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FESTIVAL D'AVIGNON LE THEATRE BELGE! PAS CONTENT Vidéos

Festival d’Avignon – Metteurs en  scène en péril.

Il est 17h50. La file d’attente  se forme à l’intérieur du théâtre de Montfavet près d’Avignon pour “Intérieur” de Claude Régy. Les intermittents s’adressent à la foule des spectateurs agglutinés dans le couloir. À Manuel Valls, ils envoient leur leitmotiv “Non merci!“. Le discours est en boucle depuis dix jours et sature visiblement le public. Puis, la consigne donnée par Claude Régy, metteur en scène âgé de 91 ans nous est communiqué: « à partir de maintenant, vous êtes priés de faire silence et d’entrer sans parler dans la salle ». Quelques minutes plus tard, une autre information nous est assignée : “Nous vous invitons dès que vous serez assis à vous serrer pour faire entrer le plus de spectateurs possible“. Dit autrement, le festival a besoin d’argent et nous demande son aide. Nous sommes quelques-uns à répondre, « Non merci ! ».

Cette anecdote me paraît symptomatique de ce festival qui, à bien des égards, aura joué une vision autoritaire, mercantile de l’art illustrant la crise qui traverse le métier de metteur en scène. En écoutant le débat entre Marie-José Malis et Thomas Ostermeier (tous deux programmés à Avignon), nous apprenons sa disparition inéluctable, faute d’auteurs qui n’acceptent plus que leur texte soit malmené, voire anéanti.

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En assistant pétrifié à « Intérieur » de Claude Régy, je me suis remémoré cette prédiction. En effet, le texte de Maurice Maeterlinck sort essoré d’une mise en scène alourdit par un jeu d’acteurs inspiré du théâtre No et où Claude Régy métamorphose le jeu de cette troupe japonaise en sanctuaire à la gloire de son esthétique théâtrale. Je refuse rapidement d’entrer en religion et attends patiemment de pouvoir sortir d’un théâtre qui m’oppresse.

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Lui n’impose rien à priori. Point de rituel à l’entrée du gymnase Aubanel. Juste, un filet qui sépare la scène et la salle et où sont projetées différentes séquences vidéos. Fabrice Murgia, metteur en scène Belge, est enfin adoubé par le In après avoir fait ses classes dans le OFF. « Notre peur de n’être » est librement inspiré d’un texte de Michel Serres, « Petite Poucette »,  manifeste joyeux et lucide sur la nouvelle génération née avec internet et baignée dans l’univers interactif des smarphones. Ici, la visée dynamique de Michel Serres est plongée dans la vision apeurée et dépressive de Fabrice Murgia qui dessine à gros traits le portrait d’un homme endeuillé, d’un fils cloitré dans l’univers du Net, d’une jeune femme en recherche de reconnaissance de ses compétences créatives dans les nouvelles technologies. Je suis rapidement saturé par un flot d’images au service d’un spectacle sans vision, autocentré sur des personnages qui, sous la caméra de Murgia, peinent à savoir où ils vont sur une scène de théâtre. Ici, la scénographie prend le pouvoir au service d’une esthétique téléguidée pour la télévision. Ainsi va le théâtre dirigé par un metteur en scène trouillard (la lettre lue à l’issue de la représentation est à ce titre éloquente.)…

La peur, encore elle, est au centre de la création de Marco Layera avec « La Imaginacion del futuro ». Ici, les derniers instants d’Allende sont retracés à gros traits d’humour et de cavalcades d’acteurs afin de projeter l’Histoire dans le contexte d’aujourd’hui. Ainsi, les ministres n’ont pour discours que ceux formatés pour la télévision ; ils prennent de la cocaïne volée dans la poche du Président ; font du théâtre participatif en forçant le public afin d’aider un jeune chilien en besoin d’éducation avant qu’il ne soit transpercé par une balle. Je ris à la pression exercée par une actrice envers un spectateur en le menaçant d’une fellation. Je ris quand Layera décrit Marine Le Pen sous des aspects scatologiques. Mais après quelques jours, le malaise s’installe. Qu’ai-je vu si ce n’est une approche binaire de l’Histoire où sans la déliquescence du système politique d’Allende, il n’y aurait pas eu la dictature de Pinochet. Ici, un metteur en scène découpe à grands traits les pages du livre d’Histoire pour produire un théâtre du chaos réactionnaire et finalement autoritaire : à ce jeu-là, Marco Layera prépare la venue d’un art révisionniste au service d’un pouvoir fasciste. Pas sûr qu’il apprécie ce raccourci futuriste et pourtant…

Une création ne mentionne plus la fonction de « metteur en scène » mais celle de « concepteur ». « An Old Monk » est la rencontre d’un auteur (Josse de Pauw) et d’un compositeur de jazz, Kris Deffort. À deux, ils ont conçu un spectacle déroutant et généreux sur le processus de vieillissement ou comment le jazz et la danse déjouent l’inéluctable (à savoir , s’assagir quand on la mécanique du corps ne suit plus). Ici, le jazz accueille le texte pour que la danse d’un « moine » (“monk”) plus tout à fait jeune dégage une énergie communicative vers les spectateurs. Tel un fluide qui se propage, je me surprends à bouger de mon siège comme si ma cinquantaine approchant se défilait par la grâce de ce quatuor. La « conception de ce spectacle »  célèbre une pensée florissante sur la régénération d’où jaillit un jazz résistant et fragile. Rien n’est sanctuarisé, ni revisité. La scénographie se limite à la projection de photographies de Josse de Pauw où sa silhouette d’homme nu se transforme en œuvre d’art pour déjouer les codes usés qui nourrissent notre regard sur la vieillesse.

Peu à peu, j’apprivoise son corps un peu tordu et me prends à rêver de poser ma tête sur son gros ventre pour y écouter le gargouillis jazz-band, métaphore d’une nouvelle civilisation où tout se réinvente par la magie des nouages créatifs.

Pascal Bély – Le Tadorne

Au Festival d’Avignon :
« Intérieur » de Maurice Maeterlinck par Claude Régy.
« Notre peur de n’être » de Fabrice Murgia.
« La imaginacion del futuro » de Marco Layera.
« And Old Monk » de Josse de Pauw et Kris Defoort.
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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES LE THEATRE BELGE! THEATRE MODERNE

(Dé)monter à  Bruxelles.

Départ pour le KunstenfestivaldesArts de Bruxelles. Depuis 2004, ce festival ouvre la longue saison où ma relation à l’art se confronte aux multiples facettes de mon contexte. Dans l’avion, j’ouvre la revue Cassandre dans laquelle la philosophe Marie-José Mondzain donne une interview passionnante à Coline Merlo. La révolution à venir n’aura plus rien à voir avec les barricades d’antan. Elle file la métaphore pour signifier « les saxifrages », « plantes minuscules…dont la particularité est de naître et de se développer dans les fissures des pierres et par leur imperceptible insistance à imposer aux matières les plus compactes et les plus résistantes l’ordre fracturant de leur présence…». Elle m’embarque dans sa vision lorsqu’elle évoque la Saxifraga Politica, « saxifrages en colères, mais ni tristes, ni découragées. Le mot « possible » n’appartient pas pour elles au vocabulaire démagogique de la promesse, mais il est habité par l’énergie active et présente de tous ceux qui ne sont pas encore morts…la Saifraga Politicia est la seule espèce qui, sans faire du bruit,  arrivera cependant irrésistiblement à se faire voir et entendre ». Après 9 ans de travail, je ressens ce blog comme une saxifrage qui cherche, bon gré mal gré, de nouvelles graines à semer dans des interstices de pierres et de bétons qui figent notre paysage culturel.

Nourri par cette vision, j’entreprends mon itinéraire bruxellois balisé par sept propositions. La performance de l’artiste néo-zélandaise Kate McIntoshWortable») ne pouvait mieux tomber pour entrer en saxifragie. À l’arrivée, je signe une «décharge de responsabilité» dans le cas où je me blesserais : le principe de précaution s’invite là où l’on ne l’attend pas. Est-ce la métaphore d’une prise de risque qui ne serait plus partagée? Un jeune homme m’invite à choisir un objet parmi ceux posés sur une étagère puis à entrer dans une pièce pour le démonter…J’entends le «détruire». Mon arlequin en tissu va perdre de sa superbe. Je veux le libérer de ce qui pourrait l’entraver et l’enfermer dans son personnage. Il se trouve qu’il fut le jouet de mon enfance…Sur ma table, je découpe, j’enlève, j’ampute. Je dois passer dans une seconde pièce. Alors que des panneaux m’invitent à le déposer pour prendre un autre objet «démonté», je comprends autrement: je saisis des pièces de différents objets pour les relier à mon arlequin en métamorphose. Je le crucifie sur la moitié d’une raquette aux cordes rompues et lui plaque un morceau de globe sur le ventre. Le voici arlequin du monde prêt à recevoir des balles de toute nature. En entrant dans la dernière pièce, je ne peux m’empêcher de l’exposer à l’intérieur de l’œuvre d’un autre spectateur. Il est maintenant saxifrage d’autant plus que la plupart des œuvres sont cassées, rafistolées, lacérées, amputées. La société moderne est en miettes sans qu’émerge la vision d’un nouveau paradigme. En quittant le Palais des Beaux-Arts, je me sens habité par un processus de création artistique: avoir un propos (l’arlequin), le démonter (déconstruire) pour le propulser à un autre niveau (l’œuvre). Cela requiert une certaine prise de risque, une mise à distance pour sortir de la fonctionnalité de l’objet, un positionnement pour relier ce qui à priori ne l’est pas et oser se confronter aux autres. Forcement pédagogique.

Étrangement, le lendemain, je ressens la même démarche avec le chorégraphe et plasticien Benjamin Verdonck qui pose son œuvre sur la table : «Notallwhowanderarelost». C’est un théâtre d’objets de bois et de rails. Mais avant d’entrer dans l’œuvre, il nous propose un étrange avant-propos: une chaise, deux boites de soda, un ballon, une gourde pour un assemblage des plus délicats. Le voici à reproduire le processus proposé par Kate McIntosh! À tout moment, son savant équilibre peut s’effondrer. Je suis avec lui, je ressens sa prise de risque. Avec humilité, cet homme expose son art…celui où le propos est fragile, en équilibre précaire, dans une économie de moyens, mais nourri d’une générosité (ce mot a-t-il encore un sens dans une époque où le cynisme domine les relations?). Place à son théâtre où c’est lui, et lui seul, qui tire les ficelles capables de déplacer des triangles aux tailles et couleurs différentes. De gauche à droite, je suis ces allers et retours où le second degré est roi, où l’artiste joue avec les évidences, où cela bifurque alors que le chemin est pourtant tout droit. Je ris quand l’inattendu déjoue mes pronostics binaires ; je m’interroge quand l’objet se détourne de mes attentes ; je lâche prise quand des phrases tombent du haut tel des surtitres sans sous-titres!

Benjamin Verdonck semble danser lorsque les ficelles libèrent son corps et nous relient à l’évolution de notre perception des objets. La dernière scène est hilarante, car surréaliste : il en perd la tête, sens dessus dessous, et je m’égare avec lui dans une autre dimension : celle d’une graine de folie qui pousse sur le béton armé recouvrant nos objets d’enfants à jamais démontés.

Pascal Bély – Le Tadorne

Le KunstenfestivaldesArts de Bruxelles du 2 au 24 mai 2014.

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LE THEATRE BELGE! OEUVRES MAJEURES Vidéos

Nous aimons répéter le tg STAN.

Après un échec, j’ai besoin de refaire surface. Surtout quand la critique (paresseuse) encense un spectacle et vous fait passer pour un imbécile qui n’a rien compris. Il m’arrive de douter de mes capacités à ressentir le théâtre, jusqu’à me questionner,… jusqu’à l’obsession: comment ai-je pu être à côté de «Perturbations», chef d’œuvre de Krystian Lupa présenté dernièrement au Festival d’Automne de Paris?

Face à cette vision verticale de l’art qui fait passer l’ignorant pour un insensible, un orgueilleux, pour un spectateur sans regard critique, je cherche l’énergie pour ne rien lâcher. Le Théâtre Garonne à Toulouse est là (comme souvent) pour m’inclure à nouveau. Le théâtre belge (comme toujours) s’apprête à relier ce que je disperse. Ce soir, le tg STAN interprète «Après la répétition» d’Ingmar Bergman. C’est un choc.

J’apprécie mes arrivées dans les salles. Elles sont signifiantes. Du dehors vers un dedans, il y a la file d’attente, le couloir dans le noir puis une lumière, toujours énigmatique. Georgia Scalliet se tient contre le mur, près de la porte d’entrée, et me sourit en signe de bienvenu. Elle est belle et son regard profond me bouleverse déjà. À l’opposé de la scène, Frank Vercruyssen fait les cent pas. Il est inquiet, épuisé, presque désabusé. La pièce a-t-elle déjà commencé? Fiction ou réalité? Je vais de l’un à l’autre, à la recherche de ce qui peut bien les relier. Mon regard vers le théâtre se perd alors entre désir de l’une et désillusion de l’autre: à quoi bon être ici ce soir? Au même moment, 300 cadavres gisent à Lampedusa…

Ces deux acteurs sont peut-être en eaux troubles. Comme moi. Mais elle ferme la porte. Tout (re) commence.

Après la répétition, Anna revient au théâtre. Comme moi.

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Elle a oublié le bracelet si précieux à son ami Yohann. Il le lui a offert. Anna est comédienne. Henrik Vogler est son metteur en scène. Il remonte pour la énième fois «Le Songe» d’August Strindberg. Cet oubli le pique au vif. Il en profite pour symboliquement ouvrir cet objet d’assujettissement, en décrire les perles puis les laisser tomber une par une. Chaque réplique entre ces deux acteurs exceptionnels rebondit sur la scène et me revienne comme un boomerang. À l’heure où nous sommes submergés de feuilles de salles, d’interviews promotionnelles, nous perdons probablement de vue ce qui se joue dans la relation singulière entre un metteur en scène et ses acteurs. À force de castings et de recrutement en tout genre, nous oublions que c’est la «rencontre» qui fait lien. Ce soir, je suis plongé dans la complexité qui les unit et accessoirement dans ce qui me relie au théâtre. Entre Anna et Henrik, le lien est constitué de nœuds (il a été amoureux de sa mère, Rakel), de fermoirs (elle hait Rakel, suicidée), de pochoirs (comme si tout pouvait recommencer, à l’infini), de désespoirs (il y a la différence d’âge, il y a le théâtre, il y a, il y a …) et de fantômes (Rakel s’incarne, jouée par Anna…lui, immensément subjugué…moi, totalement troublé).

Peu à peu, je ne sais plus qui est qui : Anna-Rakel, Henrik-Strindberg, Anna-comédienne, Henrik- Metteur en scène…Anna-Pascal…Henrik-Tadorne…Je me penche vers Anna et me perds entre ses cuisses, à l’origine de tout ce beau monde. Dans ses yeux, je plonge dans la profondeur psychologique du jeu. Je me recule et me retrouve dans la quête effrénée d’Henrik à ne pas lâcher le théâtre malgré le trouble d’Anna, malgré les fantômes empêcheurs de penser en rond, malgré le corps, lui qui ne ment jamais. Henrik veut l’ignorer. Mais pas moi, car je sais que le théâtre est pétri de gestes qui vont au-delà des mots. Il y a cette scène sublime où ses doigts parcourent le bras d’Anna et semblent aspirés par son sein…de la salle vers la scène…de soi à l’acteur… Du «renoncement de soi pour l’avancement de soi-même», pensait Louis Jouvet. Mais Henrik contrôle, verrouille, semble manipuler ses affects et ceux d’Anna: «Débarrasse-toi de la comédienne privée, elle gène l’autre, la vraie comédienne et barre le chemin à des impulsions qui peuvent te servir sur scène».

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Mais on ne se débarrasse pas comme ça. Surtout pas ici,  pas au théâtre, lieu unique de toutes les mises en abyme, de tous les enchevêtrements. Lieu unique pour penser ce qui est intimement enfoui et pour ressentir collectivement ce qui nous unit à lui. Là réside la force de la mise en scène du TG Stan qui dévoile deux acteurs en proie au tourment de leur théâtre amoureux où fiction et réalité forment un tourbillon poétique qui entraine mon inconscient, lui seul capable d’écrire ces quelques lignes d’amour.

Pascal Bély – Le Tadorne.

« Après la répétition » d’Ingmar Bergman par le tg STAN au Théâtre Garonne à Toulouse du 2 au 6 octobre 2013.

Crédit photo : Dylan Piaser

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FESTIVAL D'AVIGNON LE GROUPE EN DANSE LE THEATRE BELGE! OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Festival d’Avignon – Est-ce que la catharsis, ça fait pocpoc?

Si Halory Goerger et Antoine Defoort sont comme ils se plaisent à dire «des analphabètes du théâtre», cela ne les empêche pas de créer leur propre langage scénique entre arts plastiques, performance, conférence, danse et théâtre. Depuis «Métrage variable», «Cheval» et «&&&&& & &&&», ces deux-là contaminent la scène dans un geste tout à la fois ludique, savant et critique des usages de notre époque, de notre rapport à la technologie et au langage: d’ailleurs, le sous-titre de l’une de leurs créations n’était-il pas «un spectacle de câble et d’épée». Tout un programme!

“Germinal se présente comme une pièce (qui) met en scène des individus qui envisagent le plateau comme un espace vierge et fécond dans lequel tout est à faire. [?] à faire émerger un système, en étant candide on dirait : un monde.» En effet, Germinal est une odyssée à rebours, un laboratoire utopique sans but s’appuyant sur l’aptitude des êtres à former leur pensée par le biais du langage, et se construisant au fur et à mesure sur l’idée que du groupe naît la contradiction et la conscience de sa propre identité. Peut-être est-ce cela le «minimum ontologique légal» qui permet de démarrer une nouvelle civilisation. Car c’est bien ce qui est mis en branle et mis en question dans cette création: comme sur une page blanche (mais pas vierge) ou comme au début d’un jeu vidéo dont le fonctionnement et les possibilités sont encore à découvrir, Germinal se doit de tout inventer.

Au commencement la lumière fut, discrète tout d’abord, s’essayant à plus d’intensité, à disparaître, puis à prendre plus de place. Cela dure un certain temps; un monde ça n’est pas si simple à éclairer et petit à petit, l’on distingue quatre silhouettes assises sur ce plateau vide, qui apparaissent tranquillement. Une femme et trois hommes -mais cela a-t-il une quelconque importance?- sont posés là, attendent la suite. L’un d’entre eux se lève, c’est lui qui maîtrise depuis le début tous ces jeux d’éclairage. C’est un monde en vase clos dans lequel tout est à inventer. À ré-inventer plutôt, car l’on se rendra vite compte que ces quatre êtres humains – qui n’ont rien à voir avec une peuplade dite «première»- possèdent un langage très développé, malgré le fait qu’ils ne maîtrisent pas tout de suite leur appareil phonatoire, et s’avèreront être très perspicaces lorsqu’il s’agira d’éviter de retomber dans certains travers à l’oeuvre dans notre société, pas dans la leur!

La germination est en marche, tout d’abord le langage comme forme de pensée, la communication, la contradiction, la voix, le chant, la musique, l’individu qui déjà manipule les idées des autres pour son propre compte. Tout cela s’accomplit dans une douce nonchalance et une fausse naïveté qui rend cette «création du monde» à la fois hilarante, ludique, subtile et nécessairement poétique et politique.

Comme dans les précédentes pièces d’Halory Goerger et d’Antoine Defoort, le rire prend sa source au coeur même des données et des contraintes du langage, de son déploiement. À l’instar de Tiqqun dans la Théorie du Bloom, ils cherchent à «aller jusqu’au bout des possibles que contient leur situation». Situations limites dans lesquels nos quatre interprètes se confrontent à la nécessité d’apprendre comment s’organise un échange de pensée par sous-titres interposés. Comment produire du son avec sa glotte, sa gorge et son larynx…Comment un seul micro pour s’exprimer pose-t-il la question du porte-parole, et donc du mode de gouvernement en devenir… Autant d’approches ludiques et dialectiques d’un questionnement sur la constitution et le fonctionnement d’un groupe, d’un peuple, d’une civilisation, d’une galaxie.

Une fois le langage et la parole mises au point vient le temps de se mesurer à l’espace, aux éléments qui constituent cet espace, qui le circonscrivent et forment les bases d’un vocabulaire plus élargi, du rapport au matériel et à l’immatériel. Il y a ce qui fait pocpoc quand on le frappe avec le micro et ce qui ne fait pas pocpoc. La catégorisation est en route. Mais tiens d’ailleurs, est-ce que la catharsis, ça fait pocpoc ou pas? Et à un moment, se rendre compte qu’il y a des choses qui font pocpoc dans le coeur…


Germinal se déploie dans une «variation continue» pour reprendre l’expression deleuzienne. Il faut détruire pour construire semble être l’un des leitmotivs du spectacle. Chaque élément découvert devient l’occasion pour chaque interprète de mesurer son rapport au monde en train de se créer. Micro, guitare, amplificateur, ordinateur sont autant d’éléments poussiéreux, enfouis sous des gravats tels des restes archéologiques d’une époque révolue, des résidus, et qui aujourd’hui servent à la reconstruction du monde, ou du moins à la construction du spectacle. L’objet occupe dans cette création une place importante d’élément permettant d’établir une critique de nos propres comportements à partir de l’usage que nous en avons, voire même de l’usage qui nous en est imposé.

Dans une approche aussi bien plasticienne que théâtrale et performative à souhait, Halory Goerger et Antoine Defoort parviennent à élaborer un monde en vase clos aux multiples résonnances vers l’extérieur. Une installation théâtrale sous forme de laboratoire tout à la fois farfelu et tellement nécessaire. Ce ne sont pas des personnages qui jouent la comédie, ce sont des êtres en devenir dont les buts sont très incertains. On peut jouer avec le monde, le décortiquer, en défaire une à une chaque brique, faire tomber les murs, ne pas les reconstruire, ré-agencer des ensembles nouveaux. Cependant, les bases restent là: des individus face aux autres et face à eux-mêmes, aux prises avec un langage à redéfinir, à dé-catégoriser, à réinventer.

Lorsque l’on sort de la salle, on se sent plus intelligents (pour une fois!), petits face à l’ampleur de la tâche qui nous attend, grandis par la dimension ludique et critique de cette création, et surtout joyeux que quatre trublions rebattent les cartes de nos représentations individuelles et collectives.

Si ce n’est pas du Zola, on en rêverait presque ! Merci.

Nicolas Lehnebach pour, vers le Tadorne.

Germinal, aux Subsistances, du 18 au 21 septembre 2012 dans le cadre de la Biennale de la Danse de Lyon. Au Festival d’Avignon du 16 au 24 juillet 2013.

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FESTIVAL D'AVIGNON LE THEATRE BELGE! Vidéos

Avignon Off 2013 – Nous avons compris.

«Je vous ai compris!» dit-il de sa voix solennelle. Cinquante ans après, cette expression inaugure notre Festival Off d’Avignon à travers la pièce de la compagnie Groupov. Elle résonne avec l’ouverture de l’In, où l’Espagnole Angelica Liddell dans «Ping pang qiu», nous avait interpellés sur les mots utilisés par les politiques…

Cinquante ans après, deux comédiennes, Valerie Gimenez et Sinda Guessab, nous font vivre de l’intérieur cette allocution mythique. Elles incarnent un couple improbable, celui de leurs parents: un gendarme pied-noir (militant du Front National) et une Algérienne naturalisée française. Leur histoire originelle est différente et distanciée, mais le contexte politique actuel les relie: face à nous, elles font ce travail d’introspection que la France ne veut pas entamer.

Les tons sont rapidement campés. L’homme est un peu timide, maladroit et pose ses valeurs nationalistes. Ses bégaiements en disent long sur ces mots de l’Histoire qui butent sur l’intime douleur…La femme est souriante, généreuse, pétrie de forces et d’émotions. Mais ses rires ne sont que barrières de défense qui peu à peu cèdent…Les mots «tirs» de l’un traversent les sourires «tics» de l’autre.

La mise en scène se construit derrière elles, grâce à l’excellent coup de crayon du dessinateur Samir Guessab. La chorégraphe Mathilde Monnier, au dernier festival Montpellier Danse, avait su tirer parti de cet outil, dans sa proposition d’amateurs «Qu’est-ce qui nous arrive ?»… La main précise de François Olislaeger nous avait dévoilé petit à petit les détails de ce territoire inconnu. Même démarche ici comme si le dessinateur chorégraphiait les mots. Là où l’image vidéo perd souvent le spectateur dans une opposition plateau/écran, ici les dessins font lien entre les deux personnages. Les plis de la veste du gradé apparaissent en quelques traits noirs et le propos transpire. Le crayon glisse sur l’écran et nous ouvre le regard sur ce pays, sur les actes des indigènes et des colons. Chacun est enfermé dans ses représentations et tente de construire un pays hybride. Les processus d’hier continuent de séparer notre société d’aujourd’hui, provoquant le malaise d’une incommunicabilité sectaire: qui est l’indigène, qui est le Français de souche? Qui colonise qui et quoi?

Comment ne pas repenser à «Méditerranées» film de 35min d’Olivier Py. On y retrouve la même senteur des orangers, la même beauté des montagnes, l’immensité de l’horizon que découpe la mer, la même mélancolie de ces êtres humains confrontés à la perte de leurs racines; la même odeur de la torture et de la mort qui les laissent marqués au fer rouge pour toujours tels de simples moutons.

«Je vous ai compris» est une œuvre forte, car elle célèbre la liberté d’expression: ouvrir la parole intime de chacun pour penser une politique pour tous. Il faut un sacré courage pour oser un tel rendez-vous avec l’Histoire et accompagner le spectateur à faire ce travail d’introspection. Car ne nous y trompons pas: cinquante après, l’expression de De Gaulle agit comme un secret de famille.

De génération en génération, elle détonne comme une mine antipersonnel.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadornes

« Je vous ai compris » par la compagnie Groupov à la Manufacture jusqu’au 27 juillet à 11h.
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LE THEATRE BELGE! OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

«La légende de Bornéo»: un si beau travail.

Tandis que les désirs d’ouvertures s’entendent ici ou là, la peur donne le tempo et les enferme dans un «no futur». Tandis que l’on nous exhorte de changer, nous continuons à imposer un modèle productiviste finissant pour trouver des solutions à la crise. Le cercle est vicieux. Heureusement, le théâtre est encore là pour nous aider à penser autrement, à nous interroger différemment, à faire corps social pour retrouver l’élan collectif. Parfois, il y a le théâtre (souvent belge d’ailleurs) pour nous inviter à relier ce que nous cloisonnons, à bousculer l’ordre établi et ouvrir nos systèmes de représentation, levier de tout changement (au-delà des dogmes tout faits qui nous tombent dessus ou des slogans de communication, vecteur de l’insignifiance). Confiant envers deux lectrices fidèles du blog qui m’invitaient à faire 200 km pour aller à leur rencontre, parce que «c’est intelligent», je suis parti voir le collectif «l’Avantage du doute» pour leur dernière création «La légende de Bornéo». J’en suis sorti plus fort, plus penseur, plus acteur alors que la question du lien au travail (thème de la pièce), aurait pu m’éloigner du plaisir.

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Ce qui frappe d’emblée, c’est le collectif composé de cinq acteurs. Leur hiérarchie est invisible, à l’image des entractes où chacun contribue à débarrasser la scène…Ils font collectif ouvert parce qu’ils nous accueillent. Alors que nous attendons que le spectacle commence, Simon Bakhouche, «acteur à la retraite», améliore ses fins de mois en nous proposant pour 1 € pièce, des crêpes de Dunkerque élaborées par sa femme. Certains spectateurs achètent…comme quoi, le théâtre ne pèse pas lourd face à la pulsion de faim! Dans cette séquence, la relation marchande artiste–spectateur évoque aussi la précarité grandissante de ceux qui ont atteint l’âge de se reposer…ou de poursuivre leur oeuvre! J’y vois également l’urgence d’ouvrir cette relation pour l’émergence d’un nouveau paradigme à partir d’un collectif non hiérarchisé. Leur dynamique de groupe nous y aide d’autant plus qu’ils parviennent à inclure le vaudeville, le one woman show, dans une esthétique contemporaine où le signifié prend le pas sur le signifiant. Chapeau ! Car, comment aborder la question complexe du travail, si l’on ne pose pas la relation ouverte entre artistes et publics pour que s’accueillent nos ressentis, nos visions, nos mots, nos corps…?

A ne pas être sur le pouvoir, ce collectif dégage une puissance contaminante qui autorise bien des porosités. C’est ainsi que je navigue du couple, à Pôle Emploi, à la famille, à la relation pédagogique, à la reconversion, sans avoir une seule fois l’impression d’être dispersé et manipulé. D’autant plus que pendant que certains jouent, d’autres observent. C’est toujours contenu, jamais sous contrôle. Avec eux, tout se relie, tout se traverse : leurs corps d’acteur captent, restituent, subliment. Ce sont des artistes populaires.

Ce collectif aborde le travail par tant d’angles que cela forme une vision. De scène en scène, je le ressens comme un système d’opérations. Il n’est plus un système de valeurs. La pulsion, la mécanique a pris le pas sur l’échange de nos représentations (l’épisode où la jeune sœur, comédienne –sincère Judith Davis– entre en conflit avec son beau-frère robotisé par son entreprise, est sur ce point saisissant!). Même le couple importe dans ses jeux amoureux, l’opérationnalité du travail. Tout est contaminé jusqu’au système absurde de Pôle Emploi (instant drôle et tragique où Claire Dumas incarne un conseiller), pris dans un engrenage de procédures qu’il ne supervise plus. L’opération a pris le pouvoir sur le système de pensée censé le réguler. Le corps et l’esprit sont déconnectés si bien que le biologique lâche (à l’image de la troublante scène où Nadir Legrand – acteur exceptionnel- ne se contrôle plus), à moins qu’il ne soit matière de travail (la danse de Mélanie Bestel avec son mari n’est qu’une succession de gestes sans rapport avec le  propos…). Le collectif élargit sa focale jusqu’au système culturel responsable d’instrumentaliser la poésie à des fins de communication pour cacher la misère sociale à partir de «matières» produites par des acteurs de plus en plus précarisés (avez-vous remarqué le nombre de lieux culturels qui se nomment «Fabrique», «Atelier», voire même «Usine»?).

Je comprends que, peu à peu, changer le travail supposerait de transformer notre relation à l’art, au beau dans une société où la pulsion a remplacé la raison.

Pour que le rêve d’être quelqu’un ne se réduise pas à conduire les opérations de déneigement lors d’hivers sans fin…

Pascal Bély – Le Tadorne.

« La légende de Bornéo » par le Collectif l’Avantage du Doute au Théâtre de Nîmes les 14 et 15 mars 2013. Au Théâtre Garonne de Toulouse du 19 au 23 mars 2013.

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La Barjot de Jéhovah.

Je souhaite commencer cet article par une prise de parole salutaire : «Les catholiques, juifs et musulmans intégristes, les copéistes décomplexés, les psychanalystes œdipiens, les socialistes naturalistes à la Jospin, les gauchos hétéronormatifs, et le troupeau grandissant des branchés réactionnaires sont tombés d’accord ce dimanche pour faire du droit de l’enfant à avoir un père et une mère l’argument central justifiant la limitation des droits des homosexuels.» Nous sommes au surlendemain de la manifestation contre le mariage pour tous du 13 janvier 2013. L’article publié dans Libération de Beatriz Preciado, philosophe, directrice du Programme d’études indépendantes au musée d’Art contemporain de Barcelone, est saisissant. Elle y explique comment l’idéologie naturaliste et religieuse refait surface en s’inventant un enfant fantasmé. «L’enfant que Frigide Barjot prétend protéger n’existe pas. Les défenseurs de l’enfance et de la famille font appel à la figure politique d’un enfant qu’ils construisent, un enfant présupposé hétérosexuel et au genre normé. Un enfant qu’on prive de toute force de résistance, de toute possibilité de faire un usage libre et collectif de son corps, de ses organes et de ses fluides sexuels. Cette enfance qu’ils prétendent protéger exige la terreur, l’oppression et la mort». Elle poursuit sa démonstration en évoquant ses souvenirs d’enfance et le travail colossal qu’on dû entreprendre ses parents pour qu’ils acceptent son homosexualité. Cet article est important, car il pose les enchevêtrements complexes entre structure familiale, contexte politique, et dogmes religieux dans lesquels la parole de l’enfant n’est qu’une variable d’ajustement.

C’est au théâtre que l’on peut l’entendre. C’est à Istres, au Théâtre de l’Olivier où l’auteur et metteur en scène Fabrice Murgia propose l’une de ses dernières créations,  «Les enfants de Jéhovah» («…et de Frigide Barjot ?, NDLR»). Comment une secte peut-elle «engendrer» des enfants ? Comment se substitue-t-elle aux parents et par quels processus ? Avec ce spectacle, Fabrice Murgia fait résonner sa parole de petit-fils et rend hommage à son père, enrôlé petit et qui quittera la secte une fois adulte. Mais avant d’entrer sans effraction dans sa famille, une vidéo nous accueille. Un enfant italien répond à des questions sur le plaisir. Il crève l’écran. Il évoque sa sexualité et sa quête : chercher «la belle vie plutôt que de faire la guerre». Sa vérité  l’éloigne de l’innocence dans laquelle nous désirons l’enfermer,  à une vision du monde qui ne vaudrait pas grand-chose. Cette parole me saisit par sa force : Fabrice Murgia n’a plus qu’à dérouler sa vision d’artiste et d’enfant-adulte sur sa famille.

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«Les enfants de Jéhovah», est une magnifique prise de parole qu’il restitue à tous ses ancêtres. Il convoque une scénographie où la porosité entre réalités historique et psychique est sublimée. L’absence de propos linéaire, la vidéo comme prolongement du langage des corps et des mots, la présence fantomatique de trois femmes, propulsent le passé d’immigrés italiens des grands-parents dans notre actualité. Aux témoins de Jéhovah d’hier («je suis là pour vous écouter et commenter l’actualité») répond la religion consumériste d’aujourd’hui qui capte les désirs pour les métamorphoser en pulsions (qui commente pour nous éviter de penser par nous-mêmes ?). Tout est lié et Fabrice Murgia crée le dialogue entre une grand-mère proie des Jéhovah, une tante endeuillée par un frère qui ne reviendra plus dans les filets de la secte et la figure de Saint-Nicolas restituée à l’enfant après lui avoir été confisqué pendant tant d’années. Me voici immergé dans un système familial dont je saisis les enchevêtrements sans que cela réduise. Il y a dans ce propos de profondes similitudes avec la prise de parole de Beatriz Preciado, amplifiée par l’apparition sur l’écran du jeune visage de Fabrice Murgia. Il prend soin de formuler sa vision à partir d’un texte de toute beauté.  C’est un vivant poème fort et libre qui prolonge celle de l’enfant italien et disqualifie toute approche d’un enfant normé…

 « …/….

Pour avoir été perdu dans l’usine,
perdu parmi les siens,
je dédie ce spectacle à mon père…
je dédie ce spectacle à tous ceux qui rêvent plus qu’ils n’ont peur…
au monde de l’enfance qui n’a pas besoin du Ciel.

Parce que les adultes croient que les enfants sont des bons à rien,
mais peut-être que les enfants sont supérieurs aux grands
parce qu’ils ont une autre façon de penser
ils imaginent les choses
plus belles
plus pures
tandis que les grands les voient avec laideur

Comme toi”.

Beatriz, Fabrice, enfants de deux papas, de deux mamans, toi, moi…Je vous rêve.

Pascal  Bély – Le Tadorne.

« Les enfants de Jéhovah » de Fabrice Murgia au Théâtre de l’Olivier à Istres le 18 janvier 2013.

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS LE THEATRE BELGE! THEATRE MODERNE Vidéos

Triple A pour la Belgique.

Le peuple souverain ne sait plus très bien où il va. À force de lui répéter depuis le choc pétrolier de 1974 que l’urgence est la sortie de crise, il peine à penser. La pensée est sous les décombres d’une civilisation européenne qui, depuis la Shoah, s’effondre peu à peu malgré la vitalité de sa technocratie à créer les outils pour donner l’illusion du progrès. Dans ce contexte, le peuple, et particulièrement sa classe moyenne, palabre, gaspille les mots, maltraite la relation, cloisonne le langage du corps et le poids de la parole, fait de l’oisiveté l’un des moteurs pour régénérer les neurones. Rien ne s’élabore tandis que la plainte individuelle fait office de protestation collective. On dénonce, mais rien ne s’énonce. Son éducation, ses savoirs ne sont plus mobilisés pour l’intérêt général, mais pour préserver son intime de la douleur du monde. Quant aux artistes, ils se noient dans le paraitre de leur cour, trahissent leurs idéaux au contact du pouvoir, et laissent l’intelligencia observer ce naufrage du haut de leurs fauteuils dorés (quand ils n’y sont pas assis eux-mêmes!). Le théâtre est une activité comme une autre, juste permet-il de changer de rôles (et de viser le premier). L’art s’accroche au mur pour égayer l’endroit tandis que la poésie se dilue dans le naturalisme avant de disparaître peu à peu sous le poids de la littérature qui raconte. Mais ne nous y trompons pas: l’énergie est là. Les corps bougent, l’espace est occupé; on s’affaire devant, derrière, sur les côtés; on fait pour défaire. On se croit compétent à maitriser ses pulsions animales quitte à les laisser déborder pour assouvir sa soif de domination envers les femmes. Et quand cela s’effondre à un endroit, les décombres se recyclent pour soutenir le modèle qui empêche tout renouvellement de paradigme. Avec la classe moyenne, la politique n’est même plus un sous-bassement avec lequel on élabore: elle est au mieux un spectacle, au pire un secret bien partagé. Avec la classe moyenne, dénier c’est penser.

Pour la chorégraphe Maguy Marin, «puisque tout est foutu, fêtons le pessimisme». Oui, fêtons, mais j’ai besoin des artistes. Pas ceux qui, de haut, assouvissent leur désir de pouvoir comptant sur mon potentiel de servitude. J’ai besoin d’artistes pour qui l’empathie nourrit la relation à l’art, pour qui l’acteur et le spectateur sont côte à côte pour élaborer la vision commune vers une visée. Puisque l’on est foutu, j’ai besoin d’artistes pour m’extraire de la tyrannie des mots et de leur tour de Babel et m’autoriser, sans culpabilisation, à voir le jeu pour le penser autrement.

Il est minuit. Je pense à ce qui est écrit plus haut. Je marche et je pense. J’ai l’énergie pour fêter le pessimisme. Je sors à peine du Théâtre de la Bastille à Paris où le collectif  flamand tg STAN vient d’interpréter «Les estivants» de Maxime Gorki. Cette ?uvre du début du 20ème siècle décrit un groupe en vacances d’été dans une datcha et qui «s’occupe» pour ne pas sombrer. Incarné par cette troupe flamande, le texte est d’une modernité stupéfiante. Vingt-deux rôles pour neuf acteurs. Autant dire que je m’y perds dans le «qui est qui ?» comme si les places étaient interchangeables pour cause de pensée unique. Ici, les conflits entre amis masquent finalement un accord souterrain pour que rien ne change entre le marteau ou l’enclume, entre penser ou subir?

Varja, incarnée par Jolente de Keersmaeker, est époustouflante. Mariée à un gros ours bien léché (exceptionnel Damiaan De Schrijver dans le rôle de Sergej Basov), elle doute sur ce qu’il se joue : rapidement, je me reconnais en elle (suis-je le seul dans la salle?). Elle porte à bout de bras ce collectif, métaphore de l’effondrement d’une société en crise (jusqu’au décor d’un théâtre improvisé qui se métamorphose en radeau de la méduse), où la moindre déclaration (qu’elle soit d’amour ou poétique) sombre dans une vanité ridicule. Pendant 2h30, cette société navigue totalement à vue. Elle ne voit pas qu’elle est politique (au sens de la vie dans la cité) et ne pense qu’à se vautrer dans des jeux amoureux. Cette mise en scène à l’énergie débordante occupe tout l’espace horizontal (on ne cesse d’aller de là à là, à la recherche d’un chemin sans but) tandis que la visée verticale est symbolisé par des cordes destinées à qui voudrait bien se pendre. Ici, tout est en jeu : rien n’est laissé au hasard jusqu’à la longue robe noire de Varja, rideau de théâtre quand son désir d’amour est trop fort, cache-misère lorsque ses secrets enfouis l’empêchent de libérer son corps.

Ces acteurs sont exceptionnels. Ils jouent comme ils pensent. Leur empathie me permet de ne jamais décrocher. Ici, le théâtre est un  acteur à part entière (il est même omniprésent jusqu’à la scène finale du banquet où les masques tombent, où le corps du collectif se disloque pour se remette à l’équilibre). Le théâtre façon tg STAN est l’une des réponses pour sortir de la crise morale que nous traversons, pour accompagner le changement de paradigme qui est en cours.

 Il me revient alors l’intervention  de l’écrivain Isabelle Sorente dans l’émission «Ce soir ou jamais» où elle évoquait la crise d’aujourd’hui, l’ampleur de «ce qui nous secoue». La force du tg STAN est de m’autoriser ce lien pour qu’au chaos ambiant, réponde ma pensée en mouvement.

Triple A pour la Belgique.

Pascal Bély, Le Tadorne.

«Les estivants » de Maxime Gorki par le tg STAN du 30 octobre 2012 au 17 novembre 2012 au Théâtre de la Bastille dans le cadre du Festival d’Automne de Paris.

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BIENNALE DE LA DANSE ET D'ART CONTEMPORAIN DE LYON LE THEATRE BELGE!

A la Biennale de la Danse de Lyon, est-ce que la catharsis, ça fait pocpoc?

Si Halory Goerger et Antoine Defoort sont comme ils se plaisent à dire «des analphabètes du théâtre», cela ne les empêche pas de créer leur propre langage scénique entre arts plastiques, performance, conférence, danse?et théâtre. Depuis «Métrage variable», «Cheval» et «&&&&& & &&&», ces deux-là contaminent la scène dans un geste tout à la fois ludique, savant et critique des usages de notre époque, de notre rapport à la technologie et au langage: d’ailleurs, le sous-titre de l’une de leurs créations n’était-il pas «un spectacle de câble et d’épée». Tout un programme!

“Germinal se présente comme une pièce (qui) met en scène des individus qui envisagent le plateau comme un espace vierge et fécond dans lequel tout est à faire. [?] à faire émerger un système, en étant candide on dirait : un monde.» En effet, Germinal est une odyssée à rebours, un laboratoire utopique sans but s’appuyant sur l’aptitude des êtres à former leur pensée par le biais du langage, et se construisant au fur et à mesure sur l’idée que du groupe naît la contradiction et la conscience de sa propre identité. Peut-être est-ce cela le «minimum ontologique légal» qui permet de démarrer une nouvelle civilisation. Car c’est bien ce qui est mis en branle et mis en question dans cette création: comme sur une page blanche (mais pas vierge) ou comme au début d’un jeu vidéo dont le fonctionnement et les possibilités sont encore à découvrir, Germinal se doit de tout inventer.

Au commencement la lumière fut, discrète tout d’abord, s’essayant à plus d’intensité, à disparaître, puis à prendre plus de place. Cela dure un certain temps; un monde ça n’est pas si simple à éclairer et petit à petit, l’on distingue quatre silhouettes assises sur ce plateau vide, qui apparaissent tranquillement. Une femme et trois hommes – mais cela a-t-il une quelconque importance ?? sont posés là, attendent la suite. L’un d’entre eux se lève, c’est lui qui maîtrise depuis le début tous ces jeux d’éclairage. C’est un monde en vase clos dans lequel tout est à inventer. À ré-inventer plutôt, car l’on se rendra vite compte que ces quatre êtres humains ?qui n’ont rien à voir avec une peuplade dite «première»- possèdent un langage très développé, malgré le fait qu’ils ne maîtrisent pas tout de suite leur appareil phonatoire, et s’avèreront être très perspicaces lorsqu’il s’agira d’éviter de retomber dans certains travers à l’oeuvre dans notre société, pas dans la leur!

La germination est en marche, tout d’abord le langage comme forme de pensée, la communication, la contradiction, la voix, le chant, la musique, l’individu qui déjà manipule les idées des autres pour son propre compte. Tout cela s’accomplit dans une douce nonchalance et une fausse naïveté qui rend cette «création du monde» à la fois hilarante, ludique, subtile et nécessairement poétique et politique.

Comme dans les précédentes pièces d’Halory Goerger et d’Antoine Defoort, le rire prend sa source au c?ur même des données et des contraintes du langage, de son déploiement. À l’instar de Tiqqun dans la Théorie du Bloom, ils cherchent à «aller jusqu’au bout des possibles que contient leur situation». Situations limites dans lesquels nos quatre interprètes se confrontent à la nécessité d’apprendre comment s’organise un échange de pensée par sous-titres interposés? Comment produire du son avec sa glotte, sa gorge et son larynx? Comment un seul micro pour s’exprimer pose-t-il la question du porte-parole, et donc du mode de gouvernement en devenir? Autant d’approches ludiques et dialectiques d’un questionnement sur la constitution et le fonctionnement d’un groupe, d’un peuple, d’une civilisation, d’une galaxie.

Une fois le langage et la parole mises au point vient le temps de se mesurer à l’espace, aux éléments qui constituent cet espace, qui le circonscrivent et forment les bases d’un vocabulaire plus élargi, du rapport au matériel et à l’immatériel. Il y a ce qui fait pocpoc quand on le frappe avec le micro et ce qui ne fait pas pocpoc. La catégorisation est en route. Mais tiens d’ailleurs, est-ce que la catharsis, ça fait pocpoc ou pas? Et à un moment, se rendre compte qu’il y a des choses qui font pocpoc dans le coeur?

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Germinal se déploie dans une «variation continue» pour reprendre l’expression deleuzienne. Il faut détruire pour construire semble être l’un des leitmotivs du spectacle. Chaque élément découvert devient l’occasion pour chaque interprète de mesurer son rapport au monde en train de se créer. Micro, guitare, amplificateur, ordinateur sont autant d’éléments poussiéreux, enfouis sous des gravats tels des restes archéologiques d’une époque révolue, des résidus, et qui aujourd’hui servent à la reconstruction du monde, ou du moins à la construction du spectacle. L’objet occupe dans cette création une place importante d’élément permettant d’établir une critique de nos propres comportements à partir de l’usage que nous en avons, voire même de l’usage qui nous en est imposé.

Dans une approche aussi bien plasticienne que théâtrale et performative à souhait, Halory Goerger et Antoine Defoort parviennent à élaborer un monde en vase clos aux multiples résonnances vers l’extérieur. Une installation théâtrale sous forme de laboratoire tout à la fois farfelu et tellement nécessaire. Ce ne sont pas des personnages qui jouent la comédie, ce sont des êtres en devenir dont les buts sont très incertains. On peut jouer avec le monde, le décortiquer, en défaire une à une chaque brique, faire tomber les murs, ne pas les reconstruire, ré-agencer des ensembles nouveaux. Cependant, les bases restent là: des individus face aux autres et face à eux-mêmes, aux prises avec un langage à redéfinir, à dé-catégoriser, à réinventer. Lorsque l’on sort de la salle, on se sent plus intelligents (pour une fois!), petits face à l’ampleur de la tâche qui nous attend, grandis par la dimension ludique et critique de cette création, et surtout joyeux que quatre trublions rebattent les cartes de nos représentations individuelles et collectives.

Si ce n’est pas du Zola, on en rêverait presque ! Merci.

Nicolas Lehnebach pour, vers le Tadorne.

Germinal, aux Subsistances, du 18 au 21 septembre 2012 dans le cadre de la Biennale de la Danse de Lyon.

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BIENNALE DE LA DANSE ET D'ART CONTEMPORAIN DE LYON LE THEATRE BELGE! PAS CONTENT

La Biennale de la Danse de Lyon jette nos fleurs par la fenêtre.

D’un festival à l’autre, il y a mes passerelles. Elles m’appartiennent et insufflent dans les programmations savantes, des images qui s’incrustent sans crier gare. Ce samedi 15 septembre 2012, le Festival d’Avignon s’invite à la Biennale de la Danse de Lyon, tant les traces laissées par l’artiste plasticienne Sophie Calle sont durables. Cet été, à l’Église des Célestins, «Rachel Monique» fut une grande exposition au coeur d’un festival de théâtre (Au Festival d’Avignon, Sophie Calle: la traversée d’un continent intérieur). Elle y installa différentes oeuvres à la mémoire de sa mère, disparue en 2006 jusqu’à lire et découvrir quotidiennement les pages de son journal intime. Elle créa un lieu de mémoire, de ceux que l’on bâtit pour les grandes causes: elle l’a construit pour sa mère, vers notre destinée. D’elle(s) à nous. À chaque recoin de l’église, nous furent nombreux à nous inscrire dans cette filiation. «Rachel, Monique» n’était ni du théâtre, ni de la danse. Pourtant, combien d’oeuvres du spectacle soi-disant «vivant» sont-elles capables de susciter de telles résonances?

À Lyon, la proposition du plasticien Jan Fabre, «Preparatio Mortis», n’est pas de celles-là. Ce solo pour Lisa May est «dansé» comme un rituel après la mort subite des parents de Jan Fabre. Dès les premiers instants, l’exposition de Sophie Calle s’invite. Là où elle nous accueillait à l’entrée de l’Église avec un grand portrait de sa mère au milieu d’un fracas de vieilles pierres qui faisaient entendre les pages du journal intime, Jan Fabre nous plonge dans le noir, avec une musique d’église aux accents contemporains rapidement insupportables de Bernard Foccroulle. Cette obscurité dictée ne m’éclaire pas. Alors j’attends. C’est ainsi qu’un petit miracle se produit: par la lumière d’un lever de soleil, de longues fleurs bougent à peine et je perçois des figures, une évanescence de corps, de celle que l’on imagine dans les cimetières à la tombée de la nuit. À cet instant, les odeurs de fleurs invoquent le souvenir, presque le chagrin, et notre désir de survivre en convoquant Dionysos! Mais Jan Fabre tend rapidement le mouchoir, de celui que l’on s’empresse de vous donner de peur que vous ne débordiez. C’est alors qu’elle apparait. Lisa May se dévoile, se déterre, s’élève de cette pierre tombale de fleurs, tel un ver de terre. Elle renaît et je ne vois plus qu’elle. Elle fait et je la regarde faire. Elle pose pour Jan Fabre qui ne tarde pas à la posséder pour mieux la déposséder. Comme spectateur, je n’ai pas de place. Sur ce sol jonché de fleurs (la référence aux oeillets de Pina Bausch ne va pas plus loin que de les compter?), elle tourne autour de cette stèle mortuaire cachée par des couronnes fleuries qui peu à peu s’effondre?Je reconnais cette façon si particulière d’occuper l’espace (devant, derrière, au centre), d’hystériser les mouvements (ici les fleurs sont jetées, déchiquetées) à partir d’une gestuelle signifiant la mort par le sexe. Du déjà vu dans «quando l’uomo principale è une donna» où Lisbeth Gruwez dansait sur un sol rendu glissant par l’huile d’olive. Du déjà approché dans «Another Sleppy dusty delta day» où Ivana Jozic, sur un sol jonché de charbon, tentait le suicide par un saut dans le vide. Je reconnais tous les «gestes provocants» de Fabre qui mis bout à bout peine à créer le mouvement d’une faille, d’une incertitude. Il y a toujours ce combat avec le propos qu’il est censé transcender, comme s’il ne voulait rien lâcher. Ce sera une performance. Point. Peu à peu, ces solos tournent à l’obsession : mais de qui, de quoi, Jan Fabre est-il orphelin ?

Le corps entre dans la matière (fleurs, charbon, huile d’olive) mais n’entre pas en matière. Encore moins vers nous. Signifier, installer des évocations mortuaires, est-ce danser? À travers ses «égéries» guerrières, Jan Fabre «installe» sa posture. Que m’importe qu’il puise dans l’histoire des arts pour y trouver ses images et faire son deuil s’il ne les inscrit pas dans un lien généreux avec mon humanité!

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Tandis qu’elle s’installe nue dans un cercueil transparent où des papillons volent et se posent sur la vitre embuée, elle peint avec son doigt. Dans sa caverne, elle crée l’Image, tout en bougeant telle une chenille. Mais précisément: créer l’image ne fait pas Image. Je regarde et me revient le petit cercueil de verre où «Rachel, Monique» reposait en paix. Au-dessus, tel un papillon, le mot «souci» déployait ses ailes de désir.

Je suis déjà parti.  

Jan Fabre a du souci à se faire.

Pascal Bély, Le Tadorne.

Pascale Logié a écrit un très bel article sur ce spectacle. Un de ces articles que l’on aimerait écrire: http://lilledissidanse.unblog.fr/2010/11/19/preparatio-mortis-jan-fabre/

“Preparatio Mortis” de Jan Fabre. A la Biennale de Lyon du 14 au 16 septembre 2012.