s’en sont suivies avec les comédiens.

Tout d’abord avec Ludor Citrik. Après «Qui sommes je ?», je suis sortie dans un intense état de mélancolie et le chapiteau était comme une source pour déposer mes sédiments. Après le spectacle, le clown est réapparu sous son habit de Cédric. J’ai reconnu la profondeur de son regard qui m’a tant  transpercé. Des yeux implorants qui ne vous quittent plus. Nous avons échangé sur le trouble suscité par son travail, les questionnements, les prises de conscience et l’énergie déployée dans sa mise à nu. Une volonté de ne rien lâcher, d’avancer et sans cesse de recommencer.

Ludor réveille notre mémoire de tout petit et délimite les cadres des espaces de mouvement de notre quotidien. Nous sommes enfant, miettes grignotées du gâteau sablé. Le miroir nous renvoie à notre propre image et fait tressaillir. Ce regard, maintenant, je le porte; cette main tendue est devenue le prolongement de la mienne, et le désir d’être sauvée pour sortir de soi m’éblouit…

Dans ma mémoire, face à moi, les yeux d’Ascanio Celestino. Un homme qui a compté tout au long de ce festival, depuis le «Nightshot» à la Manufacture où j’ai découvert son travail. Comment une ritournelle, l’air de rien, peut vous questionner sur le monde et l’Humanité ? Son écriture vive, rythmée, acide a été le vernis de mon cortex pendant ces trois semaines. Je n’ai cessé de m’y référer et garde l’image de son humilité, de sa main sur le cœur quand il vous parle. Je n’ai pas besoin de capter son image avec un écran. Il est tatoué dans mes lobes. Dans un de ses derniers textes, «Discours à la Nation», David Murgia aura été son merveilleux passeur d’histoires.

L’émerveillement  a été déclenché par la gente féminine. Introduit dés le 5 juillet par Angelica Liddell au Festival IN ou comment l’énergie donnée sur le plateau peut être une ressource vitale. La création m’atteint quand l’artiste me donne quelque chose de lui, sans faux semblant. Comme un rapport humain, qui ne nous enferme pas dans une seule représentation. Angelica reste mon ange noir. Angelica éructe tous mes démons et m’ouvre une liberté d’être et de penser sur moi-même et sur mon contexte global. Elle me positionne en matière brute et me malaxe, me pétrie, mais sans jamais me lâcher et me trahir. Je ressors de ses spectacles avec la sensation d’être passée sous les chutes du Niagara, par l’estuaire du Tage, et d’être poupée de chiffon transformée en statuette de bronze.

Anne Lefevre, cheveux roux, grosses lunettes, est une autre personnalité lumineuse rencontrée. Elle a la faculté de créer une relation instantanée avec le public. Elle offre généreusement sa pensée, ses recherches. Dans «J’ai apporté mes gravats à la déchetterie», nous suivons la confection de son repas. A travers les carottes qu’elle râpe, je redeviens le lapin gourmand d’Alice. La cuisson est une métaphore du temps octroyé à la réflexion, puis survient le plaisir de l’échange. On ne peut pas se nourrir seul. Sans l’autre, on n’est rien…Anne nous met en marche. Le chaos joyeux du plateau nous ramène à la construction de la vraie vie, celle de la pensée. Les images sur écran animent, englobent le jeu qu’elle nous livre. «Je cherche, je recommence…je cherche…j’avance». Elle me donne de la force dans les doutes que je traverse.

Je me souviens de belles personnes comme Karine Grenier, jeune artiste de «Reveil»qui dégage une nature fragile et volontaire. Spectatrice, je suis  touchée par la qualité de l’adresse que nous offre l’acteur. Nous tissons un lien de confiance pour nous rejoindre  au point de la rencontre, émerveillés

 

Comme spectatrice, toutes ces rencontres sont des rêves éveillés et me réveillent tandis que le contexte ambiant évoque une somnolence qui ne dit pas son nom.

Sylvie Lefrère –Tadorne.

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Avignon Off 2013 – Au Théâtre, la violence.

S’appuyant sur le réel, des auteurs contemporains s’inscrivent dans une démarche citoyenne: celle de nous interroger sur notre rapport au monde, nos systèmes d’interaction et notre posture à l’égard d’une violence banalisée par la sphère médiatique.

Avec “Frozen”, de Bryony Lavery, le Théâtre du Centaure s’empare d’un sujet délicat, celui de la pédophilie. Avec pour seul cadre, l’espace d’une chambre d’enfant, celle de la fillette enlevée, nous partageons avec la mère (brillante Marja-Leena Junker) ses espoirs, ses doutes, ses remords, sa survie et sa vie. Dans ce même lieu, nous suivons les confessions du tueur en série (inquiétant Francesco Mormino) face à la psychiatre (bouleversante Sophie Langevin). Par l’utilisation des objets de la chambre de la fillette, la scénographie de Lol Margue permet de supporter la cruauté du propos.Tour à tour, chacun s’empare des jouets et des livres de l’enfant absent. Pour la faire revivre. Ils nous rendent compte de la difficulté de croire en l’innommable (le meurtre d’enfants): la mère fume des cigarettes en chocolat; la psychiatre utilise le magnétophone à gros boutons; le tueur en série utilise des ciseaux et les poupées Barbie pour évoquer son acte.

Cette proposition prend des allures d’un huis clos autant moral que physique. Il nous amène sur la voie de la rédemption: jusqu’où serions-nous prêts pour pardonner ?

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Avec “Le boxeur”, l’auteur Patric Saucier, nous conte comment la victimisation par les railleries gratuites et la violence des petits camarades dans les cours d’écoles peuvent conduire à l’irréparable. Ce boxeur, c’est le petit gros de la classe, celui qui se rêve autre mais auquel on renvoie toujours cette image de looser. Lui se rêve artiste, on lui prédit une carrière dans la boxe. Boxeur, il le sera mais derrière les barreaux d’une prison pour survivre à cette vie qu’il ne voulait pas. Il se retrouve là, enfermé, pour avoir battu à mort une fille à laquelle il demandait son chemin. Le regard méprisant de cette fille lui renvoya les railleries dont il était l’objet. Le texte nous plonge dans l’horreur d’un acte gratuit et d’un être naufragé. La musique de Benjamin Civil colle parfaitement aux mots et la mise en scène dépeint sans démonstration excessive l’univers carcéral funeste.

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Avec « « Savez-vous que je peux sourire et tuer en même temps ? »,  la Compagnie Ches Panses vertes délaisse les marionnettes au profit du corps dont les ficelles sont les magnifiques mots de l’auteur François Chaffin. Sylvie Baillon s’empare des deux textes regroupés sous ce titre énigmatique pour laisser éclater la folie et la monstruosité des êtres. Telle la meute qui court, nous nous sauvons des uns des autres. Deux textes pour deux univers distincts.

Le premier «A six heures, avec six sexes dans six sacs» dans lequel on croise cette douce folle (la très juste Sophie Matel), jeune mendiante affublée d’un jupon de papier crépon et d’un k-way en papier bulle qui se promène avec six sacs renfermant six sexes. Pour chaque sexe, une histoire. Celle d’un coït heureux mais qui se termine toujours par l’émasculation de la personne. On ne saura pas pourquoi elle en arrive là. On ne saura pas mais on tente de deviner, de lui donner des circonstances atténuantes car elle est délicate tout de même dans son habit d’une blancheur impeccable. Le pardon se frappe à la porte.

Le second texte «Richard Le Trois» interpelle par la force du propos. Décidé à monter Richard III seul, Eric Goulouzelle fait virevolter les mots de François Chaffin. Il convoque dans ses paroles toutes les formes de pouvoir et les violences qui en découlent. Des premiers vers du comédien clamés en anglais, jusqu’à la fin, jusqu’à sa fin , le texte donne des coups et nous positionne comme un spectateur acteur.

Si le personnage, un double du public, se questionne sur son rôle, sur sa/notre place au sein de la cité, les mots nous renvoient le miroir d’une société décadente: « Avec mes mots dans vos oreilles vos oreilles mortes […] votre présence morte tous sans exception inutile de gesticuler les portes n’existent pas vous partirez dans le décor on vous démontera comme si vous n’aviez jamais existé tous et moi aussi je vais sortir […] je vais partir […] j’irai où bon me semble remettre du sang sur mes mains remettre des gens dans le décor c’est comme ça… »

Chaque geste, chaque rôle et chaque place construisent petit à petit le monstre que nous cachons. Serions-nous tous le monstre de quelqu’un?

Et si le théâtre réel se jouait là, une fois les portes poussées d’une salle de spectacle, dans la rue, dans notre immeuble, qui serions-nous vraiment ?

Laurent Bourbousson – Tadorne

Frozen, Théâtre du Centaure, à la Présence Pasteur jusqu’au 31 juillet. 11h30
Le Boxeur, Compagnie Troupuscule théâtre, au Théâtre l’Adresse, jusqu’au 31 juillet. 18h20
Savez-vous que je peux sourire et tuer en même temps ?, Compagnie Ches Pansesvertes, Théâtre le GiraSole, jours pairs « A six heures, avec six sexes dans six sacs », jours impairs « Richard Le Trois », jusqu’au 31 juillet, à 17h30
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Avignon In-Off 2013 – De liens en lien, les fluides de la relation.

« Une douce imprudence » : variations sur un double je t’aime.

A notre entrée dans la salle, Thierry Thieu Niang et Eric Lamoureux sont assis à jardin. Tranquille et douce, leur présence l’un à l’autre est palpable; déjà ils «s’offrent» à nous.

De jardin à cour, ils vont déplier de simples pièces de tissus au sol et avec elles inventer des mondes. On y croisera des plages, des montagnes châteaux, des Derviches/ divas, l’attachement qui se tend comme une corde pour tenter de sortir des sables mouvants; des errances dans le désert pour atteindre des oasis où sculpter la matière et hydrater les peaux…

Se déplient là des pages de tendresse teintées de violence qui fondent l’être ensemble. Ici s’expose une invitation à faire de la relation autre chose qu’un combat ou alors, s’il en est, que ce soit celui de la relation partagée.

Cette proposition n’a rien de mièvre ou de candide, elle est portée par deux hommes qui «savent», ensemble, ce que s’aimer veut dire.

Ces deux danseurs, à  l’aube de leurs corps vieillissant, nous offrent toute la force et la beauté d’un dialogue nourrit par leur longue relation. Un de ceux ou «l’imprudence» de tomber en amour, de l’aller vers un autre, construit une conversation où le Nous porte tout son sens.

 

« Dans les bois » : Le loup sort de la bergerie et joue à y es-tu.

Sébastien Le Guen et Jérôme Hoffmann nous ouvrent le Jardin de la vierge du Lycée Saint-Joseph et font évoluer notre regard sur le propre de la relation. Les comptines chantées aux enfants, sont un moyen détourné pour vaincre leurs peurs. Mais hélas, à l’âge adulte, malgré les «promesses», ces craintes sont encore prégnantes et se glissent dans nos modes de communication aux autres.

Après la passion des «premiers instants», la complicité tente de se  structurer et une recherche d’équilibre se joue. On s’observe, on apprend à se connaître. On tente de construire,  de déconstruire….Un vaste bois se dessine en perspective.

Les loups scrutent l’homme, tapis ; prudence…, les forêts sont des repères instables.

 

« La bataille » : C’est quoi les règles du jeu ?

Dans “Bataille” du chorégraphe Pierre Rigal, la relation évolue incidemment dans un processus de changement. Nous y entendons les percussions corporelles de « Je t’aime moi non plus» et de  «Fais-moi mal Johnny»…C’est une bataille de chaque jour. Nous sommes matelots, passagers de toutes les tempêtes. Pierre Rigal y décortique un jeu de communication : «… Le plaisir de la douleur survole la carcasse… Mais la victoire n’est pas l’objectif avouable. L’échec sera meilleur… La richesse c’est l’héroïsme du ratage… Et je cours derrière elle avec les anges qui se moquent de moi. Ils me font rires. Je suis essoufflé et ridicule»

D’un choc frontal, une amitié peut naitre. Du différent, se met en lumière le fondement du travail de lien. La confrontation primaire et guerrière trouvera peut-être une articulation où inventer un point de dialogue. Dans la rencontre «tout» commence par un face à face, puis de ce superficiel se tisse la complicité.

On se croise, on se rencontre, on joue à des jeux paradoxaux…Les corps se cognent, se touchent, se nomment et possiblement inventent un langage commun en résonance. Alors, un «je t’aime moi aussi» pourrait lutter contre l’incarnation de la manipulation perverse qui laisse sur les bancs de l’amertume…

 

Au fil rouge de ces trois propositions, se déroule celui de l’étendue de la relation humaine et de ses variations. Nous courons des déserts, des forêts, volontaires inépuisables, amoureux de la richesse des interactions avec les autres. Debout, ou à terre, nous continuons, quoi qu’il en coûte, nos avancés.

Promenons nous dans les choix ; l’important c’est d’aimer, en minimum partagé.

Sylvie Lefrère et Bernard Gaurier – Tadornes

«Une douce imprudence» de Thierry Thieu Niang et Eric Lamoureux aux Hivernales. Du 11 au 21 juillet 2013 aux Hivernales d’Avignon.

« Dans les bois» de Sebastien Le Guen et « Bataille» de Pierre Rigal et Hassan Rizak : «  Sujet à vif programme C »  du 19 au 25 juillet 2013 au festival d’Avignon In.

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Festival d’Avignon – Le sublime voyage au bout de la nuit de Katie Mitchell.

C’est le joyau du Festival d’Avignon 2013, perdu dans une programmation sans relief, sans dynamique. Avec «Voyage à travers la nuit», l’allemande Katie Mitchell nous a bouleversé. Il faut imaginer un plateau de théâtre incluant un studio de cinéma, où un train s’apprête à partir pour raccrocher les wagons d’une vie. Je suis sur le Quai des brumes…pour embarquer avec Julia Wieninger, actrice prodigieuse. Elle incarne cette femme qui, ayant perdu son père, fait le voyage avec son mari de Paris à Vienne et y prononcer le discours funèbre.

Francis Braun, contributeur pour le Tadorne, nous retrace ce voyage dans ce train pour une nuit particulière. Celui vers un passé qui surgit, bouscule, prêt à faire changer de direction…Ici, le théâtre de Katie Mitchell offre au spectateur cette représentation où tout peut chavirer. C’est un voyage artistique au croisement de l’art théâtral, chorégraphique et cinématographique qui propulse le spectateur dans une réalité psychique où l’enfance, scènes de poupées et de regards en coulisses, trace des chemins qui nous ramènent, tôt ou tard, au théâtre.

Pascal Bély. Le Tadorne.

 

Il lui dit  que ceux qui m’aiment prennent le train…elle lui a répondu , je suis une femme blessée…

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Il y a un train. Un train omniprésent. C’est le lieu unique. Physiquement, il est là, ouvert, disponible pour un voyage vers le passé, un trajet unique Paris-Vienne…il n’est pas initiatique, il est passéiste. Des compartiments se suivent de l’extrémité gauche vers la droite du plateau. Dans ce lieu unique, une vie s’y déroule, plutôt des fragments d’un passé enfoui, et des fragments de la vie qu’ils vivent. Une femme surtout, belle et malade dans son désarroi. Deux hommes, son mari et le Stewart de la compagnie de chemins de fer.

Devant le train des  vidéastes s’acharnent et s’affairent. S’arrêtent puis se reposent, après surveillent, prêts à bondir, suivent, happent aussi, saisissent les yeux, les visages, les corps et ce que font ces corps vivants.

C’est aujourd’hui, c’est aussi hier.

Le père d’hier, la poupée d’hier, le citron avec lequel elle jouait, la poupée démantelée, les oiseaux du papier peint.  Le bougeoir qui tourne…Tout cela, on le voit en vidéo, sépia nostalgie. C’est une succession d’images, filtrée par les caméras, par les accessoires de trucage, surtout transformés par l’œil de Katie Mitchell.

Ce wagon s’offre, ouvert à nos yeux. Il y a le lit, le lavabo, ses toilettes. La lumière est glauque, des éclats de soleil parfois éclairent. Les comédiens circulent dedans, vus pas en entiers,  parfois on ne voit qu’une partie d’eux-mêmes, comme tronqués, comme entre-aperçus. Au dessus, sur un étroit mais long écran intégré, on distingue nettement leur regard, le défaut de leur peau, les cils qu’ils essuient après une nuit mouvementée. Il y a l’approche de dehors et celle du dedans. Peut-être y verrez-vous la vision cubiste de Picasso et de ses confrères.

La technique est incroyable. On a trop souvent vu la vidéo galvaudée, trop utilisée, négligée, abusée. On l’aborde avec méfiance. Là c’est un miracle. Tout se passe devant nous, en direct mais aussi en film.  Osmose totale, un tout qui fait corps avec le train, avec eux, avec leur histoire, avec l’homme contrôleur, avec le mari, l’autre homme, le père d’avant, le citron pressé, la poupée démantelée…on recommence, on suit les voyageurs dans le train aujourd’hui et hier peut-être, le train, son bruit, ses lumières hachées, ces filtres qui font bouger l’image, les rideaux des fenêtres obscurcis, la caméra, les caméras intruses, violentes, et les images violées, elles rentrent dans l’intimité, dans le corps, les yeux, les bouches, les cils, intruses jusqu’au plus profond, perçantes d’acidité, Elle deviennent l’outil de sa vie entière. C’est tant d’années déversées dans un vase clos, ce train, qui roule.

C’est une héroïne de Bergman, c’est une héroïne de Duras, elle peut sortir aussi d’un film de Chantal Ackermann, elle peut être la soeur d’Alain Resnais et de Muriel. Elle est aussi et surtout l’héroïne de l’écrivaine Friedericke Mayröcker, adaptée par Katie Mitchell.

C’est une vision tellement émouvante, c’est une vie de retour pathétique, c’est la mort d’un père, c’est une histoire d’amour…Cela n’a que l’importance qu’on lui porte. Ce qui est inouï, c’est cette mise en image, ce film théâtre, ce théâtre filmé, ses premiers plans, ses retours, ces flashs en avant et back “to le passé”, ces trucages, ces coulisses…c’est LE spectacle de derrière mis devant, c’est ce qui est d’habitude caché, c’est ouvert à toutes indiscrétions. C’est une mise à nu de tout l’imperceptible.

C’est le plus bel évènement  de cette fin de festival. C’est une pure merveille.

J’ai spontanément embrassé Katie Mitchell pour lui dire MERCI. Ce fut tellement émouvant.

Francis Braun – Tadorne.

«Voyage à travers la nuit» de Katie Mitchell au Festival d’Avignon du 20 au 23 juillet 2013.
Photo: Francis Braun.
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Avignon Off 2013- Une réelle sélection.

Est-ce une tendance lourde? Le Festival d’Avignon (In et Off), accueille cette année des œuvres autour des écritures du réel. Lors de notre 4ème Offinité Publique (rendez-vous critique avec les spectateurs au Village du Off), nous avions invité Florence Lloret et Michel André, directeurs artistiques de la Cité Maison de Théâtre à Marseille et concepteurs de la Biennale des écritures du réel, dont la deuxième édition aura lieu à Marseille au printemps 2014.

Comment définir ce champ artistique dont nous ressentons cette année, une place grandissante? Florence Lloret et Michel André précisent : «Nous nous démarquons d’une certaine forme de théâtre documentaire qui consisterait à rendre compte d’une réalité via la collecte de matières, aussi rigoureuse, documentée et généreuse soit-elle. Nous opposons à l’omnipotence de l’auteur sur le sujet à explorer, l’existence propre du sujet et son caractère irréductible. Nous pressentons une double dynamique à mettre en œuvre. Une mise en jeu de l’auteur à inventer, la nécessité de mettre en lumière l’endroit d’où il parle, ce qu’il traverse. Et, dans le même temps, la mise à l’épreuve de sa propre capacité à laisser – celui, celle ou ceux qu’il veut rencontrer et raconter – surgir, tordre, altérer, et amener ailleurs son récit et qu’il en soit rendu compte dans la forme elle-même. Il s’agit d’abandonner sa posture de maitrise au profit de la construction de dialogues dans la tentative d’un récit commun, correspondances avec son sujet. Il n’y a pas de forme préalable qui préexisterait à l’expérience qui se vit. Il est question ici d’ « écritures-mouvement » qui cherchent une terre possible des égalités. Nous affirmons l’écriture comme exigence et comme expérience, y compris pour ceux que l’on convie à partager l’aventure…Dans «Suis-je le gardien de mon frère ?» John Edgar Wideman cherche à connaitre l’histoire de son frère incarcéré pour meurtre et à comprendre l’extrême différence de leurs parcours de vie : «L’habitude la plus difficile à perdre, puisque c’était celle de toute une vie, serait celle que j’avais de m’écouter moi-même l’écouter. Cette manie risquait de réduire à néant les chances que j’avais de voir mon frère tel qu’il était. (…) Je devais, au moins pour un temps, cesser de me vivre en romancier. Je devais apprendre à écouter. Repartir de zéro, nettoyer les conduits, résister à l’identification trop facile, dominer l’envie de me tirer avec l’histoire de Robby et d’en faire la mienne »

Stimulé par cette définition et les échanges qui ont suivi, nous nous replongeons dans notre programmation de festivalier, pour activer des liens et nous interroger: où sont les écritures du réel, à savoir celles où se vivent l’expérience de la relation?

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«Je vous ai compris» par Valérie Gimenez, Sinda Guessab et Samir Guessab à la Manufacture est de celles-là. Ce spectacle parvient à relier l’intime des auteurs au politique à partir d’une interaction avec le public, encouragée par les illustrations du dessinateur Samir Guessab réalisées en direct. C’est une écriture en mouvement qui cherche une terre possible des égalités: parce qu’il ne s’agit pas de chercher les coupables de la guerre d’Algérie et ses liens avec la montée actuelle du Front National, mais de saisir, ensemble, ce qui nous relie à la complexité des processus historiques.

Dans «Italie 3 à 2» de Davide Enia, mise en scène par Alexandra Tobelaim, la question d’une écriture du réel est clairement posée. Avec l’acteur Solal Bouloudnine, nous revivons la vie d’une famille italienne lors du mémorable match de football de la coupe du monde 1982 entre l’Italie et le Brésil. Tel un one man show, certains spectateurs se reconnaissent dans ce huit clos familial, ayant vécu eux-mêmes ces soirées mémorables où la famille créée sa dramaturgie. Pour ma part, j’ai trop attendu le dépassement des enjeux sportifs du match. Lorsqu’est évoqué le sort d’une équipe de football d’Ukraine en proie aux exigences du jeu des nazis, le théâtre documentaire se déplace vers une écriture qui résiste à une identification trop facile pour tendre vers un récit commun où nous serions tous sujets d’une Histoire pourtant lointaine.

Dans «Ali 74, le combat du siècle», l’auteur et interprète Nicolas Bonneau, réussit à faire «je – ils-  nous» à partir du match de boxe au Zaïre entre Mohamed Ali et Georges Foreman. Il développe une esthétique théâtrale innovante où le récit s’inclut dans un concert, relié à un travail vidéo de toute beauté. Cette écriture scénique s’adresse au spectateur sujet car Nicolas Bonneau contextualise son propos (le sort des noirs aux USA, le système Mobutu) tout en le reliant à l’intime de chacun: «la boxe est une danse», «la boxe, c’est de l’amour». Politique, corps, sport forment un art total pour le récit commun d’un match universel.

Dans «Illumination(s)» mise en scène d’Ahmed Madani, l’écriture du réel est portée par un collectif de huit habitants d’un quartier populaire qui, à partir d’un récit choral, enchevêtrent l’histoire de la guerre d’Algérie, les émeutes de 2005 dans les banlieues et la place des enfants de l’immigration dans la société française. Ici, la présence d’acteurs amateurs autorise la confusion qui brouille les repères chronologiques: en effet, l’Histoire est un processus et non une succession de faits. Or, la figure de l’amateur permet ce processus parce qu’il l’incarne et le transcende pour faire récit commun avec le public à partir d’esthétiques en mouvement…comme l’Histoire.

Dans «Discours à la nation» d’Ascanio Celestini, David Murgia incarne un tribun aux multiples casquettes. Nous voici propulsés dans 30 ans, époque où «la démocratie est une dictature», au cœur d’une pensée par ceux qui détiennent le pouvoir économique, politique et social. Peu à peu, le public est subjugué par cette rhétorique où les «éléments de langage» de la communication politique d’aujourd’hui structurent la pensée politique d’un futur proche. Elle fait récit commun parce qu’elle est déjà en nous. Effrayant, captivant et…mobilisant d’autant plus qu’ici, le théâtre parvient à développer une matière à penser incluse dans une esthétique tout à la fois fragile et solide.

Nous retrouvons ces processus dans les spectacles d’Angelica Liddell  présentés au Festival In. Avec «Ping Pang Qiu», elle crée la relation avec le public et modifie notre place de  spectateur en reliant l’intime au politique. Elle réussit magnifiquement à nous inclure dans l’histoire contemporaine chinoise à partir d’une esthétique théâtrale où le corps est au centre, porteur de nos paradoxes, de nos utopies, de nos désirs de liens, au service de la pensée.

Par contre, d’autres propositions au «In» n’ont pas réussi à faire récit commun. Avec «Hate Radio» de Milo Rau, j’espérais une belle écriture qui puisse me relier à la terrible histoire du génocide Rwandais. Ici, l’œuvre commence par des paroles de témoins projetées sur écran vidéo avant que des acteurs professionnels jouent en temps réel, une émission de la radio des Milles Collines (celle-là même qui organisait la propagande par des appels répétés à l’extermination des Tutsis). J’assiste passivement sans que je ne sois touché comme si cette «radio réalité» pouvait être un propos artistique. Raté. La figure de l’acteur disparaît dans ce jeu de rôles et le théâtre n’apparaît qu’au dernier instant quand les trois animateurs de radio nous fixent derrière la vitre pour laisser de nouveau les amateurs témoigner. Trop clivé. Trop court. Trop tard.

«Wagons libres» de Sandra Iché aurait pu être une œuvre passionnante tant le concept «d’archives du futur» (à l’image du discours futuriste d’Ascanio Celestini) se prête à une écriture du réel dynamique: «évoquer aujourd’hui depuis demain et tenter de sonder le constat trop figé du « malheur arabe » et d’éclairer de biais ce qui le nourrit, l’entretient». Pour cela, elle s’entretient avec l’équipe du journal beyrouthin L’Orient Express, là où elle avait collaboré en 2010 avec Samir Kassir, son rédacteur en chef, assassiné en 2005. Sur le plateau, Sandra Iché se projette à l’aide de différents matériaux posés sur une table. Son théâtre est laboratoire pour permettre à ce passé qui n’a pas encore eu lieu de se raconter. C’est plaisant, dynamique, créatif, intelligent. Mais cela ne me touche pas. Précisément, parce que je ne ressens pas la fragilité de l’approche, le moment où je pourrai m’y inscrire. Ce monde arabe n’est pas le mien. Pourtant Sandra Iché vit en France mais cela ne fait pas lien. Sa danse aurait pu être un pont mais trop furtive, elle nous rappelle seulement qu’elle est danseuse…

Autre tentative dans «Cour d’Honneur» de Jérôme Bel qui aurait pu être une belle écriture du réel. L’article que nous avons écrit collectivement démontre les processus par lesquels une intention généreuse (porter sur scène des souvenirs de la Cour d’Honneur par les spectateurs) se traduit par une écriture descendante, clivante, académique, où l’égo ne peut faire récit commun parce que la question du spectateur n’est jamais portée sur le terrain du politique. «Cour d’Honneur» métaphorise la représentation que se font la majorité des décideurs de la culture sur le spectateur : un être submergé par ses affects et qui ne retient finalement des spectacles proposés que des images furtives. Pour l’anecdote.

Pascal Bély – Le Tadorne

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Festival d’Avignon – Bel Honneur de la Cour à France 2.

From: Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

Envoyé : mercredi 17 juillet 2013 17:10

To: Pascal Bely<pascal.bely@free.fr>; s.saint-pierre@hotmail.fr>

Chers amis,

Ce soir, nous nous retrouvons tous les trois au Palais des Papes pour la dernière création de Jérôme Bel, «Cour d’Honneur», traitant de la mémoire des spectateurs autour de ce lieu mythique. J’en attends beaucoup, car cette posture du spectateur est un sujet qui m’alimente et me questionne au sein de notre groupe de Tadornes ! Voyons comment Jérôme Bel pose sa patte créative, en écho avec la singularité de ces personnes. Seront-ils en lien avec les artistes qui incarnent ces souvenirs? Quelle vision vont-ils dégager pour l’avenir?

A très vite pour partager avec vous cette expérience artistique unique!

Amitiés,

Sylvie

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From: Sylvain Saint-Pierre <  s.saint-pierre@hotmail.fr

Envoyé : jeudi 18 juillet 2013 09:10

To: Pascal Bély<pascal.bely@free.fr>; Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

Chers amis,

Nous avons vu «Cour d’honneur» hier soir et je me sens encore comme prisonnier de cette représentation. Alors je réfléchis…  Me promenant hier après-midi avant le spectacle dans la superbe bibliothèque de la Maison Jean Vilar, je suis tombé, comme par hasard, sur un ouvrage qui n’a pas manqué d’attiser ma curiosité: un livre regroupant les mails échangés entre Boris Charmatz et Jérôme Bel de 2009 à 2010. Chers amis du Tadorne, peut-être pourrions faire de même pour notre article sur «Cour d’Honneur» de Jérôme Bel! Et, à notre tour, utiliser cette forme moderne, auréolée de nombreux atouts: expérimentale, elle révèle l’intime tout en accordant une valeur de manifeste aux moindres sourcils de la pensée! Comme ces deux chorégraphes, adonnons-nous, une fois n’est pas coutume, à l’entre soi comme moyen de communication!

Certes, nous aurions pu imiter une fois encore Jérôme Bel, et utiliser Skype, comme il le fait dans son spectacle. On y voit Isabelle Huppert (tant attendue comme tête d’affiche de la pièce) en direct d’Australie, «malheureusement très déçue de ne pas pouvoir être là, avec nous», trop occupée par un tournage… Mais dites-moi, un tournage, comme ça, à l’improviste? Qu’on se console! Le «théâtre expérimental» s’est alors «ouvert» à Internet pour permettre au public d’assister, à distance, à quelques minutes de jeu de la «star» interprétant Médée. Extraordinaire «générosité» puisque, nous est-il dit, il est alors 7h du matin en Australie et jouer Médée entre deux croissants et un café, c’est bien le signe que ces artistes savent s’engager et faire don d’eux-mêmes. La «générosité», maître mot de la pièce, repris en boucle dans la presse…On le voit: à travers cette présence-absence d’Isabelle Huppert, ce rapport à l’image ainsi qu’au texte écrit, cette fausse dénonciation des faux-semblants théâtraux au service d’une manipulation des affects, beaucoup de choses sont en jeu dans ce spectacle.

Je crois qu’il faudrait d’emblée évacuer la «question Jérôme Bel». Ses succès passés, en tant que danseur, chorégraphe, ses liens avec des figures essentielles de la danse contemporaine comme Anne-Theresa de Keersmaeker, sa filiation revendiquée avec des auteurs comme Barthes et Godard. Sa façon de théoriser la «non-danse», de privilégier le concept aux affects, le quantitatif au qualitatif, d’être au croisement de l’art scénique et de l’art contemporain. De dénoncer les artifices de la cérémonie théâtrale. D’ailleurs, personne ne parle mieux de Jérôme Bel que Jérôme Bel, donc inutile de le faire à sa place…En 1995, déjà, il conçoit un spectacle à son nom et je l’imagine bien tenir un jour sur scène le rôle de Jérôme Bel…expliquant au public ce que c’est, d’être Jérôme Bel… Avec, bien entendu : une chaise, un micro, un spot de lumière.

L’important, en ce qui nous concerne, c’est la pièce : «Cour d’honneur». Car souvenez-vous: ce spectacle qui convoque les souvenirs de spectateurs sur «leur» Cour d’Honneur, nous l’avions rêvé!

J’attends avec impatience vos premiers retours.

Je vous embrasse,

Sylvain

From: Pascal Bély <pascal.bely@free.fr  

Envoyé : jeudi 18 juillet 2013 23 :30

To: Sylvain Saint-Pierre<s.saint-pierre@hotmail.fr>; Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

 

Chers amis,

Ton mail est une bouffée d’oxygène au moment même où je lis la revue de presse de ce spectacle. L’unanimité autour de “Cour d’Honneur” en dit long sur l’incapacité des critiques à penser le positionnement du spectateur, qu’ils voient toujours dans une posture asymétrique avec les artistes.

Effectivement, je ne désire pas théoriser sur Jérôme Bel. Par contre, je m’interroge plus globalement sur un système qui le dépasse probablement bien qu’il en soit une pièce maîtresse. Le Festival d’Avignon n’a pas assumé la production de cette œuvre. En effet, après avoir créé un mécénat plus que douteux avec Total Congo pour l’accueil des spectacles africains, le Festival a positionné France Télévisions comme coproducteur de «Cour d’Honneur» (le spectacle sera diffusé le 19 juillet sur France 2). Déjà en 2010, je m’étais ému de la présence du groupe télévisuel dans la production de «Angelo, tyran de Padoue» de Christophe Honoré où je dénonçais un théâtre qui «sidère par l’image et inquiète par sa tyrannie rampante. En phase totale avec le projet politique du pouvoir en place qui fait de la télévision le vecteur des esthétiques à la mode et des discours autoritaires.»

Quatre années plus tard, Jérôme Bel réussit à penser son théâtre exclusivement pour la télévision à l’image d’un «loft story» où la Cour n’est qu’un confessionnal grandeur nature pour quatorze spectateurs venant à tour de rôle se confesser sur leur souvenir (la plupart du temps anecdotique), nous positionnant, non en penseur sur le lien spectateur-œuvre, mais en voyeur. Chacun est dans sa catégorie, isolé l’un de l’autre (la télé aime la classification), où rien ne les relie (la télé aime ce qui s’empile…les téléspectateurs peuvent zapper comme bon leur semble…). Symboliquement, chacun se lève de sa chaise pour venir vers…et non la télévision qui irait vers eux. En phase totale avec le projet du chorégraphe qui, en 2011,  faisait un appel à participation pour “Cour d’Honneur” et recevait à l’École d’Art les postulants. Ainsi, Jérôme Bel a choisi ses spectateurs, pour les catégoriser et assurer l’audimat. C’est à l’image d’un Festival qui, n’ayant plus aucune visée, programme en fonction des profils sociologiques du public. La boucle est bouclée. Tout un système de production –diffusion se met en place dans un lien purement consumériste de l’art où à chaque spectateur correspond un souvenir, un spectacle, avec la télévision comme miroir narcissique.

Qu’en dîtes-vous? Une fois de plus, je me ressens totalement décalé avec un système culturel soumis aux lois de la marchandisation de la relation spectateur – art…

Amitiés,

Pascal.

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From: Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

Envoyé : vendredi 19 juillet 08:26

To: Pascal Bély<pascal.bely@free.fr>; s.saint-pierre@hotmail.fr>

Bonjour,

Oui Pascal, tu peux avoir confiance dans tes ressentis. Je suis sortie également écrasée par ce spectacle écrit pour la télévision. Deux heures de tirades réductrices sur le propos du spectateur. Chacun part de sa chaise, surjoue le jeu qui lui est indiqué. Leurs places sont vides de sens et de vivant. Effectivement, leur représentation dessine une palette parfaite du système: quatorze individus, hommes, femmes, d’âges divers, mais tous blancs de peau, quasiment tous de la classe moyenne (avec surreprésentation de l’Éducation Nationale). Jérôme Bel vise à n’oublier  personne notamment le CEMEA (pièce maîtresse de l’éducation du spectateur) jusqu’à creuser le fossé entre le  OFF et le IN à partir d’un témoignage totalement démagogique. Je me suis ressentie figée comme eux dans cette mémoire mortifère, dans ce congélateur culturel.

Je repense à ma jubilation lors des deux dernières créations de Jérôme Bel («Disabled theater», «The Show must go on», «Cédric Andrieux»…). Ici, il ne reste plus rien de la liberté d’expression qu’il savait mettre en scène. Nous sommes écrasés dans cette Cour comme dans une cour de récréation, le jour de la rentrée.

Je n’ai observé aucune interaction entre eux. Ils ne se retrouvent ensemble que lorsqu’ils regardent les artistes (Isabelle Hupert, Samuel Lefeuvre, Antoine le Menestrel, Agnès Sourdillo, Maciej Stuhr, Oscar Van Rompay) qui ne se produisent que quelques minutes. Ils sont tous pétrifiés comme les pierres de ce palais, le regard tourné dans le même sens, pour former une masse linéaire. Se positionner comme spectateur n’est-il pas justement de regarder à différents niveaux et d’être en mouvement?

Les bribes de spectacles sont réduites à une offre minimaliste: une musique, une escalade, un duo de textes…c’est du pointillé, alors que nous avons besoin de lien. Le geste, la parole ne circulent pas. La scène est réduite aux poussières des représentations, des textes, à l’image de cette spectatrice qui souhaite que ses cendres soient répandues dans la Cour!

À la sortie, on nous propose un texte pour nous expliquer ce qu’est le spectateur à partir d’une recherche de Daniel Le Beuan (présent sur scène) comme pour mieux signifier le pouvoir savant d’une relation descendante.

Je ne décolère pas…

Amitiés,

Sylvie

 

From: Sylvain Saint-Pierre <  s.saint-pierre@hotmail.fr

Envoyé : vendredi 19 juillet 2013 12:02

To: Pascal Bely<pascal.bely@free.fr>; Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

Chers amis,

Je me réjouis de votre participation à cet échange de mails. Effectivement, nous espérions la libération d’une parole neuve portée par des individus, faisant résonner les échos de ce lieu exceptionnel. Un coup d’éclat où l’esthétique aurait rejoint le politique. Un spectacle à la hauteur de la Cour.

La «non-danse» de Jérôme Bel aurait pu constituer une réponse originale, impertinente, poétique ; mais dans ce spectacle, il a choisi le «non-propos», ce qui est radicalement différent. Tout en étant, de mon point de vue, profondément méprisant pour les spectateurs réduits à l’état de télé-spectateurs, eux-mêmes envisagés uniquement sous forme de clichés.

La «non-danse» ouvre des brèches dans la représentation théâtrale, permettant au spectateur d’être créatif en imaginant/sentant.

Le «non-propos» à l’œuvre dans Cour d’honneur donne à entendre un discours biaisé, uniformisé, instrumentalisant tout (spectateurs sur scène, public, lieu, extraits d’autres pièces), à des fins qui laissent un gout amer. À titre d’exemple, la plupart des interventions ont mis en avant les dix dernières années du Festival, soit celles du couple Archambault-Baudriller (actuels directeurs du Festival dont le mandat se termine le 1er septembre 2013). Seuls vestiges du passé: Pina Bausch, Vitez et L’École des femmes…Le «non-propos», c’est exactement ça : l’absence d’idée (intellectuelle, scénique) en elle-même théorisée. Cherchant à faire croire au spectateur qu’ainsi, il est libéré d’une manipulation de l’Auteur…alors même que le parcours est parfaitement balisé au profit d’intérêts qui échappent le plus souvent au public. Comme vous le dîtes, ce dispositif façonne le profil d’un spectateur-consommateur tout en lui faisant croire qu’il est actif. En l’occurrence, nous avons assisté hier à l’éloge à peine dissimulé des deux directeurs du Festival d’Avignon par Jérôme Bel.

L’horizon aurait pu être l’Histoire, le collectif, l’art, dirais-je naïvement…ce sera celui d’une seconde partie de soirée sur France 2. Souhaitons au moins à Jérôme Bel que l’audience soit bonne…

Je vous embrasse,

Sylvain.

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Offinité Publique des Tadornes au Festival Off d’Avignon du 14 juillet – De nos parcours, notre deuxième sélection.

14 juillet 2013 – 11H30 – En introduction de l’Offinité Publique au Village du Off.

Nous, Pascal Bely et Sylvie Lefrère, co-animons les rencontres critiques au Village du Off, «Les Offinités publiques du Tadorne».  Tadorne, nom du blog, est un canard migrateur. Comme lui, nous nous retrouvons chaque mois de juillet, avec Sylvain Saint-Pierre de Paris, Laurent Bourbousson d’Avignon, Bernard Gaurier de Rennes, Francis Braun de Saint Rémy de Provence. Nous suivent à distance, Pierre-Jerôme Adjej de Berlin, Pascale Logié de Lille, Nicolas Bertrand de Lyon…Passionnés, nous sommes spectateurs acteurs et pensons nos choix dans un travail continu de recherche où nos ressentis et notre quête de sens se relient.

Suite à l’exposition «Nuage» proposée par le musée Réattu d’Arles,  nous entamions il y a dix jours notre festival à partir de la métaphore du ciel. En dix jours, nous avons quitté notre ciel imagé évoqué lors de la première Offinité publique du 10 juillet, pour nous rapprocher de la matière, du vivant, de la terre charnelle à labourer. Pour cela, nous avons créé le vendredi 12 juillet, un parcours de spectateurs de 10 heures à minuit. Il nous a guidé sur une ligne politique, un cheminement citoyen. De la crise actuelle, le théâtre nous a fait entendre le bruit de cette planète, qui ne tourne plus très bien et de la nécessité de penser, d’agir, de redoubler de clairvoyance en collectif, à la recherche de sens. Notre programme nous a entraîné dans un territoire global aux frontières poreuses.

Tout d’abord en Italie, sous le rythme de la syntaxe d’Ascanio Celestini.  Nous avons écouté «Le discours à la nation» avec David Murgia, comédien belge et tribun aux multiples casquettes. Il incarne un petit bonhomme, homme de pouvoir, porteur d’un revolver (comme tant de ses concitoyens), protégé par son parapluie qu’il daigne offrir pour mieux écraser son hôte. Il  manie l’injonction paradoxale avec délice et l’inclus dans une ritournelle qui ouvre nos rires, non vers un cynisme facile, mais vers une pensée en mouvement. À mesure que le discours avance, il nous impose une évidence : «la démocratie est une dictature». Sa démonstration est implacable: nous ne choisissons plus nos dirigeants, c’est eux qui nous choisissent. Nous ne luttons plus contre l’exclusion sociale: c’est l’exclusion qui nourrit les puissants. «Le discours à la nation» est passionnant parce qu’il est écrit du côté de ceux qui détiennent le pouvoir (ici, économie, politique et social ne font qu’un, sans plus aucun mécanisme de régulation). Cela pourrait se passer en France, pays où il pleut tout le temps (probablement lié au réchauffement climatique). Bienvenue en 2063.

Quelques heures plus tard, retour vers le passé pour vivre un «ici et maintenant» bouleversant.  «Exhibit B” est une exposition proposée à l’Église des Célestins dans le cadre du festival «In». Brett Bailey est un artiste blanc d’Afrique du Sud. Il a connu l’apartheid. Son exposition performance est incarnée par quinze acteurs amateurs, tous immobiles, mais dont le regard crée l’Histoire en mouvement. De la Vénus Hottentote, aux camps de la mort, aux sans-papiers d’aujourd’hui, tout le poids de l’histoire des noirs s’écrase sur nous. La violence dont ils ont été victimes tout au long des siècles rôde sous les alcôves de l’Église.  Elle nous revient à partir d’un geste artistique d’une très grande beauté. Assis, couchés, debout, ces hommes et ces femmes nous font face, habillés par leur dignité. Nous nous ressentons aumônier dans le couloir de la mort. Impuissants, sans pouvoir formuler un mot. C’est une transe silencieuse qui nous envahit, où nos corps chavirent sous la puissance de l’échange.

Quelques minutes plus tard, une passerelle s’est spontanément ouverte vers «Bruits d’eaux» de Marco Martinelli, mise en scène par Catherine Graziani. L’acteur François Bergoin est notre capitaine d’embarcation dans cette lente descente en enfer que sont devenues les traversées de clandestins en méditerranée. À l’heure où l’hystérie médiatique empile les sujets d’actualité pour mieux les effacer de nos mémoires, le théâtre nous rappelle que si certains d’entre eux ont quitté la une de nos journaux, ils occupent notre (mauvaise) conscience d’Européen. À la crise que vivent bon nombre de nos concitoyens en Europe, s’ajoutent silencieusement les bateaux de fortune qui continuent de s’échouer sur nos côtés, notamment sur celles de l’île de Lampedusa. Si petite qu’elle n’est plus qu’une poussière glissée sous l’épais tapis de nos palais. «Bruits d’eaux» va délicatement raviver notre conscience d’Européen à l’heure où le politique démissionne sous le poids des injonctions des marchés.

De l’Italie à l’Asie…il n’y a eu que quelques rues pour nous diriger vers La Condition des Soies où nous attendait «Absente, rendez-vous avec Sophie Calle» de Chou Man-nung. Nous avons posé un pied sur le sol en papier plié, petit origami de Taiwan, pour fouler l’univers de la plasticienne française. C’est une œuvre profondément exigeante qui force notre écoute tant le danseur Shai Tamir est fulgurant dans sa légèreté amoureuse.

Douce transition pour atteindre le tunnel de «La jeune fille et la morve» de Mathieu Jedrazak,  l’un des spectacles les plus forts de ce festival. Au centre d’une recherche de sens dans un carcan éducatif, un être hybride nous tient en haleine à la recherche de son identité, de sa lutte contre ses phobies qui peu à peu résonnent avec les nôtres. Un certain état de la France au cœur d’une quête intime époustouflante.

Après treize heures de parcours dans le festival Off, la compagnie Akté clôture cette journée marathon. Le sujet grave des addictions des rocks stars nous détend en nous laissant envahir par les mélodies connues. Mais l’esprit rock est quasiment absent de la scène. Un certain état de la France…

Cette journée  a été très dense et n’a été possible qu’en s’appuyant sur une dynamique de groupe et une finalité partagée. L’expérience sera renouvelée en 2014, avec probablement une implication plus importante des compagnies et de groupes plus ou moins institutionnalisés (associations, réseaux professionnels, collectivités locales). Un appel à projets sera lancé en ce sens début 2014.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadorne

 

14 juillet 11h45 – Débats critiques avec les spectateurs.

Ce matin, dimanche 14 juillet, c’est notre troisième Offinité. Nous avons nos habitués et de nouveaux spectateurs qui viennent puiser des idées dans nos rencontres. Certains arrivent et prennent des notes, d’autres ont déjà des petits carnets noircis.

Le ressenti du public pointe la dépression des sujets choisis. L’art met en scène nos perspectives. La création dans le contexte actuel ne peut pas produire des oeuvres légères. Mais dans la forme, la créativité nous donne l’énergie de laisser entrouvrir nos désirs d’utopie.

 

Les spectacles fortement recommandés lors de l’Offinité du 14 juillet.

«Discours à la nation» d’Ascanio Celestini-10H40-La manufacture-P 260

«Bruits d’eaux» de Christiane Graziani-15H55- Au Girasole-P 210 (critique de Pascal Bély)

«Absente : rendez vous avec Sophie Calle» de Shakespeare’s Wild Sisters group – 17H55- La Condition des Soies- P157

«La jeune fille et la morve» de Mathieu Jedrazak-19H50-Présence Pasteur-P 315 (critique de Sylvain Saint-Pierre)

«Savez vous que je peux sourire et tuer en même temps» par la compagnie Ches panses vertes -17H30- Girasole- P 210

«Orphelins» par le Théâtre du Prisme-17h45 -Présence Pasteur- P 314.

«Pinocchio» par la compagnie Caliband Théâtre -Présence Pasteur – 12h20. p 311 (critique de Laurent Bourbousson et Sylvain Saint-Pierre)

«Pour un oui ou pour un non» par la Compagnie Pourquoi ?–Vieux Balancier–11h-p 353

«Une douce imprudence» d’Eric Lamoureux et Thierry Thieû Niang- Hivernales- 10h – P 226

«L’incroyable destin de René Sarvil, artiste de Music-hall» par les Carboni–Théâtre des Carmes – 15h30 – p 104.

 

Les spectacles déjà recommandés lors des Offinités précédentes :

 

«Le mardi à Monoprix» par la compagnie Le Théâtre Dû – Grenier à sel-13h05-  p 219 (critique de Sylvie Lefrère)

«Je vous ai compris» par la compagnie Groupov- La Manufacture-  11h – P261 (critique de Pascal Bély et Sylvie Lefrère)

«Quelque chose de commun» par la compagnie Nivatyep – L’Adresse  – 21h25- P30 (critique de Laurent Bourbousson et Sylvain Saint-Pierre)

«Silence encombrant» par la compagnie Kumulus – La Manufacture-  18h30 -p 263

«Frozen» par la compagnie Théâtre du Centaure-  Présence Pasteur – 10h30 -p 311

« SMATCH[1] Si vous désespérez un singe, vous ferez exister un singe désespéré » par le Corridor -Théâtre des Doms-  17h30  – p 173 (critique de Pascal Bély)

Qui sommes-je?” de Ludor Citrick – Espace Vincent de Paul – 15h30- p 197 (critique de Pascal Bély)

Les beaux orages qui nous étaient promis” par le Collectif Petit Travers – Espace Vincent de Paul – 17h- p 197

JEUNE PUBLIC

«Concert-tôt» par l’Ensemble FA7 – Maison de théâtre pour enfants – 9h45 et 15h45 – p 256

«C’est dans la poche» – Compagnie Jardins Insolites – Maison de théâtre pour enfants  – 9h50– p 256

«Papa est en bas» – Compagnie La Clinquaille – Maison de théâtre pour enfants – 10h30 – p 256

«Le papa-maman» – Compagnie La Parlotte – Maison de théâtre pour enfants – 10h40 –  p 256

«Camion à histoires» par la compagnie Lardenois – Maison de théâtre pour enfants – 11h et 16h40– p 256

 

Nous nous retrouvons le 18 juillet à 11h30 pour l’Offinités 4, autour du théâtre du monde.

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Avignon Off 2013 – La belle danse du secret.

Confiant dans mon réseau Facebook, un lecteur du blog me conseille un spectacle de danse au Festival Off d’Avignon. Cette discipline artistique peine cette année à se rendre lisible, payant probablement le prix fort de la crise économique et d’une recherche de rentabilité à court terme.

Le Collectif Zone libre, emmené par Cathy Testa et Marc Thiriet, est là, bien présent. Trois solos pour trois danseuses époustouflantes, accompagnées en direct par le musicien Guillaume Feyler. Comment ne pas déceler dans ces choix, une prise de risque, une ambition, au cœur d’un festival de théâtre ?

Il est 22h25 et je suis fatigué par une journée marathon. Une heure plus tard, ce collectif m’a donné l’énergie que procure un voyage de long cours, où des territoires se révèlent, se nourrissent les uns des autres, sans m’épuiser par une concurrence inutile, mais en privilégiant la confiance envers le spectateur, seul capable de créer ses chemins de traverse. Car du chemin, il y a…

Lorsque s’avance Cathy Testa, la lumière projette sur toute sa peau les vitraux d’une cathédrale. Cette rencontre entre une quête absolue de sens et mon imaginaire florissant me propulse dans ses plis, métamorphosés en vallée des merveilles. Le corps phare guide la création lumière tandis que la musique dévale les pentes d’un dos – nef, à moins qu’elle n’émerge de cryptes à secrets. Captivant.

Lorsque s’avance Flavie Hennion, du dehors se fait entendre le feu d’artifice du 14 juillet. Femme centaure, ses mains sont sabots; sa chevelure crinière cache son visage. On la croirait au centre d’un bombardement, sous les feux d’un pouvoir oppressant. Elle chemine, pas à pas, peu à peu, douleur après douleur…Du haut vers le bas…du bas vers l’horizon. Les membres du corps se désarticulent pour accompagner la métamorphose qui s’opère entre enfermement et libération, démarche forcée et désir de danse. À certains moments, j’y vois la danseuse classique se délestant peu à peu de ses pointes pour explorer tout ce qu’un corps peut véhiculer de sens. Elle parcourt le plateau et je la suis, car mon regard est sa force, sa beauté mon désir d’en découdre avec mon épuisement. Tandis qu’elle finit par se relever, cette femme oiseau est toujours en danger: les bombardements sont certes terminés, mais d’autres balles pourraient l’atteindre. De la part de ceux pour qui l’art de la métamorphose est un blasphème. Époustouflant.

Lorsque s’avance Lucie Blain, sa posture m’évoque la petite poupée qui tourne sur elle-même…un jouet dont raffolait ma sœur. Ce soir, elle nous est offerte. Elle est cadeau. Mais peu à peu, elle nous échappe. Ses gestes s’appuient sur la lumière pour explorer l’espace et le sculpter pour que vienne s’articuler à cette dynamique rotative, un mouvement moins linéaire, plus harmonieux. À la mécanique se substitue la fluidité, de celle que procure l’altérité, symbolisée par une musique complexe et accueillante…La lumière est une matière. Elle surgit des coulisses, traverse le corps et ouvre un cheminement sur le sol…

Un chemin que seule la danse peut offrir quand elle relit la pensée et le corps. Sidérant.

Pascal Bély – Le Tadorne

«Le secret de la petite chambre » par le collectif Zone Libre. Au Théâtre de l’Oulle jusqu’au 28 juillet à 22h20 dans le cadre du Festival Off d’Avignon.
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Avignon Off 2013 – Article sans titre pour un spectacle audacieux.

Le titre me semblait rédhibitoire et pourtant, au terme du spectacle, il me serait difficile d’envisager un autre. “La Jeune Fille et la morve” s’énonce en langage cru. Ne rien atténuer…ni sublimer. Plonger au fond du prosaïque pour y trouver une merveille. Difficile de résister à la grâce mélancolique diffuse, dans cette pièce. Un objet visuel qu’on ne sait par quel bout prendre, un «laboratoire du mouvement». Tout apparaît en mode mineur; patchwork volontairement mal cousu d’une conscience déchirée. Celle d’Amélie Poirier, actrice de cette autofiction mise en scène par Mathieu Jedrazak. Ce dernier a créé la Brigitte Nielsen Society. Comme son nom l’indique, l’esprit parodique n’est pas loin, subvertissant des champs aussi divers que l’art, la politique, l’identité sexuelle. Mais, dans “La Jeune Fille et la morve“, il ne recouvre pas le tragique de la situation, qui impose sa durée et son épaisseur tout au long de la pièce.
Amélie Poirier, donc, met en scène son existence, avec ce que cela suppose de mise à distance et de jeu avec la vérité. Le va-et-vient entre durée vécue et espace propre au spectacle constitue une réussite, car il suscite le trouble. Bien d’autres éléments y contribuent également. Au début de la pièce, dès l’entrée des spectateurs, la présence sur scène d’une poupée-ballerine-marionnette, double immobile et muette de la comédienne-danseuse, nous interroge sur le devenir de tout danseur et par-là même de tout individu: l’inertie, la chosification, l’absence. Amélie Poirier se place, elle, sur l’estrade, au dernier rang des spectateurs. Jambes écartées, visage masqué par d’épaisses lunettes de soleil, elle porte la traditionnelle tenue de danseuse classique. Et pourtant, on saisit vite l’idée qu’il ne s’agira pas, à proprement parler, d’un spectacle de danse. La mise en mots compte autant que le jeu du corps, qu’ils soient formulés en direct ou par voix off. La vie de la danseuse importe davantage que sa technique ou son talent.

Alors elle parle, sans retenue, de ses failles. Énonce d’entrée de jeu une sorte de panégyrique psychiatrique mettant en valeur ses faits d’armes névrotiques : séjour en EPSM (Etablissement Public de Santé Mentale), relations avec de très nombreux psychiatres, angoisse liée à la vomissure, à l’alimentation, tentative de suicide. Elle évoque également ses rêves dansants brisés, lorsqu’elle était enfant, par différents professeurs. Ils sont croqués de façon grinçante, comme celle, morte d’un cancer de l’utérus, bien qu’étant vierge. Chaque objet sur scène tisse la toile d’un vécu le plus souvent douloureux, parfois réconfortant : les ballerines abandonnées, la poupée-marionnette renvoyant à son abandon de l’École supérieure nationale des arts de la marionnette.

On se dit que “La Jeune Fille et la morve” constitue le versant négatif, sombre, trouble, de “Véronique Doisneau” de Jérôme Bel. Ce dernier célébrait une danseuse étoile sur le point de s’éclipser, au sommet de sa gloire ; Mathieu Jedrazak donne la parole à une jeune femme de 25 ans, délabrée par ce qu’elle désigne comme la folie, confiant ce terrible : «Personne n’a jamais cru en moi». L’illustre danseuse de l’Opéra de Paris évoquait sa participation à des spectacles prestigieux (Le Lac des Cygnes), Amélie Poirier raconte ses défilés de fin d’année scolaire. La comparaison va jusqu’à contaminer les spectateurs, pour les uns complices d’une ascension, tandis que les autres assistent à une chute. Les deux chorégraphes se détournent de la danse sans pour autant l’oublier: raconter et jouer vont de pair.

Ça et là, Amélie Poirier esquisse des gestes de danse classique pour illustrer son propos. Mais dans”La Jeune Fille et la morve“, l’exécution reste bancale – la non-danse n’est plus un exercice formel, une expérimentation objective sans risque pour son auteur ou ses comédiens : elle constitue une mise à nue physique comme psychique. Amélie Poirier s’exécute sobrement; elle va jusqu’au bout et offre à plusieurs reprises son corps aux regards des spectateurs. De dos, courbée en avant, fesses adressées au public, exhibant son anatomie intime : «Je n’arrive pas à voir la beauté en moi». On est saisi par le décalage entre l’érotisme de la scène et la radicalité des paroles. La mise à nu des artifices théâtraux ne vaut rien si elle n’atteint pas la chair et l’âme.

Alors La Jeune fille et la mort se fait entendre. Amélie Poirier se transforme. D’abord immobile, elle désarticule son corps obstacle, plaque sa poitrine à l’aide d’un épais ruban adhésif, se dessine une moustache et insère sur son sexe un phallus composé de collants. La violence infligée n’en est pas moins très belle. Corps hybride, transsexuel, qui se met en mouvement. Qui danse dans l’entre-deux, des sexes, du théâtre et la performance, de la vie et de la mort. Une bouffonnerie mélancolique. Un corps politique, par les temps qui courent…La poupée, violentée, ligotée, assaillie par le micro phallique, est à son tour sexualisée. Elle semble sortie de l’esprit d’Hans Bellmer. Avant d’être libérée et comme réhabilitée, aux yeux des spectateurs. Amélie Poirier danse enfin…se libérant du cimetière de bananiers, qui tombent les uns après les autres.

La Jeune Fille et la morve constitue le geste brut d’une jeune troupe qui, cherchant à affirmer sa vision, se cogne contre les murs, espérant les détruire, un à un. Tous ne tomberont pas. Mais les quelques facilités potaches ne doivent pas masquer la force du propos. On espère les voir continuer à creuser ce sillon, en maintenant cette ligne de crête.

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

"La Jeune Fille et la morve"  de Mathieu Jedrazak à Présence Pasteur (19h50) jusqu'au 31 juillet 2013.