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La belle année 2013.

15 grands rendez-vous ont jalonné mon année de spectateur. Ils reflètent mes choix de privilégier des lieux accueillants ,des auteurs et metteurs en scène engagés à renouveller les formes au profit d’une rencontre, d’un propos. Certains s’étonneront de la faible présence de la danse contemporaine. Mais il y a eu  peu de propositions dans l’aire marseillaise (malgré le travail remarquable de Klap, Maison pour la Danse, pour changer la donne) et le festival Montpellier Danse s’est muré dans des valeurs trop sûres. Reste deux belles rencontres : le croate Matija Ferlin et Mathieu Jedrazak qui ont fait le pari de positionner la danse sur le terrain d’une vision à partager.

2013, fut année de tous les superlatifs comme si l’excès devait contrer notre incapacitation à penser la complexité. Avec Katie Mitchell, ce fut le plus long travelling cinématographique sur scène où j’ai vécu de l’intérieur ce que le deuil d’amour veut dire ; dans «Mélanie Daniels» de Claude Schmitz,  le théâtre m’a guidé vers le cinéma, vers «Les oiseaux» d’Hitchcock, où il est l’art de l’art. Claude Schmitz proposa le plus bel espace mental pour et vers le spectateur où le cinéma ne se «fabrique pas», mais où l’Image est une émergence d’un long traveling théâtral.


Avec Angelica Liddell, ce fut le plus beau tango de Chine pour faire valser le propos sans concession d’une artiste unique; avec le collectif «L’avantage du doute», ce fut les dialogues les plus explosifs entre individus en proie à la marchandisation de la relation humaine. Dans « Le tourbillon de l’amour » de Daisuke Miura, le théâtre m’a immergé dans cette maison où l’on vient pour « baiser » avec des inconnus ; où l’on repart sans adresse, en mille morceaux, mais plus aimant…

« Après la répétition » d’Ingmar Bergman par le tg STAN a dévoilé deux acteurs en proie au tourment de leur théâtre amoureux où fiction et réalité forment un tourbillon poétique…

Je ne suis pas prêt d’oublier la troupe hongroise et roumaine emmenée par Alain Timar qui nous offrit un «Ubu papa», «Ubu maman» en papier, qui se froissent pour un oui ou pour un non. À l’image d’un pouvoir qui déchire les âmes pour régner sans toi, ni loi.

« Antiteatre » d’Après Rainer Werner Fassbinder, mise en scène de Gwenaël Morin, a lui aussi joué du pouvoir. Et comment…pendant plus de six heures, j’ai quitté un contexte alourdi par les propos d’une classe politique épuisée pour rejoindre une contrée où des artistes abordent la douleur sociale en agitant la pensée créative d’un auteur.

Je me souviens encore des “Particules élémentaires de Julien Gosselin. Il a réussi à réunir des générations de spectateurs en déstructurant le texte de Houellebecq pour créer un lien ouvert entre littérature, science, art, tout en nous positionnant comme co-penseur de notre époque!

Dans « Sœur je ne sais pas quoi frère », Philippe Dorin nous a offert, petits et grands, une vision sans limites d’une fratrie où nous serions une partie et le tout ! Moment exceptionnel où le théâtre vous plonge dans les abymes de l’inconscient familial.

«À la renverse» de Karin Serres, mise en scène de Pascale Daniel-Lacombe, fut aussi une mise en abyme où j’ai ressenti ma trajectoire de vie incarnée dans celle d’un couple amoureux épris de Bretagne, de cosmos et de New York !

Et puis…en 2013, il y a eu deux grandes rencontres: avec le clown Ludor Citrick dans « Qui sommes-je ? » ; avec le Téatro Distinto dans « La pécora négra ». Deux rencontres pour puiser dans les ressorts créatifs des artistes, l’énergie de croire qu’il reste à créer ce que nous ne connaissons plus.

15 oeuvres…majeures.

«Reise Durch Natch », Katie Mitchell, Festival d’Avignon – Allemagne.

Angelica Liddel, «Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy)»Festival d’Avignon – Espagne.

«La légende de Borneo», le Collectif l’Avantage du Doute, Théâtre de Nîmes – France.

– « Ubu Kiraly », mise en scène d’Alain Timar, Théâtre des Halles, Avignon – France-Roumanie-Hongrie.

«Les particules élémentaires” , mise en scène de Julien Gosselin, Festival d’Avignon – France.

«A la renverse» de Karin Serres, mise en scène de Pascale Daniel-Lacombe, Théâtre du Rivage, Festival « Théâtre à tout âge », Quimper – France.

– «Après la répétition» d’Ingmar Bergman par le TG STAn, Théâtre Garonne, Toulouse – Belgique.

– «Antiteatre» d’Après Rainer Werner Fassbinder, mise en scène de Gwenaël Morin, Théâtre de la Bastille, Festival d’Automne, Paris – France .

La Jeune Fille et la morve”  de Mathieu Jedrazak, Festival Off d’Avignon – France.

«Sad Sam Lucky» de Matija Ferlin, Festival Actoral, Marseille, Croatie.

«Le tourbillon de l’amour» de Daisuke Miura, Festival d’Automne de Paris – Japon.

– «Qui sommes-je ?» de Ludor Citrick, « Cirque en capitale », Marseille Provence 2013 – France.

« Sœur je ne sais pas quoi frère» par Philippe Dorin, Festival Petits et Grands, Nantes – France.

«Mélanie Daniels» de Claude Schmitz, KunstenFestivalDesArts de Bruxelles – Belgique.

«La pécora négra », Téatro Distinto, Festival Segni d’Infanzia, Mantova – Italie.

Pascal Bély – Le Tadorne.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE Vidéos

Festival d’Avignon – Le sublime voyage au bout de la nuit de Katie Mitchell.

C’est le joyau du Festival d’Avignon 2013, perdu dans une programmation sans relief, sans dynamique. Avec «Voyage à travers la nuit», l’allemande Katie Mitchell nous a bouleversé. Il faut imaginer un plateau de théâtre incluant un studio de cinéma, où un train s’apprête à partir pour raccrocher les wagons d’une vie. Je suis sur le Quai des brumes…pour embarquer avec Julia Wieninger, actrice prodigieuse. Elle incarne cette femme qui, ayant perdu son père, fait le voyage avec son mari de Paris à Vienne et y prononcer le discours funèbre.

Francis Braun, contributeur pour le Tadorne, nous retrace ce voyage dans ce train pour une nuit particulière. Celui vers un passé qui surgit, bouscule, prêt à faire changer de direction…Ici, le théâtre de Katie Mitchell offre au spectateur cette représentation où tout peut chavirer. C’est un voyage artistique au croisement de l’art théâtral, chorégraphique et cinématographique qui propulse le spectateur dans une réalité psychique où l’enfance, scènes de poupées et de regards en coulisses, trace des chemins qui nous ramènent, tôt ou tard, au théâtre.

Pascal Bély. Le Tadorne.

 

Il lui dit  que ceux qui m’aiment prennent le train…elle lui a répondu , je suis une femme blessée…

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Il y a un train. Un train omniprésent. C’est le lieu unique. Physiquement, il est là, ouvert, disponible pour un voyage vers le passé, un trajet unique Paris-Vienne…il n’est pas initiatique, il est passéiste. Des compartiments se suivent de l’extrémité gauche vers la droite du plateau. Dans ce lieu unique, une vie s’y déroule, plutôt des fragments d’un passé enfoui, et des fragments de la vie qu’ils vivent. Une femme surtout, belle et malade dans son désarroi. Deux hommes, son mari et le Stewart de la compagnie de chemins de fer.

Devant le train des  vidéastes s’acharnent et s’affairent. S’arrêtent puis se reposent, après surveillent, prêts à bondir, suivent, happent aussi, saisissent les yeux, les visages, les corps et ce que font ces corps vivants.

C’est aujourd’hui, c’est aussi hier.

Le père d’hier, la poupée d’hier, le citron avec lequel elle jouait, la poupée démantelée, les oiseaux du papier peint.  Le bougeoir qui tourne…Tout cela, on le voit en vidéo, sépia nostalgie. C’est une succession d’images, filtrée par les caméras, par les accessoires de trucage, surtout transformés par l’œil de Katie Mitchell.

Ce wagon s’offre, ouvert à nos yeux. Il y a le lit, le lavabo, ses toilettes. La lumière est glauque, des éclats de soleil parfois éclairent. Les comédiens circulent dedans, vus pas en entiers,  parfois on ne voit qu’une partie d’eux-mêmes, comme tronqués, comme entre-aperçus. Au dessus, sur un étroit mais long écran intégré, on distingue nettement leur regard, le défaut de leur peau, les cils qu’ils essuient après une nuit mouvementée. Il y a l’approche de dehors et celle du dedans. Peut-être y verrez-vous la vision cubiste de Picasso et de ses confrères.

La technique est incroyable. On a trop souvent vu la vidéo galvaudée, trop utilisée, négligée, abusée. On l’aborde avec méfiance. Là c’est un miracle. Tout se passe devant nous, en direct mais aussi en film.  Osmose totale, un tout qui fait corps avec le train, avec eux, avec leur histoire, avec l’homme contrôleur, avec le mari, l’autre homme, le père d’avant, le citron pressé, la poupée démantelée…on recommence, on suit les voyageurs dans le train aujourd’hui et hier peut-être, le train, son bruit, ses lumières hachées, ces filtres qui font bouger l’image, les rideaux des fenêtres obscurcis, la caméra, les caméras intruses, violentes, et les images violées, elles rentrent dans l’intimité, dans le corps, les yeux, les bouches, les cils, intruses jusqu’au plus profond, perçantes d’acidité, Elle deviennent l’outil de sa vie entière. C’est tant d’années déversées dans un vase clos, ce train, qui roule.

C’est une héroïne de Bergman, c’est une héroïne de Duras, elle peut sortir aussi d’un film de Chantal Ackermann, elle peut être la soeur d’Alain Resnais et de Muriel. Elle est aussi et surtout l’héroïne de l’écrivaine Friedericke Mayröcker, adaptée par Katie Mitchell.

C’est une vision tellement émouvante, c’est une vie de retour pathétique, c’est la mort d’un père, c’est une histoire d’amour…Cela n’a que l’importance qu’on lui porte. Ce qui est inouï, c’est cette mise en image, ce film théâtre, ce théâtre filmé, ses premiers plans, ses retours, ces flashs en avant et back “to le passé”, ces trucages, ces coulisses…c’est LE spectacle de derrière mis devant, c’est ce qui est d’habitude caché, c’est ouvert à toutes indiscrétions. C’est une mise à nu de tout l’imperceptible.

C’est le plus bel évènement  de cette fin de festival. C’est une pure merveille.

J’ai spontanément embrassé Katie Mitchell pour lui dire MERCI. Ce fut tellement émouvant.

Francis Braun – Tadorne.

«Voyage à travers la nuit» de Katie Mitchell au Festival d’Avignon du 20 au 23 juillet 2013.
Photo: Francis Braun.
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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES L'IMAGINAIRE AU POUVOIR Marseille Provence 2013 OEUVRES MAJEURES Vidéos

J’me fais mon cinéma.

Est-il possible que le cinéma puisse émerger du théâtre ? Depuis trop longtemps, j’ai subi l’image sur un plateau où la vidéo est venue se plaquer pour remplir le vide d’un propos égaré. Trop souvent, le numérique s’est imposé pour que je lâche le théâtre au profit d’effets spéciaux très spécieux. La liste serait trop longue à dérouler de tous ces spectacles dits hybrides qui ont noyé le sens dans la forme. Il est d’ailleurs troublant de constater que ce mouvement «moderne» se prolonge aujourd’hui à Marseille où une Scène Nationale nous propose des ballades sonores, de dormir au théâtre (si, si), où le « Off » de Marseille Provence 2013, installe un campement…Dans un article pour le Monde, le philosophe Alain Badiou écrivait: «Les modernes eux-mêmes ont énoncé que tout art authentique devait en finir avec la représentation, se tenir au plus près du dynamisme vital dont les corps sont porteurs et abolir la funeste distance entre acteurs et public, scène et salle, afin de fonder un collectif festif où tous auront indistinctement leur place active. L’idée fait ainsi son chemin d’un “théâtre” sans aucune théâtralité, d’un théâtre qui abolit le théâtre. Religion contemporaine, peut-être, que ce désir éperdu de se confondre avec le réel nu de corps que rien ne représente, et qui ne représentent rien.»


Mais fort heureusement, des artistes pensent le théâtre comme un art global. Il me revient en mémoire le spectacle éblouissant de l’Allemande Katie Mitchell au Festival d’Avignon en 2011 où «Christine, d’après Mademoiselle Julie» librement adapté d’August Strindberg fut d’une telle virtuosité qu’elle m’avait permis d’être l’auteur de mon cinéma théâtral ! Le film s’élaborait en direct, sans montage, car le théâtre ordonnait tout ! Toute la machinerie n’était qu’au service de la poésie pour entendre et comprendre la douleur de Christine.


L’an dernier, toujours au Festival d’Avignon,  Markus Öhrn  dans «Conte d’amour» avait osé la vidéo pour projeter l’horreur qui se déroulait dans la cave où Joseph Fritzl séquestra pendant vingt-quatre ans sa fille Élisabeth et trois des enfants nés des différents viols incestueux. Comment transposer une telle horreur au théâtre si ce n’est en «déréglant» le système de la représentation? Pour que cela soit suffisamment mis à distance pour nous toucher, Markus Öhrn n’avait pas le choix: la cave, floutée par une bâche de plastique, était la scène où le cinéma se fondait dans le théâtre pour rendre compte de la violence de cet amour (et de la créativité qu’il génère pour le bourreau et les victimes). Sans ce cinéma d’art et d’essai, point de théâtre de corps, d’objets, de marionnettes et de refrains musicaux.

Récemment, l’image a surgi du théâtre sans aucun artifice technologie particulier (si ce n’est un ordinateur qui explose à la fin, un congélateur qui se déplace en fonction des vibrations de son moteur déréglé !).  C’était au dernier Festival des Arts de Bruxelles. Le metteur en scène Belge Claude Schmitz y présentait «Mélanie Daniels», protagoniste du film d’Alfred Hitchcock, «Les oiseaux», incarnée à l’époque par Tippi Hedren. Ici, il ne s’agit pas de transposer au théâtre ce chef d’œuvre cinématographique, mais de vivre le processus de création d’une improbable suite où émerge, à la fin du spectacle, l’Image, celle produite par le théâtre et co réalisée par l’inconscient groupal d’une salle de spectateurs attentive, rieuse et sidérée.

Il faut imaginer une équipe de tournage à l’œuvre, mais désœuvrée, parce que rien ne va: le metteur en scène est en panne d’inspiration, l’attachée de production se détache trop, le technicien du son subit le goutte à goutte d’une fuite d’eau. Pendant de longues minutes, j’erre avec eux, ne sachant plus très bien à qui et à quoi me raccrocher. Tous régressent, à l’image de leur goût immodéré du freeze que l’on puise dans un congélateur, métaphore d’une malle à jouets pour adolescents dépressifs. À cet instant, la création théâtrale est embourbée dans une vision mélancolique du monde (autocentrée et infantile) prisonnière de ses pulsions de contrôle: comment ne pas penser à cette génération d’artistes qui, n’ayant rien à dire, occupe le théâtre plutôt que de s’occuper du théâtre…Ainsi, Claude Schmitz ose décrire le processus par lequel la création s’enlise (lire à ce sujet, un article écrit lors du dernier Festival d’Avignon: l’inquiétante dérive d’un certain théâtre français). Mais parce que tout est complexe, il ne lâche rien, nous propose une autre image, celle qui s’élabore, presque à notre insu: le premier niveau narratif peut bien s’effondrer (au sens propre!), le second, celui où l’art émerge, apparaît peu à peu: les corps lâchent, l’esprit vagabonde pour se perdre dans la vision burlesque de Chaplin, le bruit du vol des oiseaux nous surprend par derrière (comme un rêve éveillé), la figure mythique de l’actrice Tippi Hedren erre, rode…

Le théâtre se fond lentement dans l’univers d’Hitchcock, de la profondeur horizontale du plateau vers ces fenêtres en fond de scène où je projette mes désirs. C’est drôle et grave comme si le sens n’était pas seulement dans l’histoire d’un collectif qui peine à filmer, mais ailleurs, dans ce cheminement où le théâtre nous guide vers le cinéma, où il est l’art de l’art. Peu à peu, l’œuvre d’Hitchcock se prolonge: Claude Schmitz ne propose aucune suite, mais la relie dans un nouvel espace mental pour et vers le spectateur où le cinéma ne se “fabrique pas”, mais où l’Image est une émergence d’un traveling théâtral.  La dernière scène me plonge dans une mise en abime, dans un océan de beauté, où je m’émancipe de la narration, où l’art de Claude Schmitz m’aide à ressentir ce lien si particulier à la scène.

À cet instant précis, alors que le public lui fait un triomphe, cet homme me réconcilie avec la modernité où n’est image, que théâtre.

Pascal Bély – Le Tadorne

Mais encore…

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Toujours au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles ; toujours au sujet du cinéma. L’œuvre théâtrale de Mariano Pensotti, «Cineastas», sera présentée au prochain Festival d’Automne à Paris. Ici, le théâtre et le cinéma cohabitent dans un même espace vertical. Au premier étage, le tournage…au rez-de-chaussée, la dramaturgie de la vie de l’auteur. Il faut imaginer quatre cinéastes argentins, qui ne se croisent jamais, où le spectateur est positionné comme témoin de la genèse de leur film…où leur intimité se joue au rez-de-chaussée tandis que le film s’élabore au premier étage. Ainsi, chaque acteur passe du rôle de cinéaste à celui d’acteur d’un autre film sans aucune rupture de temps!

Le scénario cinématographique de chacun se métamorphose à mesure que le théâtre met en scène la complexité du rapport entre leur visée d’artiste et l’intimité de leur vision. Le cinéma est alors objet d’analyse (ou objet de l’Analyse…) et nous permet de nous projeter à deux niveaux en même temps : la narration et l’écriture de l’histoire entre le cinéma et le théâtre. Ainsi, le spectateur est en permanence sollicité pour faire les liens entre ces quatre «mises en scène», le contexte historique (celui de l’Argentine, de la Russie, …) et le processus par lequel l’image nait du théâtre. C’est palpitant, enivrant et enthousiasmant de constater que la scène est décidément l’un des rares espaces où se pense et s’élabore la complexité.

Crédit photo: © Jorge Macchi

Plus loin encore…

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C’est à Marseille. Dans le cadre des propositions de la capitale culturelle. Je suis pris dans les embouteillages. Soudain, le quartier de la Belle de Mai se révèle. À l’approche d’une école, sur les murs, deux pans photographiques se dévoilent. Un groupe d’enfants entre dans le même mouvement à soixante années d’écart. C’est subjuguant. Mais je n’ai encore rien vu. Sur le toit panorama de la Friche Belle de Mai, je découvre le travail du photographe JR en plusieurs dimensions. Il a séjourné dans le quartier pour révéler sa mémoire, à partir de groupes d’enfants photographiés à des époques différentes. Les murs opèrent le dialogue. La mémoire du dedans des appartements semble surgir vers l’extérieur, vers nous. L’histoire dessine une nouvelle architecture du quartier pour une modernité qui relie les générations. C’est fascinant. JR  photographie le peuple et le propulse sur la scène pour une urbanité poétique. L’Image surgit à l’articulation de la photographie d’art, de la mémoire collective et de notre destin commun. Chapeau l’artiste.

 Crédit photo: © wonder brunette
 
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FESTIVAL D'AVIGNON

Bilan du Festival d’Avignon 2012 : nos présences, nos absences et leur indignité.

Qu’un festival ne soit plus populaire, qu’il ne me permette plus de m’inscrire dans un mouvement, est inquiétant. Sur toute la durée de cette 66ème édition, j’ai vu 38 spectacles pour un coût total de 1850 € (830€ de places et 1020€ de location d’appartement). Seulement neuf d’entre elles m’ont éclairé, enthousiasmé, tourmenté. Respecté, j’ai eu envie d’écrire. Passionnément. Neuf, soit moitié moins que les années précédentes. Neuf soit vingt-neuf propositions où j’ai, au mieux erré, au pire sombré dans le néant.

Cette proportion est inquiétante et signe une crise de sens, de valeurs, de propos. Trop rares ont été les moments où j’ai pu penser, faire mon chemin. Me revient alors le jugement éclairé d’un spectateur, posté sur sa page Facebook: «Cette année le public est absent d’Avignon. Vous ne comprenez pas la différence entre tenir compte du gout du public et simplement tenir compte de sa présence…».

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Notre présence.

Le public était présent. J’étais là pour «La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel. Rarement, je n’ai vu une telle humanité en jeu dans cette cour qui écrase tout. Ici, l’art a repris ses droits et les artistes ont dansé pour caresser les murs et calmer cet espace autoritaire. Ils ont accueilli mes fragilités pour me restituer une vision sur la place de l’art dans une société en crise. J’en suis sorti plus fort, plus habité. Mouette.

Sophie Calle n’est pas une artiste de théâtre. Elle expose. Et pourtant, elle a créé la scène autour de sa mère, décédée en 2006, jusqu’à lire quotidiennement son journal intime. «Rachel, Monique» était à l’Église des Célestins .Tel un rendez-vous avec une chanson de Barbara, nous y sommes revenus plusieurs fois comme un besoin vital de ressentir une nostalgie créative. Le 28 juillet à 17h, nous étions présents alors qu’elle lisait les dernières pages. Sophie Calle a créé le rituel pour nous rassembler, celui qui nous a tant manqué pendant le festival.

Le chorégraphe Olivier Dubois est arrivé le 25 juillet et a provoqué le séisme que nous attendions. Avec «Tragédie», nous étions spectateurs et acteurs de notre humanité en mouvement. Nous avons ovationné ces dix-huit danseurs. Pas un seul n’a échappé à mon empathie. Processus identique avec Jérôme Bel où dans «Disabled Theater» des acteurs handicapés mentaux ont réduit la distance pour que la danse fasse lien au-delà des codes usés de la représentation. Avec «33 tours et quelques secondes», Lina Saneh et Rabih Mroué ont tenté de renouveler ces codes à partir d’un dispositif sans comédien. Sans ma présence, cette pièce ne pouvait exister. J’étais là parce que l’absence a donné une âme au théâtre .

En nous convoquant sous la scène du Palais des Papes, le performeur sud-africain Steven Cohen nous a plongés au sens propre dans les bas fonds de l’humanité pour y vivre l’horreur de l’extermination des juifs. On ne s’en sortira jamais. Un regret: peu de spectateurs ont vu cette performance (jauge d’à peine 50 places) et n’auront fait connaissance avec cet artiste hors du commun qu’avec «Le Berceau de l’humanité», oeuvre bien moins aboutie.

Avec «Conte d’amour», le suédois Markus Öhrn nous a lui aussi donné rendez-vous au sous-sol pour y vivre, par caméra interposée, l’effroi de l’amour incestueux. Rarement je n’ai senti un public aussi présent face à une bâche de plastique qui nous séparait des acteurs. Même présence pour «Disgrâce», mise en scène par Kornel Mundruczo qui m’a donné envie de lire cet été, le roman de J.M Coetzee. Du théâtre vers l’écrit pour lire autrement.

Au cours de ce festival, j’ai parfois ressenti l’effondrement de notre civilisation. Seul Roméo Castellucci pouvait s’emparer de ce trou noir qui pourrait nous sauver. «The Four Seasons Restaurant» n’était qu’une initiation. Un autre monde est à venir.

 Le goût du public.

Festival d’Avignon, festival de création ? Pas si sûr…Comme tant de théâtres en saison, il s’est moulé dans le consensus mou qui ne fait émerger aucune idée, à peine incarnée par des acteurs. Les logiques de coproduction priment sur des prises de risque assumées comme si la responsabilité des deux programmateurs d’Avignon se diluait dans des contrats à multiples feuillets.

Il y avait d’ailleurs une certaine indécence à nous proposer «Les contrats du commerçant. Une comédie économique» de Nicolas Stemann à 36 euros la place, prix à payer pour subir un délire de clichés rabâchés sur la crise financière et la possibilité de quitter le spectacle pour la buvette installée pour l’occasion. Le public aisé (présent ou absent, là n’était plus la question !) a beaucoup aimé. Moi pas. .

Autre propos démagogue. Celui de Thomas Ostermeier (artiste associé du festival en 2004) qui m’avait habitué à plus de rigueur. Son théâtre participatif autour d’ «Un ennemi du peuple» d’Henrik Ibsen n’était qu’une énième reproduction d’un système de pensée que l’on répète à l’infini. Ce théâtre bourgeois sans vision va à coup sûr plaire aux programmateurs qui trouveront là, à moindres frais, de quoi faire de leur établissement un lieu de citoyenneté! Est-ce du niveau du Festival d’Avignon ?

Le public aime Christoph Marthaler (artiste associé du festival en 2008). Était-ce bien judicieux de nous proposer «My Fair Lady, un laboratoire de langues», spectacle certes très drôle, mais si vain. Le public aime Joseph Nadj (artiste associé du festival en 2006). Certes. Mais «Atem le souffle» était une oeuvre venue d’en haut vers le bas. Si Avignon est une chapelle, je n’ai pas choisi d’être pénitent ou pèlerin.

Additionnées, ces propositions ont provoqué  une censure sourde qui n’autorise presque plus aucune élévation de la pensée. La danse a nourri ce processus jusqu’à servir d’appât, elle qui stimulait il y a seulement quelques années, des débats sans fin. Romeu Runa produit par les Ballets C de La B (fournisseur officiel annuel du Festival. Je fais le pari qu’ils seront programmés en 2013), Sidi Larbi Cherkaoui, et Régine Chopinot. n’ont été que des «produits» d’appel: une danse du vide pour un trop-plein de clichés et de déjà vu. J’ai regretté l’échec de la proposition de Nacera Belaza: «Le trait» n’était finalement qu’une courbe s’épuisant sur elle-même. Tout comme ais-je été déçu par le peu d’énergie dans «C’est l’oeil que tu protèges qui sera perforé» de Christian Rizzo: le mouvement était au service d’une «installation» où l’on est passé trop vite d’un «ici» à un «là».

À mes remarques, une affirmation est revenue, comme seule réponse: «oui, mais il y avait de belles images». En tant qu’artiste associé, Simon McBurney nous a imposé sa critique du théâtre: peut-il aujourd’hui transcender sans l’image? Dans «Le maitre et Marguerite» à la Cour d’Honneur, il nous  infligé un surtitrage aberrant, permettant au théâtre d’abdiquer face au poids de l’image. Le public a aimé. Et alors ?

Notre dignité, notre potentiel, notre rôle.

Dans un article publié dans Libération en mars dernier, le philosophe Bernard Stiegler et l’acteur Robin Renucci écrivaient: «Jean Vilar a inventé une place pour le spectateur en affirmant sa dignité, son potentiel et son rôle. Réinventons dans notre contexte la relation entre l’art et la société dans un souci d’élévation permanente». Tout au long du festival, cette relation a souffert.  L’artiste associé, Simon McBurney, y a largement participé: il nous a imposé son réseau qui nous a négligés. La palme revient à Katie Mitchell qui a démissionné avec une oeuvre radiophonique («Les anneaux de saturne») et une conférence sur le réchauffement climatique («Ten billion»)! Mais de quel théâtre de création s’agit-il? Avec «La négation du temps», William Kentridge a recyclé sur scène son installation actuellement exposée à la Documenta de Kassel. Mais quel ennui ! Avec «L’orage à venir», le collectif Forced Entertainment m’a bien fait marré la première heure, mais à la seconde, j’ai décroché: s’interroger sur la narration au théâtre aurait pu les amener quelque part sauf qu’ils n’ont cessé de recommencer. Mais pour qui nous prend-on? La palme de l’oeuvre indigne revient probablement à Katya et John Berger pour «Est-ce que tu dors?». Cette proposition de médiation culturelle au musée était obscène. Le père et la fille ne se rendant pas compte que leur dissertation d’un niveau terminale sur l’oeuvre d’Andréa Mantegna («la chambre d’amour») ne visait finalement qu’à se coucher dans le même lit. Personne n’a quitté la Chapelle des Pénitents Blancs pour autant à la différence de “Conte d’amour“!

Les Français Sandrine Buring et Stéphane Olry n’ont pas été en reste. Avec «Ch(ose) / Hic Sunt Leones», ils ont osé nous faire dormir sur des transats pour mieux nous enfumer sur leur incapacité à finir une oeuvre dans les temps. Pourquoi les avoir programmés ?

Les enfants? Ils n’existent toujours pas dans ce festival. C’est un non-public, jusqu’à leur infliger «Les animaux et les enfants envahissent la rue» de Suzanne Andrade et Paul Barritt. Trois comédiens se baladent dans une bande dessinée projetée en vidéo avec pour seul horizon, l’histoire d’un quartier où les gamins sont voués à ne jamais sortir de leur misère. C’était un spectacle à la pauvreté scénique déconcertante, bête et dépressif.

 Notre absence.

Le théâtre français a incarné un «système» sans vision qui s’enferme dans un entre soi parisien terrifiant. Ce que j’ai vu à Avignon fut profondément mortifère, ancré dans un théâtre où la forme, les effets visuels prenaient le pas sur tout le reste. À chaque représentation, je me suis ressenti déconnecté, pas là. Consommateur, mais jamais sujet.

Éric Vigner pour«La faculté», Stéphane Braunschweig pour«Six personnages en quête d’auteur», Guillaume Vincent pour «La nuit tombe» et Séverine Chavrier pour «Plage ultime» ont pollués ce festival avec leur théâtre insignifiant.

À côté Bruno Meyssat avec «15%» et Jean-François Matignon avec «W/GB84» avaient un propos pour le Festival : sauf qu’ils nous ont perdus en route. L’un par excès poétique, l’autre par excès d’ambition.

Le 28 juillet, je décidais de me rendre aux dernières heures de la performance de Sophie Calle pour revoir ensuite «Tragédie» d‘Olivier Dubois et assister de nouveau au deuxième acte avec les acteurs de «La mouette» d’Arthur Nauzyciel.

Le 28 juillet fut mon festival. Comme une réponse aux programmateurs qui sont devenus, comme tant d’autres,  des techniciens du spectacle.

Sans projet.

Pascal Bély – Le Tadorne.

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Festival d’Avignon: les articles auxquels vous avez échappé.

L’heure du bilan du Festival d’Avignon n’est pas encore venue; Mais un fait s’impose. Je n’ai pas écrit sur tout ce que j’ai vu. Et pour cause.

Je n’ai pas écrit sur «My fait Lady, un laboratoire de langues» de Christoph Marthaler. J’ai pourtant hurlé de rire pendant près de deux heures. Mais ma joie était un cache-misère. Le sens de cette pièce a glissé à l’image de cette scène où une actrice descend l’escalier sur la rampe; Était-ce bien opportun d’inviter une fois de plus Christoph Marthaler au festival ?

Je n’ai pas écrit sur «L’orage à venir» de Forced Entertainment. J’ai pourtant hurlé de rire pendant deux heures. Mais ma joie était un cache-misère. Le sens de cette pièce a glissé à l’image de cette scène où une actrice ne cesse de disparaître derrière le piano alors qu’elle veut danser. Était-ce bien opportun d’inviter cette troupe probablement conseillée par Simon McBurney, artiste associé du festival ? 

Fini de rire.                                                           
Je n’ai pas écrit sur «Ch(ose)» et «Hic Sunt Leones» de Sandrine Buring et Stéphane Olry. Être enfumé ainsi au sens propre comme au sens figuré, brouille définitivement la vue pour écrire.
 Je n’ai pas écrit sur «W/GB84» de Jean-François Matignon parce que j’ai déjà beaucoup donné pendant ces deux heures et quarante minutes d’un naufrage théâtral où l’Angleterre Thatchérienne vue par David Peace se noie dans le Woyzecck de Büchner.
Je n’ai pas écrit sur «Est-ce que tu dors ?» de Katya et John Berger.  Cette proposition de médiation culturelle au musée est obscène. Le père la fille ne se rendent même pas compte que leur dissertation d’un niveau terminale sur l’oeuvre d’Andréa MantegnaLa chambre d’amour») ne vise finalement qu’à se coucher dans le même lit. Personne n’a quitté la Chapelle des Pénitents Blancs pour autant?
Je n’ai pas écrit sur «Ten Billion» de Katie Mitchell et Stephen Emmot. Que puis-je en dire ? Faire le compte-rendu de la conférence d’un chercheur? Je ne sais pas écrire s’il n’y a pas d’acteur, pas de dramaturgie. Katie Mitchell pense que l’art n’a plus rien à dire face  à la catastrophe écologique qui s’annonce. Soit. Qu’elle change vite de métier?
 
Fini de se scandaliser.
Je n’ai pas écrit sur “15%” de Bruno Meyssat. Pourtant, j’étais déterminé à le faire. Mais cette vision poétique de la crise de subprimes m’a épuisé tant j’ai cherché le sens de chaque image, de chaque tableau. Tout s’est empilé sans que je puisse trouver une trame dramaturgique qui m’aurait aidé à écrire. Bruno Meyssat et ses acteurs ont beaucoup travaillé pensant probablement que nous étions aussi en recherche sur le sens de cette crise. À une nuance près?nous n’y comprenons rien.
Je n’ai pas écrit sur «Disgrâce» de Kornel Mundruczo. Pourtant, j’étais déterminé à le faire. Pourtant la trame dramaturgique y était. Mais, je n’ai pas été touché par ce regard en biais sur la situation de la Hongrie à partir du roman sud-africain, «Disgrâce» de J.M. Coetzee. C’est une très belle mise en scène, percutante?Mais ma méconnaissance du roman m’a probablement empêché de repérer les subtilités de la mise en scène.
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Je n’ai pas écrit sur «Le berceau de l’humanité» de Steven Cohen. L’occupation du plateau par les objets éloigne du sens, car elle met à distance la relation très forte entre l’artiste et sa «nounou» de quatre-vingt-douze ans présente sur la scène. Parce que Steven Cohen a des «tics» de performeur qui sèment le doute sur sa sincérité. Parce que le théâtre est fragile et qu’il se doit de faire attention avec ses gros sabots?
Je n’ai pas écrit sur l’exposition, «Soyez les bienvenus» de Fanny Bouyagui. Victime de la surmédiatisation des sans-papiers, Fanny Bouyagui documente trop à partir d’entretiens vidéo là où j’aurais préféré une mise à distance, avec plus d’objets plastiques. Qu’il est difficile d’aborder cette question !
Je devais écrire sur «Un ennemi du peuple» d’Henrik Ibsen, mis en scène par Thomas Ostermeier. Mais de jour en jour, je n’ai pas trouvé utile de me mettre au travail ! J’ai détesté la manière dont Thomas Ostermeier s’est emparé du propos d’Ibsen pour nous faire croire qu’il était sien en manipulant le public lors d’une séquence de théâtre participatif assez pitoyable. Dans le roman d’Ibsen, le docteur qui révèle la bactérie présente dans les eaux des Termes de la ville est accusé de fascisme alors qu’il interpelle ses concitoyens dans un meeting. Lorsque Thomas Ostermeier rallume la salle et nous fait participer, il sait à l’avance que la question du fascisme sera abordée. Par contre, que se serait-il passé s’il avait déplacé le propos : «Que deviendrait Avignon sans le festival si une nouvelle grève des intermittents le menaçait?». Il est fort probable qu’Ostermeier serait descendu de son trône pour préserver ce qui pourrait l’être. «Un ennemi du peuple» démontra une fois de plus la représentation que se fait une certaine caste du système «culturel» : le public est une masse informe au service d’un modèle d’autorité épuisé.

Mais nous avons écrit sur:

Olivier Dubois / Au Festival d’Avignon. Secoué.

Nicolas Stemann / Rupture de contrat avec le Festival d’Avignon.

Roméo Castellucci / Au Festival d’Avignon, incritiquable Romeo Castellucci.

Terne bilan chorégraphique au Festival d’Avignon.

Markus Öhrn / Choc au Festival d’Avignon.

Jérôme Bel / Au Festival d’Avignon, l’art brut de Jérôme Bel.

Sidi Larbi Cherkaoui / Au Festival d’Avignon, les trop jolies «Zimages» de Sidi Larbi Cherkaoui.

Sophie Calle / Au Festival d’Avignon, Sophie Calle: la traversée d’un continent intérieur.

Simon McBurney / Au Festival d’Avignon, la Cour dans tous ses états…

Simon McBurney / Au Festival d’Avignon,?Sympathy for the Devil?…Les Rolling Stones.

Au Festival d’Avignon, l’inquiétante dérive d’un certain théâtre français.

Camille / Ce soir au Festival d’Avignon, la lumineuse Camille.

Steven Cohen / Au Festival d’Avignon, Steven Cohen, vertigineux petit rat des camps?

Régine Chopinot / Au Festival d’Avignon, la triste colonie de vacances de Régine Chopinot.

Mitia Fedodenko / Au Festival d’Avignon, Hamlet, le vrai.

Katia Mitchell / Au Festival d’Avignon, l’ennui comme seule violence.

Lina Saneh et Rabih Mroué / Au Festival d’Avignon, tragique Liban, vital Facebook.

Simon McBurney / Au Festival d’Avignon, l’effondrement.

William Kentridge / Sale temps au Festival d’Avignon.

Pascal Bély, Le Tadorne.

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Au Festival d’Avignon, l’ennui comme seule violence.

Die Ring des Saturn” («Les Anneaux de Saturne»), mis en scène par la Britannique Katie Mitchell, tourne essentiellement autour d’une fausse bonne idée. Le spectacle consiste en l’adaptation d’un roman de l’écrivain W. G. Sebald, récit mené à la première personne, plongé dans la conscience du narrateur-personnage sous forme de monologue intérieur. Le texte, sinueux, foisonnant, est de toute beauté, et l’on comprend aisément ce qui a pu pousser la metteuse en scène à l’adapter. Le narrateur évoque son errance le long de la côte anglaise au sud de la ville de Norwich, les réminiscences suscitées par la promenade (Première, Seconde Guerre mondiale, attaque des Hollandais au XVIIe siècle, etc.) mais aussi des considérations sur l’avenir de la planète, rendu incertain par les changements climatiques. Ces diverses pensées se muent en véritable investigation philosophique qui permet à l’auteur de développer sa théorie sur la relativité du temps (le passé est produit par la mémoire. Le futur consiste en nos désirs ou nos craintes. Seul le présent existe, nous dit-il). Elles font également basculer le récit à de nombreuses reprises dans le registre de l’étrange, lorsque la distinction entre réel et imaginaire se brouille pour le narrateur et les lecteurs-spectateurs.

La nature même du texte, abstraite, solennelle, pour ne pas dire austère, rend le pari de la mise en scène particulièrement risqué, tant il est aux antipodes de ce qui relève du spectaculaire. La mélancolie du propos, la monotonie de la prosodie, la quasi-absence de personnages, et surtout, le fait que tout n’est que projection, visuelle ou imaginaire, issue de l’esprit du narrateur (voire de l’auteur) rendent forcément difficile à résoudre la question de l’incarnation. C’est là justement que Katie Mitchell tente de déjouer les attentes. Alors que de nombreux metteurs en scène auraient conçu une mise en scène classique autour d’un comédien qui donnerait corps et voix à celle du narrateur, la Britannique cherche à éviter cette facilité : on trouve avant tout, sur scène, des “acteurs”, davantage que des comédiens. Par acteur, il faut entendre des personnes qui agissent, au sens propre du terme. Au premier plan, se trouvent des musiciens (pianiste, programmatrice), trois lecteurs qui se succèdent à intervalles réguliers pour donner voix au texte, et des “faiseurs de bruits” (parfois les mêmes que les lecteurs) qui tentent de recréer la perception auditive de ce qui est énoncé. Trois grandes images projetées en haut du mur se chargent de diffuser en noir et blanc la vision produite par le texte. Enfin, l’arrière-plan cache une chambre d’hôpital, où un homme (l’auteur? le narrateur?) est alité, immobile, le regard dans le vide. Tel un rideau de théâtre, une porte s’ouvre de temps à autre pour nous révéler cet espace. Le seul comédien n’a pas d’identité clairement définie, même si l’on peut supposer qu’il s’agit de Sebald, et il ne fait, pour ainsi dire, qu’acte de présence.

Par ce dispositif, Katie Mitchell a donc choisi de fragmenter la perception du texte et du monde pour éviter, sans doute, une sorte d’illusion référentielle, justement dénoncée par ce texte même. Le problème est qu’elle la retrouve comme malgré elle. Ce retour du refoulé est même particulièrement violent, hélas, pour le spectateur, la violence prenant ici la forme de l’ennui. L’écrit est omniprésent et pour les non-germanophones, la majeure partie de la pièce consistera à lire une traduction projetée sur deux grands écrans noirs situés aux extrémités de la scène. Lire le texte, donc, mais aussi entendre des bruits d’eau, de pas, de vent, de porte ouverte, fermée, etc., c’est-à-dire l’incarnation la plus littérale, la plus signifiante, la plus réaliste qui soit.

Outre le fait qu’il est difficile à la fois de lire et d’observer les “faiseurs de bruits” accomplir leur tâche (pourquoi alors les montrer sur scène ?), ce choix réintroduit un rapport au réel d’une grande naïveté. Qu’apporte par exemple le bruit d’une ouverture de canette à la mention de cet épisode dans le texte, si ce n’est l’impression dérisoire d’un dispositif inutile ? À deux reprises, les “faiseurs de bruits” cessent leur activité, se tiennent de profil et entament le même geste : le bras droit se soulève, la main vient masquer le regard. On en vient à se demander s’il ne s’agit pas là d’un signe adressé au public pour qu’il fasse de même. La vidéo n’est pas en reste, qu’elle diffuse des images produites en direct ou tournées auparavant. Ce dispositif visuel, déjà vu mille fois, erre dans les mêmes contradictions que déjà mentionnées: il tente de donner à voir le monde et le texte, filtrés par la poésie de l’image. Mais suffit-il d’un noir et blanc rendu flou par la pluie ou d’un plan fixe sur un regard perdu dans le vide pour faire ?uvre poétique ?

Peut-être aurait-il été plus intéressant de poser de façon scénique la question de l’univers mental du personnage, sans se soucier d’un théâtre à effets de réel. Il ne suffit pas de fragmenter un effet pour le faire disparaître : il faut inventer d’autres formes, d’autres façons de faire sentir l’errance, l’exil, thématiques à l’?uvre aussi bien dans la vie de Katie Mitchell (Britannique vivant à Berlin) et de W. G. Sebald (exilé allemand en Angleterre) que dans leurs productions.

Sylvain Saint-Pierre, Le Tadorne

Katie Mitchell sur le Tadorne:  Au Festival d’Avignon 2011, le théâtre crève l’écran.

“Les anneaux de Saturne” mis en scène de Katie Mitchell au Festival d’Avignon du 8 au 11 juillet 2012.

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FESTIVAL D'AVIGNON THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, le théâtre crève l’écran.

Imaginez une scène de théâtre saturée de caméras et de fils, où le décor paraît lointain pris entre cabines de prise de son et tables où s’affairent des bruiteurs. Rêvez d’un plateau où le rôle titre est joué par plusieurs acteurs qui, à leur moment perdu, peuvent passer derrière la caméra.

«Christine, d’après Mademoiselle Julie» librement adapté d’August Strindberg par Katie Mitchell et Leo Warner de la Schaubüne de Berlin est d’une telle virtuosité qu’elle vous entraîne aux frontières du cinéma, du théâtre et de la danse. La mise en espace est d’une telle complexité qu’elle procure chez le spectateur un sentiment total de liberté l’invitant en continu à changer de regard et d’angles de vue. A être l’auteur de son propre cinéma théâtral !

Et pourtant, tout commence bien mal. À peine les acteurs prennent-ils position, qu’une caméra tombe en panne. Le théâtre peut-il à ce point dépendre de la technique ? Mais la suite nous démontrera que c’est exactement le contraire…

Julie est fille d’un conte. Profitant de l’absence de son père, elle organise une fête le soir de la Saint-Jean. Elle fait l’amour avec Jean, son valet. Celui-ci n’hésite pas à franchir la ligne: ils sont prêts tous les deux à poursuivre leur aventure en quittant la Suède pour ouvrir un hôtel en Allemagne. Ils proposent même ce voyage à Christine, fiancée de Jean et cuisinière du comte. Mais leur différence de statut aura raison de leur folie. Ils restent. Elle se tue.

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Plutôt que de mettre la focale sur Julie, Katie Mitchell et Leo Warner choisissent Christine comme héroïne, la métamorphosant peu à peu en tragédienne. Un grand écran restitue le drame tandis que les agencements permanents du décor font office de traveling de cinéma. Chaque scène, est une suite de plans répartis sur l’ensemble du plateau: quand Christine fait sa toilette, une bruiteuse orchestre le son comme une symphonie, tandis qu’une deuxième comédienne permet à l’une des caméras de zoomer sur une partie du corps. Alors qu’elle descend de sa chambre à la cuisine, le son étouffé dans les cabines prend de l’ampleur pour que les caméras puissent ouvrir des pans entiers du décor. Le film se fait donc en direct, sans montage, car le théâtre ordonne tout ! Toute la machinerie n’est qu’au service de la poésie pour entendre et comprendre la douleur de Christine, héroïne d’un film d’Ingrid Bergman.

Le plateau devient ainsi un tableau aux multiples touches de couleurs. La mise en scène s’autorise toutes les audaces: la caméra donne à chaque geste de Christine, une profondeur stupéfiante. Alors qu’elle prépare le repas, elle découpe un gésier comme elle transpercerait le coeur de Jean. Magnifique. L’épaisseur de chaque son, nous fait entendre son vacarme intérieur. Le moindre déplacement, nous permet de mesurer l’espace clos dans lequel vit cette cuisinière pieuse et loyale qui se crée tout un univers fait de plantes, d’herbier et d’odeurs de pré mouillé. La plus petite expression du visage nous est restituée comme un plan fixe dans lequel notre altérité est célébrée.

Alors que se trame une tragédie, je m’émerveille face à ce déluge de poésie qui submerge le plateau. Étrange paradoxe d’autant plus qu’à l’urgence des acteurs et des bruiteurs répond la lenteur des images. Elles nous reconstituent comment Christine vit à la fois le conflit de classe sociale entre Julie et Jean et la trahison amoureuse. La lumière presque sombre nous plonge dans ce trou sans fond à peine éclairée par son dialogue avec Dieu. Quand la doublure de Christine passe derrière la caméra, c’est pour nous offrir une mise en abyme stupéfiante : elle met en scène sa propre dramaturgie comme pour répondre à celle de Julie.

À mesure que le film avance, Christine dégage une force étonnante née probablement de son rapport si particulier à la nature et à la beauté. Tout ce qu’elle touche comme domestique, elle le métamorphose comme amante. Majestueux.

Katie Mitchell et Leo Warner créent une forme d’opéra théâtral où les sons et les images transforment la tragédie d’August Strindberg en espace mental où sont projetés nos désirs d’histoires d’amour impossibles.

Sur grand écran.

En dix D.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Kristin, Nach Fräulein Julie » mise en scène par Katie Mitchell et Leo Warner au Festival d’Avignon du 22 au 24 juillet 2011.