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ETRE SPECTATEUR LA VIE DU BLOG

Pourquoi revenons-nous en scène ?

« Je tiens ce monde pour ce qu’il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle. » (Shakespeare)

L’écriture pour le blog du Tadorne reste étroitement liée à nos parcours de vie. Aussi, depuis 2015, notre présence s’est ici inscrite en pointillé. C’est le temps qu’il nous a fallu pour repenser un projet global d’écriture dans un cadre en profonde évolution. Le Tadorne s’est toujours distingué par l’affirmation d’une parole libre, indépendante des circuits culturels, médiatiques, partisans. Une parole de mise en liens d’univers cloisonnés, le premier étant la séparation supposée spectateurs/auteurs qui structure encore largement le spectacle vivant. Dès lors, pourquoi 2015, et pourquoi cet éloignement vis-à-vis de l’écriture ?

L’année 2014 fut un tournant. C’est l’année de l’arrivée d’Olivier Py à la tête du festival d’Avignon. Une autre vision est proposée, aux antipodes du cheminement que nous poursuivions. À savoir, le retour d’un théâtre tout puissant où le texte supplante le corps, la quasi-disparition de la performance et où la religion catholique s’invite dans un Festival de Service Public. Malgré tout, nous retrouvons Marie-José Malis et son « Hypérion » pour une expérience théâtrale inoubliable. Au même moment, les Tadornes (Pascal Bély, Sylvain Saint-Pierre, Sylvie Lefrère, Bernard Gaurier) proposaient aux spectateurs un espace de parole inédit au Magic Circus du Festival OFF (“Les Offinités du Tadorne“). Assisté du chorégraphe Philippe Lafeuille, huit parcours de spectateurs furent proposés où à partir d’un parcours de spectacles, nous exprimions en public, par la danse, nos visions et nos ressentis. L’expérience posait les fondements d’un projet à plus long terme. Mais nous étions inquiets. Le printemps 2014 avait laissé des traces. Depuis quelques années, Pascal Bély avait lancé plusieurs alertes concernant la situation du Théâtre du Merlan à Marseille. Entre temps, par corporatisme, les dirigeants culturels de la région furent appelés à boycotter le Tadorne. Des mails ont circulé jusqu’au Festival OFF pour exiger la fin des Offinités. Une crise de confiance s’installa entre le milieu culturel et nous-mêmes : dans l’incapacité de s’ouvrir à d’autre qu’à lui-même, il privilégie la caste à l’ouverture vers d’autres hors circuit (ici des créateurs de lien social). Malgré tout, après l’été 2014, nous poursuivions nos recherches et, nourris par les Offinités et nos expériences professionnelles dans le champ éducatif et social, nous proposions à Marie-José Malis, directrice du Centre Dramatique National d’Aubervilliers, le prototype « Dis-sème ».

Ce désenchantement prenait alors place dans le contexte général de la crise politique traversée par le pays. Les attentats à l’encontre de Charlie Hebdo, d’agents de l’État, de citoyens ou de communautés ciblés, auraient dû conduire les artistes et les acteurs culturels à assumer une responsabilité majeure : celle de la défense de la liberté d’expression, de l’irrévérence, l’affirmation de l’indépendance irréductible de l’art par rapport aux pressions religieuses et identitaires. Les menaces à l’encontre des pièces de Romeo Castellucci (« Sur le concept du visage du fils de Dieu ») et Rodrigo Garcia (« Golgota Picnic ») par des fondamentalistes catholiques auraient pu mettre en alerte aussi bien les artistes que les institutions culturelles. Hélas, une fois le slogan « Je suis Charlie » éculé, qu’avons-nous constaté ? Des programmations théâtrales, chorégraphiques, qui se succèdent comme si de rien n’était, une production mécanique hors contexte et hors-sol. Les rares courageux à se positionner se heurtant alors à des résistances inattendues (voir la programmation de «Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes » à Avignon cet été).

Dans le même temps, ce qu’il est convenu d’appeler la « crise migratoire », née des conflits régionaux (Irak-Syrie-Lybie) et des « Printemps Arabes », a suscité de nombreuses initiatives, remettant sur le devant de la scène la question de « l’Autre ». Mais « l’Autre » reste le plus souvent une fiction, un fantasme, masquant en réalité un « soi-même vu dans l’Autre », cf. l’édito d’Olivier Py lors du Festival d’Avignon. Depuis longtemps déjà, les scènes théâtrales sont conscientes de la coupure qui existe entre les acteurs et le terrain. Cet « Autre-migrant » rappelle alors les fractures internes au pays, sa difficile cohésion sociale, culturelle. Les scènes nationales et centres culturels nationaux savent bien qu’ils n’échappent pas à ce défi.

Nous avons alors assisté à l’émergence progressive d’une grille de lecture toute faite, clé en main, faisant de la question coloniale le point de départ et d’arrivée du problème. Outre le fait qu’il s’agisse là de la reprise de thèses énoncées par des associations souvent mises en cause pour leur radicalité (par exemple le Parti des Indigènes de la République), ce reflux d’un discours identitaire, communautaire, relativiste et racialiste, au moment même où le dépassement de soi est appelé, tout cela nous a stupéfaits. Si nous n’appelons pas à une « décolonisation des arts » mais bien plutôt à leur démocratisation, dans un cadre républicain, c’est parce que nous pensons que l’art est précisément ce lieu où l’identité vole en éclats, où une troupe chinoise peut ainsi jouer Le Roi se meurt de Ionesco que Pippo Delbono faire corps avec les migrants, où le soi et l’autre peuvent se fondre dans une expérience esthétique commune.

C’est ainsi que peu à peu, le fossé s’est creusé entre nos désirs de théâtre et la scène, entre nos visées républicaines et les box idéologies des professionnels des arts et de la culture (sorte de pack où tout est compris : l’indignation à répéter sur les réseaux sociaux, le slogan à marteler lors de toute tribune, la théorie sociologique que l’on se doit de répandre, le spectacle qu’il faut aller voir et enfin…les gens qu’il faut détester a priori). Là où le théâtre nous aidait à réduire nos fractures, il en créait de nouvelles, totalement inattendues (jusqu’à entendre lors d’une tribune au Festival d’Avignon en 2015 de la part d’Eva Doumbia que « l’esprit des lumières, l’esprit universaliste était destructeur » sans que cela émeuve qui que ce soit autour de la table).

Nous avons donc fui festivals, théâtres et débats pour nous réfugier là où la pensée globale est possible, là où la complexité a droit de cité, à savoir nos contextes professionnels. Nous y avons introduit tout ce que les créateurs nous ont appris et donnés : le goût du risque, la croyance en l’imprévu comme source de créativité, le désir indestructible d’inventer au lieu de suivre des chemins tout tracés, l’urgence de transmettre aux enfants et aux professionnels du lien social, la nécessité de créer, de jouer, de dessiner, de découper pour nourrir la pensée par l’imaginaire. Nous n’avons jamais abandonné le Tadorne jusqu’à écrire des textes pour reformuler aux professionnels en formation, ce que nous percevions de l’évolution de leurs processus de travail…Des textes Tadorne ! Les professionnels furent à chaque fois touchés d’être comparés à des créateurs, de voir leur projet relié à telle œuvre artistique, d’être inclus dans un processus artistique pour révéler leur créativité professionnelle, d’interpréter leur cheminement à partir d’œuvres théâtrales, chorégraphiques et plastiques.

Dans ce contexte, il nous est apparu nécessaire de revenir en scène, dans tous les sens. Disséminées çà et là, les sensibilités, les visions du monde que nous recherchons, sont appelées à se rencontrer, à entrer en réseaux, mais pour constituer un « Autre réseau social ». Dans une ère souvent qualifiée de « post-démocratie » où « le vrai est un moment du faux », processus démultiplié par Facebook, Twitter, il nous parait essentiel de trouver ou de créer ces nouvelles relations. C’est le sens que nous continuerons à donner au Blog du Tadorne, et que nous amplifierons. Ce réseau sera collaboratif, ouvert à tous (art, culture, soin, éducation, etc.), en perpétuelle évolution. Si le monde est une scène comme l’art représente la vie, nous continuerons à mettre partout en avant celles et ceux qui assument un « rôle-positionnement » plutôt qu’un « rôle-posture », des espaces de vérité plutôt que des simulacres.

En ce sens, le spectateur-acteur du Tadorne observera la vie moderne pour tenter d’en appréhender toute sa complexité, avec le désir d’entrainer avec lui les lecteurs qui se reconnaîtront dans ce projet.

Pascal Bély – Sylvain Saint-Pierre – Tadornes

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ETRE SPECTATEUR

Charlie Hebdo, journal de l’art satirique.

Le dessin de Juin en une du dernier numéro de Charlie Hebdo fait déjà beaucoup parler et suscite les cris d’indignation habituels. Il est vrai que pris comme tel, le dessin suscite un choc qui peut confiner au malaise voire au malentendu. Pourtant, nous avons à nous essayer à une analyse pour dégager quelques enjeux, analyse qui contiendra sûrement des lacunes, mais qu’il faut prendre le risque d’écrire.

À l’image de la camionnette blanche aux yeux sombres, visage ossuaire, on peut craindre à l’accident en voyant l’image pour la première fois. Une sortie de route de la part des rescapés de l’équipe de Charlie, agitée par « la haine », celle de l’Islam,et le désir de « vengeance ».

Le journal serait ainsi en miroir avec ceux qui l’attaquent, que ce soit avec des balles réelles ou avec des prises de position plus ou moins étayées (d’Emmanuel Todd aux clameurs morales sur les réseaux sociaux) : « Ils l’ont bien cherché ! », « Faudra pas se plaindre ! »

En réalité, et toute la différence est là, la conduite artistique du dessin est parfaitement maîtrisée, ce qui empêche – bien entendu – toute horizontalité avec les intégristes.

Elle est d’abord maîtrisée du point de vue du droit. Le dessin peut être perçu comme choquant, offensant, blessant, mais non parce qu’il stigmatiserait des croyants, car au sens propre, ce n’est pas le cas. Il s’inscrit dans la lignée des oeuvres blasphématoires, qu’elles soient littéraires (de Molière à Baudelaire en passant par Voltaire ou d’autres) ou picturales (des gravures obscènes sous la Révolution française jusqu’aux caricatures du Prophète que le journal avait publiées en 2005). Or, le droit au blasphème constitue un droit fondamental, lié à la liberté d’expression et de conscience.

Ce qui est en cause avec ce dessin, et c’est écrit à dessein explicitement, est « l’islam » comme système de croyance, comme appareil idéologique qui pose des finalités pour ceux qui y adhèrent. Cela ne peut en aucun cas être assimilé à de l’incitation à la haine raciale (l’islam n’est pas une « race »), à de la diffamation (quiconque est libre d’interpréter un texte religieux et la loi civile n’a pas à se prononcer sur les interprétations des textes sacrés) ou à des menaces de troubles à l’ordre public (ce qui est très peu probable. Dans des démocraties libérales, on imagine mal des citoyens manifestant contre un dessin).

Quoi encore ? Certains affirment que ce dessin pourrait se trouver tel quel dans une revue, sur un site d’extrême droite. C’est à la fois juste et inexact. Oui, ce dessin pourrait très bien servir à étayer des théories xénophobes, discriminatoires. C’est pourquoi, un dessin, une oeuvre, polysémique par définition, ne peut être décontextualisée : en l’occurrence, le contexte est aussi bien celui d’un antiracisme historique chez Charlie Hebdo, que d’attentats commis, que cela plaise ou non, au nom de l’Islam. Dans la mesure où Charlie a toujours combattu tous les fanatismes religieux et politiques, cet argument n’en est pas un, sauf à considérer que l’Islam ne pourrait pas être l’objet de caricatures, ce qui serait une autre forme d’essentialisation.

Cette maîtrise du dessin du point de vue du droit renvoie à une démarche artistique elle-même maîtrisée. Il ne s’agit pas de dire si le dessin est bon ou mauvais, drôle ou pas, cela relève de la liberté du spectateur. Par contre, ce qui est en jeu dans une caricature blasphématoire est de condenser en une image forte une dénonciation virulente. C’est un cri d’alerte fait pour créer une onde de choc intellectuelle, culturelle et politique. Cette caricature a une visée pragmatique davantage qu’esthétique ; puisque la camionnette renverse les corps, ne renversera-t-elle pas tôt ou tard les fondements de notre liberté d’expression? D’ailleurs, pourquoi un(e) musulman(e) ne pourrait pas la trouver intéressante, drôle ? Pourquoi présupposer que le croyant, guidé par sa recherche spirituelle, serait nécessairement incapable de mesure? Pourquoi même ne pas penser que ce dessin est du côté d’un croyant éclairé, qui comprendrait parfaitement que lorsque les lois religieuses cherchent à interférer avec la vie publique, c’est une menace majeure pour les démocraties?

Cette image est un symptôme : celui d’une démocratie affaiblie par le reflux de l’intégrisme et par la faiblesse des défenses immunitaires politiques. Oui, les journalistes sont protégés par l’État, mais qu’en est-il de la défense intellectuelle, philosophique, culturelle ? Passée la marche du 11 janvier 2015, quels relais éducatifs, culturels, ont été posés comme actes politiques ? La recherche de la « paix éternelle » mentionnée dans le dessin n’est pas uniquement l’utopie millénariste des djihadistes. C’est aussi celle des démocraties libérales qui ne parviennent pas à penser une réponse culturelle, artistique, philosophique. La défaite de la pensée politique reliée au fondamentalisme religieux conduit tôt ou tard au sang et à la désolation.

N’évacuons aucune question. Cette « une » risque de déclencher davantage que de simples protestations morales et intellectuelles. Des vies sont en jeu, et pas seulement celles des journalistes de Charlie. Dès lors, le réflexe immédiat et peut-être compréhensible serait de s’en prendre à l’éclaireur. Qu’il se taise, qu’il ne jette pas d’huile sur le feu, la situation est tellement explosive par elle-même. Qu’il fasse preuve de « responsabilité » et accepte une forme d’auto-censure. Ne serait-ce pas alors la preuve même que ce dessin est nécessaire ? Un lanceur d’alerte qui met en danger sa vie et celle des autres en dénonçant les injustices est-il pour autant « irresponsable » ? Cette irresponsabilité ne serait-elle pas plutôt dans la distance mise entre lui et le pouvoir politique, inquiet de devoir se positionner sur ces questions sensibles ?

« Charlie est mort » beuglait l’un des frères Kouachi. Non Charlie est sur-vivant. Nos démocraties feraient bien de faire corps autour de ces artistes qui se sacrifient pour que nous puissions rire dans l’inconfort d’une paix qui n’aura bientôt plus rien d’éternel.

N’est-ce pas, spectateurs et citoyens ?

Sylvain Saint-Pierre / Pascal Bély – Tadornes.

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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES Vidéos

Avignon 2017- “Les lispoètes” sauvent les planches.

Elle est sur scène, nous regarde, presque apeurée, alors que l’on cumule pas loin de vingt minutes de retard. Elle arpente le plateau avec ses gros cahiers à spirales. Elle s’arrête, nous fixe et reprend sa marche. Le public s’impatiente, elle cherche du regard à comprendre.

Nous apprenons très vite qu’elle ne dit pas, “la directrice du théâtre”, mais la “directrice de mon théâtre”. Nuance. Tentative: Olivier Py, directeur de Mon Festival d’Avignon. Il ne résisterait pas longtemps à cette nomination…

Elle est de noir vêtu, car sa discrétion est proportionnelle à l’indiscrétion des artistes! Elle est souffleuse dans un théâtre. Elle est une rescapée de la modernité, de la technique omniprésente, de l’acteur infaillible et tout-puissant. Elle murmure comme nous le faisions à l’école pour donner la solution magique à celui qui l’avait perdue. Elle recolle les morceaux d’une mémoire qui joue les troubles-fête parce que l’inconscient, le sentiment amoureux, finissent toujours par reprendre leurs droits. Elle est derrière chaque actrice, chaque acteur. Elle en a vu des nez de profil, des fesses et des coudes! Elle voit ce que nous ne verrons jamais. Voir de dos, comme une psychanalyste.

Ce soir, elle est là, face à nous, parce que Tiago Rodrigues l’a voulu. Elle a âprement négocié, amendé le scénario original afin qu’il ne soit pas un éloge de la nostalgie. Elle veut être moderne, de son temps, c’est-à-dire occuper le plateau par une présence. Elle va souffler aux acteurs le texte sur son propre rôle et faire confiance à Tiago Rodrigues pour la mettre en lumière en lui redonnant le rôle de sa vie: être la double absente. Elle arpente pendant plus de quatre-vingt-cinq minutes ce plateau fait de bois et de plantes: elle s’immisce dans le décor telle l’herbe résistante qui pousse dans le béton.

Tiago Rodrigues s’amuse à jongler avec ses théâtres à elle, va oser mettre en scène, mettre en corps, son métier de souffleuse. Pour cela, il ne se contente pas de réduire le souffle à donner la réplique quand le trou s’impose. Tiago Rodrigues nous invite dans ce trou où s’engouffre le souffle. Nous voici donc emporté dans un tourbillon de rôles et de textes où l’on ne sait plus qui souffle quoi et à qui, ni où situer la réalité par rapport à la fiction. Nous entrons peu à peu dans ce trou de mémoire où le vide invite toutes les images en même temps, où le complexe se substitue au linéaire pour ressentir le mouvement des mots et le sens du geste. En l’élargissant peu à peu, ce trou finit par me happer tant Tiago Rodrigues est un virtuose de la mise en scène: c’est notre mémoire théâtrale qu’il convoque, ce sont nos personnages de théâtre qu’il invite, c’est le spectateur dans les coulisses du quatrième mur qu’il fantasme. Il s’appuie sur un quintet de comédiens à la présence si délicate jusqu’à transformer notre souffleuse (Cristina Vidal) en marionnettiste de leur vie de théâtre.

Oui, “Sopro”, (souffle), est une oeuvre délicieuse, délicate. C’est une symphonie où les mots soufflés caressent notre mémoire.

Je l’imagine à mes côtés et me murmurer: “ne lâche pas, il n’y a rien à comprendre, perds ta mémoire, il n’y a que des souvenirs”…Il est presque minuit et me revient alors la seule photo de moi enfant où, lors du tournage d’un film, j’écoutais le souffle d’un coquillage. J’entendais ce que les autres ne pouvaient percevoir.

Ainsi naissait le spectateur.

Pascal Bély – Le Tadorne.

“Sopro” de Tiago Rodrigues au Festival d’Avignon du 7 au 16 juillet 2017.

 

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ETRE SPECTATEUR

Être un spectateur insécurisé au Festival d’Avignon. 

Mercredi 13 juillet 2016. J’arrive au gymnase Aubanel pour «Tristesses» d’Anne-Cecile Vandalem. Une jeune femme, agent d’accueil, scrute mon sac pour «raison de sécurité». Or, je ressens de l’insécurité. Car je sais, qu’une fois le spectacle commencé, aucune force de l’ordre ne sera là pour sécuriser le lieu. Tandis que la pièce commence, une vision me traverse : un commando pourrait entrer dans la salle. Il n’y aurait aucune échappatoire. Cette image reviendra à plusieurs reprises.

Quelques heures plus tard, je fais part de ma crainte à un agent d’accueil d’un autre lieu. «Vous avez raison…nous-mêmes ne sommes pas rassurés et nous sommes interrogatifs sur le rôle que l’on nous fait jouer en fouillant vos sacs».

Au cours des trois journées passées à Avignon, je n’ai rencontré aucune force de l’ordre.

Vendredi 15 juillet 2016. A 12h19, tombe le communiqué de presse du Festival d’Avignon :

«Dans cette journée de deuil, nous réaffirmons qu’un spectateur est une femme, un homme, un enfant engagé, sa seule présence fait mentir les ténèbres. Être ensemble aujourd’hui est notre force. C’est un geste de résistance. Horatio dit à Hamlet “suspend ta douleur pour dire mon histoire”. Nous n’allons ni suspendre ni nier notre douleur, mais la dire sans interrompre la vie et notre solidarité avec les victimes. Nous allons dire encore l’histoire commune, la commune présence et l’espoir que nous nous donnons les uns aux autres. Face à ceux qui veulent imposer le silence, nous vous proposons non pas de faire une minute de silence, mais d’applaudir ensemble les forces de vie. Le Festival d’Avignon”.

Il n’est pas dit un mot sur la politique de sécurité du Festival. Dans ce communiqué, on mobilise une fois de plus les affects. Il faut y lire un clivage : une politique culturelle se pense (surtout pour réclamer son dû de subventions), mais non un politique liée à la sécurité. Il y a dans ce communiqué un déni insécurisant, une toute-puissance insupportable (l’histoire commune face au terrorisme…Mais de quelle histoire s’agit-il ?). Interroger l’insécurité dans un festival vous fait vite passer pour un paranoïaque, un réactionnaire, voire un homme de droite.

Il y a dans ce communiqué une justification : le festival d’Avignon continuera. Parce que les enjeux économiques sont trop forts, parce qu’il ne faut pas céder. Mais le Festival (à noter que le communiqué n’est pas signé par son directeur) ne dit pas un mot sur le climat: le temps de la sidération et du deuil permet–il d’aller au spectacle ? C’est un texte décontextualisé, écrit par des gens de « culture » (qui ne rate aucune occasion pour nous le faire savoir), mais qui pourtant manquent à leur mission première : sécuriser les lieux quand les spectateurs y sont enfermés.

Culture et sécurité ont toujours étaient liés. Soit le Festival sait qu’il ne peut sécuriser les lieux et choisi de nous vendre du rêve. Soit, il est sur le déni et fait preuve d’une incompétence inquiétante. Ce qui prouve aussi qu’entre le vide de ce communiqué et les réactions politiques après les attentats de Nice, il y a une défaite de la pensée partagée entre les acteurs culturels et nos dirigeants.

Être spectateur, c’est vouloir relier ce qui ne l’est pas ; c’est refuser qu’on lui impose un affect qui n’est pas le sien ; c’est s’interroger sur « le théâtre des opérations » parce qu’il y a toujours du théâtre même en période d’État d’Urgence.

Entre mercredi et aujourd’hui, il y a mon ressenti de spectateur, l’attentat de Nice et le communiqué du Festival : tout est lié, ce qui tend à prouver qu’Avignon ne peut –être déconnecté d’une politique globale.

C’est ce lien qu’il nous faut interroger parce que s’interroger fait partie de la culture pour une politique visant une histoire commune à réinventer.

Pascal Bély – Le Tadorne

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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Festival d’Avignon et de Marseille : l’adresse aux spectateurs demeurés.

Suis-je un spectateur demeuré ? Onze années d’écriture sur ce blog me conduisent aujourd’hui à poser cette question. Rien ne vient contredire cette affirmation tant ce que je vois sur scène à Marseille ou Avignon mobilise peu ma sensibilité, ma pensée, mon corps, mes visions et mes visées.

Une question tourne en boucle : pourquoi s’adresse-t-on au spectateur de cette façon ?

Première démonstration avec le jeune metteur en scène Thomas Jolly. Il est missionné par le Festival d’Avignon pour faire de la pédagogie sur le passé, l’histoire et les à-côtés de cette vénérable institution. Chaque jour, CultureBox, la télévision culturelle sur internet (filiale de FranceTelevisions), poste une vidéo du trublion. Le ton saccadé emprunté à Antoine de Caunes, les illustrations, le propos visent à faire comprendre les enjeux du spectacle vivant en imitant les codes des Youtubeurs. La télévision sur internet parle ainsi du théâtre et du cadre institutionnel qui l’accueille: c’est un produit qu’il s’agit de transformer pour le rendre compatible avec la communication virale. Ce que je questionne est l’adresse au spectateur. L’adresse, c’est ce qui fait politique. Qui a toujours fait politique. Ici, elle est réduite à une vulgaire pédagogie où la forme impose le fond. C’est une pédagogie qui mobilise la pulsion, celle qui nous donne l’impression immédiate de tout comprendre, mais qui masque tous les enjeux complexes des liens qui unissent le spectateur à l’art. Ici, le lien est réduit parce que l’adresse est infantilisante.

Pour que le spectateur comprenne, on doit s’adresser à lui comme s’il ne captait rien. Ainsi, cette vidéo métaphorise la représentation que ce font les acteurs culturels du peuple : « il ne sait rien, on va lui apprendre ». Cette adresse est datée, elle fait de la pédagogie séduisante pour des contenus réducteurs là où tant d’autres font de la pédagogie à partir des processus pour développer du sens. Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, dévoile ainsi sa stratégie : il y a le peuple et nous. Réduisons la distance grâce aux  outils d’aujourd’hui de la communication (ce qu’on appelle d’ailleurs la Culture Touch). Cette réduction est problématique, car cette fausse connivence est une honteuse prise de pouvoir: l’adresse ne sera plus politique parce qu’elle menacerait l’oligarchie culturelle.

Ce que Thomas Jolly joue, ce qu’Olivier Py autorise, le chorégraphe Jérôme Bel le met en scène dans « Gala » présenté lors du Festival de Marseille.  C’est un spectacle mêlant amateurs et professionnels de la danse. Ici, nous sommes au cœur de l’adresse. En chorégraphiant la relation de chacun et de tous à la danse, Jérôme Bel met en scène l’adresse du corps à ce qui fait société. Ici aussi, elle ne fait plus politique. Le groupe est habilement constitué : des vieux, des ados, des enfants, des blacks, des métis, des blancs, des handicapés, des femmes, des hommes…Toutes les communautés religieuses sont probablement là. Elle est donc là la République vue par les acteurs culturels, à savoir une somme de communautés qu’il faut séduire. Mais qu’est-ce qu’il peut bien faire politique dans ce spectacle bâclé ? Jérôme Bel dévoile, sous la forme d’un calendrier posé sur scène, les différents tableaux : solos, ballet, saluts, compagnie, …Chacun s’essaye à la danse et pose la brutalité de son mouvement : à savoir maladroit pour les amateurs, très justes pour les professionnels. Jérôme Bel juxtapose, mais ne relie rien. Ne métamorphose rien. Il pose l’adresse de chacun au public sans visée…juste un geste censé révéler ce que l’Autre dit de lui. C’est réducteur. Le groupe n’est là que pour créer de la chaîne, où imiter ce qui est proposé par l’un d’entre eux. Le protocole de création est probablement le même à Marseille, à Lyon ou à Brest. On fait fi du contexte de chacun et de l’environnement géopolitique. L’important est de se montrer au Youtubeur Jérôme Bel. L’adresse aux spectateurs est vide de sens : elle ne contient qu’une vision réduite de la relation de chacun à la danse. Ici, on imite. L’imitation est le propos. S’adresser, c’est imiter.

Dans « Gala », Jérôme Bel transforme l’adresse politique en une politique de l’offre où les applaudissements du public lors de chaque tableau sont autant de likes de contenus d’une page Facebook qui défilerait sous nos yeux. Comme Thomas Jolly, Jérôme Bel s’adresse à cette pulsion célébrée par les réseaux sociaux : me voir dans le geste de l’autre.

Nous sommes très loin d’une adresse où l’artiste me guiderait à retrouver cette puissance où je questionne le tout pour m’adresser au sens porté par chacun.

Pascal Bély – Le Tadorne

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ETRE SPECTATEUR L'IMAGINAIRE AU POUVOIR LES FORMATIONS DU TADORNE

“Dis-Sème le Service Public du Théâtre!” : prototype à l’intention des spectateurs, des artistes et des professionnels de la culture.

Lorsque le 1er janvier 2014,  Marie-José Malis, metteuse en scène, fut nommée à la Direction du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, tous les contributeurs du Tadorne furent confiants dans sa capacité à réinventer le lien entre le théâtre et le peuple.

Forts de nos métiers et de nos expériences, nous étions prêts à l’accompagner dans cette tâche. Deux rendez-vous avec elle, des heures de travail d’échanges et d’écritures, donnèrent naissance en février 2015 à la formalisation d’un prototype que nous décidons, un an après, de rendre public. En effet, Marie-José Malis ne donna pas suite à cette proposition de travail que nous estimons essentielle au regard de la fracture abyssale entre les politiques dites culturelles et l’état moral de notre société.

Nous vous proposons ce prototype. Pour le soumettre à votre regard. Pour qu’il circule.

Pour qu’il se dis-sème…

Un avant-propos

Le prototype « Dis-Sème la Commune ! » se propose de nouer de nouvelles interactions entre le Théâtre de la Commune et les habitants d’Aubervilliers.

Dire-Semer, c’est mettre en jeu la parole et le geste, le sens et la semence, la culture et la nature, le maintenant et l’horizon. C’est concevoir un schéma de type nouveau, un prototype à venir, de relation créatrice et bourgeonnante, artistique et politique.

Politique parce qu’il s’agit de faire venir au théâtre des personnes qui n’y vont pas alors qu’elles y ont toute leur place.

Artistique parce qu’il s’agit de faire oeuvre de ce mouvement.

Nous proposons d’orienter ce projet vers une ou plusieurs structures sociales, aux prises avec des problèmes réels, concrets, que peuvent vivre certains habitants d’Aubervilliers. Ce pourrait être des structures d’accueil, éducatives, de prise en charge de la précarité, de la petite enfance…toutes celles qui font de l’humain un enjeu central et qui, pour cela, sont ouvertes à des questionnements innovants.

Par cette mise en relation, nous pensons donner au théâtre la dimension la plus noble : celle du « soin » de l’esprit et du corps. La créativité au service du corps social.

Librement inspiré de La Dissémination de Jacques Derrida, ce projet envisage de disséminer le Théâtre de la Commune dans la ville d’Aubervilliers. D’ouvrir, de démultiplier les singularités humaines, mais aussi de sens, de corps, de schémas…du Théâtre de la Commune à la commune d’Aubervilliers afin de créer du commun.

La dissémination permet de sortir du cadre, de l’institution, des lieux de pouvoir : elle institue un hors-cadre, un hors-champ, seul mouvement susceptible d’accueillir les altérités.

Sortir des positionnements binaires (théâtre-spectateurs), exige donc de questionner le cadre du théâtre comme lieu et comme espace mental. C’est de même une exigence fondamentale, celle d’ouvrir les lieux qui abritent les structures sociales.

Nous projetons donc de « faire entrer » ces structures sociales (personnes suivies/accompagnateurs) au théâtre…et de disséminer le théâtre (professionnels des relations publiques/artistes) en leur sein. Nous envisageons ce mouvement en deux temps : tout d’abord jouer le rapport Professionnels des Relations Publiques/artistes pour ensuite ouvrir à la relation théâtre-structures sociales.

En ce sens, le projet porte en germe l’idée de création commune. Nous nous associerons aux artistes programmés au Théâtre de la Commune, soucieux, comme nous le sommes, de relier la création et profondeur humaine. Nous rêvons d’un travail avec des artistes qui donneraient une forme saisissante, sidérante, à ce processus.

Quelle(s) trace(s) aurai(en)t cette ou ces création(s) ? Quelle(s) en serai(en)t la forme ? Représentation théâtrale ? Captation vidéo ? Cela reste à déterminer. Le processus de dissémination empêche de constituer un sens a priori, avant l’expérience que nous pourrions mettre en oeuvre.

Sortir d’une constitution de sens enclavée, rationalisée, parfaitement délimitée, pour permettre au contraire sa circulation au grès des gestes et des mouvements, tel est le sens du projet que nous présentons. Pour reprendre ce mot de Derrida : « Perdre la tête, ne plus savoir où donner de la tête, tel est peut-être l’effet de la dissémination. » Perdre le chef, le sens absolu, ouvrir à des singularités multiples, à des altérités, jouer les différences, s’orienter vers une politique et une esthétique du don…ce pourrait être une merveilleuse chorégraphie !

Un projet participatif complexe

Avec « Dis-Sème la Commune ! », nous proposons de créer une esthétique de la rencontre, celle d’un projet participatif où l’on co-produit de la formulation, où s’inventent des vouloirs, où l’individu s’inscrit dans un processus qui l’invite à expérimenter de nouveaux positionnements.

« Dis-Sème la Commune ! » est donc un manifeste esthétique où l’espace transversal rend possible la rencontre entre l’art et la société, parce que débarrassé des postures de pouvoir qui imposent une esthétique dépassée de la communication descendante.

« Dis-Sème la Commune ! » permettra de ressentir et de penser l’art comme un processus de transformation et d’interroger les nouvelles interactions d’un théâtre public à l’heure de la décentralisation.

« Dis-Sème la Commune ! » permettra la rencontre entre des professionnels des relations publiques, des artistes, des habitants et des professionnels des relations humaines (travail social, éducation).

Ensemble, ils élaboreront ce prototype relationnel qui se déploiera en fonction des processus développés.

Un trio de disséminateurs…

Il y a 10 ans, Pascal Bély, consultant depuis 1994 auprès du secteur public et associatif (Cabinet TRIGONE) créait un blog, “Le Tadorne”, visant à faire entendre une parole de spectateur, à retracer un cheminement de pensée, par l’art, loin des codes de la critique académique.

Sylvain Saint-Pierre, enseignant, et Sylvie Lefrère, directrice d’une structure de la petite enfance, ont rejoint ce projet avec l’intention de nourrir la démarche par la création d’espaces physiques de rencontre avec les spectateurs.

Après une expérience d’articulation entre un service de relations publiques et des spectateurs au Théâtre des Salins, Scène Nationale de Martigues (“Il y a des Ho! Débat!”), puis au Festival Faits d’Hiver à Paris (“Le Tadorne sort de sa toile”), nous avons proposés au Festival OFF d’Avignon, un prototype pour un espace critique interactif et vivant. Le projet “Les Offinités du Tadorne” vise à réunir des personnes de régions, de milieux, et d’âges différents qui ont toutes le souci de travailler la relation humaine.

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Ainsi, en 2014, nous avons  accueilli 8 groupes de spectateurs pour vivre au cours d’une journée, un cheminement, où l’art a été ressenti comme un mouvement, comme un vecteur d’enrichissement de la relation humaine. Deux spectacles (un le matin, un l’après-midi) ont ponctué la journée. La pause déjeuner a inclus un temps de partage au jardin du Cloître des Carmes où le groupe a mis en mouvement ses ressentis, prélude à un temps de création en public, à 17h, au Magic Miror avec le chorégraphe Philippe Lafeuille.

La majorité des groupes ont été articulés aux missions de Pascal Bély auprès des collectivités locales et du CNRS qui visent à penser l’action publique à partir d’articulations créatives (art et projet éducatif global, art et toute petite enfance, art et travail social, art et recherche, …). Avec “Les Offinités”, les processus relationnels par l’art des institutions accompagné par TRIGONE se sont disséminés dans le OFF d’Avignon, pour une pensée complexe en mouvement.

En 2014, nous, Tadornes avons pris connaissance de la lettre adressée par Marie-José Malis, nouvellement nommée comme directrice, au public du Théâtre de la Commune. Le propos était en phase avec le chemin que nous empruntions:

Je crois à l’égalité de tous devant la beauté…Je crois aussi à l’égalité de tous devant le vide de notre époque : il nous faut repartir vers un travail nouveau, dont personne n’a la clé, mais tous la capacité…Maintenant, le monde a besoin de nouvelles formules, de nouveaux lieux véridiques. Et nous, c’est à ça que nous devons travailler, des lieux où se réinvente la discipline du désir, des lieux où se reformule et se réorganise le travail de la pensée….Nous y constituerons donc l’idée que l’art nouveau que nous souhaitons ne va pas sans une population à qui il s’adresse, sans une population dont la vie même sera matière à une nouvelle beauté”.

La lettre était belle et nous renforçait dans notre détermination à oeuvrer avec les spectateurs du OFF. Notre réponse publique à Marie-José Malis était une invitation à la dissémination: “Spectateurs actifs, nous sommes Tadorne lorsque nous œuvrons dans nos activités professionnelles respectives (la petite enfance, l’éducation, le handicap, la chorégraphie du corps social) pour essayer de les faire déborder et de les mettre en relation avec les enjeux artistiques qui nous touchent. Sensibles aux idées, nous cherchons à interroger le propos d’un artiste pour le relier avec un moment vécu. Ainsi, nous espérons décloisonner les espaces et les esprits, ouvrir de nouveaux champs à la perception, instituer de nouveaux rapports entre les acteurs sociaux et artistiques. Car si la société actuelle nous apparaît comme figée, compartimentée, il nous appartient de réfléchir à un nouveau modèle de relation au spectacle vivant.

Nous sommes Tadorne lorsque nous vivons un spectacle et lorsque nous l’écrivons. Mais aussi et surtout, lorsque nous rencontrons d’autres spectateurs, désireux de s’affranchir des postures et des rôles préétablis. Nous sommes donc Tadorne dans notre façon de travailler le collectif, de le mettre en jeu et en mouvement, afin de rendre vivants les arts qui ne le sont parfois plus. Nous croyons, avec la chorégraphe Pina Bausch, que la scène donne à vivre quelque chose d’indéfinissablement doux et profond, qu’on pourrait appeler «tendresse». C’est cette tendresse artistique, non dénuée de virulence parfois, que nous voulons vivre, et que nous voulons partager. Pour ce faire, nous serons des accompagnateurs désireux de faire émerger une nouvelle relation au Off.”

Aujourd’hui, c’est vers la Commune que notre énergie aimerait se déployer. Pour un prototype capable de célébrer les 50 ans de ce théâtre et de réinventer « une discipline du désir ».

La démarche du prototype

Cette démarche est un prototype. Elle sera largement modifiée à l’issue d’un séminaire où l’équipe du Théâtre élaborera une représentation collective de la dissémination et de sa démarche.

Temps 1 – Explorer la commune d’Aubervilliers par les chemins de la relation transversale

Avec les professionnels des relations publiques, nous cheminerons pour devenir des créateurs de relation.

Nous imaginons une immersion créative dans la commune pour vivre une expérience, un parcours artistique, qui nous conduira à dessiner la ville à partir de notre relation à l’art. Nous nous déplacerons là où l’art est en jeu : une crèche, un atelier dans un centre social, une école, un hôpital, un lieu d’art contemporain.

Nous organiserons des espaces inédits de rencontre avec des professionnels des relations humaines, là où cela se joue. Nous établirons des liens entre ce parcours et les spectacles de la programmation du Théâtre. Peu à peu, au hasard des rencontres, le groupe s’élargira, dévoilera un paysage inédit de chemins de traverse redessinant la commune d’Aubervilliers

Marie-José Malis accueillera notre vision du paysage et la mettra en forme, en dialogue.

Cette forme nous permet d’imaginer un théâtre en résidence dans une structure sociale et une structure sociale en résidence dans un théâtre.

Temps 2 –Des rencontres Commune(s)

Les processus d’élaboration de la première forme du prototype nous permettrons  de nous relier au projet d’une structure sociale.

Nous proposons une co-formation incluant les professionnels des relations publiques du théâtre, le management de la structure sociale, les professionnels en travail social, et les  habitants (spectateurs de la Commune et ceux qui ont d’autres pratiques).

La formation visera à formuler un modèle relationnel fondé sur la rencontre entre l’art vivant et les enjeux sociaux du territoire. Dit autrement, nous accompagnerons ce collectif transversal.

Ce sera un projet social global par l’art, dont l’enfant sera le vecteur parce qu’il facilite la communication circulaire, parce qu’il est créateur pour des adultes créatifs…

Au cours de cette formation créative, le groupe dessinera un nouveau paysage de la commune en se déplaçant là où l’art est en jeu.

Un artiste associé mettra en forme l’articulation entre la vision du paysage et le modèle relationnel qui l’accompagne : le projet social global deviendra peu à peu le prototype de « Dis-Sème la Commune ! »

Ce prototype sera en mesure de s’inclure dans le projet du service des relations publiques du théâtre : le groupe imaginera des médiations créatives avec le public, proposera des articulations innovantes entre la programmation de la Commune et le projet social global.

Peu à peu, le prototype se transformera…Une action de communication sur le prototype pourra alors être envisagée…Une pièce d’actualité ?

Temps 3 – Le prototype à l’Oeuvre.

«Dis-Sème la Commune ! » est un bien commun. Il dessine un nouveau service public de la culture. Il est prêt à se transformer encore et encore parce qu’il est un modèle ouvert. A l’image des logiciels libres sur internet, il est la propriété de tous à condition d’en être le contributeur.

Un collectif pilotera la dissémination. Formulons un rêve : le prototype est maintenant au service d’une politique globale qui relie l’art, le travail social et l’éducation. Il est transformateur de société.

Le positionnement des Tadornes

Quels rôles jouerons-nous, nous Tadorne ? Spectateurs acteurs, professionnels couvrant des champs tels que le management, la petite enfance ou l’éducation, nous nous plongerons tout d’abord en immersion pour partager les expériences vécues et participer directement au processus de création. Nous serons dans une position d’accompagnement, non dans une posture illusoire de dépassement ou de résolution des tensions. Notre rôle sera de contribuer à une mise en mouvement créative, aussi bien à l’échelle interne (théâtre, structure sociale) qu’externe (leurs interactions). Nous nous associerons pleinement aux différents acteurs de la chaîne : direction-professionnels des relations publiques-artistes-travailleurs sociaux-personnes suivies.

Pascal Bely est le consultant, l’accompagnateur dans le changement et initiateur de créativité. Il construit l’ingénierie de projet et régule sa dynamique avec la direction de la Commune et l’équipe managériale; il est l’intercoluteur des partenaires institutionnels et associatifs; il anime la formation.

Sylvain Saint-Pierre, enseignant de Lettres Modernes à la fois dans un établissement de type REP (Réseau d’Education Prioritaire) du Secondaire (Collège Paul Eluard, Evry-91), et dans le Supérieur (Université Paris II Panthéon-Assas). Co-auteur du projet,  co-animateur des groupes, il reformulera les processus de changement pour décloisonner les représentations.

Sylvie Lefrere, directrice d’une structure d’accueil de la petite enfance, ville de Montpellier. Co-auteure du projet, elle sera l’exploratrice de nos imaginaires et de nos ressentis, qu’elle mettra en mots dans des écrits de projet pour la Commune et le Tadorne.

Nous évaluons le budget entre 12 000 et 14000 euros, incluant les honoraires de Pascal Bély, les vacations de Sylvie Lefrère et Sylvain Saint-Pierre – Incluant frais de déplacement et d’hébergement. Hors rémunération artistique.

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ETRE SPECTATEUR LA VIE DU BLOG

Le Tadorne a 10 ans – Être hors milieu.

Le blog du Tadorne aura dix ans dans quelques jours. Dix années passionnantes, rudes, sans concession, où je n’ai rien lâché sur mon désir d’être un spectateur émancipé du prêt à penser. Dix années où j’ai tenté un travail titanesque : alors que je n’avais aucune prédisposition pour écrire sur l’art, j’ai fait entendre des voix singulières de spectateurs, noyés dans la masse du « public ». Dix années où s’est installé progressivement un profond malentendu : assumer un regard critique sur l’art et son contexte expose, plus que je ne l’avais imaginé. Les artistes ont accueilli favorablement le positionnement du Tadorne. Les structures culturelles se sont méfiées de mes analyses qui visaient leur fonctionnement. Au mieux, elles m’ont très vite enfermé dans un espace possible de promotion de leur programmation (ce que j’ai toujours refusé). Au pire, elles m’ont cloué au pilori, notamment à Marseille, lorsque j’ai osé critiquer la dérive de la Scène Nationale du Merlan, dirigée à l’époque par Nathalie Marteau. Suite à un courrier adressé à ses collègues de la région, certains n’ont pas hésité à blacklister le blog. La liste serait trop longue de ceux qui ont bafoué le principe le plus élémentaire de la défense de la liberté d’expression pour protéger leurs petits intérêts municipaux.

Citons Émilie Robert qui, en tant que directrice d’un théâtre jeune public (Massalia) a, par pur réflexe corporatiste, mis fin au projet animé par mon cabinet de conseil liant la formation des professionnelles de la petite enfance à sa programmation, les privant d’accès à un lieu d’art. Citons Emmanuel Serafini, directeur des Hivernales d’Avignon qui, devenu vice-Président du OFF, s’est opposé à la reconduction pour 2015 des Offinités du Tadorne, espace innovant de médiation entre spectateurs et artistes du OFF que nous avons crées en 2009. La raison ? Mes articles sur le Merlan à Marseille !

Les dirigeants culturels n’intègrent pas pour eux l’art comme vecteur de transversalité, processus qui interroge le sens, qui remet en question l’ordre établi. Dès ses débuts, j’ai refusé d’enfermer le Tadorne dans une écriture spécialisée : j’ai puisé dans mes ressentis les ressorts pour évoquer la danse, le théâtre, les arts plastiques. Il m’a fallu décloisonner une démarche personnelle avec le projet de mon cabinet de conseil. Ce fut un long travail que de proposer à mes clients du Service Public et Associatif ce que le secteur culturel ne promeut pas : l’art autorise la pensée créative pour décloisonner un projet culturel, le travail social et les pratiques éducatives;  pour relier des dispositifs empilés ; pour élaborer un projet éducatif global à partir des pratiques artistiques des éducateurs, des enfants et des parents ; pour questionner les processus du management par la créativité ; pour interroger le projet global d’une institution.

Au cours de ces dix années, j’ai découvert qu’il n’existait pas de service public de la culture, au sens où l’entendait Jean Vilar, mais seulement des micros écosystèmes où l’on programme plus que l’on ne développe un rapport sensible à la population, où l’on utilise trop souvent l’argent public pour jouer au Monopoly. Est-ce normal que le taux de remplissage soit l’unique critère pour évaluer la mission de service public d’un lieu culturel? Pourquoi aucun dirigeant n’ose mettre en débat sa programmation passée, lui préférant des présentations de saison ennuyeuses et égocentrées ? Issu d’un milieu ouvrier, je ne comprends pas la disparition du vocable « populaire » dans le langage des dirigeants culturels au profit du maniement de concepts fumeux, dictés en position haute. Moins le secteur culturel va à la rencontre de la population, plus il le fantasme, plus il idéologise le débat, plus la posture de la bien-pensance prend le pas sur le positionnement.

C’est ainsi qu’il n’y a quasiment plus d’intellectuels pour nous aider à repenser un Service Public de la Culture. Avec qui Fleur Pellerin pourrait-elle débattre aujourd’hui ? Elle leur préfère des médiateurs (voir le dernier conflit social à Radio France) tant le fossé est immense entre ces manageurs culturels gestionnaires et ceux qui font la culture (ici les salariés, ailleurs les artistes et les spectateurs). Il y a donc urgence à réduire les fractures tant notre idéalisme républicain ne tient plus ses promesses.

Ainsi, pas à pas, modestement, avec quelques amis spectateurs, des artistes et des professionnels gravitant autour des relations humaines, nous avons au cours de ces dix années co-construit des projets, des actions transversales pour que l’art nous aide à penser et agir autrement dans la complexité. Nous n’avons jamais abandonné notre idéal d’émancipation et allons poursuivre cette aventure.

Autrement.

« Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet (…) Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions (…) Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire : il n’y a de caractères ineffaçables que ceux qu’imprime la nature, et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs. »

Jean-Jacques Rousseau- « Emile ou de l’éducation »- (1762).

Pascal Bély – Le Tadorne.

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ETRE SPECTATEUR LES FORMATIONS DU TADORNE PETITE ENFANCE

Quels théâtres pour Charlie?

Le désir n’y est pas. Depuis le 7 janvier 2015, mon engagement pour le théâtre a perdu de sa superbe. En période « normale », la vie culturelle marseillaise est souvent terne. Depuis quelques semaines, elle me paraît anecdotique, comme si l’art était réduit à des chiffres de fréquentation et ne trouvait sa légitimité que dans un rapport publié en 2013, vantant la contribution du secteur culturel à la bonne santé de l’économie française.

Depuis le 7 janvier 2015, ma relation à l’art s’est déplacée vers les processus complexes de la liberté d’expression. Je ne me reconnais plus, pour l’instant,  dans celle revendiquée par les artistes, trop liée aux lois du marché et dépendante du réseau de l’entre soi. Comme me le faisait remarquer Romain à propos des attentats : « la réalité a dépassé la fiction ». Cette liberté, je l’ai ressentie quand des millions de Français ont tendu un crayon comme seule réponse. J’y ai vu un symbole pour que s’invite, enfin, le temps du sens. J’y ai perçu un geste de revendication pour que l’art (ici celui de la caricature) puisse nous relier et qu’il s’inscrive dans le sens de nos actes quotidiens. Ce geste a étouffé la parole d’acteurs culturels toujours prompts à nous faire la leçon sur la fonction de l’art, réduite dans un rapport condescendant entre ceux qui « savent » et ceux qui devraient ne rien « rater » de ce qu’il leur est si « gentiment » proposé. Le sens de ce crayon est allé bien au-delà de notre douleur collective. Pendant un court instant, ce crayon a effacé avec sa gomme, notre égocentrisme tant célébré par les réseaux sociaux et certains artistes qui occupent le plateau comme d’autres coupent la parole pour avoir le dernier mot.  Cette douleur collective est allée bien au-delà d’un entre-soi culturel qui se croit encore visionnaire parce qu’il tire les ficelles de la programmation artistique. Le sens a émergé dans ce nouage créatif entre douleur personnelle, art et liberté d’expression pour venir nourrir nos visions asséchées par des spécialistes qui pensent dans un rapport vertical, l’interaction avec le peuple.

Inutile ici de revenir sur les créations théâtrales vues à Marseille depuis le 7 janvier. Toutes ennuyeuses, déplacées, sans vision. Ce que je ressens est au mieux confus, au pire vissé à une approche verticale d’une représentation du monde (probablement inspirée d’un dogme mélanchonien, très en vogue dans le monde artistique). Ce théâtre de l’offre vissé aux années quatre-vingt ne peut rencontrer ma demande d’un art plus interactif, propice à m’accompagner dans ma réflexion sur la complexité. Comment analyser autrement notre modèle sociétal après les attentats ? Comment repenser la laïcité comme paradigme majeur pour créer de nouvelles solidarités collectives ? De tout cela, le monde artistique n’en dit rien :  a-t-il seulement effleuré le sujet ? Les gestes de la chorégraphe Maguy Marin manquent cruellement, tout comme les répliques salvatrices du théâtre de chair et de sang des metteurs en scène Pippo Delbono et Angélica Liddell.

Comme consultant, je pars avec ma valise, remplie de livres d’art et de programmes de théâtres. Elle m’accompagne dans tous mes déplacements. Je pose tout sur la table. Aux professionnels du travail social, de l’éducation, de la culture, du sport, de la toute petite enfance, d’évoquer leurs désirs de projet en reliant leur contexte aux visions de Picasso, Matta, Miro, Bagouet, Preljocaj, Forsythe. À eux de parcourir les programmes culturels, de les déconstruire,  pour nous proposer leur festival de la créativité, leur festival « des arts en mouvement », leur projet artistique global pour relier l’art et les citoyens. À eux d’écrire sur leur dynamique de changement et de proposer un article pour Charlie Hebdo. À eux de proposer un art participatif capable de faire dialoguer leurs visions et les visées du management. À eux de créer leurs œuvres avec trois bouts de ficelles, une pelote de laine et des images pour donner à penser la complexité de leur projet global, celui où l’art décloisonne, où il est le vecteur d’une liberté d’expression retrouvée contre les murs de glace imposés par des manageurs sans visées.

À eux de penser autrement la place des enfants dans une éducation artistique qui englobe éducateurs et parents.

À eux, professionnels de la relation humaine,  de nous aider à formuler un projet culturel ascendant, celui qui reliera nos crayons, les artistes et le peuple sensible.

Pascal Bély – Tadorne

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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON Vidéos

Festival d’Avignon – Sacha « Waltz ».

La 6ème journée des Offinités du blog du Tadorne intitulée « Le grand écart du Off » nous a fait vivre un nouveau parcours sensible de spectateurs du OFF d’Avignon visant à articuler, par la pensée et par le corps, les relations entre théâtre et danse. Pour l’occasion, trois spectatrices (Franboise, Hélène, Estelle) ont inclus le groupe des Tadornes pensant, au départ, assister à une journée dédiée à la danse. Leur surprise fut totale lorsqu’elles comprirent que les Offinités plaçaient l’enjeu ailleurs. Précisément dans les mains, les pieds et les yeux de Sacha…

Sacha, 18 mois, nous a rejoints à 17h au Magic Mirror du village du Off, accompagné de ses parents et de ses grandes sœurs. Ses yeux reflètent l’émerveillement devant la piste centrale éclairée. Philippe Lafeuille, chorégraphe présent lors de chaque Offinité, l’invite comme spectateur de choix. En confiance, il évolue seul en tournoyant doucement. Le groupe des participants suit les consignes de Philippe et va peu à peu s’articuler autour du tout petit. Il tape dans ses mains – nous reprenons son geste. Le bal des spectateurs est ouvert. Il s’émerveille – nous également. Sa grâce va nous relier pendant 1h. Il sera omniprésent, fédérateur, liant, créatif et finira épuisé, couché sur le plancher.

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Quelque part, Sacha, sans le savoir, a joué le projet des Offinités. C’est une présence aléatoire qui invite les adultes à lâcher-prise et à travailler à partir de l’imprévisibilité. Il nous conduit à abandonner le langage, à porter l’attention sur les mouvements du corps et des gestes. Celui qui n’a pas encore la parole déjoue les classifications et les cloisonnements : théâtre ici, danse là. Avec Philippe, justement, chacun prononce un mot et lui associe un geste pour évoquer une expérience de spectateur. Il les relie en une farandole : « bonjour », « connard », « Shakespeare », « haine », « Utoya », « musique », « chaise », « noir », « peau », « confession », « liberté » ! C’est une chorégraphie de nos multiples ressentis : nous sommes captivés, amusés, ennuyés, exaspérés par le spectacle vivant, et nous lui tendons ce miroir. Les mots dévitalisés ne reprennent sens que lorsque le geste les accompagne.

Car la danse collective crée la relation, libère la créativité. Nous retrouvons une intuition sensorielle perdue depuis l’enfance, que la rencontre artistique fait éclater. Le plaisir collectif palpable nous positionne dans une énergie de groupe qui nous permet de réaliser, de fait, une sorte de danse-théâtre. D’unifier, à notre niveau, ces catégories.

Avant ce moment de grâce, nous avons vécu le parcours de la journée. Nous sommes partis de nos représentations : la farandole chez Pina Bausch, le cri chez Carolyn Carlson, le manque de grâce chez Juliette Binoche, Pietragala, sont tour à tour convoqués. Ces images vont nous suivre jusqu’à l’Espace Roseau, où nous assistons à «  Eileen Shakespeare » d’après Fabrice Melquiot, mis en scène par Laurent Rossini. La compagnie «  Cris pour habiter Exils » a fait un long voyage depuis la Nouvelle Calédonie. La comédienne Olivia Duchesne tour à tour frondeuse, militante, déterminée, nous fait osciller dans les époques. Elle questionne la condition féminine dans son intimité, sa place dans la famille ou dans la société. Le désir de création d’Eileen Shakespeare l’entrainera jusqu’à la folie. Le suivi de sa métamorphose est particulièrement émouvant. Quelque part, la mise en cause de son frère, William Shakespeare, nous apparaît comme une dénonciation du théâtre comme catégorie autonome. Même si des éléments méritent d’être travaillés dans la scénographie, nous sortons émus, les yeux cachés par nos lunettes de soleil pour réhabituer notre regard à la lumière.

Nous avons retrouvé le poids des cultures et des traditions dans «  Confessions » mis en scène par Sangbong Park, artiste coréen. Après le dépouillement nous découvrons la profusion. Technologies multiples, musique jouée en live par des musiciens, vidéo. Les reflets des deux comédiens cernent notre regard. Ils apparaissent comme corps dansants, exultant des mots crus. Leurs images nettes ou déformées métaphorisent leur état psychique. Ce sont des consciences perdues dans leurs désirs et leurs contraintes, qui mettent à nu leurs pulsions inavouables. Elles se fracassent, se disloquent, faisant apparaître la monstruosité en l’homme : «  Je hais donc je suis », «  Je suis né un Humain », « I am what I am ? ». Soudain la nouvelle Calédonie, l’Angleterre, se rejoignent et forment un nouveau territoire autour de la Corée : l’Asie semble confrontée à la même crise identitaire que celle qui frappe l’Occident. Elle pousse les individus oppressés par les cases à se réfugier dans des pulsions.

Nous touchons presque à la fin des Offinités et chaque journée nous met en mouvement sur la ville, dans les salles, dans les spectacles, dans la danse, ensemble, public connu ou inconnu.

Et si c’était cela, notre projet de société désirée pour demain ?

Recoller les morceaux dans une danse-théâtre qui apparaîtrait comme l’enfance de l’art…

Sylvie Lefrère – Sylvain Saint-Pierre – Tadornes.

“Le grand écart du OFF” dans le cadre des Offinités du Tadorne le 22 juillet 2014.
«  Eileen Shakespeare » d’après Fabrice Melquiot, mis en scène par Laurent Rossini à l’Espace Roseau, Avignon, à 10h45.
«  Confessions » mis en scène par Sangbong Park,au Théâtre des Halles, Avignon, à 14h.
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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON

Festival d’Avignon – « Mâchouiller les choses du monde, comme les enfants » (Hypérion)

Lundi 14 juillet 2014, Festival d’Avignon. Pour cette nouvelle journée particulière vécue en compagnie de spectateurs du Festival, les Offinités du Tadorne, co-animées par Pascal Bély, Sylvie Lefrère, Sylvain Saint-Pierre et Bernard Gaurier, proposent de mettre en jeu la figure du spectateur passionné. Justement, la veille, dans le Festival dit “In”, nous avons assisté à une pièce qui a nous a fortement imprégnés : la mise en scène d’Hypérion par Marie-José Malis. Cette pièce porte haut l’exigence artistique des acteurs et des spectateurs. Le roman de Hölderlin semble transformé pour l’occasion en opéra à une dizaine de voix déclamant une seule et unique parole. Essentielle, puissante, incandescente, portée par tout le corps, tendu, extrême.

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Les comédiens, face au public, l’apostrophent, l’interpellent, l’intégrant au processus réflexif. Pour Hölderlin, l’homme est cet être déchiré qui aspire à l’unité avec ses semblables, la Nature, ou Dieu. L’existence est ce cheminement entre plénitude et vide, présence au monde et absence du divin. Ce tiraillement est une violence, une plaie à vif. Mais être Homme, c’est précisément faire face à cette césure pour tenter de la colmater au nom d’un idéal : la Beauté. Ce théâtre, qui impose sa durée, porte en lui ce même mouvement : fracture avec l’instant présent et ouverture vers un possible dépassement. Si de nombreux spectateurs n’ont su saisir ce qui leur était offert, la qualité d’écoute et d’attention de ceux qui sont restés étaient à leur comble. Une belle image de « grands spectateurs », comme les souhaite Marie-José Malis, c’est-à-dire avides de beauté.

Le lundi au matin, nous étions donc encore fortement imprégnés des émotions de la veille pour aller à la rencontre d’autres spectateurs passionnés,  Claire, Vanessa, Guillaume, Jérôme, Gentiane. Nous avons débuté cette Offinité des affinités esthétiques, en interrogeant notre passion commune pour les arts vivants à partir d’une image marquante et d’un ressenti qui lui serait associé. Pippo Delbono, Angélica Liddell, Roméo Castellucci, Arthur Nauzyciel ou William Forsythe sont évoqués à tour de rôle. La simple mention d’une image prégnante fait ressurgir les ressentis : larmes, désirs, frissons, peur. Nous percevons alors que par la danse, le théâtre, le cirque ou toute autre performance artistique, nous avons tous, au moins une fois, été saisis par des visions sidérantes, qui ont marqué notre goût du spectacle. Ces visions au présent sont des instants suspendus. Ils ouvrent sur des territoires inconnus pour lesquels nous sentons bien que la rencontre artistique met en lien davantage qu’un simple divertissement ou un alibi culturel. Le paysage artistique français reste trop marqué par l’omnipotence de la culture au détriment des mots d’ordre de créativité et de générosité. Substituons à cette impasse des démarches horizontales, diagonales, qui seules peuvent être à la hauteur des enjeux politiques, esthétiques et humains.

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Ces images et ces gestes évoqués vont nous accompagner toute la journée, lors du visionnage d’un documentaire sur l’intermittence ou de deux pièces que nous avons vues : A l’approche du point B, de la Compagnie La Lanterne, et Oblomov, mis en scène par Dorian Rossel. Ces spectacles nous ont diversement marqués : émotions positives ou agacement, intérêt ou indifférence, éveil de l’esprit et des sens ou endormissement. Les échanges sont vifs et nous sentons bien qu’ils ne mènent nulle part, nous éloignant du processus initié par les Offinités.

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Nous retrouvons enfin Philippe Lafeuille qui a la tâche de dénouer nos gorges en reliant, par la chorégraphie, nos idées et nos ressentis, afin de nous constituer comme corps. Il réunit, au Magic Miror, sous le chapiteau du Off, le groupe de la journée avec des spectateurs présents pour l’occasion, ignorant tout du projet des Offinités. Nos perceptions du théâtre seront alors des éclats de gestes et parfois de voix. Des fragments de ressentis qui résument notre rapport au spectacle vivant : applaudissements silencieux ; allongements à même le sol à la manière d’un spectateur christique endormi ; écritures sur les nuages ; bulles flottantes d’idées qui s’envolent vers le ciel ; porte-cris qui résonnent encore, à l’heure qu’il est, sous le chapiteau ; guitares-héros rebelles ; poings rageusement fermés ; idées qui brillent sur la tête ; bras grands ouverts sur le cœur. Nos mots d’ordre sont bondissants comme des corps éruptifs : « strapontin », « intermittent », « performance », « désir », « coup de poing », « pourquoi ? ».

Revient alors à l’esprit cette phrase d’Hypérion, selon laquelle : « La pensée qui devrait guérir les souffrances tombe malade à son tour. » Triste caractéristique des périodes de crise, à la fin du 18e siècle comme aujourd’hui.

La danse, le théâtre….le spectacle vivant : ce miracle guérisseur de pensée malade, et par-là même de souffrances…qui nous place en-avant, en mouvement, tous ensembles

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne.

Le Off des spectateurs passionnés” le 14 juillet 2014 dans le cadre des Offinités du Tadorne.

Prochains rendez-vous (inscription auprès de Pascal Bély au 06 82 83 94 19 ou par mail pascal.bely@free.fr):

Le 16 juillet, « le vrai OFF des manageurs et des chercheurs »: ils animent des équipes, bâtissent des projets, cherchent dans des univers complexes et s’inspirent des esthétiques théâtrales. Rendez-vous à 9h et 17h au Village du Off.
Le 18 juillet, « Le bel OFF du lien social »: enseignants, travailleurs sociaux, éducateurs, créateurs ….L’Humain est leur quotidien, l’art est leur outil pour donner voir de prés et de loin. Rendez-vous à 9h et 17h au Village du Off.
Le 20 juillet, « Spectateurs étrangers, spectateurs français: croisons nos regards ». Le OFF, premier festival de théâtre au monde, fera entendre une vision croisée de la création contemporaine française et étrangère. Rendez-vous à 9h et 17h au Village du Off.
Le 22 juillet, « Le grand écart du OFF »: les uns ne voient que du théâtre; les autres que de la danse. Et si on inversait? Rendez-vous à 9h et 17h au Village du Off.
Le 24 juillet, « Le OFF est-il IN? »: les uns vont au In et au Off, les autres vont au Off et au In. Écoutons nos curiosités. Les cloisons sont étanches! Rendez-vous à 9h et 17h au Village du Off.