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ETRE SPECTATEUR L'IMAGINAIRE AU POUVOIR LES FORMATIONS DU TADORNE

“Dis-Sème le Service Public du Théâtre!” : prototype à l’intention des spectateurs, des artistes et des professionnels de la culture.

Lorsque le 1er janvier 2014,  Marie-José Malis, metteuse en scène, fut nommée à la Direction du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, tous les contributeurs du Tadorne furent confiants dans sa capacité à réinventer le lien entre le théâtre et le peuple.

Forts de nos métiers et de nos expériences, nous étions prêts à l’accompagner dans cette tâche. Deux rendez-vous avec elle, des heures de travail d’échanges et d’écritures, donnèrent naissance en février 2015 à la formalisation d’un prototype que nous décidons, un an après, de rendre public. En effet, Marie-José Malis ne donna pas suite à cette proposition de travail que nous estimons essentielle au regard de la fracture abyssale entre les politiques dites culturelles et l’état moral de notre société.

Nous vous proposons ce prototype. Pour le soumettre à votre regard. Pour qu’il circule.

Pour qu’il se dis-sème…

Un avant-propos

Le prototype « Dis-Sème la Commune ! » se propose de nouer de nouvelles interactions entre le Théâtre de la Commune et les habitants d’Aubervilliers.

Dire-Semer, c’est mettre en jeu la parole et le geste, le sens et la semence, la culture et la nature, le maintenant et l’horizon. C’est concevoir un schéma de type nouveau, un prototype à venir, de relation créatrice et bourgeonnante, artistique et politique.

Politique parce qu’il s’agit de faire venir au théâtre des personnes qui n’y vont pas alors qu’elles y ont toute leur place.

Artistique parce qu’il s’agit de faire oeuvre de ce mouvement.

Nous proposons d’orienter ce projet vers une ou plusieurs structures sociales, aux prises avec des problèmes réels, concrets, que peuvent vivre certains habitants d’Aubervilliers. Ce pourrait être des structures d’accueil, éducatives, de prise en charge de la précarité, de la petite enfance…toutes celles qui font de l’humain un enjeu central et qui, pour cela, sont ouvertes à des questionnements innovants.

Par cette mise en relation, nous pensons donner au théâtre la dimension la plus noble : celle du « soin » de l’esprit et du corps. La créativité au service du corps social.

Librement inspiré de La Dissémination de Jacques Derrida, ce projet envisage de disséminer le Théâtre de la Commune dans la ville d’Aubervilliers. D’ouvrir, de démultiplier les singularités humaines, mais aussi de sens, de corps, de schémas…du Théâtre de la Commune à la commune d’Aubervilliers afin de créer du commun.

La dissémination permet de sortir du cadre, de l’institution, des lieux de pouvoir : elle institue un hors-cadre, un hors-champ, seul mouvement susceptible d’accueillir les altérités.

Sortir des positionnements binaires (théâtre-spectateurs), exige donc de questionner le cadre du théâtre comme lieu et comme espace mental. C’est de même une exigence fondamentale, celle d’ouvrir les lieux qui abritent les structures sociales.

Nous projetons donc de « faire entrer » ces structures sociales (personnes suivies/accompagnateurs) au théâtre…et de disséminer le théâtre (professionnels des relations publiques/artistes) en leur sein. Nous envisageons ce mouvement en deux temps : tout d’abord jouer le rapport Professionnels des Relations Publiques/artistes pour ensuite ouvrir à la relation théâtre-structures sociales.

En ce sens, le projet porte en germe l’idée de création commune. Nous nous associerons aux artistes programmés au Théâtre de la Commune, soucieux, comme nous le sommes, de relier la création et profondeur humaine. Nous rêvons d’un travail avec des artistes qui donneraient une forme saisissante, sidérante, à ce processus.

Quelle(s) trace(s) aurai(en)t cette ou ces création(s) ? Quelle(s) en serai(en)t la forme ? Représentation théâtrale ? Captation vidéo ? Cela reste à déterminer. Le processus de dissémination empêche de constituer un sens a priori, avant l’expérience que nous pourrions mettre en oeuvre.

Sortir d’une constitution de sens enclavée, rationalisée, parfaitement délimitée, pour permettre au contraire sa circulation au grès des gestes et des mouvements, tel est le sens du projet que nous présentons. Pour reprendre ce mot de Derrida : « Perdre la tête, ne plus savoir où donner de la tête, tel est peut-être l’effet de la dissémination. » Perdre le chef, le sens absolu, ouvrir à des singularités multiples, à des altérités, jouer les différences, s’orienter vers une politique et une esthétique du don…ce pourrait être une merveilleuse chorégraphie !

Un projet participatif complexe

Avec « Dis-Sème la Commune ! », nous proposons de créer une esthétique de la rencontre, celle d’un projet participatif où l’on co-produit de la formulation, où s’inventent des vouloirs, où l’individu s’inscrit dans un processus qui l’invite à expérimenter de nouveaux positionnements.

« Dis-Sème la Commune ! » est donc un manifeste esthétique où l’espace transversal rend possible la rencontre entre l’art et la société, parce que débarrassé des postures de pouvoir qui imposent une esthétique dépassée de la communication descendante.

« Dis-Sème la Commune ! » permettra de ressentir et de penser l’art comme un processus de transformation et d’interroger les nouvelles interactions d’un théâtre public à l’heure de la décentralisation.

« Dis-Sème la Commune ! » permettra la rencontre entre des professionnels des relations publiques, des artistes, des habitants et des professionnels des relations humaines (travail social, éducation).

Ensemble, ils élaboreront ce prototype relationnel qui se déploiera en fonction des processus développés.

Un trio de disséminateurs…

Il y a 10 ans, Pascal Bély, consultant depuis 1994 auprès du secteur public et associatif (Cabinet TRIGONE) créait un blog, “Le Tadorne”, visant à faire entendre une parole de spectateur, à retracer un cheminement de pensée, par l’art, loin des codes de la critique académique.

Sylvain Saint-Pierre, enseignant, et Sylvie Lefrère, directrice d’une structure de la petite enfance, ont rejoint ce projet avec l’intention de nourrir la démarche par la création d’espaces physiques de rencontre avec les spectateurs.

Après une expérience d’articulation entre un service de relations publiques et des spectateurs au Théâtre des Salins, Scène Nationale de Martigues (“Il y a des Ho! Débat!”), puis au Festival Faits d’Hiver à Paris (“Le Tadorne sort de sa toile”), nous avons proposés au Festival OFF d’Avignon, un prototype pour un espace critique interactif et vivant. Le projet “Les Offinités du Tadorne” vise à réunir des personnes de régions, de milieux, et d’âges différents qui ont toutes le souci de travailler la relation humaine.

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Ainsi, en 2014, nous avons  accueilli 8 groupes de spectateurs pour vivre au cours d’une journée, un cheminement, où l’art a été ressenti comme un mouvement, comme un vecteur d’enrichissement de la relation humaine. Deux spectacles (un le matin, un l’après-midi) ont ponctué la journée. La pause déjeuner a inclus un temps de partage au jardin du Cloître des Carmes où le groupe a mis en mouvement ses ressentis, prélude à un temps de création en public, à 17h, au Magic Miror avec le chorégraphe Philippe Lafeuille.

La majorité des groupes ont été articulés aux missions de Pascal Bély auprès des collectivités locales et du CNRS qui visent à penser l’action publique à partir d’articulations créatives (art et projet éducatif global, art et toute petite enfance, art et travail social, art et recherche, …). Avec “Les Offinités”, les processus relationnels par l’art des institutions accompagné par TRIGONE se sont disséminés dans le OFF d’Avignon, pour une pensée complexe en mouvement.

En 2014, nous, Tadornes avons pris connaissance de la lettre adressée par Marie-José Malis, nouvellement nommée comme directrice, au public du Théâtre de la Commune. Le propos était en phase avec le chemin que nous empruntions:

Je crois à l’égalité de tous devant la beauté…Je crois aussi à l’égalité de tous devant le vide de notre époque : il nous faut repartir vers un travail nouveau, dont personne n’a la clé, mais tous la capacité…Maintenant, le monde a besoin de nouvelles formules, de nouveaux lieux véridiques. Et nous, c’est à ça que nous devons travailler, des lieux où se réinvente la discipline du désir, des lieux où se reformule et se réorganise le travail de la pensée….Nous y constituerons donc l’idée que l’art nouveau que nous souhaitons ne va pas sans une population à qui il s’adresse, sans une population dont la vie même sera matière à une nouvelle beauté”.

La lettre était belle et nous renforçait dans notre détermination à oeuvrer avec les spectateurs du OFF. Notre réponse publique à Marie-José Malis était une invitation à la dissémination: “Spectateurs actifs, nous sommes Tadorne lorsque nous œuvrons dans nos activités professionnelles respectives (la petite enfance, l’éducation, le handicap, la chorégraphie du corps social) pour essayer de les faire déborder et de les mettre en relation avec les enjeux artistiques qui nous touchent. Sensibles aux idées, nous cherchons à interroger le propos d’un artiste pour le relier avec un moment vécu. Ainsi, nous espérons décloisonner les espaces et les esprits, ouvrir de nouveaux champs à la perception, instituer de nouveaux rapports entre les acteurs sociaux et artistiques. Car si la société actuelle nous apparaît comme figée, compartimentée, il nous appartient de réfléchir à un nouveau modèle de relation au spectacle vivant.

Nous sommes Tadorne lorsque nous vivons un spectacle et lorsque nous l’écrivons. Mais aussi et surtout, lorsque nous rencontrons d’autres spectateurs, désireux de s’affranchir des postures et des rôles préétablis. Nous sommes donc Tadorne dans notre façon de travailler le collectif, de le mettre en jeu et en mouvement, afin de rendre vivants les arts qui ne le sont parfois plus. Nous croyons, avec la chorégraphe Pina Bausch, que la scène donne à vivre quelque chose d’indéfinissablement doux et profond, qu’on pourrait appeler «tendresse». C’est cette tendresse artistique, non dénuée de virulence parfois, que nous voulons vivre, et que nous voulons partager. Pour ce faire, nous serons des accompagnateurs désireux de faire émerger une nouvelle relation au Off.”

Aujourd’hui, c’est vers la Commune que notre énergie aimerait se déployer. Pour un prototype capable de célébrer les 50 ans de ce théâtre et de réinventer « une discipline du désir ».

La démarche du prototype

Cette démarche est un prototype. Elle sera largement modifiée à l’issue d’un séminaire où l’équipe du Théâtre élaborera une représentation collective de la dissémination et de sa démarche.

Temps 1 – Explorer la commune d’Aubervilliers par les chemins de la relation transversale

Avec les professionnels des relations publiques, nous cheminerons pour devenir des créateurs de relation.

Nous imaginons une immersion créative dans la commune pour vivre une expérience, un parcours artistique, qui nous conduira à dessiner la ville à partir de notre relation à l’art. Nous nous déplacerons là où l’art est en jeu : une crèche, un atelier dans un centre social, une école, un hôpital, un lieu d’art contemporain.

Nous organiserons des espaces inédits de rencontre avec des professionnels des relations humaines, là où cela se joue. Nous établirons des liens entre ce parcours et les spectacles de la programmation du Théâtre. Peu à peu, au hasard des rencontres, le groupe s’élargira, dévoilera un paysage inédit de chemins de traverse redessinant la commune d’Aubervilliers

Marie-José Malis accueillera notre vision du paysage et la mettra en forme, en dialogue.

Cette forme nous permet d’imaginer un théâtre en résidence dans une structure sociale et une structure sociale en résidence dans un théâtre.

Temps 2 –Des rencontres Commune(s)

Les processus d’élaboration de la première forme du prototype nous permettrons  de nous relier au projet d’une structure sociale.

Nous proposons une co-formation incluant les professionnels des relations publiques du théâtre, le management de la structure sociale, les professionnels en travail social, et les  habitants (spectateurs de la Commune et ceux qui ont d’autres pratiques).

La formation visera à formuler un modèle relationnel fondé sur la rencontre entre l’art vivant et les enjeux sociaux du territoire. Dit autrement, nous accompagnerons ce collectif transversal.

Ce sera un projet social global par l’art, dont l’enfant sera le vecteur parce qu’il facilite la communication circulaire, parce qu’il est créateur pour des adultes créatifs…

Au cours de cette formation créative, le groupe dessinera un nouveau paysage de la commune en se déplaçant là où l’art est en jeu.

Un artiste associé mettra en forme l’articulation entre la vision du paysage et le modèle relationnel qui l’accompagne : le projet social global deviendra peu à peu le prototype de « Dis-Sème la Commune ! »

Ce prototype sera en mesure de s’inclure dans le projet du service des relations publiques du théâtre : le groupe imaginera des médiations créatives avec le public, proposera des articulations innovantes entre la programmation de la Commune et le projet social global.

Peu à peu, le prototype se transformera…Une action de communication sur le prototype pourra alors être envisagée…Une pièce d’actualité ?

Temps 3 – Le prototype à l’Oeuvre.

«Dis-Sème la Commune ! » est un bien commun. Il dessine un nouveau service public de la culture. Il est prêt à se transformer encore et encore parce qu’il est un modèle ouvert. A l’image des logiciels libres sur internet, il est la propriété de tous à condition d’en être le contributeur.

Un collectif pilotera la dissémination. Formulons un rêve : le prototype est maintenant au service d’une politique globale qui relie l’art, le travail social et l’éducation. Il est transformateur de société.

Le positionnement des Tadornes

Quels rôles jouerons-nous, nous Tadorne ? Spectateurs acteurs, professionnels couvrant des champs tels que le management, la petite enfance ou l’éducation, nous nous plongerons tout d’abord en immersion pour partager les expériences vécues et participer directement au processus de création. Nous serons dans une position d’accompagnement, non dans une posture illusoire de dépassement ou de résolution des tensions. Notre rôle sera de contribuer à une mise en mouvement créative, aussi bien à l’échelle interne (théâtre, structure sociale) qu’externe (leurs interactions). Nous nous associerons pleinement aux différents acteurs de la chaîne : direction-professionnels des relations publiques-artistes-travailleurs sociaux-personnes suivies.

Pascal Bely est le consultant, l’accompagnateur dans le changement et initiateur de créativité. Il construit l’ingénierie de projet et régule sa dynamique avec la direction de la Commune et l’équipe managériale; il est l’intercoluteur des partenaires institutionnels et associatifs; il anime la formation.

Sylvain Saint-Pierre, enseignant de Lettres Modernes à la fois dans un établissement de type REP (Réseau d’Education Prioritaire) du Secondaire (Collège Paul Eluard, Evry-91), et dans le Supérieur (Université Paris II Panthéon-Assas). Co-auteur du projet,  co-animateur des groupes, il reformulera les processus de changement pour décloisonner les représentations.

Sylvie Lefrere, directrice d’une structure d’accueil de la petite enfance, ville de Montpellier. Co-auteure du projet, elle sera l’exploratrice de nos imaginaires et de nos ressentis, qu’elle mettra en mots dans des écrits de projet pour la Commune et le Tadorne.

Nous évaluons le budget entre 12 000 et 14000 euros, incluant les honoraires de Pascal Bély, les vacations de Sylvie Lefrère et Sylvain Saint-Pierre – Incluant frais de déplacement et d’hébergement. Hors rémunération artistique.

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KLAP, MARSEILLE L'IMAGINAIRE AU POUVOIR LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

“Tutu” de Philippe Lafeuille: Et si la danse m’était contée?

Le Festival OFF d’Avignon va remettre le prix du public 2015 à  “Tutu”  de Philippe Lafeuille.

Sylvie Lefrère revient sur cette oeuvre, vue en avant première à Marseille le 1er octobre 2014.

Pour ouvrir le bal de cette nouvelle saison, je n’ai pas hésité à faire l’aller et retour entre Montpellier et Marseille. La compagnie «Les Chicos Mambos», emmenés par Philippe Lafeuille,  fait son grand retour après «Méli-mélo», succès planétaire. Pour fêter ses 20 ans, elle m’a emporté dans une vague ! Après les intempéries d’il y a quelques jours, la scène de Klap, Maison pour la danse, va m’inonder de flots émotionnels. J’ai rangé ma robe de sirène pour la troquer avec celle en tulle.

Pour ce spectacle, la costumière Corinne Petitpierre a créé les plus beaux tutus que la danse n’ait jamais vu. Ils peuvent être une fine corolle scintillante, ou longs et ronds; en forme de chapeaux, de cygnes; des pompons, en plissé. Ce sont toutes les diversités d’enveloppes qui recouvrent le corps des danseurs. Le tutu en tulle, symbole de la danse, est aussi cette matière fine, transparente, perforée, comme les alvéoles d’une ruche. Le groupe de six danseurs (Anthony Couroyer, Loic Consalvo, Mikael Fau, Pierre-Emmanuel Langry, Julien Mercier, Alexis Ochin) symbolise nos abeilles nourricières, jeunes artisans faits de force et d’humour, magnifiquement célébrés par la  création lumière de Dominique Mabileau. Chacun laisse éclater sa singularité à travers ses muscles tendus, l’expression de son visage. Ils sont uniques et ils font corps, choeur de danseurs qui nous entrainent dans le mouvement de l’histoire de la danse.

Une succession de scène m’enthousiasme. Pour cette avant-première, le public est composé majoritairement de professionnels du spectacle : je le sens vibrer, à l’image d’un mouvement qui s’immisce entre les fines couches de tulle. Les spectateurs respirent de plaisir, laissent éclater librement leurs rires, jusqu’à saluer par leurs applaudissements les notes d’humour jubilatoires et culottées. « Tutu » célèbre la danse, art vivant qui montre depuis quelque temps un propos épuisé sur scène. Ici, les schémas esthétiques habituels explosent pour nous faire entrer dans un lâcher-prise libératoire. Philippe Lafeuille use de sa liberté d’expression sans se soucier de plaire, sans laisser la moindre place au consensus mou. Dans cette course effrénée, la danse se met dans tous ses états. Elle relie, croise, superpose toutes ses formes, classiques, internationales, temporelles, urbaines, sportives, sensationnelles. Elle nous touche dans ce que nous avons été, ce que nous sommes. Le futur s’accroche à l’énergie des danseurs.

«  Tutu » restera gravé dans ma mémoire, car au-delà d’une fresque de tous les états du geste, je traverse mon histoire de danse (adolescente,  le « Boléro» de Béjart m’a ouvert mes émotions dansées). Avec «Tutu», le végétal et l’animal rejoignent l’humain. Je me frotte contre l’ourson bienveillant, je caresse les cygnes omniprésents, je ressens la liberté de l’oiseau migrateur. Je frôle le dos musclé de l’ange qui nous tourne le dos pour mieux nous faire front. L’humour est palpable dans les moindres froufrous, mais il reste toujours sur une ligne fine, à la lisière du cabaret, sans jamais franchir la vulgarité et le déjà vu.

La danse n’est plus le monopole de l’esthétique féminin. Philippe Lafeuille est un chorégraphe qui bouleverse les codes, mélange les genres. Il ose et devient le magicien d’un jardin extraordinaire. Les références au passé valsent, tournent entre les âges et les modes . J’y observe ces corps d’hommes qui se transforment. La grâce des jeux de jambes dans un tango endiablé, qui se confondent  avec celles du rugbyman Néozélandais qui exprime une danse tribale pour se donner du courage et impressionner l’adversaire. Force et séduction deviennent poreuses jusque dans ses représentations les plus classiques. La part du féminin/ masculin est en chacun de nous et nous oscillons dans le paradoxe.

Le lendemain matin, me revient la sublime scène des bébés tutus, premiers corps dansants. Françoise Dolto disait « tout est langage». Philippe Lafeuille prolonge le propos : «tout est tutu…je tutu nous…tout est corps!». Je garde l’image finale des ces boules de tulles colorées déposées sur le plateau comme les cailloux du petit poucet pour éclairer un chemin. La musique du film de Wong Kar-Wai, «In the mood for love»,  flotte dans l’air et pulse le mouvement du cheminement.

« Tutu », c’est nos liens intimes à la danse.

C’est l’image d’une révolution éclatante.

Nous sommes en marche.

Pour une réévolution en tutu.

Sylvie Lefrère – Tadorne.

Photos: Michel Cavalca.

« Tutu » de Philippe Lafeuille. A Klap, Maison pour la Danse à Marseille, en avant-première le 1er octobre 2014 dans le cadre du festival « Questions de danse ».
 
En tournée dans toute la France en 2015-2016
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FESTIVAL D'AVIGNON L'IMAGINAIRE AU POUVOIR Vidéos

Faire tomber les remparts d’Avignon.

En cette fin de journée au village du Off d’Avignon, nous sommes assis en cercle – chacun prend la parole. Une participante ose alors : « Je vous remercie parce que j’ai toujours pensé que le Festival d’Avignon, ça n’était pas pour moi. Dans ma famille, on m’a toujours fait penser que le Festival était réservé à une élite à laquelle je n’appartiens pas. Je n’y connais rien, je n’ai pas de culture. Et pourtant, aujourd’hui, je suis venue à Avignon, j’ai vu des spectacles du Off, j’ai dansé ici. Ça m’a libérée, nous avons fait tout ça ensemble. Alors merci. » L’image revient de son sourire et de son regard espiègle et enfantin, lorsqu’une heure plus tôt à 17h, nous sommes arrivés sous le chapiteau du Off, au Magic Miror. Ce n’est pas la première fois qu’une participante des Offinités manifeste son émotion et sa fierté au moment d’entrer dans ce lieu central du Off. Une heure durant, elle en prendra pleinement possession, accompagnée de son groupe, des Tadornes (Pascal Bély, Sylvie Lefrère, Sylvain Saint-Pierre, Bernard Gaurier) et du chorégraphe Philippe Lafeuille. Ce lieu et ce dispositif agissent alors comme des révélateurs.

Nous sommes le 18 juillet 2014. Il est 9h et nous ouvrons notre 5e Offinité consacrée au lien entre « art et lien social ». A cette occasion nous accueillons Hélène, Marie, Viviane, Alexandra, Pauline, Véronique, Claudine, Ophélie, Dorothée, Claire, Julle. Les premières images pour évoquer le lien entre art et lien social sont celles de la grimace de l’enfant créateur, du tatouage, d’une scène, d’une respiration, du street art, de la Statue de la Liberté, de la Belle et la Bête ou d’une danse africaine lors d’une sortie au Musée d’Orsay avec des enfants. On évoque aussi le frein, la méconnaissance, les stéréotypes…Finalement, nous avons tous l’intuition d’un lien étroit entre art, lien et travail social, alors même que tout tend, dans nos pratiques quotidiennes, à les cliver.

Deux pièces vont nourrir le mouvement de notre journée et de notre pensée : Tant’amati de la compagnie Erika Zueneli, puis Le Prochain Train de la compagnie Les Bandits de grand-moulin. Ces travaux ont pour point commun de présenter deux couples dévitalisés. Un homme, une femme, englués dans la répétition des mêmes gestes, automatiques, désinvestis par la pensée ou les affects. Ils sont pris dans une relation blanche qu’ils ne cherchent pas à colorer de vivant. Ce sont des hommes modernes d’une société désincarnée, dépolitisée, déshumanisée.

Par l’imagination, nous transposons ces relations dans le cadre professionnel du travail social : la bouilloire dans Tant’amati qui menace sans cesse de déborder ou d’exploser; la mécanique des gestes se relie à la déresponsabilisation collective, qui empêche toute décision d’être prise ; le huis-clos renvoie à ce qu’est devenu aujourd’hui le lien social. Travailler avec autrui, c’est former un couple avec la personne que l’on côtoie. Et parfois, la peur de l’Autre étouffe l’envie de l’aider, de l’accompagner comme dans Le prochain Train. Face à la difficulté du quotidien et à la monstruosité de la machine administrative, il peut être tentant de laisser filer la qualité relationnelle et la vitalité des premiers instants. De se retrouver comme une ombre à côté d’une autre ombre. Comment sortir de ce filet de peur ?

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En imaginant des contes à partir de nos associations d’idées et des pièces vues, nous allons tenter de revitaliser ces couples, de recoudre le tissu relationnel. Nous inventons ensuite des mouvements correspondant à ces histoires. Puis, avec Philippe Lafeuille, nous les avons mis en scène. Sous le chapiteau du Magic Miror, le groupe se métamorphose : nous formons des ponts au-dessus des fleuves. Si l’eau est agitée, elle se glisse dans les interstices de la contemplation – nous regardons alors l’horizon avec espérance. Nous passons sous les ponts, mains unies sur la statue de la Liberté que nous élevons vers le ciel : « Il faut faire voler vers le ciel la liberté ! La Liberté doit voler ! » nous dit Philippe. Par des fleurs-bulles, nous réanimons des corps dévitalisés qui se mettent alors à danser. En un mot, nous chorégraphions l’imaginaire pour constituer un corps poétique et politique.

Cette journée est une métaphore du lien « art, lien et travail social ». Elle a permis de déployer une « créativité à tous les étages » : par l’art, l’union est possible au sein d’un groupe dont les personnes ne se connaissaient pas à l’origine. Par l’art, nous pouvons être créatifs ; nous devons juste nous autoriser à l’être, avec confiance. L’art est une nécessité précisément parce que nous faisons face à des enjeux humains complexes, riches et puissants, qui exigent d’autres réponses que les gestes dévitalisés habituellement réalisés. Ces gestes inutiles qui menacent de tout scléroser.

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L’art, c’est la vision et le mouvement qui lui correspond.

L’art, c’est le dépassement de la peur qui recouvre le désir.

L’art, c’est le ré-enchantement du réel lorsque celui est une ombre.

Après cette journée, nous serons des travailleurs sociaux créatifs ou artistes, soucieux d’inventer de nouvelles relations par de nouveaux gestes.

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne.

“Art, lien et travail social” dans le cadre des Offinités du Tadorne, le 18 juillet 2014.
Premier conte
“Il était une fois, un pont. De chaque côté, un homme, une femme.
L’homme vient chercher l’inspiration: des images pour créer son futur spectacle, prendre l’air, chercher de la fluidité.
La femme, chargée de ses outils et de sa lassitude, vient réparer le pont. C’est une tailleuse de pierre.
Du haut de ce pont se dégage une vue magnifique sur le territoire: ils ont une vision globale de ce qui les entoure: les tourbillons du fleuve, les Alpilles, les Cévennes Sauvages…
Chacun dans ses occupations se dérangent: le bruit des pierres que l’on tape, les mouvements du danseur incongru. Ils sont dans une incompréhension réciproque.
Le danseur improvise une chorégraphie sur les rythmes donnés par les coups de marteau. Une chorégraphie énergique se mue en une danse lente et sensuelle lorsque la tailleuse de pierre s’adoucit, se temporise en créant un rythme permettant l’expression du corps.
Le mouvement est beau.
L’été suivant, un spectacle de danse avec une cinquantaine de danseurs de tous horizons se monte sur ce pont. Le spectacle est un écho de cette rencontre.
Sur l’affiche, se trouve l’homme, la femme qui l’observe et s’interroge: vais-je où n’y vais-je pas?
 
Deuxième conte
Il était une fois Dominique et Dominique. Dominique courait tout le temps, tout le temps, sans cesse, en perte de sens permanent.Il va rendre visite, pour une visite à domicile, à Dominique, qui est l’Autre, qui reste à la maison, qui est dévitalisé, qui rêve de voyage. Le téléphone sonne sans cesse. L’Autre reste inerte sur son canapé. Il manque d’épanouissement. Et tout d’un coup, des cris. Un enfant arrive, déguisé en indien. Il réussit à poser une plume sur la tête de Dominique. Dominique le regarde, se met à chanter. Dominique était sur le canapé, prend une autre plume et se met à danser. Ils dansent tous ensemble. A un moment, ils entendent frapper  à la fenêtre. Un cheval ailé apparaît et invite tout le monde sur son dos pour traverser l’Atlantique  afin de se percher sur le bras de la Statue de la Liberté et oublier ainsi toutes leurs colères et leurs frustrations.
 
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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON L'IMAGINAIRE AU POUVOIR

Avignon OFF – Cour d’Honneur.

Des adultes accroupis, repliés sur eux-mêmes, éloignés les uns des autres, mains fermées sur le visage. Debout, des enfants les observent. Ils s’avancent vers chacun d’eux, les prennent par la main et les mettent délicatement en relation. Ces adultes aveugles sont guidés par des enfants-lucioles. Ils forment à présent un cercle autour des petits qui, par ses mouvements de va-et-vient, miment une bouche souriante ou une respiration. C’est une danse. Une procession célébrant la joie retrouvée, sous forme de recherche d’eau. Elle devient frénétique, des cris retentissent. On entend la voix du chorégraphe Philippe Lafeuille : « Le groupe du bonheur regarde le soleil ! ». Le soleil, c’est l’autre groupe. Une enfant-ours avance à genoux, grognant, geignant, et entrainant avec elle une véritable meute qui figure la force du collectif.

“- C’est fou, s’exclame une participante… ! 

– Comment tu fais le fou-fou ? »

En réponse à cette réplique de Philippe, elle prend alors un voile qu’elle fixe sur sa taille, entame une danse traditionnelle, libérant une charge émotionnelle qui semble contenue depuis très longtemps. Cette libération tant attendue contamine l’ensemble : femme enceinte, personne âgée, bébé, enfants. Les mots de Philippe Lafeuille donnent à chacun des acteurs la force d’exister, là, sous ce chapiteau, au milieu des regards d’inconnus. La vulnérabilité, les blessures, visibles par endroits, s’inscrivent dans cette dynamique, comme chez cet enfant hyperactif devenu « petit poids sauteur » joyeux, ou chez cette femme, que la fatigue due à la chaleur et au ramadan n’empêche pas de danser, encore et encore. Dans les yeux, dans les gestes, avec force et intensité : « Nous existons ! »

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Nous sommes au Magic Miror, village du Festival Off d’Avignon, pour l’Offinité n°2. Cette nouvelle journée accueille des parents-enfants de la ville de Vitrolles, principalement des femmes avec leurs enfants de 2 à 10 ans. Elles sont accompagnées pour l’occasion des travailleurs sociaux, professionnels de la parentalité, qui les suivent au quotidien, réunis dans le réseau Vitrolles Réseau Familles. Des professionnels donc, mais aussi des bénévoles, tous immergés pour l’occasion dans le processus de la journée, qui consiste à vivre avec ces familles deux spectacles du Off ponctués de moments d’échanges. Avec l’équipe des Tadorne (Pascal Bély, Sylvie Lefrère, Sylvain Saint-Pierre), ils articulent leurs ressentis esthétiques et ce qu’ils vivent au quotidien.

Dès le matin, elles sont arrivées en Avignon chargées de soucis du quotidien et de sourires timides, mais aussi de sacs à dos remplis pour la journée. Elles, pour qui c’est le premier Festival et peut-être les premiers spectacles. Leurs yeux brillent déjà à l’idée de vivre cette journée, même si certains à cause du ramadan avaient eu une nuit courte.

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Sur le chemin conduisant au premier théâtre, les enfants ont les yeux grands ouverts et les mains tendues pour effleurer joyeusement les affiches ou saisir les tracts. Ils récoltent pour se souvenir, garder une trace. Deux petites filles portent le lourd catalogue du Off pour choisir à la maison avec leur grand mère et revenir ; déjà l’envie d’un retour…

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La montagne écrit par Aurélie Namur, mis en scène par Florence Bernad, va nous entrainer dans un voyage initiatique. Comment deux êtres différents, un ours et une biche, vont cheminer sur un territoire, en se fédérant par la confiance. La danse de Mickaël Frappat oscille sur la scène couvrant les moindres espaces. Notre imaginaire scrute à travers les branchages et monte sur le mur d’escalade. La douceur du plateau enveloppe les spectateurs adultes et enfants dont les corps, tendus, droits, sont à l’écoute. Alors que la pièce évoque un monde séparé en deux par l’autoroute A7, comment ne pas faire de lien avec ces spectateurs venus de Vitrolles, ville elle-même coupée en deux par cette voie rapide et longtemps clivée politiquement ?

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L’après midi, “Splatch” de la compagnie « Les déménageurs associés », va agir comme un rafraichissement. Les jeux aquatiques, tout en lâcher prise, conduisent les spectateurs sur une petite embarcation imaginaire, les faisant naviguer face à ces deux femmes clowns.

Tout au long de la journée jusqu’au moment avec Philippe Lafeuille, Tadornes, familles, professionnels de la parentalité, nous avons travaillé le geste comme sens et comme «soin» : prendre soin de l’autre, lui accorder de l’attention, s’associer à son mouvement propre, adoucir ses peines, lui faire éprouver de la joie.

Nous nous quittons les yeux brillants, en ayant le sentiment que cette journée est passée trop vite. Après la qualité intense de ce vécu, comme des enfants, nous voulons déjà recommencer, encore et encore.

Toutes les villes devraient créer des dynamiques comme celle ci pour sa population.

L’art vivant nous offre la possibilité de vivre ensemble, en créateurs.

L’art politique et intime dans un même mouvement.

Sylvie Lefrère – Sylvain Saint-Pierre  – Tadornes

Parents, enfants, que voyons-nous ensemble?” a été présenté dans le cadre des Offinités du Tadorne le 12 juillet 2014. Prochains rendez-vous:

Le 14 juillet, « le OFF des spectateurs passionnés »: ils sont infatigables, engagés, explorateurs, curieux et le feront savoir. Rendez-vous à 9h à Utopia.
Le 16 juillet, « le vrai OFF des manageurs et des chercheurs »: ils animent des équipes, bâtissent des projets, cherchent dans des univers complexes et s’inspirent des esthétiques théâtrales. Rendez-vous à 9h au Village du Off.
Le 18 juillet, « Le bel OFF du lien social »: enseignants, travailleurs sociaux, éducateurs, créateurs ….L’Humain est leur quotidien, l’art est leur outil pour donner voir de prés et de loin. Rendez-vous à 9h au Village du Off.
Le 20 juillet, « Spectateurs étrangers, spectateurs français: croisons nos regards ». Le OFF, premier festival de théâtre au monde, fera entendre une vision croisée de la création contemporaine française et étrangère. Rendez-vous à 9h au Village du Off.
Le 22 juillet, « Le grand écart du OFF »: les uns ne voient que du théâtre; les autres que de la danse. Et si on inversait? Rendez-vous à 9h au Village du Off.
Le 24 juillet, « Le OFF est-il IN? »: les uns vont au In et au Off, les autres vont au Off et au In. Écoutons nos curiosités. Les cloisons sont étanches! Rendez-vous à 9h au Village du Off.

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KLAP, MARSEILLE L'IMAGINAIRE AU POUVOIR LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

Klap…Silence…

Puis-je imaginer ma vie sans la danse ? Il m’arrive parfois de ressentir ce cauchemar, de paniquer à l’idée de ne plus rien écrire sur elle; de la laisser, pour me détourner de moi, de vous. Ce soir, Klap, Maison pour la Danse à Marseille, programme «Stimmlos» d’Arthur Perole. Trente kilomètres me séparent et je dois dépasser ma fatigue accumulée depuis 10 jours. Je ne le connais pas. Juste qu’il vit dans les Alpes-Maritimes, département du bout du bout où la danse cherche sa place au milieu du stress, des paillettes et des barres verticales…En silence…

Klap m’accueille. Mais auparavant, j’entre dans le noir inquiétant d’une rue où les ombres s’affolent au rythme des musiques entremêlées avant d’inhaler les fumées d’un public à l’entrée qui semble attendre le DJ ! A l’intérieur de Klap, l’atmosphère orangée du hall m’apaise. Dans quelques minutes, cinq danseurs étireront le temps, régleront la lumière sur l’aube, propulseront le plateau en terra incognita et m’immobiliseront dans une écoute sans limites.

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Je comprends très vite que le silence provoqué par «Stimmlos» n’est pas décrété. Qu’il se fabriquera pendant cinquante minutes. Qu’il imposera le sens de l’art, même lorsque les sons de la rue tenteront de se faire entendre. Ici, le silence est une émergence du groupe, voire d’un gouffre d’où partent les effluves de nos terrains devenus trop marécageux, à force d’être piétinés bruyamment par nos pas insensibles. Le silence a sa lumière : un soleil levant, à peine couché, pour que la danse éclaire les ondes de danseurs magnétiques. Trois femmes et deux hommes m’invitent à ressentir le silence pour penser le corps ; à détourner le regard pour plonger dans les méandres de leurs gestes où la danse prolonge l’incertitude vers l’inconnu: avec eux, rien ne s’arrête, tout se faufile, défile, file, vers l’écoute.

Je ne cesse de créer mes dialogues intérieurs: lorsque Mathieu Patarozzi, homme peuplier, étire ses branches, disparaît dans son feuillage puis se courbe vers la terre tel un oiseau de bel augure, j’entends la forêt se peupler par la renaissance des quatre autres. Lorsque Steven Hervouet déploie peu à peu les ailes de sa danse vers l’envol de nos utopies, je l’entends qui s’approche du vide créatif créé par le quatuor. Lorsqu’Éva AssayasMarie Barthélémy etAriane Derain étirent leurs corps pour creuser la profondeur du plateau, j’entends deux danseurs qui bâtissent l’espace pour que l’écho soit un mouvement vers nous…

Lorsque tout se fait entendre, «Préludes» de Richard Wagner poursuit la belle œuvre. Cette musique en habits noirs, éclaire les chemins complexes du silence où s’aventurent les danseurs avec élégance. J’y vais aussi. Lorsqu’on y est, Wagner se retire comme à marrée basse, laissant les danseurs pieds à terre, mains en l’air, bras en pinceau pour redessiner les corps pétris de silence. J’y suis, habité par tous leurs gestes. Par vague, j’entre et me retire. Je suis submergé par cette danse de l’écume d’où surgissent des tableaux qu’un vent wagnérien disperse au-delà du plateau pour propager le silence du beau.

Arthur Perole m’a relié à la danse de l’art. Je l’ai écouté comme rarement il m’a été donné de le faire. Cet artiste doit savoir ce qu’il en découle de proposer une danse où les ponctuations font la phrase, où le geste est un mot virgule.

«Stimmlos» est une grande œuvre de danse.

Klap, Klap !

Pascal Bély – Le Tadorne

« Stimmlos » d’Arthur Perole à Klap, Maison pour la Danse à Marseille, le 7 février 2014. Puis au Festival Faits d’Hiver à Paris les 10 et 11 février 2014.
Crédit Photos: Nina Flore Hernandez.
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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR

Viens voir les psychanartistes. Voir les comédiens. Voir les magiciens. Qui arrivent.

Il m’en faut de l’énergie pour faire le voyage jusqu’à Saint Paul de Vence. À cet instant, je ressens ce même désir mêlé de crainte et de courage quand, pendant dix années, je partais vers ma psychanalyste.  À Saint-Paul, des «psychanartistes» donnent rendez-vous à une assemblée de spectateurs pour une après-midi «hors cadre», savamment intitulée «du réel à la performance par la dérision». Tandis que le cynisme fait office de pensée et se propage à la vitesse d’une contamination virale, il est vital d’entendre une théorie en mouvement; nécessaire de ressentir la psychanalyse comme acte de création; urgent de décloisonner et de relier l’art à ce qu’il y a de plus complexe: l’humain. Organisé par l’A.E.F.L de Nice (Association d’études de Freud et de Lacan), ce rendez-vous qui réunit sur le plateau psychanalystes et artistes dans une ambiance cabaret des années folles, se veut un brin provocateur.

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Précédée par la danseuse Vanessa Lou Zouan, Catherine Méhu, psychanalyste, s’avance vers nous, sort d’un cadre en veillant à ne pas trébucher:

«Le rire, c’est sérieux / La dérision, c’est… vital / Le réel, c’est…/Le cadre, ha ! Le cadre/ Le cadre, c’est incontournable / Et c’est contournable / Ça se lit entre les lignes. / Entre les lignes, Qu’est-ce que c’est? / Entre les lignes/ C’est une création / Un hors cadre de psychanalystes / Un hors cadre d’artistes / Un hors cadre anarchiste? / Pour des psychanalystes ? / Pour des artistes ? / Pour des « psychanartistes » alors /Pour des psychanartistes »

Ce rendez-vous verra se succéder textes, danse, musiques, chants, performances. Il est un  « cadre vide / On l’invente toujours / On le traverse / Et on le déplace/ Un espace de liberté ». Cette rencontre entre la psychanalyse et l’artiste souvent suggérée sur les scènes de théâtre européennes, prend ici corps sur ce divan du monde, dans cette « liberté créatrice / Comme une circularité / Entre matière et forme / Entre rigueur et ouverture / Entre les lignes…D’une position hybride / afin que quelque chose surgisse à l’intersection. Ils s’émancipent de leurs disciplines / Pour aller vers cette démarche créatrice. Le psychanartiste est un créatif en puissance il mène une recherche outreligne /…/C’est une recherche  / C’est une mise en commun  / C’est une réflexion autour d’un thème.  / C’est une mise en acte de textes /…/ Une performance de psychanartistes. »

Tout est dit sur cette rencontre entre l’art et la manière, entre mots et gestes, du non-dit dans du dit, du ça dans le sur moi ! Très rapidement, la jubilation me gagne tandis que vient toquer à mes rationalités, la langue déconstruite de Valère Novarina interprétée avec  profondeur par Olivier Lenoir. N’est-elle pas métaphore du langage du patient, de ces associations d’idées et de mots qui éclairent la réalité psychique ?

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Quelques séquences plus tard surgit une image. L’Image. Nora Lomelet et Jean-Louis Rinaldini font un arrêt sur hommage à Jean-Luc Godard en interprétant le dialogue improbable entre le cinéaste et une femme égarée dans un néant d’apparence troublée par ses ailes du désir…À cet instant précis, je ressens les forces contraires qui nous propulsent vers l’émancipation, la liberté, «le renoncement de soi pour l’avancement de soi-même» (Louis Jouvet)

L’acteur Fabien Duprat est exceptionnel en oiseau quand il s’inclut dans le film de nos images dissociées . Sa farandole de mots empruntés à Boby Lapointe redessine son visage qu’une heure plus tard, son corps  est “irradié” et désarticulé par les logiques des systèmes totalitaires. Il  y a urgence à rappeler que le corps est langage.

Autre rencontre…fictive cette fois-ci entre Adolf Hitler et Sigmund Freud. À partir d’un extrait de «Vienne 1913» d’Alain Didier-Weill, les comédiens Frédéric de Goldfiem et Jonathan Gensburger incarnent les liens entre la psychanalyse et l’art. On y décèle le regard que portait Hitler sur le rapport entre contenant et contenu, signifié et signifiant,  forme et matière…

À ce duo d’hommes, répond celui de deux femmes irradiantes : l’actrice Gianna Canova et la psychanalyste Nora Lomelet. L’une est complice d’un pouvoir totalitaire ; l’autre en est la victime. Côté à côte, seuls leurs visages sont éclairés. Tout les oppose…et pourtant. Entre dictature et résistance, qu’entendons-nous de cette humanité qui se débat avec ses démons et ses forces vitales ? Elles sont côte à côte et ne forment qu’une seule entité : le théâtre, espace unique, capable de convoquer des spectateurs pour ressentir la dualité entre dictature et liberté.

Saluons la performance tout au long du spectacle de la psychanartiste  Michèle Zuntini guitariste  classique qui s’est collée à la retranscription à la guitare de Boby Lapointe, à l’accompagnement de la mezzo soprano Isabelle Gioanni, au tango avec Gianna Canova, et d’autres créations musicales mais surtout saluons la pour son texte “Silenzio” lu par “l’irradié” qui montre son talent d’écriture.

À quelques minutes de la fin, ensemble, attablés, les psychanartistes commandent leur repas à partir d’un menu concocté avec les œuvres de DaliLes entre-plats sodomisés» (viandes), «Les spoutniks astiqués d’asticots statistiques»). Je me lèche déjà les babines à l’idée de déguster ces mets et d’y retrouver mon enfant créateur. Il est ici, là, plus loin…Mais, croyez-le, bien réel.

Pascal Bély – Le Tadorne.

«Du réeel à la perform ance par la dérision», une mise en scène de Fabien Duprat avec Élisabeth Blanc, Catherine Méhu, Vanessa Lou Zouan De, Olivier Lenoir, Michèle Zuntini, Herns Duplan, Isabelle Gioanni, Daniel Cassini, Nora Lomelet, Jean-Louis Rinaldini, Fabien Duprat, Frédéric de Goldfiem, Jonathan Gensburger,  Roger Holtom, Gianna Canova, Catherine Fava-d’Auvergne. Au Centre Culturel de Saint-Paul-de-Vence le 29 juin 2013.
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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES L'IMAGINAIRE AU POUVOIR Marseille Provence 2013 OEUVRES MAJEURES Vidéos

J’me fais mon cinéma.

Est-il possible que le cinéma puisse émerger du théâtre ? Depuis trop longtemps, j’ai subi l’image sur un plateau où la vidéo est venue se plaquer pour remplir le vide d’un propos égaré. Trop souvent, le numérique s’est imposé pour que je lâche le théâtre au profit d’effets spéciaux très spécieux. La liste serait trop longue à dérouler de tous ces spectacles dits hybrides qui ont noyé le sens dans la forme. Il est d’ailleurs troublant de constater que ce mouvement «moderne» se prolonge aujourd’hui à Marseille où une Scène Nationale nous propose des ballades sonores, de dormir au théâtre (si, si), où le « Off » de Marseille Provence 2013, installe un campement…Dans un article pour le Monde, le philosophe Alain Badiou écrivait: «Les modernes eux-mêmes ont énoncé que tout art authentique devait en finir avec la représentation, se tenir au plus près du dynamisme vital dont les corps sont porteurs et abolir la funeste distance entre acteurs et public, scène et salle, afin de fonder un collectif festif où tous auront indistinctement leur place active. L’idée fait ainsi son chemin d’un “théâtre” sans aucune théâtralité, d’un théâtre qui abolit le théâtre. Religion contemporaine, peut-être, que ce désir éperdu de se confondre avec le réel nu de corps que rien ne représente, et qui ne représentent rien.»


Mais fort heureusement, des artistes pensent le théâtre comme un art global. Il me revient en mémoire le spectacle éblouissant de l’Allemande Katie Mitchell au Festival d’Avignon en 2011 où «Christine, d’après Mademoiselle Julie» librement adapté d’August Strindberg fut d’une telle virtuosité qu’elle m’avait permis d’être l’auteur de mon cinéma théâtral ! Le film s’élaborait en direct, sans montage, car le théâtre ordonnait tout ! Toute la machinerie n’était qu’au service de la poésie pour entendre et comprendre la douleur de Christine.


L’an dernier, toujours au Festival d’Avignon,  Markus Öhrn  dans «Conte d’amour» avait osé la vidéo pour projeter l’horreur qui se déroulait dans la cave où Joseph Fritzl séquestra pendant vingt-quatre ans sa fille Élisabeth et trois des enfants nés des différents viols incestueux. Comment transposer une telle horreur au théâtre si ce n’est en «déréglant» le système de la représentation? Pour que cela soit suffisamment mis à distance pour nous toucher, Markus Öhrn n’avait pas le choix: la cave, floutée par une bâche de plastique, était la scène où le cinéma se fondait dans le théâtre pour rendre compte de la violence de cet amour (et de la créativité qu’il génère pour le bourreau et les victimes). Sans ce cinéma d’art et d’essai, point de théâtre de corps, d’objets, de marionnettes et de refrains musicaux.

Récemment, l’image a surgi du théâtre sans aucun artifice technologie particulier (si ce n’est un ordinateur qui explose à la fin, un congélateur qui se déplace en fonction des vibrations de son moteur déréglé !).  C’était au dernier Festival des Arts de Bruxelles. Le metteur en scène Belge Claude Schmitz y présentait «Mélanie Daniels», protagoniste du film d’Alfred Hitchcock, «Les oiseaux», incarnée à l’époque par Tippi Hedren. Ici, il ne s’agit pas de transposer au théâtre ce chef d’œuvre cinématographique, mais de vivre le processus de création d’une improbable suite où émerge, à la fin du spectacle, l’Image, celle produite par le théâtre et co réalisée par l’inconscient groupal d’une salle de spectateurs attentive, rieuse et sidérée.

Il faut imaginer une équipe de tournage à l’œuvre, mais désœuvrée, parce que rien ne va: le metteur en scène est en panne d’inspiration, l’attachée de production se détache trop, le technicien du son subit le goutte à goutte d’une fuite d’eau. Pendant de longues minutes, j’erre avec eux, ne sachant plus très bien à qui et à quoi me raccrocher. Tous régressent, à l’image de leur goût immodéré du freeze que l’on puise dans un congélateur, métaphore d’une malle à jouets pour adolescents dépressifs. À cet instant, la création théâtrale est embourbée dans une vision mélancolique du monde (autocentrée et infantile) prisonnière de ses pulsions de contrôle: comment ne pas penser à cette génération d’artistes qui, n’ayant rien à dire, occupe le théâtre plutôt que de s’occuper du théâtre…Ainsi, Claude Schmitz ose décrire le processus par lequel la création s’enlise (lire à ce sujet, un article écrit lors du dernier Festival d’Avignon: l’inquiétante dérive d’un certain théâtre français). Mais parce que tout est complexe, il ne lâche rien, nous propose une autre image, celle qui s’élabore, presque à notre insu: le premier niveau narratif peut bien s’effondrer (au sens propre!), le second, celui où l’art émerge, apparaît peu à peu: les corps lâchent, l’esprit vagabonde pour se perdre dans la vision burlesque de Chaplin, le bruit du vol des oiseaux nous surprend par derrière (comme un rêve éveillé), la figure mythique de l’actrice Tippi Hedren erre, rode…

Le théâtre se fond lentement dans l’univers d’Hitchcock, de la profondeur horizontale du plateau vers ces fenêtres en fond de scène où je projette mes désirs. C’est drôle et grave comme si le sens n’était pas seulement dans l’histoire d’un collectif qui peine à filmer, mais ailleurs, dans ce cheminement où le théâtre nous guide vers le cinéma, où il est l’art de l’art. Peu à peu, l’œuvre d’Hitchcock se prolonge: Claude Schmitz ne propose aucune suite, mais la relie dans un nouvel espace mental pour et vers le spectateur où le cinéma ne se “fabrique pas”, mais où l’Image est une émergence d’un traveling théâtral.  La dernière scène me plonge dans une mise en abime, dans un océan de beauté, où je m’émancipe de la narration, où l’art de Claude Schmitz m’aide à ressentir ce lien si particulier à la scène.

À cet instant précis, alors que le public lui fait un triomphe, cet homme me réconcilie avec la modernité où n’est image, que théâtre.

Pascal Bély – Le Tadorne

Mais encore…

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Toujours au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles ; toujours au sujet du cinéma. L’œuvre théâtrale de Mariano Pensotti, «Cineastas», sera présentée au prochain Festival d’Automne à Paris. Ici, le théâtre et le cinéma cohabitent dans un même espace vertical. Au premier étage, le tournage…au rez-de-chaussée, la dramaturgie de la vie de l’auteur. Il faut imaginer quatre cinéastes argentins, qui ne se croisent jamais, où le spectateur est positionné comme témoin de la genèse de leur film…où leur intimité se joue au rez-de-chaussée tandis que le film s’élabore au premier étage. Ainsi, chaque acteur passe du rôle de cinéaste à celui d’acteur d’un autre film sans aucune rupture de temps!

Le scénario cinématographique de chacun se métamorphose à mesure que le théâtre met en scène la complexité du rapport entre leur visée d’artiste et l’intimité de leur vision. Le cinéma est alors objet d’analyse (ou objet de l’Analyse…) et nous permet de nous projeter à deux niveaux en même temps : la narration et l’écriture de l’histoire entre le cinéma et le théâtre. Ainsi, le spectateur est en permanence sollicité pour faire les liens entre ces quatre «mises en scène», le contexte historique (celui de l’Argentine, de la Russie, …) et le processus par lequel l’image nait du théâtre. C’est palpitant, enivrant et enthousiasmant de constater que la scène est décidément l’un des rares espaces où se pense et s’élabore la complexité.

Crédit photo: © Jorge Macchi

Plus loin encore…

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C’est à Marseille. Dans le cadre des propositions de la capitale culturelle. Je suis pris dans les embouteillages. Soudain, le quartier de la Belle de Mai se révèle. À l’approche d’une école, sur les murs, deux pans photographiques se dévoilent. Un groupe d’enfants entre dans le même mouvement à soixante années d’écart. C’est subjuguant. Mais je n’ai encore rien vu. Sur le toit panorama de la Friche Belle de Mai, je découvre le travail du photographe JR en plusieurs dimensions. Il a séjourné dans le quartier pour révéler sa mémoire, à partir de groupes d’enfants photographiés à des époques différentes. Les murs opèrent le dialogue. La mémoire du dedans des appartements semble surgir vers l’extérieur, vers nous. L’histoire dessine une nouvelle architecture du quartier pour une modernité qui relie les générations. C’est fascinant. JR  photographie le peuple et le propulse sur la scène pour une urbanité poétique. L’Image surgit à l’articulation de la photographie d’art, de la mémoire collective et de notre destin commun. Chapeau l’artiste.

 Crédit photo: © wonder brunette
 
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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR LES EXPOSITIONS LES JOURNALISTES! Marseille Provence 2013 OEUVRES MAJEURES Vidéos

Deux Tadornes au Week-end d’ouverture de Marseille Provence 2013.

Au lendemain du week-end d’ouverture de Marseille Provence 2013, le journal de 7h30 de France Inter fait le bilan. Après une semaine de grève, l’envoyé spécial de la station semble bien bien mal diposé pour oser faire un tel bilan (à écouter, en bas de cet article).  Notre réponse à ce reportage baclé…

Nous débutons ce week-end d’ouverture par l’exposition «Ici, ailleurs » à la Friche Belle de Mai. Ce choix n’a rien du hasard. C’est un lieu brut où tout se reconstruit, à l’image d’une ville en chantier, en métamorphose. À peine entré, notre regard sur l’art est partout: les murs investis par les grapheurs, le bleu de l’escalier, l’ouverture des fenêtres sur le dehors, les œuvres plastiques sur la terrasse…Nous désirons découvrir autrement la ville et nous reviennent ces habitants d’Istanbul, emmenés par la plasticienne Sophie Calle, qui voyaient la mer pour la première fois. Nous  avons peut-être le même regard qu’eux…

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Il y a foule, celle des grands jours. Nous semblons tous assoiffés d’art comme si nous étions privés depuis trop longtemps de ces rassemblements qui font l’âme d’une ville. Nous sommes excités d’être là : nous avons tant attendu!

«Ici, ailleurs» est un chemin qui, d’étage en étage, nous conduit  sur une terrasse, espace de reliance entre la mer et l’art. L’exposition nous immerge dans la pensée méditerranéenne, celle qui autorise tous les liens pour appréhender autrement le monde. Elle est composée d’archipels où nous accostons. À l’entrée, les aquarelles sur papier d’Etel Adnan, de Bouland al-Haidari et d’Issam Mahfouz accueillentdes poèmes arabes qui, telles des partitions de musique, invitent à relier tous les arts…

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Les boules de verre soufflées de Mona Hatoum séduisent les enfants qui osent les toucher. Le rouge de ces cœurs palpitants et légers  déborde des cages d’où ils refusent d’être enfermés. La case de la norme est refoulée, tel un appel du large,  à l’image de l’exceptionnelle vidéo d’Ange Leccia  («Traversée»). Du bateau qui relie le continent à la Corse, nous longeons les côtes pour entrer dans les terres brûlées de la Syrie, pour écouter la profondeur de la voie démocratique des chanteurs corses…Cette traversée nous trouble tandis qu’apparaissent des images de femme – madones, conférant à ce voyage un caractère quasi spirituel : la méditerranée se rêve, se défend, se prie,…

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Elle est une pensée qui accouche, à l’image de la «Virgo Mater» de Javier Pérez, l’une des œuvres les plus fortes de cette exposition. Composée de résine et de boyaux de porc séchés, elle vient vers nous, prête à se dévoiler. L’espoir est là : nos conquêtes laïques, sociales et culturelles ont métamorphosé le religieux. Comment ne pas voir dans ces tissus de porcs, le biologique prêt se fondre dans la culture ? Oui, au mariage pour tous…!

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Oui, à la jeune démocratie tunisienne ! Même si sa force révèle une fragilité qui fait frémir. Le cube de confettis de l’Italienne Lara Favaretto peut à tout moment s’effondrer. Hommage à la Tunisie, cette œuvre côtoie les glaçantes chaises de Jannis Kounellis. Certains visiteurs passent à côté d’elles,  fascinés par le cube. Pourtant, la nuit des longs couteaux menace…

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Le même effroi nous saisit tandis que nous approchons de «la Mer échevelée» d’Annette Messager où un bateau prêt à échouer s’engouffre dans cette étendue menaçante. Des ventilateurs provoquent les vagues, à moins qu’ils n’animent les cœurs essoufflés de Nona Hatoum. Cette œuvre forcément vivante évoque la mort de ceux qui ne sont pas revenus des voyages entre les rives. Bouleversant…

À la sortie, nous voilà penseurs méditerranéens ! Mais il nous faut maintenant partir. Une course commence pour rejoindre le centre-ville et ses clameurs de 19h. Tels des lapins blancs de Lewis Carroll, nous ne cessons de scruter notre montre. Stratégie oblige, nous abandonnons la voiture pour nous engouffrer dans les tunnels du métro pour respirer ensuite sous le ciel noir de l’hiver. L’air frais glisse sous nos joues rosies par l’excitation. Des panneaux roses  parsèment notre trajet. L’humain est partout ! Ponctuellement nous échangeons avec des personnes au gilet rouge qui nous donnent des programmes et des explications ; le public venu d’ici, ailleurs côtoie des gendarmes presque  souriants, habillés comme des Robocops.

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Nous longeons la côte, comme si c’était la première fois, fascinés comme des enfants par ces bâtiments éclairés (La cathédrale de la Major, la Villa Méditerranée, le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée –Mucem-,…). Les grues nous tirent, le paquebot nous embarque, les nouvelles constructions nous invitent et l’espace piétonnier  nous englobe tous dans une même dynamique : un vivre ensemble joyeux.

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Le MUCEM dessiné par l’architecte Rudy Riccioti nous évoque le cube de confettis de Lara Favaretto…À moins qu’il ne soit le cœur battant de Mona Hattoum sous la mer échevelée d’Annette Messager. Il englobe déjà le propos artistique de la Friche ! Sa dentelle de béton prête à fondre se pare de lumières et nous laisse entrevoir qu’il sera l’un des plus beaux musées du monde. La mer est d’art et l’œuvre est mer tandis que les bateaux semblent hésiter entre accostage et traversées. Ange Leccia est du voyage…

Nous poursuivons. L’air est léger et nous décidons d’accoster, dans le Panier, pour y écouter la clameur des minots. Car ici et comme dans de nombreux quartiers, artistes et habitants se sont préparés pendant de longs mois pour que leur clameur fasse disjoncter la ville ! Accoudés à un mur, nous attendons ce que ces enfants ont à nous envoyer comme signal…À 19h, de leur mégaphone de papier roulé en cône symbolisant différents animaux, ils hurlent en suivant les indications de leur chef d’orchestre, Miss Paillette. Mais on aurait pu créer d’autres musicalités nées de l’imaginaire des enfants.  Le black-out de la ville prévu par les organisateurs est amoindri, mais les claquements des feux d’artifice illuminent le ciel de part et d’autre. Les pieds ancrés dans le sol, nous sommes aspirés vers le ciel où les étoiles sont autant de rêves pour le futur.

Sur le port, la foule nous emporte, puis nous fait très vite barrage.  Nous trouvons un havre pour nous  restaurer, chez Annie. Plat unique: la pizza. Le patron est soutenu derrière le zinc de son bar. Le pastis semble avoir eu raison de lui. L’œil brillant, il nous dit oui à tout. Et nous attendons nos boissons….une demi-heure…Puis la faim se fait sentir. L’allégresse de la fête est plus forte et nous engageons de joyeux échanges avec nos voisins, jusqu’à toucher tous les clients  du restaurant. Rassemblés dans cette attente, nous patientons en dynamique…Nous sommes bien à MarseillEU, où on prend le temps…1h30 après, la pizza arrive, arrosée d’applaudissements et de rires.

La griserie du vin nous porte ensuite vers la place du cours d’Étienne d’Orves, où des anges de la compagnie Studios de Cirque nous guettent du haut de leur mat…Ils glissent le long de filins et nous déversent copieusement des plumes blanches. Les Tadornes ont le cou tendu, vers ces aiguilleurs de projets, reliants, fédérateurs… Dans notre Europe en crise, dans la ville phocéenne, le temps se suspend, en levant tous les soucis. Cette place se transforme,  dans un lent processus, en parc immaculé. Les lumières nous éclairent, tout comme la villa Méditerranée. Sommes-nous à Marseille, Istanbul, Rome, ou Lisbonne? Nous voilà immergés dans une Méditerranée universelle. L’ange Bibendum flotte, comme pour nous protéger et absorber nos craintes.

Du sol, du ciel, la profusion des duvets explose, autant que les fusées des feux d’artifice ; autant que nos désirs…Nous sommes recouverts de blanc, tels de jeunes volatiles, près pour les premiers battements d’ailes;  la légèreté nous épouse et pousse nos corps à bouger dans un bal collectif. Au son de la musique, nous ondulons ensemble et dansons sans fin.

Le cap de l’année culturelle est lancé: soyons libres et légers, vers des vols nouveaux ! Marseille, port de tous les voyages. Ici, ailleurs…

Sylvie Lefrere – Pascal Bély – Tadornes.

à partir de 7’15

“Ici, ailleurs”, Exposition inaugurale de la Tour-Panorama et l’année Capitale à la Friche Belle de Mai, du 12 janvier au 31 mars 2013

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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR OEUVRES MAJEURES PETITE ENFANCE Vidéos

En 2012, l’enfant phare.

En 2012, les plateaux m’ont offert de multiples opportunités  pour questionner  mon rapport à l’enfance et faire confiance au sensible pour ouvrir ma relation à l’art.

En premier lieu, je dois ce travail à Christiane Véricel et sa compagnie Image Aigüe. Avec sa dernière création, «La morale du ventre», adultes et enfants y incarnaient la mondialisation sur le plateau. À l’hyper globalisation qui dilue tout, elle a joué de sa focale pour ressentir dans le regard joyeux des enfants, la gravité du propos: en 2012, la faim a été un fléau. La libéralisation du commerce n’y a rien fait. Alors, elle a dénoncé en énonçant son art théâtral global: la musique pour border les corps dans les pas de danse, le silence pour ourler les ombres, les mouvements pour nourrir la fluidité de la mise en scène et créer des espaces de liberté. La création sera en tournée en 2013. C’est un moment précieux à ne pas laisser passer.

Dans «When the mountain change dits clothing» d’Heiner Goebbels, elles étaient quarante adolescentes à la voix de cristal (toutes appartenaient au Vocal Theatre Carmina Slovenica). Elles ont occupé toute la scène pour la métamorphoser à l’image de ce passage escarpé de l’adolescence au monde adulte. Heiner Goebbels leur a offert l’espace dont nous rêvions à leur âge: tout peut se dire tant que l’écoute est là; tout peut se jouer pourvu que la liberté soit célébrée; tout peut changer parce que rien n’est inéluctable. «When the mountain change its clothing» est une œuvre délicate, envoutante, émouvante et pour tout dire, utile.

Dans «Jours étranges», sous la direction de Catherine Legrand et d’Anne-Karine Lescop, ils étaient neuf adolescents à reprendre l’une des œuvres majeures de Dominique Bagouet. Avec une présence étonnante, un doux mélange de respect et d’affranchissement, ils ont démontré qu’une transmission pouvait être joyeuse et généreuse.

«L’alphabet des oubliés» de Florence Lloret fut une œuvre d’une belle texture. Son univers onirique a permis aux petits et grands d’écrire des poèmes dans une relation éducative bienveillante, accueillante, formatrice, ferme et ouverte sous la plume protectrice du poète de Patrick Laupin.

Certes, ce n’étaient pas des enfants, mais des acteurs handicapés mentaux. Pourquoi penser à l’enfance avec «Disabled Theater» de Jérôme Bel ? Peut-être parce qu’elle permet de  réduire la distance pour que la danse aille au-delà des codes usés de la représentation.

Avec «Conte d’amour», le suédois Markus Öhrn a bouleversé lui aussi les schémas classiques du théâtre. Il nous a donné rendez-vous au sous-sol pour y vivre, par caméra interposée, l’effroi de l’amour incestueux. Rarement je n’ai senti un public aussi présent face à une bâche de plastique qui nous séparait des acteurs. Nous sommes redevenus spectateurs aimants de cet art qui prend tous les risques, sans tabou et nous émancipe de la religion d’un théâtre français décidément trop conservateur pour descendre dans nos cavernes coulées dans le béton.

Comment ne pas rapproche ce conte du troublant «Chagrin des Ogres» de Fabrice Murgia. Telle une descente aux enfers dans les rêves volés de l’enfance, je me souviens encore de mon trouble. Tétanisé, j’ai compris que le théâtre avait cette force inouïe de réveiller le trauma pour le sublimer et faire de moi, un enfant qui a juste un peu grandi.

Pour ce couple Hollandais Wiersma & Smeets, l’imagination est une voute céleste ! «Lampje, lampje» est probablement l’une des propositions les plus enthousiasmantes de mon vécu de spectateur en compagnie des tout-petits! Avec deux rétroprojecteurs et divers ustensiles qui se projettent, ils ont créé la scène où l’infiniment petit devient gigantesque pour un univers de rencontres improbables teinté de lumières fugitives et multicolores. Peu à peu émerge un espace capable d’accueillir tous les imaginaires, où l’art contemporain fait dialoguer le sens de l’observation et le plaisir de la divagation. «Lampje, lampje» est un conte des cavernes pour lutins affamés d’histoires féériques.

«Azuki» d’Athénor par Aurélie Maisonneuve et Léonard Mischler fut une perle posée sur un écrin théâtral pour un opéra miniature en plusieurs dimensions picturales pour tout-petits et grands! De leurs voix profondes et accueillantes, ils ont dessiné un paysage de sables colorés et de galets. Peu à peu, on s’est laissé aller à ressentir le chant comme une matière à explorer à moins qui sonde nos contrées enfouies. Ces deux beaux acteurs aux gestes délicats ont délié et relié les matières, les sons et les corps à partir d’un fil qui, en toile de fond, traverse ce qui sépare le beau de l’Œuvre….Petits et grands, à l’unisson, avons lu sur la toile : «le fil se détend…maintenant le cerf-volant…est une portion de ciel». J’étais  aux anges…
Tout comme ce matin-là, au festival Off d’Avignon, où, avec des professionnels de la toute petite enfance, assistions à «Un papillon dans la neige» de la Compagnie O’Navio. Elles écrivirent : «D’une feuille blanche apparait en deux traits de crayon un papillon qui nous transporte sur un nuage de coton et nous fait planer au fil des saisons. Tout en musicalité, nous voyageons à travers les mers, l’espace et le temps. Au seul regret de n’avoir pu partager son instant gourmand… Feuilles, vent, mouvements, doux méli-mélo d’un spectacle pour enfants».
Doux méli-mélo d’une année 2012 d’une enfance, phare…

1- Christiane Véricel – « La morale du Ventre » – Espace Tonkin, Villeurbanne.

2- Jérôme Bel – «Disabled Theater»- Festival d’Avignon.

3- Markus Öhrn – “Conte d’amour” – Festival d’Avignon.

4- Fabrice Murgia –  « Le chagrin des Ogres » – Amis du Théâtre Populaire, Aix en Provence

5- Heiner Goebbels – «When the mountain change dits clothing» – Festival d’Automne, Paris.

6- Florence Lloret – “L’alphabet des oubliés” – La Cité, Maison de Théâtre, Marseille.

7-  Dominique Bagouet – «Jours étranges» – Klap, Marseille.

8-   Wiersma & Smeets – «Lampje, lampje” – Festival de la Montagne Magique – Bruxelles.

9- Aurélie Maisonneuve et Léonard Mischler  – «Azuki» – Festival de la Montagne Magique – Bruxelles.

10- Compagnie O’Navio – «Un papillon dans la neige » –  Festival Off d’Avignon.

Pascal Bély – Le Tadorne

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KLAP, MARSEILLE L'IMAGINAIRE AU POUVOIR

Marseille, capitale des Princesses (mais aussi des princes !)

Dans quelques semaines, Marseille et sa «métropole» seront le territoire d’une capitale européenne de la culture. Peu d’habitants ont conscience de l’enjeu, d’autant plus qu’aucune proposition ne nous a permis de nous rassembler. Pourtant ce soir, à Klap, Maison pour la Danse, un événement a fait date: des gradins, le public a dansé! Oui, nous avons dansé : joyeux et émus d’être ensemble! Depuis quand cette sensation ne m’a-t-elle pas traversé dans cette ville, en proie aux pires démons? D’où nous vient ce petit miracle ?

Il vit à Paris. Mais ne nous y trompons pas. L’homme est avant tout méditerranéen (par ses origines corses et son long exil à Barcelone d’où il créa en 2006 «Méli-Mélo», objet chorégraphique hilarant, toujours en tournée !). Philippe Lafeuille est à Marseille dans le cadre de «Question de Danse», festival de création proposé par Michel Kelemenis, où les chorégraphes présentent une étape de leur projet. Ce soir, je suis particulièrement touché: Président de sa compagnie depuis deux ans, Philippe Lafeuille est sur mes terres où le public marseillais est le premier à vivre l’expérience. Son univers décalé, onirique, un brin provocateur, mais toujours à l’écoute, va-t-il rencontrer un public peu habitué à ressentir la danse par le plaisir partagé?

dress-princess«Le bal des Princesses (et des princes !)» ravive les souvenirs de l’enfance qui se projettent sur la scène de nos désirs dans un aller-retour incessant. Car si Philippe Lafeuille ose endosser la robe dès l’ouverture, c’est pour m’inviter à lâcher la mienne, tressée par des fils de muraille. Avec trois interprètes, il va créer sur la scène les conditions pour qu’elle se prolonge vers nous, dans nous. Un petit miracle, vous dis-je, rendu possible par trois visiteurs du soir, invité à peupler nos imaginaires…Question de danse

Marie Barthélémy incarne princesse utopie: sa robe, c’est notre seconde peau, celle qui se déchire par la force du désir d’en découdre… 

Thomas Caspar est criant de vérité à courir autour de lui-même, à créer le tourbillon de sa valse à mille temps, celle qui le métamorphose en prince éternel de nos fragilités trop souvent réprimées.  

Corinne Barbara est impressionnante en princesse triste: robe à la main, elle s’accroche à quelques spectateurs invités sur le plateau. C’est un moment foudroyant vers nos rêves d’enfance perdus dans la fureur de nos modernités abusives.  Tandis que Philippe Lafeuille, en maître de bal, nous propose de le suivre, me voilà prince et princesse, renvoyé au genre humain. Reviennent alors les mouvements des jeux d’enfants où mes draps se faisaient château, où mon arbre-cheval m’offrait des chevauchées fantastiques, où sous la table de la cuisine, je me proclamais prince du royaume du réconfort. Alors qu’il m’invite à enfiler ma bague, je me souviens des fêtes entre amis, où jeunes, nous revendiquions nos différences à l’heure où le Sida nous faisait croire que nous étions punis, au piquet.

Ce soir, Marseille a eu son bal. Celui de la libération.

Un bal pour faire valser nos péchés culturels capitaux.

Pascal Bély – Le Tadorne.

“Le bal des Princesses (mais aussi des Princes” à Klap, Maison pour la Danse les 9 et 10 novembre 2012. A voir au Centre National de La Danse à Pantin le 14 juin 2013.