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Festival d’Avignon – Bel Honneur de la Cour à France 2.

From: Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

Envoyé : mercredi 17 juillet 2013 17:10

To: Pascal Bely<pascal.bely@free.fr>; s.saint-pierre@hotmail.fr>

Chers amis,

Ce soir, nous nous retrouvons tous les trois au Palais des Papes pour la dernière création de Jérôme Bel, «Cour d’Honneur», traitant de la mémoire des spectateurs autour de ce lieu mythique. J’en attends beaucoup, car cette posture du spectateur est un sujet qui m’alimente et me questionne au sein de notre groupe de Tadornes ! Voyons comment Jérôme Bel pose sa patte créative, en écho avec la singularité de ces personnes. Seront-ils en lien avec les artistes qui incarnent ces souvenirs? Quelle vision vont-ils dégager pour l’avenir?

A très vite pour partager avec vous cette expérience artistique unique!

Amitiés,

Sylvie

cour-d-honneur-le-public-en-miroir-a-avignon,M116406

From: Sylvain Saint-Pierre <  s.saint-pierre@hotmail.fr

Envoyé : jeudi 18 juillet 2013 09:10

To: Pascal Bély<pascal.bely@free.fr>; Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

Chers amis,

Nous avons vu «Cour d’honneur» hier soir et je me sens encore comme prisonnier de cette représentation. Alors je réfléchis…  Me promenant hier après-midi avant le spectacle dans la superbe bibliothèque de la Maison Jean Vilar, je suis tombé, comme par hasard, sur un ouvrage qui n’a pas manqué d’attiser ma curiosité: un livre regroupant les mails échangés entre Boris Charmatz et Jérôme Bel de 2009 à 2010. Chers amis du Tadorne, peut-être pourrions faire de même pour notre article sur «Cour d’Honneur» de Jérôme Bel! Et, à notre tour, utiliser cette forme moderne, auréolée de nombreux atouts: expérimentale, elle révèle l’intime tout en accordant une valeur de manifeste aux moindres sourcils de la pensée! Comme ces deux chorégraphes, adonnons-nous, une fois n’est pas coutume, à l’entre soi comme moyen de communication!

Certes, nous aurions pu imiter une fois encore Jérôme Bel, et utiliser Skype, comme il le fait dans son spectacle. On y voit Isabelle Huppert (tant attendue comme tête d’affiche de la pièce) en direct d’Australie, «malheureusement très déçue de ne pas pouvoir être là, avec nous», trop occupée par un tournage… Mais dites-moi, un tournage, comme ça, à l’improviste? Qu’on se console! Le «théâtre expérimental» s’est alors «ouvert» à Internet pour permettre au public d’assister, à distance, à quelques minutes de jeu de la «star» interprétant Médée. Extraordinaire «générosité» puisque, nous est-il dit, il est alors 7h du matin en Australie et jouer Médée entre deux croissants et un café, c’est bien le signe que ces artistes savent s’engager et faire don d’eux-mêmes. La «générosité», maître mot de la pièce, repris en boucle dans la presse…On le voit: à travers cette présence-absence d’Isabelle Huppert, ce rapport à l’image ainsi qu’au texte écrit, cette fausse dénonciation des faux-semblants théâtraux au service d’une manipulation des affects, beaucoup de choses sont en jeu dans ce spectacle.

Je crois qu’il faudrait d’emblée évacuer la «question Jérôme Bel». Ses succès passés, en tant que danseur, chorégraphe, ses liens avec des figures essentielles de la danse contemporaine comme Anne-Theresa de Keersmaeker, sa filiation revendiquée avec des auteurs comme Barthes et Godard. Sa façon de théoriser la «non-danse», de privilégier le concept aux affects, le quantitatif au qualitatif, d’être au croisement de l’art scénique et de l’art contemporain. De dénoncer les artifices de la cérémonie théâtrale. D’ailleurs, personne ne parle mieux de Jérôme Bel que Jérôme Bel, donc inutile de le faire à sa place…En 1995, déjà, il conçoit un spectacle à son nom et je l’imagine bien tenir un jour sur scène le rôle de Jérôme Bel…expliquant au public ce que c’est, d’être Jérôme Bel… Avec, bien entendu : une chaise, un micro, un spot de lumière.

L’important, en ce qui nous concerne, c’est la pièce : «Cour d’honneur». Car souvenez-vous: ce spectacle qui convoque les souvenirs de spectateurs sur «leur» Cour d’Honneur, nous l’avions rêvé!

J’attends avec impatience vos premiers retours.

Je vous embrasse,

Sylvain

From: Pascal Bély <pascal.bely@free.fr  

Envoyé : jeudi 18 juillet 2013 23 :30

To: Sylvain Saint-Pierre<s.saint-pierre@hotmail.fr>; Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

 

Chers amis,

Ton mail est une bouffée d’oxygène au moment même où je lis la revue de presse de ce spectacle. L’unanimité autour de “Cour d’Honneur” en dit long sur l’incapacité des critiques à penser le positionnement du spectateur, qu’ils voient toujours dans une posture asymétrique avec les artistes.

Effectivement, je ne désire pas théoriser sur Jérôme Bel. Par contre, je m’interroge plus globalement sur un système qui le dépasse probablement bien qu’il en soit une pièce maîtresse. Le Festival d’Avignon n’a pas assumé la production de cette œuvre. En effet, après avoir créé un mécénat plus que douteux avec Total Congo pour l’accueil des spectacles africains, le Festival a positionné France Télévisions comme coproducteur de «Cour d’Honneur» (le spectacle sera diffusé le 19 juillet sur France 2). Déjà en 2010, je m’étais ému de la présence du groupe télévisuel dans la production de «Angelo, tyran de Padoue» de Christophe Honoré où je dénonçais un théâtre qui «sidère par l’image et inquiète par sa tyrannie rampante. En phase totale avec le projet politique du pouvoir en place qui fait de la télévision le vecteur des esthétiques à la mode et des discours autoritaires.»

Quatre années plus tard, Jérôme Bel réussit à penser son théâtre exclusivement pour la télévision à l’image d’un «loft story» où la Cour n’est qu’un confessionnal grandeur nature pour quatorze spectateurs venant à tour de rôle se confesser sur leur souvenir (la plupart du temps anecdotique), nous positionnant, non en penseur sur le lien spectateur-œuvre, mais en voyeur. Chacun est dans sa catégorie, isolé l’un de l’autre (la télé aime la classification), où rien ne les relie (la télé aime ce qui s’empile…les téléspectateurs peuvent zapper comme bon leur semble…). Symboliquement, chacun se lève de sa chaise pour venir vers…et non la télévision qui irait vers eux. En phase totale avec le projet du chorégraphe qui, en 2011,  faisait un appel à participation pour “Cour d’Honneur” et recevait à l’École d’Art les postulants. Ainsi, Jérôme Bel a choisi ses spectateurs, pour les catégoriser et assurer l’audimat. C’est à l’image d’un Festival qui, n’ayant plus aucune visée, programme en fonction des profils sociologiques du public. La boucle est bouclée. Tout un système de production –diffusion se met en place dans un lien purement consumériste de l’art où à chaque spectateur correspond un souvenir, un spectacle, avec la télévision comme miroir narcissique.

Qu’en dîtes-vous? Une fois de plus, je me ressens totalement décalé avec un système culturel soumis aux lois de la marchandisation de la relation spectateur – art…

Amitiés,

Pascal.

bel

From: Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

Envoyé : vendredi 19 juillet 08:26

To: Pascal Bély<pascal.bely@free.fr>; s.saint-pierre@hotmail.fr>

Bonjour,

Oui Pascal, tu peux avoir confiance dans tes ressentis. Je suis sortie également écrasée par ce spectacle écrit pour la télévision. Deux heures de tirades réductrices sur le propos du spectateur. Chacun part de sa chaise, surjoue le jeu qui lui est indiqué. Leurs places sont vides de sens et de vivant. Effectivement, leur représentation dessine une palette parfaite du système: quatorze individus, hommes, femmes, d’âges divers, mais tous blancs de peau, quasiment tous de la classe moyenne (avec surreprésentation de l’Éducation Nationale). Jérôme Bel vise à n’oublier  personne notamment le CEMEA (pièce maîtresse de l’éducation du spectateur) jusqu’à creuser le fossé entre le  OFF et le IN à partir d’un témoignage totalement démagogique. Je me suis ressentie figée comme eux dans cette mémoire mortifère, dans ce congélateur culturel.

Je repense à ma jubilation lors des deux dernières créations de Jérôme Bel («Disabled theater», «The Show must go on», «Cédric Andrieux»…). Ici, il ne reste plus rien de la liberté d’expression qu’il savait mettre en scène. Nous sommes écrasés dans cette Cour comme dans une cour de récréation, le jour de la rentrée.

Je n’ai observé aucune interaction entre eux. Ils ne se retrouvent ensemble que lorsqu’ils regardent les artistes (Isabelle Hupert, Samuel Lefeuvre, Antoine le Menestrel, Agnès Sourdillo, Maciej Stuhr, Oscar Van Rompay) qui ne se produisent que quelques minutes. Ils sont tous pétrifiés comme les pierres de ce palais, le regard tourné dans le même sens, pour former une masse linéaire. Se positionner comme spectateur n’est-il pas justement de regarder à différents niveaux et d’être en mouvement?

Les bribes de spectacles sont réduites à une offre minimaliste: une musique, une escalade, un duo de textes…c’est du pointillé, alors que nous avons besoin de lien. Le geste, la parole ne circulent pas. La scène est réduite aux poussières des représentations, des textes, à l’image de cette spectatrice qui souhaite que ses cendres soient répandues dans la Cour!

À la sortie, on nous propose un texte pour nous expliquer ce qu’est le spectateur à partir d’une recherche de Daniel Le Beuan (présent sur scène) comme pour mieux signifier le pouvoir savant d’une relation descendante.

Je ne décolère pas…

Amitiés,

Sylvie

 

From: Sylvain Saint-Pierre <  s.saint-pierre@hotmail.fr

Envoyé : vendredi 19 juillet 2013 12:02

To: Pascal Bely<pascal.bely@free.fr>; Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

Chers amis,

Je me réjouis de votre participation à cet échange de mails. Effectivement, nous espérions la libération d’une parole neuve portée par des individus, faisant résonner les échos de ce lieu exceptionnel. Un coup d’éclat où l’esthétique aurait rejoint le politique. Un spectacle à la hauteur de la Cour.

La «non-danse» de Jérôme Bel aurait pu constituer une réponse originale, impertinente, poétique ; mais dans ce spectacle, il a choisi le «non-propos», ce qui est radicalement différent. Tout en étant, de mon point de vue, profondément méprisant pour les spectateurs réduits à l’état de télé-spectateurs, eux-mêmes envisagés uniquement sous forme de clichés.

La «non-danse» ouvre des brèches dans la représentation théâtrale, permettant au spectateur d’être créatif en imaginant/sentant.

Le «non-propos» à l’œuvre dans Cour d’honneur donne à entendre un discours biaisé, uniformisé, instrumentalisant tout (spectateurs sur scène, public, lieu, extraits d’autres pièces), à des fins qui laissent un gout amer. À titre d’exemple, la plupart des interventions ont mis en avant les dix dernières années du Festival, soit celles du couple Archambault-Baudriller (actuels directeurs du Festival dont le mandat se termine le 1er septembre 2013). Seuls vestiges du passé: Pina Bausch, Vitez et L’École des femmes…Le «non-propos», c’est exactement ça : l’absence d’idée (intellectuelle, scénique) en elle-même théorisée. Cherchant à faire croire au spectateur qu’ainsi, il est libéré d’une manipulation de l’Auteur…alors même que le parcours est parfaitement balisé au profit d’intérêts qui échappent le plus souvent au public. Comme vous le dîtes, ce dispositif façonne le profil d’un spectateur-consommateur tout en lui faisant croire qu’il est actif. En l’occurrence, nous avons assisté hier à l’éloge à peine dissimulé des deux directeurs du Festival d’Avignon par Jérôme Bel.

L’horizon aurait pu être l’Histoire, le collectif, l’art, dirais-je naïvement…ce sera celui d’une seconde partie de soirée sur France 2. Souhaitons au moins à Jérôme Bel que l’audience soit bonne…

Je vous embrasse,

Sylvain.