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Avignon Off 2013 – Pinocchio vous recherche.

Nous avons tous à l’esprit les images édulcorées du dessin animé de la firme Walt Disney. Certains d’entre nous songeront également à la version stylisée de Joël Pommerat. Si ce dernier, par sa réécriture, restait à, ce qu’il nous semble être aujourd’hui la surface du conte, Lee Hall nous plonge dans la complexité de l’histoire de Pinocchio. Loin des idées (fausses) sur ce monstre de littérature de jeunesse décrit par Carlo Collodi.

L’adaptation scénique par Marie Mellier du Caliband théâtre retrace, de façon chirurgicale, l’histoire du célèbre pantin. Avec ses mots et sa direction de comédiens aux scalpels, elle nous immerge dans les entrailles de l’âme. Le récit commence à la morgue. Le corps inanimé du pantin est retrouvé pendu à un arbre. Pourquoi? Comment? Par qui? Conduite par un Monsieur Loyal, le conte prend alors la forme d’une enquête policière qui se transforme peu à peu en un véritable cabaret de poche. On y croise tour à tour un criquet, une chatte, un renard, une fée bleue, un lapin de la mort, Gepetto et Pinocchio (une sorte de double et son contraire), le «pays des nigauds» ou encore le «champ des miracles». Le burlesque, omniprésent, désamorce la noirceur du propos. C’est un univers en mouvement parfaitement rythmé: l’espace scénique se disloque, se tend, s’étend, se réduit grâce aux jeux de lumière et au décor en mouvement. La matière théâtrale, ingénieusement travaillée avec ses casiers-cachettes, ménage de nombreuses surprises. Ouvertures, fermetures…comme les paupières des spectateurs. Ainsi, plusieurs lieux s’agencent dans cet espace clos. Seulement quatre sur scène, les comédiens jouent une grande variété de rôles, du professeur au médecin, etc. et cohabitent dans différents styles : du roman noir au cabaret, de la mythologie à la science-fiction… (Gabriella Meroni parfaite en Pinocchio, David-Jeanne Comello avec sa palette de jeu à l’infini, Mathieu Létuvé et Jean-François Levistre, formidables compères, avec une pensée spéciale à «la chatte»).

Il nous semblerait injuste de reprocher à la pièce la noirceur du propos. Les dimensions initiatiques et éducatives sont très présentes : pour les enfants, aller à l’école, travailler, apprendre…l’inverse de ce que fait Pinocchio. Cette morale repose sur l’idée cruelle que la naïveté se paye au prix fort et que les simples d’esprit ne sauraient être bienheureux. Cette pièce serait comme une fable moderne de La Fontaine: elle enseigne une éthique de la lucidité, à ne pas être dupe des faux semblants.

Surtout, la cruauté à l’œuvre relie le drame à l’absurde, mais aussi à la société actuelle: urbaine, sombre, misérable et miséreuse. En un mot, frappée par la crise économique. Les héros sont des chercheurs d’or dérisoires et pathétiques, mus par la nécessité de manger plus que par une quelconque concupiscence. La force de cette mise en scène réside donc dans l’entre-deux : noirceur et insouciance, âge adulte et enfance, bande dessinée de Winshluss (pour la cruauté à l’œuvre) et celle de Disney… La pièce tient cet équilibre, lui permettant d’être vue par le plus grand nombre, sans exclusion, et surtout sans risque d’être taxée de mièvrerie ou de complaisance dans la noirceur.

Et si toutefois, vous vous mettez à parler à la manière de Pinocchio, une fois sorti de la salle, laissez-vous aller, l’enfant qui est en vous est réveillé…

Sylvain Saint-Pierre – Laurent Bourbousson – Tadornes.

Pinocchio, par le Caliband Théâtre, du 8 au 31 juillet (relâche le 20 juillet), à la Présence Pasteur à 12h20.
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Au Théâtre du Nord à Lille, dès le 8 novembre 2013 – Avec Julien Gosselin, 2076…année clonique.

Ils sont face à nous. Depuis plus de trois heures. Ils n’ont jamais eu peur du public. Bien au contraire. Ils l’ont affronté, non pour le caresser dans le sens du poil, mais pour l’inclure. Ils sont jeunes (entre 25 et 35 ans) et leur arrogance créative provoque un plaisir fou. La salle les ovationne. Ils n’en reviennent pas eux-mêmes. Certains sont au bord de craquer par tant de fatigue accumulée et d’affection reçue de la part d’un public reconnaissant de ne pas l’avoir plombé ou disqualifié.

Je suis également debout. Qu’il est bon de retrouver ce geste après tant et tant de mois et d’années à faire le dos rond, à subir un théâtre français mortifère, institutionnalisé, sans âme, parce que petit-bourgeois. Ce soir, la troupe emmenée par Julien Gosselin fait maintenant partie de l’histoire d’Avignon. Mon aventure avec eux ne fait que commencer.

Mais que s’est-il donc passé ? Ils ont osé porter à la scène «Les particules élémentaires» de Michel Houellebecq. Ce roman est-il adaptable au théâtre ? Rien n’est moins sûr. Mais avec eux, tout est possible…Enfants de cette génération décrite par l’auteur (20 ans en 1980), ils assument cette filiation sans jamais la caricaturer. Ils parviennent avec délicatesse à se mettent à distance, sans cynisme, mais avec une dérision mêlée de tendresse envers une génération dont les représentations sociales se sont structurées autour de la libération sexuelle, d’idéaux politiques d’une gauche prête à jouer l’alternance malgré le septennat réformateur d’un jeune président…Ils ont réussi à créer le mouvement  fraternel entre deux hommes que tout oppose: l’un multiplie les conquêtes avec les femmes jusqu’à en devenir fou, l’autre mobilise la science pour une nouvelle espèce humaine par le clonage. D’un côté, la métaphore d’un paradigme épuisé, où il faut accumuler, produire, être compétitif. De l’autre, une révolution: celle où science et culture prendraient l’ascendant sur le biologique pour fonder une humanité plus apaisée, plus pacifique.

Ce qui les oppose sur le papier se relie : quand Bruno (Alexandre Lecroc) joue le jeune bête et con, Michel (Antoine Ferron) est en fond de scène, assis, profond, tourmenté, presque Gainsbourien. Le décor est là, dans ce regard, dans cette observation, dans cette écoute. Chacun incarne un double rôle : celui dévolue sur la scène, un autre en fond, sur les côtés, à notre place, celle du spectateur, celle de l’écrivain, celle de l’artiste de théâtre, celle où l’on observe l’intime se débattre dans le sociétal.

Il arrive même que la télévision, personnage à part entière, s’invite, mais elle le fait sur les côtés pour se projeter en grand écran : elle se veut de qualité même si on l’on ressent déjà qu’elle se perd dans des effets de communication dévastateurs envers le sens de la recherche de Bruno (on y décèle le langage de l’entre soi, loin, très loin du débat démocratique). Mais ici, elle sert le propos théâtral et n’entre jamais en concurrence.

La mise en scène de Julien Gosselin est exceptionnelle parce qu’elle ouvre le dialogue entre le monde de la recherche et le corps social à partir d’un paradoxe qui ne cesse de s’amplifier : plus Michel avance dans ses découvertes, plus Bruno devient malade. Julien Gosselin comble peu à peu le vide qui s’instaure entre les deux frères (qui se rencontrent finalement très peu au cours de la représentation) en positionnant l’art théâtral comme passerelle, sur laquelle il nous embarque. D’une époque à l’autre, de l’adolescence à la mort, je suis relié, inclus dans la quête, questionné par la force d’une science qui, articulé à l’art, l’humanise comme jamais. Les femmes jouent ici un rôle déterminant : Christiane (Noémie Gantier, magnifique tragédienne), amie de Bruno, l’accompagne dans sa recherche, en multipliant avec lui  des expériences orgiaques, métaphore d’un clonage du couple qui ne dit pas son nom… Annabelle, amie de Bruno (Victoria Quesnel, lumineuse femme de l’ombre) veut un enfant, qu’elle n’aura pas…signe que l’ère industrielle amenuise les facultés de l’espèce humaine de se reproduire dans un amour à mort destructeur. Peu à peu, la fratrie se décompose et se recompose vers une nouvelle humanité (celle d’aujourd’hui étant épuisée…comment ne pas entendre le chaos provoqué par les récents débats autour du « mariage pour tous ») a l’image du gazon présent dans le premier acte qui disparaît au second, laissant le sol froid  d’un laboratoire comme seule surface de réparation pour reconstruire.

Je ne perds rien du jeu des acteurs qui tisse le rire dans le dramatique parce que les joyeuses valeurs humanistes des années 70 (ah, la scène du yoga collectif, inoubliable Caroline Mounier en directrice du camping du changement !) sont aujourd’hui dramatiquement épuisées et provoquent bien des effondrements dans la souffrance.

Les processus impulsés par Julien Gosselin à partir de son collectif, relient les générations de spectateurs Il n’est jamais dans une posture haute en prenant le texte de Houellebecq pour le «verticaliser». Bien au contraire, il le déstructure pour créer un lien ouvert entre littérature, science, art, en nous positionnant comme co-penseur de notre époque !

LES PARTICULES ELEMENTAIRES -

La recherche scientifique mise en scène par Julien Gosselin questionne notre soif de théâtre, nos pulsions ‘destructrices » de sens, notre amour du jeu pour élever nos désirs  de spectateur (et non les cloner !) vers un nouveau «théâtre» qu’il nous reste à inventer.

Vive le Festival d’Avignon 2076!

Pascal Bély – Le Tadorne

«Les particules élémentaires», mise en scène de Julien Gosselin, au Festival d’Avignon du 8 au 13 juillet 2013.
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Avignon Off 2013 – Dans la famille de «Quelque chose de commun…», je voudrais….

Il faut être insouciant pour proposer au public du Off une telle aventure. Il faut être jeune, certainement. La Nivatyep Compagnie, sous la houlette de Juliette Peytavin (vous aurez remarqué au passage l’ambigramme) déborde d’audace, de fraîcheur, d’imprudence, mais surtout de tendresse.

Tout commence à l’ERAC (École Régionale d’Acteurs de Cannes), véritable vivier pour comédiens en devenir. Juliette Peytavin s’interroge sur les variations de rapports au sein d’un groupe imposé. Ses trois années d’étude lui permettront de travailler le sujet, à la manière d’un sociologue de terrain. «Quelque chose de commun…», dans sa genèse, était porté par 17 interprètes. Aujourd’hui, ils ne sont plus que sept, à l’image du jeu des sept familles de notre enfance. Naturellement, on finit par s’attacher à eux, car chacun s’incarne en nous et réciproquement !

«Quelque chose de commun…» nous attire peu à peu dans son filet. Telle une première rencontre, le début est quelque peu déroutant, voire ennuyeux, tout en retenue. Déjà présents sur scène à l’arrivée des spectateurs, les comédiens «font la tronche». Méfiance, défiance, résistance semblent qualifier leurs liens, leur relation au public. La tension monte jusqu’à l’implosion du groupe, moment où l’on s’interroge sur l’opportunité de poursuivre avec eux ! En réalité, cela traduit l’incertitude, la nervosité que suscite toute première fois. Il suffira d’un signe de main, lancé par Romane Peytavin (la sœur de Juliette) pour lâcher-prise, (re)lancer la dynamique du spectacle en nous permettant d’entrer dans la structure psychique du groupe. Tout devient alors plus lisible.

Dans le jeu des représentations sociales, les sept  interprètes lancent à tour de rôle un dé pour créer leur partition, entraînant les autres dans le jeu, le non-jeu, la fiction, le réel. Peu à peu, le propos émerge: cette jeunesse se cherche à travers le groupe, espérant obtenir des réponses à ses errements dans le contact avec l’autre. L’écho psychanalytique n’est pas loin, comme dans cette parole hasardeuse, hésitante et qui bafouille. Mais cette mise à nue n’est pas sans risque: elle expose les protagonistes à la cruauté de leurs camarades. Une troupe de théâtre peut alors se transformer en huis clos terrifiant où le metteur en scène incarne une figure tyrannique. Heureusement, l’humour, grinçant, opère un renversement de situations.

L’élément fédérateur de cette joyeuse bande est Maxime Mikolajczak, véritable découverte, qui capte l’attention du public. Mais chacun apporte sa personnalité à l’édifice: Manon Allouch excelle dans son «puis, tu vois, c’est comme moi» ; Julie Collomb se métamorphose en Célimène du monde théâtral;  Benjamin Farfallini désamorce les situations; Issam Rachyq-Ahrad transpire l’amour; Romane Peytavin est celle par qui tout commence ; Juliette Peytavin (qui remplaçait Louise Belmas pour la première) en angoissée permanente.

“Quelque chose de commun…” est un immense potlatch, un peu à la manière du chorégraphe  Jérôme Bel dans «The Show must go on». Ici, tous les interprètes viennent du théâtre, mais dansent et parlent. Juliette Peytavin réussit à manier le geste et la parole pour unifier le théâtre et la danse et mettre en mouvement la théorie des représentations sociales.

Cependant, réduire cette proposition à sa plus simple pensée serait passer à côté de sa complexité.

Laurent Bourbousson – Sylvain Saint-Pierre – Tadornes.

"Quelque chose de commun..."  par La  à l'Adresse, Festival Off d'Avignon, du 8 au 31 juillet 2013.
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Festival d’Avignon – Angelica Liddell, nous ancre de Chine….

Angélica Liddell ouvre notre festival d’Avignon. Cela ne pouvait pas mieux tomber. Car «Ping Pang Qiu» est un vibrant plaidoyer pour un théâtre engagé et engageant. Il évoque la bataille à mener: celle d’affirmer nos modes d’expression contre les approches rationalistes qui visent à les museler. C’est un spectacle qui nous donne la force de continuer d’animer ce blog, espace du spectateur critique, sans concession à l’égard du marketing culturel et des logiques quantitatives arbitraires.

Angelica Liddell entre dans l’arène avec une robe rouge sang, comme l’énergie qui coule dans ses veines; rouge vif comme la colère qui gronde en elle; rouge vif comme la couleur du petit livre de Mao qu’elle brandira à plusieurs reprises pour le défier. Mais combien sont-ils en Europe à brandir leur petit manifeste pour nous imposer leur politique libérale sans vision? Elle porte une perruque bleu clair, couleur ciel. L’esprit clairvoyant est au dessus de ce corps souffrant. Elle est notre magicienne à l’allure punk rageuse, toute en grâce féminine, avec un cœur gros comme ça… Sa chair émotionnelle, par capillarité, nous transperce.

Il y a trois compagnons sur scène. Il y a une jeune femme, son double, son alter ego, sa compagne, sa sœur,…les mots finissent par manquer pour qualifier l’ampleur des gestes qui unissent ces deux femmes. Il y a un petit homme, doux mélange d’Asie et d’Amérique…il canalise l’énergie qui déborde, tel un médiateur entre l’art du chaos et le chaos de l’art. Il y a aussi l’homme oiseau jaune canari…il écoute, beaucoup. Souvent attablé. Il entre dans le jeu d’Angélica pour y amplifier l’absurde. Il est l’auto dérision, car le rire est sérieux. Ces trois là sont ses satellites, ses éléments d’hémoglobine qui alimentent son jeu.

Le théâtre d’Angelica est intense: nous avons des tachycardies quand nous rions de ses propos dévoilés, des extra systoles quand le sombre du texte apparaît, et le tout nous donne un souffle au cœur.

Le théâtre d’Angelica est global: elle nous fait cheminer de la Chine vers l’état des institutions en Europe pour mieux signifier la porosité entre les idéologies qui gouvernent ces continents. Avec Angélica Liddell, la dictature chinoise résonne avec notre quotidien. L’humain n’y est finalement qu’une variable d’ajustement à l’image du sort que l’on réserve aux artistes en Europe. Le pouvoir dans les théâtres les écrase, autant que le char de la place Tian’anmen face au jeune étudiant, qui malgré son pas de côté, est suivi à la trace, empêché dans sa liberté d’expression et de pensée: “Quand tu entres dans un théâtre pour travailler, pour travailler, POUR TRAVAILLER, pour faire ton travail, dans un théâtre, il y a toujours un imbécile qui va se charger de ridiculiser le monde de l’expression, juste parce que c’est de l’expression, alors qu’il ne sait même pas encore ce que tu vas dire. Ceux-là, ce sont les empereurs de la clim. Ils se sentent importants face au monde de l’expression, supérieurs, ils adorent montrer leur indifférence au monde de l’expression, leur mépris, ils aiment te le faire savoir, ils veulent que ça se voie, juste parce que tu appartiens au monde de l’expression.”

Angélica Liddell n’en oublie pas les mots qu’elle dégueule de sa bouche d’ensorceleuse: ceux d’une novlangue où «social» et «travail» sont galvaudés, dénués de leur sens. Angelica et ses compagnons nous alertent. La Chine n’est pas loin, mais notre fascination nous aveugle. Pour ne pas sombrer dans la détestation destructrice, elle repart à l’attaque et nous immerge dans les méandres de son paradoxe: elle aime la Chine tout autant qu’elle la hait. Des chorégraphies se déclenchent pour imager les discussions posées cartes sur table. De l’horreur surgit le beau. De l’expression exulte la pensée. Avec son corps de Chine, elle nous souffle un vent de réaction vitale. Le sens nous cingle le visage, rafraîchissement nécessaire après tant d’années où l’on peine collectivement à penser une géopolitique qui n’a plus rien à voir avec celle de papa mais avec…l’amour. Sans lui, point de vigilance. Point de résistance.

Alors ils dansent. En douceur. Et l’on rêve à nouveau tandis qu’Angélica nous dévoile son sein, métaphore d’une terre patrie, d’une terre nourricière qu’il nous faut réalimenter de nos expressions sans concessions.

La dernière scène est une apogée, un idéal. Fini la valse, place au Mambo! Fini le conformisme, place à la créativité, à la liberté de mouvement et de pensée. Un grand festin orgiaque se déploie. Ils nous invitent au plaisir de créer, de se lâcher, de balancer les codes pour retrouver le goût de vivre.

Pour une géopoésie de nos amours contrariés.

La liberté peut se manifester sous forme de douleur et de tristesse ; si elle n’est pas étouffée par la douleur et la tristesse, même si elle sombre dedans, tu peux encore la voir, la douleur et la tristesse sont donc libres aussi ; tu as besoin d’une douleur libre et d’une tristesse libre, si la vie vaut encore la peine d’être vécue, c’est justement pour cette liberté qui t’apporte enfin la joie et la sérénité » Gao Xingjian  – « Le livre d’un homme seul“.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadornes.

« Ping Pang Qiu » d’Angelica Liddell au Festival d’Avignon du 5 au 11 juillet 2013.

 

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Festival d’Avignon – “Je suis prêt à me battre pour défendre ce spectacle”

Pendant le Festival d’Avignon, j’aime nos échanges de spectateurs sur notre groupe Facebook. Ils sont sans concession. À propos de «Par les villages», mise en scène de Stanislas Nordey, Francis Braun écrit: «Je suis prêt à me battre pour défendre ce spectacle». Pascale s’impatiente: elle attend des propos plus étayés ! Nicolas, fidèle lecteur, lui répond:  «Ça va venir. Les Tadornes s’invectivent et se défient avant la bataille d’arguments».

Je n’ai pas vu la pièce, mais le texte de Francis Braun est un sacré coup d’épée. En plein cœur.

Pascal Bély.

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Les cloches n’appellent pas le temps, elles appellent l’Éternité”.

Ah bas les sculptures de racines…”

Force de constater qu’il ne reste que ce ruisseau qui ne coule plus. Force de constater que le béton bloque tout.

Comme beaucoup, ils crient. Très fort, ils pensent que “personne ne peut tout”.

La pièce de Peter Handke, «Par les villages», mise en scène de Stanislas Nordey, n’est pas silencieuse. Elle est dénuée de bruit artificiel et les comédiens, tous en ligne, respectent son écriture… Disparu, le lien tutélaire. Il y a encore moins de protection, tout est remplacé, l’eau, la terre, le feu, les écoulements, les brûlures. C’était différent avant et ce n’est pas, là, une banalité. Et ils le racontent, tous, ce changement, cette société, ce bouleversement. C’est ainsi que quatre heures durant, ils font cet effrayant constat qui nous enfouit dans un amalgame bétonné.

Stanislas Nordey, Jeanne Balibar, Emmanuelle Béart, et des superbes seconds rôles (magnifiques comédiens) sont là. Des ouvriers, maîtres d’œuvre ou artistes géniaux nous racontent sans emphase. Une mise en scène sévère, rectiligne sans artifice. On oublie l’année dernière Simon Mac Burney: il n’y a pas de vidéo, il n’y a pas de gadget.

Retour à l’admiration du verbe, du texte, des dires devant 2000 personnes, juge et partie assis tous de face, admirateurs ou obstacles, pour ou contre, public sévère d’Avignon. Stanislas Nordey veut, dit-il,  parler à l’intime de chaque regard. Metteur en scène et comédien, il est là, fougueux, volontaire, puissant convaincant, incisant poignard, truelle maçonne, outil de la persuasion.

Ils re-disent parfois….”Ah bas les sculptures de racines”….

Stanislas Nordey mène sa troupe serrée, sans gesticulation. Ancrés, ils sont debout sur ce sol quelconque et devant des baraques de chantier traditionnelles (la Carrière Boulbon aurait-elle été préférable que la Cour….je pense). Le décor insignifiant, n’ajoute rien, n’enlève rien. Dans la seconde partie, les arbres blancs que compose cette façade plaquée et végétale d’un cimetière livide ne dérangent pas plus que leurs ombres esquissées…finalement  on s’en moque un peu. C’est un lieu de fin de vie, c’est un lieu de retrouvailles, c’est le lieu extrême de la fin. Aucune intégration avec les pierres séculaires, juste une cohabitation. Catherine Ribeiro aurait aimé ce “Carrefour de la solitude”, ce lieu indéfinissable et vivant du passé et de la mort (je pense à Catherine Ribeiro grande amie de Colette Magny à qui l’intendante du chantier Annie Mercier me fait penser par la force de sa violence).

Ce décor pour moi n’existe même pas. J’arrive à l’ignorer tant les voix me harcèlent.

Les voix des hommes, les voix des femmes.

Emmanuelle Béart, plus habituée au Cinéma qu’au Théâtre est une voix rauque, coléreuse, voire parfois hargneuse. Le poing souvent serré de sa main nous dit la violence de son propos, mais  il sonne comme un écho fabriqué, comme une volonté forcée plutôt que venant d’une injonction naturelle. Sa petite taille devant le mur l’ancre sur la Terre Bétonnée. Elle aurait pu disparaître dans la terre meuble. Je doute de ce choix de comédienne.

Emmanuelle Béart est seule, Jeanne Balibar est  seule, Annie Mercier est seule, les ouvriers sont seuls  et cette aventure par les villages est un peu un chemin  de solitude, un chemin où se cognent non seulement le désarroi et les déceptions, mais aussi  les regrets et les amertumes.  La civilisation nous convie à la solitude.

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Jeanne Balibar est seule. Seule à talons, yeux dans le vague, bouche haletante. Nova de sa hauteur parle. Elle monologue. Linéaire ses paroles, comme sur un fil, droite, parallèle à ce qu’elle doit dire, toujours rectiligne. Des hauts dans sa voix, des bas trémolos inquiétants. Pas de morale dans les syllabes, des conseils plutôt, des dires sur l’Art salvateur. Elle est implacable. Elle me fascine par sa ténacité verbale et la persuasion de son rictus. Elle se parle à elle-même comme si elle parlait aux Dieux  d’une Tragédie. J’aurais pu l’écouter longtemps, plus longtemps parler de la création, de la source bienfaisante de l’Art,  des démarches créatrices.
L’Art intemporel, l’Art solution extrême, seule échappatoire, l’’Art au dessus de toutes les contingences mercantiles ( ??? !!!). L’Art pour les humbles, l’Art pour les oppresseurs, l’Art pour les opprimés. L’Art, l’issue évidente.

Quatre heures bien sûr, c’est long, c’est envoutant, mais l’esprit parfois s’en va, nous laisse à la dérive. Seule, la puissance de la mise en scène, seul le talent de ces hommes et de ses femmes nous emporte, nous tient éveillés…Je suis resté accroché à Balibar.

Il est maintenant presque 1.30. On ne plaisante plus. La gardienne du cimetière se lève, les autres aussi, l’enfant fil conducteur a les yeux qui clignotent. Bas les masques, ou plutôt, mettez vos masques, continuez ainsi, les masques vous protègent, ils sont l’image de votre cachotterie, de la notre, de la leur….

Rien ne sert à rien, les masques ne tombent pas…on n’y peut  rien…

Toute la troupe, à la fin se lève, ils nous regardent, se regardent, portent à la main des masques de bois, dont il recouvre leurs visages…j’allais dire leurs VILLAGES !

Debout. Applaudissements.
Jeanne Balibar est grande et émue, il semble qu’Emmanuelle Béart pleure….

Francis Braun – Tadorne

“Par les villages” – Peter Handke, mise en scène de Stanislas Nordey à la Cour d’Honneur  - Festival d'Avignon – 6.7.2013
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Avignon Off 2013 – Nous avons compris.

«Je vous ai compris!» dit-il de sa voix solennelle. Cinquante ans après, cette expression inaugure notre Festival Off d’Avignon à travers la pièce de la compagnie Groupov. Elle résonne avec l’ouverture de l’In, où l’Espagnole Angelica Liddell dans «Ping pang qiu», nous avait interpellés sur les mots utilisés par les politiques…

Cinquante ans après, deux comédiennes, Valerie Gimenez et Sinda Guessab, nous font vivre de l’intérieur cette allocution mythique. Elles incarnent un couple improbable, celui de leurs parents: un gendarme pied-noir (militant du Front National) et une Algérienne naturalisée française. Leur histoire originelle est différente et distanciée, mais le contexte politique actuel les relie: face à nous, elles font ce travail d’introspection que la France ne veut pas entamer.

Les tons sont rapidement campés. L’homme est un peu timide, maladroit et pose ses valeurs nationalistes. Ses bégaiements en disent long sur ces mots de l’Histoire qui butent sur l’intime douleur…La femme est souriante, généreuse, pétrie de forces et d’émotions. Mais ses rires ne sont que barrières de défense qui peu à peu cèdent…Les mots «tirs» de l’un traversent les sourires «tics» de l’autre.

La mise en scène se construit derrière elles, grâce à l’excellent coup de crayon du dessinateur Samir Guessab. La chorégraphe Mathilde Monnier, au dernier festival Montpellier Danse, avait su tirer parti de cet outil, dans sa proposition d’amateurs «Qu’est-ce qui nous arrive ?»… La main précise de François Olislaeger nous avait dévoilé petit à petit les détails de ce territoire inconnu. Même démarche ici comme si le dessinateur chorégraphiait les mots. Là où l’image vidéo perd souvent le spectateur dans une opposition plateau/écran, ici les dessins font lien entre les deux personnages. Les plis de la veste du gradé apparaissent en quelques traits noirs et le propos transpire. Le crayon glisse sur l’écran et nous ouvre le regard sur ce pays, sur les actes des indigènes et des colons. Chacun est enfermé dans ses représentations et tente de construire un pays hybride. Les processus d’hier continuent de séparer notre société d’aujourd’hui, provoquant le malaise d’une incommunicabilité sectaire: qui est l’indigène, qui est le Français de souche? Qui colonise qui et quoi?

Comment ne pas repenser à «Méditerranées» film de 35min d’Olivier Py. On y retrouve la même senteur des orangers, la même beauté des montagnes, l’immensité de l’horizon que découpe la mer, la même mélancolie de ces êtres humains confrontés à la perte de leurs racines; la même odeur de la torture et de la mort qui les laissent marqués au fer rouge pour toujours tels de simples moutons.

«Je vous ai compris» est une œuvre forte, car elle célèbre la liberté d’expression: ouvrir la parole intime de chacun pour penser une politique pour tous. Il faut un sacré courage pour oser un tel rendez-vous avec l’Histoire et accompagner le spectateur à faire ce travail d’introspection. Car ne nous y trompons pas: cinquante après, l’expression de De Gaulle agit comme un secret de famille.

De génération en génération, elle détonne comme une mine antipersonnel.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadornes

« Je vous ai compris » par la compagnie Groupov à la Manufacture jusqu’au 27 juillet à 11h.
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Avignon Off 2013 – Chercheurs-artistes: le nouveau monde.

« Smatch » de Dominique Roodthooft a été joué du 17 au 23 mai 2009 dans le cadre du KunstenFestivalDesArts et sera joué au Théâtre des Doms dans le cadre du Festival Off d’Avignon du 7 au 28 juillet 2013.
Il y a des spectacles que l’on n’est pas prêt d’oublier. « Smatch » de Dominique Roodthooft est de ceux-là. Présenté au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles puis à Avignon, on se prend à rêver qu’elle trimbale sa machinerie et ses chercheurs-artistes aux quatre coins de l’hexagone. Car, il y a urgence. La France n’écoute que sa plainte; les corporatismes n’ont jamais été aussi puissants ; l’émiettement est devenu une stratégie pour bloquer les processus d’innovation. La recherche, stigmatisée par le pouvoir, se coupe progressivement de la société. Après avoir été le moteur de la modernisation du pays après la guerre, elle ne sait plus très bien quel rôle « politique » jouer dans un environnement mondialisé, au coeur d’une crise systémique. De son côté, la Belge Dominique Roodthooft nous propose une articulation prometteuse entre artistes et chercheurs pour nous aider à ouvrir les possibles, à penser différemment le complexe autrement qu’en utilisant les modèles rationalistes usés de l’ère industrielle.

La première scène donne le ton. Trois comédiennes et un vidéaste-performeur se penchent sur une carte de la Belgique, projetée sur grand écran. La partie supérieure, coloriée de couleurs chaudes, est divisée entre les provinces flamandes, tandis que le côté inférieur (la Wallonie) est d’un bleu uniforme et imprécis. Est-ce la mer, un lac ? Avec les frontières, l’un d’eux s’amuse à dessiner un animal pour changer le regard. Rires dans la salle. En effet, le clivage a fini par s’imposer à tous (même aux auteurs de cette carte !) et nous empêche de voir la Belgique dans toute sa complexité. Dit autrement,  « si vous désespérez un singe, vous ferez exister un singe désespéré ».

Après avoir transformé la scène en espace bifrontal pour y installer un laboratoire, nos artistes-chercheurs vont pendant deux heures nous projeter des  interventions (la philosophe Vinciane Despret, un couple d’éleveurs de vaches, un informaticien, un juriste, un imitateur du cri du cochon) tout en prolongeant le propos sur leur minuscule scène artistique! Tous démontrent avec pédagogie et créativité, que la réalité n’existe pas : elle n’est qu’une construction. C’est le regard que nous portons sur les animaux qui les rendent bêtes. C’est notre vision de la dune comme mouvement submersible qui nous empêche d’imaginer qu’elle puisse faire de la musique. Elle finit même par nous conduire à construire des murs pour nous en protéger plutôt que de lui offrir des chemins de traverse ! C’est ainsi que l’expression « ce n’est pas possible » est elle aussi une construction, une paresse de la pensée qui nous interdit d’imaginer que le changement est une dynamique et pas uniquement une logique verticale descendante.

À mesure que « Smatch » avance, la jubilation augmente. Notre imaginaire est sans cesse stimulé (à l’image de ces ampoules qui pendent, transformées en aquarium, car l’électricité n’est pas là où l’on croit !) afin que le discours du chercheur trouve ses prolongements, ses résonances chez l’individu et le collectif. Le spectateur est inclut dans un changement de représentation parce qu’accompagné à se projeter dans l’articulation chercheur – artiste, métaphore d’un nouveau paradigme.  La scénographie donne à la pensée complexe le cadre qui lui manque tant dans nos sociétés : fini la spécialisation des savoirs, vive les savoirs qui relient, qui ouvrent les possibles, qui déploient la créativité !

Avec « Smatch », on s’autorise à inventer d’autres histoires que celles que l’on voudrait nous faire jouer ; on peut créer les nouveaux territoires qui nous permettent de voir ce que nos répétitions cartésiennes nous empêchent d’appréhender.

Avec « Smatch », on se prend à rêver qu’un ministère de la recherche et de la culture européen soit installé symboliquement sur la frontière. Pour la faire bouger.

Pascal Bély – www.festivalier .net

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Marseille Provence 2013 OEUVRES MAJEURES Vidéos

Avignon Off 2013 – Ludor Citrik, clown explosif.

« Qui sommes-je » de Ludor Citrik  a été joué au Théâtre Le Sémaphore à Port de Bouc le 5 février 2013 dans le cadre de «Cirque en capitales ». A voir à l’Espace Vincent de Paul à 15h30 du 10 au 28 juillet 2013 au Festival Off d’Avignon.

Sans désir, peut-on être spectateur? Ce soir, j’en ai pour rejoindre le Théâtre du Sémaphore à Port-de-Bouc qui programme «Qui sommes-je ?» de Ludor Citrik, dans le cadre de «Cirque en capitale», le festival phare de la capitale culturelle. L’éclatement géographique des propositions n’est pas pour me déplaire : l’art me déplace…

Je suis allé à sa rencontre. J’ai dû l’abandonner de longues années pour le retrouver dans un tel état. Le clown déboule sur scène, et s’extirpe d’une bâche de plastique. D’où vient-il pour être à ce point apeuré et surpris d’être là ? Qu’avons-nous fait de lui au cours de ces années de Sarkozysme triomphant ? Où l’avons-nous niché ? Sommes-nous encore en mesure de le (re) trouver en nous ? «Pour trouver son clown, il faut rechercher ses faiblesses essentielles, les reconnaître, les faire ressentir, les afficher, s’en moquer publiquement…et incidemment faire rire les autres» écrivait Jacques Lecoq, metteur en scène et pédagogue. Ludor Citrik ne joue pas seulement au clown. Il nous redonne cette puissance d’interroger le nôtre…

Il est assis, en couche-culotte. Sous la pression d’un animateur argenté (sic), il doit obéir. Rester là. Puis là. Des bandes adhésives blanches lui indiquent les limites à ne pas franchir. Il a tous les pouvoirs des «chroniqueurs comiques» de tout poil qui pullulent sur nos antennes. Sa culture du cynisme et du bon mot lui donne l’assurance de celui qui veut dompter les consciences avec sa petite morale de bazar.

Ce clown, est-il jeune ou vieux ? Je ne sais plus. C’est un vieux en couche-culotte qui joue à l’enfant, ou l’inverse…à moins qu’il n’incarne notre créativité cachée, brimée de toute part par l’avalanche de normes et de mesures. Son corps ne cesse de se transformer tel un geste généreux vers le public : le clown n’a pas d’âge. Il n’a que des états de corps. Il est magnifique parce qu’il fait tout voler en éclats de rire à partir d’un imaginaire florissant. Son monde à lui devient corps céleste et nous sommes des comètes prêtes à rentrer en collision. À tout moment, tout peut exploser. Mais le clown a une arme secrète, pour ne jamais faire mal : son empathie joyeuse ! Il nous tend notre miroir à partir du sien où il dialogue avec un double complice, figure médiatrice entre lui et nous. C’est ainsi que nous jouons à imaginer sa fuite entre deux maltraitances de l’animateur.  Pour s’évader, il s’éclate…il pulvérise les codes du bien pensant pour nous inviter à voir autrement à partir de pas de côtés presque magiques. Tandis que l’animateur lui tend une galette, il crée un dialogue surréaliste à l’image de Magritte : ceci n’est pas un biscuit ! Tandis qu’il joue avec le miroir, il parvient à faire l’amour avec lui en se projetant dans une orgie avec le public : avec mon clown, l’onanisme est une fête ! Tous les éléments du décor y passent jusqu’à la bâche plastique, métamorphosée en un nuage qui aurait fait une mauvaise chute !

Ce clown accumule des souffrances (seraient-elles celles du corps social?) provoquées par les brimades de la société du spectacle qui transforme nos espaces de liberté en camp retranché.  Notre clown les déjoue en détournant les mots pour interroger notre vivre ensemble, nos dualités entre le masculin et le féminin, nos cloisons entre pensée et plaisir…Il ne cède jamais à la plainte, mais redéfinit en permanence le cadre pour interagir. Il souffre pour réveiller notre clown d’aujourd’hui, humanoïde hybride entre raison et déraison qui dépasse nos systèmes de pensée usés et normés.

Notre  clown est si fort qu’il rend l’animateur totalement dépendant. Il a toujours une longueur d’avance jusqu’à guider sa pulsion de faire mal vers l’endroit où cela pourrait lui faire du bien ! Il cherche toutes les ouvertures là où rien n’est à priori fermé ! Tenu en laisse par son gardien de tôle, il n’hésite pas à franchir la ligne blanche, vient vers nous, nous provoque dans notre confort et nous prendre à témoin pour rendre justice.

Sans dévoiler la fin, notre clown s’est offert un final dont la trace explosive a terminé dans ma poche. Je la garde précieusement pour ne rien oublier de cette soirée-là où un nuage à terre a fini par s’élever, le nez en l’air…

Pascal Bély –Le Tadorne



		
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Avignon Off 2013 – Catherine Graziani, metteuse en eaux troubles.

« Bruits d’eaux » de Marco Martinelli, mise en scène de Catherine Graziani  a été joué au Théâtre Alibi de Bastia le  19 janvier 2013. A voir au Théâtre Girasole pendant le Festival Off d’Avignon du 8 au 31 juillet 2013 à 15h55.

À mon arrivée au Théâtre Alibi à Bastia, un sentiment de sérénité m’envahit. Le décor hésite entre cinéma des années 40, lieu d’exposition photographique de pièces déjà jouées, salon où l’on cause de l’avenir de l’humanité, espace dédié aux livres essentiels sur le théâtre. J’entre et je sors… «Viens voir les comédiens…»suggèrent les couleurs rouge et noir. Je suis un spectateur considéré, d’autant plus que les maîtres des lieux (les metteurs en scènes et acteurs, Catherine Graziani et François Bergoin) sont aimés des Tadornes, car leurs œuvres n’ont jamais cédé à la facilité du propos.

Ce soir, «Bruits d’eaux, Rumore di Acque» de Marco Martinelli, mise en scène par Catherine Graziani, est dans la continuité de leurs précédentes créations. À l’heure où l’hystérie médiatique empile les sujets d’actualité pour mieux les effacer de nos mémoires, le théâtre nous rappelle que si certains d’entre eux ont quitté la une de nos journaux, ils occupent notre (mauvaise) conscience d’Européen. À la crise que vivent bon nombre de nos concitoyens en Europe, s’ajoutent silencieusement les bateaux de fortune qui continuent de s’échouer sur nos côtés, notamment sur celles de l’île de Lampedusa. Si petite qu’elle n’est plus qu’une poussière glissée sous l’épais tapis de nos palais. «Bruits d’eaux» va délicatement raviver notre conscience d’Européen à l’heure où le politique démissionne sous le poids des injonctions des marchés.

Trois corps circulent sur le plateau, métaphore de notre embarcadère d’un soir. Un homme, petit, à la voix brisée (sidérant François Bergoin), porte un costume de capitaine bien trop grand où le bruit de ses médailles rappelle la cloche de nos vaches. Sorti du troupeau des petits fonctionnaires obéissants, il s’avance vers nous, sûr de notre bon droit : protéger l’Europe de l’immigration sauvage. À ses côtés, un étrange objet inanimé m’intrigue. Sa présence fait corps comme s’il avait été sculpté sous la torture. À la fois totem et tabou. À la fois bureau de ce chef comptable préposé à la politique du chiffre (compter les noyés) et symbole de l’échafaud pour accostage illégal de nos côtes. Construit par l’Atelier MOA, il est à la fois fragile et oppressant quand s’y assoit le comptable et puissant dans sa verticalité lorsqu’une  de ses « poutres » se fait scène pour accueillir la chanteuse et musicienne Sika Gblondoume. Ses mouvements fantomatiques, appuyés par les écrins de lumières et vidéos de Fabien Delisle, font entendre des berceuses du Bénin ou d’Algérie et donnent une présence incroyable à ces noyés ensevelis sous les planches de ce radeau de la méduse. Cette femme ouvre les portes, pose des ponts…elle est fille d’Istanbul, entre Afrique et Europe.

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La puissance de la mise en scène de Catherine Graziani nous embarque dans cette arche de Noé où le théâtre est un filet qui repêche les âmes dans un corps à corps spectateur -comptable. Car il faut lutter pour contrer la puissance du sens des chiffres donnée par ce fonctionnaire, que lui seul comprend en dehors de tout débat démocratique. Il faut s’accrocher pour ne pas lâcher les filets tant son discours permanent de culpabilisation des immigrés fait office de pensée chez bon nombre de politiciens et de citoyens. Il faut savoir se distancier quand il évoque les prénoms de ceux qui n’en sont pas revenus, en imaginant leurs vies et leurs rêves, pour mieux nous disculper de les avoir noyés. Le spectateur est embarqué dans la folie de cet homme qui fait écho à notre hystérie protectrice qui, en temps de crise, donne aux chiffres le pouvoir de se substituer à la résistance des corps.

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À peine avons-nous accosté sur cette terre marécageuse où l’Europe se meurt, qu’une dernière scène vient tout emporter. Une disparition. Une apparition. C’est une secousse, un instant de théâtre qui ne me quittera jamais. Un moment suspendu où le sens efface les chiffres pour sublimer l’enjeu : l’Afrique nous protège et nous sauvera.

Pascal Bély – Le Tadorne.

« Bruits d’eaux » de Marco Martinelli, mise en scène de Catherine Graziani au Théâtre Alibi de Bastia jusqu’au 19 janvier 2013. Au Théâtre Girasole pendant le Festival Off d’Avignon du 8 au 31 juillet 2013.

Crédit photo: Jean Barak.

Le Théâtre Alibi sur le Tadorne:

Les rêves”  / “Occident

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Au Musée Réattu d’Arles, l’exposition «Nuage» dévoile notre ciel d’Avignon.

Arles – Sylvie Lefrère et Pascal Bély

En cette fin de printemps, les nuages sont une fois de plus de sortie, mais qu’importe…nous avons rendez-vous au Musée Réattu d’Arles pour  «Nuage», l’une des expositions phares de Marseille Provence 2013. Elle est notre point de ralliement pour finaliser notre projet d’Offinités Publiques, où spectateurs, lecteurs et contributeurs du blog «Le Tadorne» créeront les jours pairs au Festival Off d’Avignon, un espace critique ouvert et vivant. En entrant dans le Musée, nous ignorons encore que nous y resterons la journée…

Au commencement, nous contemplons longuement l’œuvre de Jaume Plensa installée dans la cour du Musée où un amalgame de signes construit de la matière d’où la poésie émerge. L’universalité prend corps dans la transparence. L’écriture d’Asie, les chiffres d’Égypte, la calligraphie arabe se mêlent et nous donne le canevas de la communication ouverte. Notre regard se met en dynamique: d’une vue globale, il s’affine dans des trouées.

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De ces puits de lumière, il éclaire notre vision et les points cardinaux changent de repères. «Nuage» nous projettera donc dans un univers de langages qui traversera nos corps et nous donnera l’assise qui autorise toutes les pensées, pourvu qu’elles ouvrent, relient les mots et poétisent nos liens. « Nuage IV » de Jaume Plensa est l’œuvre qui métaphorise notre projet pour Avignon.

Nous avons finalement investi le lieu pendant plus de cinq heures : debout pour arpenter les 26 salles ; assis sur la moquette nuageuse pour réfléchir et écrire entourés des corps célestes d’Inigo Manglano-Ocalle (deux «peintures» reproduisant l’ADN d’un couple); couchés dans des coussins en forme de galets de l’installation de Céleste Boursier-Mougenot pour regarder autrement le rivage du Rhône, projeté sur les murs, comme une ouverture vers de nouvelles perspectives.

En nous installant dans le musée, nous avons osé sortir du cadre (celui où le visiteur passe de salle en salle sans se (re)poser pour élaborer) à l’image de la troublante œuvre de Corinne Mercadier (“Black Screen Drawing”). Notre cheminement dans ce lieu nous a donné la vision des liens que nous souhaitons instaurer avec les spectateurs d’Avignon. N’est-ce pas là, une des fonctions de l’art ?

Aujourd’hui, nos systèmes déconnectent le sens de l’action. En nous invitant à donner un grand coup de masse dans les deux  gongs de Matter/Spirit de Jaume Plensa, celui de l’esprit et l’autre de la matière, nous ressentons les vibrations de la co-construction qui les rapprochent, en transversalité, du bas vers le haut, de la terre vers le ciel.  Fatigués par la lourdeur d’une profonde crise de la pensée, nous aspirons à la légèreté des Tranches de nuage de Jean Arp où le poids se confronte à l’air, où le minéral solide s’oppose au gaz pour créer une nouvelle matière vivante à l’image du Nuage prenant racine de Christian Rothacher

Telle sera notre finalité à Avignon: nous ferons sonner les gongs au commencement de chaque offinité pour relier l’esprit du spectateur à la matière foisonnante du Festival Off (plus de 1200 spectacles !).

En se laissant porter par les vents, la condensation des gouttelettes d’eau se réunit et fabrique les nuages . Le ciel se dessine grâce à leurs  fragments qui se forment, se deforment. Des vents nouveaux réorganisent la composition du ciel. Le temps se métamorphose, du singulier au collectif. L’évaporation des plus petits bâtit de nouveaux horizons. Éphémère phénomène météo qui façonne le paysage, dégage de la vision où les ombres sur la terre laissent passer les rayons du soleil à l’image des photographies envoutantes d’Edward Weston (Dunes). Lors des Offinités, nous créerons les nuages à partir des paroles parsemées qui, par l’effet du collectif réuni, formeront un paysage d’ombres et de lumières.

Le cheminement proposé par la commissaire Michèle Moutashar nous emmène à notre insu vers de nouveaux territoires à l’image de la  La machine à Poèmes de Marcel Broodthaers où l’ imaginaire spirituel se relie avec le réel et lui donne une force clairvoyante. Le promenoir à nuages de Françoise Coutant nous propulse encore plus loin dans ce désir de s’affranchir de la mécanique pour la poétiser. Pour nos offinités, nous aspirons à introduire le regard poétique dans un espace public et ouvert : les spectateurs critiques disposeront de promenoirs…Ainsi, le ciel et la terre se reflètent comme dans un miroir. Du figé apparaît le mouvement et nos échelles de valeurs nous élève vers l’utopie symbolisée par Le Cloud Cleaner de Robert et Shana ParkeHarrison. Nos offinités nourriront l’utopie de Jean Vilar pour qui « le public est l’artisan de son théâtre ».

Au fur et à  mesure,  l’exposition nous donne de l’énergie, et de notre projet apparait l’œuvre de Michael Sailstorfer, «Cumulus». Nous contemplons  la rotation de la matière actionnée par la machine qui, peu à peu, dévoile sa poésie, entre mère et ciel, liens et formes, projet et sens. Notre ciel d’Avignon se dévoile, parsemés de spectateurs-nuages, fruit de la condensation de nos sensibilités croisées, pour des écrits-paysages qui seront publiés quotidiennement sur le blog.

La journée s’achève sous le soleil. Ce musée est un lieu d’art où se relient les projets…un lieu de rencontres, sans éducation, où l’on se nourrit d’interactions et de convivialité. Nos offinités publiques seront nuage, car l’art est brume.

Sylvie Lefrère et Pascal BélyTadornes.

Crédit photo: Gazull.
" Nuage" au musée Reattu à Arles du 16 mai au 31 octobre 2013
"Les offinités publiques du Tadorne" au Village du Off du Festival d'Avignon, de 11h30 à 13h, les jours pairs du 8 au 30 juillet 2013.