Catégories
PAS CONTENT Vidéos

République en péril, artistes en danger. Artistes en péril, République en danger.

Le numéro publié aujourd’hui par Charlie Hebdo est poignant à plus d’un titre. Outre l’hommage aux disparus qu’il réaffirme, trois ans plus tard, la rédaction donne à lire un inquiétant appel à l’aide du fin fond de son bunker.

Cet appel se concentre sur l’enjeu financier – le cout exorbitant des dépenses de sécurité – mais ne s’y réduit pas pour autant : il questionne notre modèle politique, cette démocratie républicaine. Il y a quelque chose de l’ordre d’une demande d’assistance à artistes en danger, à République en péril.

Depuis 3 ans, la rédaction a manifestement trouvé les ressources pour se reconstruire. Le miracle a eu lieu, Charlie n’est pas mort, contrairement à l’affirmation d’un frère Kouachi.

Mais le numéro se lit comme une opération porte ouverte : “Venez donc visiter notre prison, envers du patrimoine national. Entrez dans notre enfermement, et comprenez bien qu’il n’est pas que spatial. Il est aussi temporel, affectif, intellectuel.” Cette opération à coeur ouvert doit mettre à nu le corps politique du temps présent. Ce n’est pas beau à voir. Défaillance de certaines institutions, comme l’Education Nationale. Le milieu culturel n’est même pas mentionné : ce non-dit vaut tous les discours.

On attend toujours, par exemple, que Monsieur Olivier Py, directeur du plus important festival de théâtre au monde, le Festival d’Avignon, se rappelle qu’il prend la suite lointaine d’un poète héros résistant, l’immense René Char, et que cet héritage symbolique l’oblige.

On attend que Maguy Marin rejoigne le combat de Charlie en portant sur scène haut et fort l’impérieuse nécessité de promouvoir la liberté d’expression. Sa dernière création « 2017 » était la danse de l’effondrement de l’humanité par la financiarisation de l’humain. Qu’elle ose « 2018 » pour réveiller les consciences sur les dangers que fait courir l’Islam politique à la création artistique.

On attend toujours, par exemple, qu’un collectif d’artistes affirme haut et fort que la laïcité est l’unique protection pour créer en toute liberté.

On attend toujours, par exemple, que les théâtres dits « nationaux » organisent des soirées « Je suis Charlie » avec toute la créativité dont ils font preuve d’habitude pour organiser des tables rondes sur l’avenir de la culture.

Charlie Hebdo s’adresse directement à nous, “citoyens”. Il nous est dit en substance : “Nous parlons encore, mais nous ne savons pas combien de temps nous allons pouvoir tenir. Nous sacrifions notre liberté pour la vôtre. Si notre porte se referme, vous vous perdrez.

Beaucoup souhaitent que cette porte se referme : les djihadistes, des intégristes, des intellectuels faussaires en carton, les artistes décolonisateurs des arts, des médias qui publient leurs tribunes trouées, ceux que ces sujets ennuient, comme, j’imagine, on s’ennuyait des discours des rescapés des camps.

Beaucoup aimeraient fermer la chambre mortuaire, comme si c’était aussi simple. Comme si une chaine ne reliait pas Merah, Charlie, le Bataclan, l’hypercasher, dans un même processus.

Enfermés dans leur bunker, sur-protégés d’officiers de sécurité, l’équipe de Charlie s’adresse à une société elle-même bunkerisée, par qui ? Par quoi ? On peut certes accuser l’état islamique, incriminer la politique sécuritaire menée depuis 2015. Comme si c’était si simple. Ce qui menace plus fondamentalement encore le projet républicain, c’est plutôt l’indifférence qui s’est installée à l’égard de ce qui vit la rédaction, quand ce ne sont pas les accusations colportées par quelque idéologue moustachu.

Entre le corps à nu et le bunker, et vu que l’un conduira irrémédiablement à l’autre, il nous reste à interroger le modèle républicain et notre engagement citoyen.

Alors, à l’orée de cette année 2018, Le Tadorne adresse ses voeux à l’équipe de Charlie en lui glissant ce billet dans la porte du bunker.

On a déjà donné” nous dit Riss dans sa “une”. Effectivement, à nous, citoyens, de vous donner.

À vous artistes de les protéger.

Sylvain Saint-Pierre / Pascal Bély / Tadornes

Catégories
ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Festival d’Avignon et de Marseille : l’adresse aux spectateurs demeurés.

Suis-je un spectateur demeuré ? Onze années d’écriture sur ce blog me conduisent aujourd’hui à poser cette question. Rien ne vient contredire cette affirmation tant ce que je vois sur scène à Marseille ou Avignon mobilise peu ma sensibilité, ma pensée, mon corps, mes visions et mes visées.

Une question tourne en boucle : pourquoi s’adresse-t-on au spectateur de cette façon ?

Première démonstration avec le jeune metteur en scène Thomas Jolly. Il est missionné par le Festival d’Avignon pour faire de la pédagogie sur le passé, l’histoire et les à-côtés de cette vénérable institution. Chaque jour, CultureBox, la télévision culturelle sur internet (filiale de FranceTelevisions), poste une vidéo du trublion. Le ton saccadé emprunté à Antoine de Caunes, les illustrations, le propos visent à faire comprendre les enjeux du spectacle vivant en imitant les codes des Youtubeurs. La télévision sur internet parle ainsi du théâtre et du cadre institutionnel qui l’accueille: c’est un produit qu’il s’agit de transformer pour le rendre compatible avec la communication virale. Ce que je questionne est l’adresse au spectateur. L’adresse, c’est ce qui fait politique. Qui a toujours fait politique. Ici, elle est réduite à une vulgaire pédagogie où la forme impose le fond. C’est une pédagogie qui mobilise la pulsion, celle qui nous donne l’impression immédiate de tout comprendre, mais qui masque tous les enjeux complexes des liens qui unissent le spectateur à l’art. Ici, le lien est réduit parce que l’adresse est infantilisante.

Pour que le spectateur comprenne, on doit s’adresser à lui comme s’il ne captait rien. Ainsi, cette vidéo métaphorise la représentation que ce font les acteurs culturels du peuple : « il ne sait rien, on va lui apprendre ». Cette adresse est datée, elle fait de la pédagogie séduisante pour des contenus réducteurs là où tant d’autres font de la pédagogie à partir des processus pour développer du sens. Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, dévoile ainsi sa stratégie : il y a le peuple et nous. Réduisons la distance grâce aux  outils d’aujourd’hui de la communication (ce qu’on appelle d’ailleurs la Culture Touch). Cette réduction est problématique, car cette fausse connivence est une honteuse prise de pouvoir: l’adresse ne sera plus politique parce qu’elle menacerait l’oligarchie culturelle.

Ce que Thomas Jolly joue, ce qu’Olivier Py autorise, le chorégraphe Jérôme Bel le met en scène dans « Gala » présenté lors du Festival de Marseille.  C’est un spectacle mêlant amateurs et professionnels de la danse. Ici, nous sommes au cœur de l’adresse. En chorégraphiant la relation de chacun et de tous à la danse, Jérôme Bel met en scène l’adresse du corps à ce qui fait société. Ici aussi, elle ne fait plus politique. Le groupe est habilement constitué : des vieux, des ados, des enfants, des blacks, des métis, des blancs, des handicapés, des femmes, des hommes…Toutes les communautés religieuses sont probablement là. Elle est donc là la République vue par les acteurs culturels, à savoir une somme de communautés qu’il faut séduire. Mais qu’est-ce qu’il peut bien faire politique dans ce spectacle bâclé ? Jérôme Bel dévoile, sous la forme d’un calendrier posé sur scène, les différents tableaux : solos, ballet, saluts, compagnie, …Chacun s’essaye à la danse et pose la brutalité de son mouvement : à savoir maladroit pour les amateurs, très justes pour les professionnels. Jérôme Bel juxtapose, mais ne relie rien. Ne métamorphose rien. Il pose l’adresse de chacun au public sans visée…juste un geste censé révéler ce que l’Autre dit de lui. C’est réducteur. Le groupe n’est là que pour créer de la chaîne, où imiter ce qui est proposé par l’un d’entre eux. Le protocole de création est probablement le même à Marseille, à Lyon ou à Brest. On fait fi du contexte de chacun et de l’environnement géopolitique. L’important est de se montrer au Youtubeur Jérôme Bel. L’adresse aux spectateurs est vide de sens : elle ne contient qu’une vision réduite de la relation de chacun à la danse. Ici, on imite. L’imitation est le propos. S’adresser, c’est imiter.

Dans « Gala », Jérôme Bel transforme l’adresse politique en une politique de l’offre où les applaudissements du public lors de chaque tableau sont autant de likes de contenus d’une page Facebook qui défilerait sous nos yeux. Comme Thomas Jolly, Jérôme Bel s’adresse à cette pulsion célébrée par les réseaux sociaux : me voir dans le geste de l’autre.

Nous sommes très loin d’une adresse où l’artiste me guiderait à retrouver cette puissance où je questionne le tout pour m’adresser au sens porté par chacun.

Pascal Bély – Le Tadorne

Catégories
OEUVRES MAJEURES PAS CONTENT

Charlie, les identités et nous.

Première partie : Je suis Afropéen.

« Invasion ! ». C’est ainsi que le Théâtre National de La Criée de Marseille nomme le concept qui vise à inviter un seul artiste pendant plus d’une semaine. Premier décalage avec mes intentions : je vais au théâtre pour m’évader…La metteuse en scène Éva Doumbia a préféré transformer son invasion en Traversée. Les mots ont leur importance… Cela fait longtemps que je m’intéresse au travail d’Éva Doumbia. Notre dernière rencontre date du festival d’Avignon en 2013 où son spectacle « Afropéenne » à partir des textes de Léonara Miano m’avait enchanté. Son ode à la République vue par des femmes revendiquant leur africanité était un pur moment de rassemblement, d’union. Trois années plus tard, je suis serein à l’idée de la retrouver pour trois créations. J’ai assisté aux deux premières puis quitté La Criée avant la troisième.

FullSizeRender 76

J’arrive à 19h, satisfait qu’une institution culturelle s’ouvre enfin aux écrivains des outre-mer et du continent africain, à un théâtre écrit, joué et mis en scène par des femmes. Le premier spectacle, « La vie sans fards (précédé de) Ségou » d’après Maryse Condé, est plutôt décevant. Le 7 avril 2015, Éva Doumbia regrettait dans Télérama que « le phrasé qu’on enseigne aux comédiens les sépare des quartiers populaires » : ce soir, je m’étonne du phrasé académique d’Édith Mérieau qui m’éloigne de l’écriture de Maryse Condé. Je ne suis pas issu des quartiers populaires, mais du monde ouvrier, et je reste à quai. Sans transition, la pièce bifurque pour nous raconter la vie de Maryse Condé. À l’opposé de la première partie, tout est limpide. Trop peut-être. La linéarité de la mise en scène me déconcerte, m’ennuie, trop sage, décalée au regard du parcours complexe de Maryse Condé. L’émission d’Apostrophes où elle fut invitée en 1984 sert de lien entre les deux parties. Bernard Pivot est à plusieurs reprises ridiculisé comme si son ignorance du parcours littéraire de Maryse Condé symbolisait les relents colonialistes d’un blanc qui peine à se projeter dans un art venu « d’ailleurs ». Mais ce soir, c’est à Éva Doumbia que revient la tâche de succéder à Bernard Pivot ! Pour l’instant, le théâtre Afropéen qu’elle revendique ne révolutionne pas les esthétiques conformistes du théâtre français…

Après une heure de pause, « Insulaires ou Seul limpossible pourra mapaiser » d’après Jamaïca Kincaid et Fabienne Kanor commence. Ici aussi, il y a deux parties. La première est un texte de Fabienne Kanor interprêté par Atsama Lafosse. Je décroche également. Le jeu est ampoulé, lourd, académique et peine à révéler la puissance supposée du texte de Fabienne Kanor. Je ne m’attends pas du tout à ce qui va suivre. Sans transition, l’actrice Maïmouna Coulibaly revêtue d’une tenue de carnaval rejoint Atsama Lafosse déguisée en touriste débarquant à Anitgua. Le contraste entre le désir du touriste de s’évader et l’invasion vécue par les indigènes est au cœur de l’écriture de Jamïca Kincaid. Sauf que très rapidement, je ressens un profond malaise. Maïmouna Coulibaly bute sur les mots, le ton devient agressif. Je suis colporté, sans transition, d’un jeu théâtral académique à une prise de pouvoir de la scène. Manifestement, la comédienne ne sait plus son texte. Improvise. M’insulte. Les phrases ne sont plus inscrites dans une littérature, mais bifurquent vers des effets de tribune. Des spectateurs lâchent des applaudissements tandis que d’autres, comme moi, sont consternés. J’ai envie de me lever, de stopper la pièce, pour revendiquer le respect. Mais je n’ose pas. J’aurais dû.

Les écueils de l’histoire (à savoir le lourd passé colonial de l’Europe et notamment de la France) s’essentialisent et me voilà englobé dans un tout où le blanc est coupable pour le restant de ses jours. Là où le théâtre afropéen d’Éva Doumbia revendique légitimement une visibilité, le propos de celui-ci se métamorphose en une équation linéaire : blanc = raciste. Ce passage sans transition de l’écueil à l’essence, de la faute à l’essentialisation, est un processus barbare, fasciste. Les mécanismes du pouvoir qui ont conduit aux graves errements de la colonisation se répètent ce soir, toute chose étant égale par ailleurs, sur une scène de théâtre : seule la couleur de peau change. À l’issue de la représentation, je quitte La Criée, totalement dépité.

Je cherche donc à comprendre. Comment un théâtre qui revendique sa place dans la République des idées et des arts, a-t-il pu tomber dans un tel obscurantisme? Avec d’autres artistes, Éva Doumbia revendique de « décoloniser les arts ». Elle a le soutien d’institutions culturelles prestigieuses (Le Centre Dramatique National de Haute Normandie dirigé par David Bobée qui nous avait déjà interpellé l’été dernier sur sa conception de la décolonisation, le Théâtre National de Chaillot à Paris, et bien d’autres). Mais comment décoloniser avec le même paradigme que celui qui a produit la colonisation, à savoir cette façon d’essentialiser à partir de la vision d’une partie (fût-elle dominante) alors que décoloniser suppose probablement de s’appuyer sur des lectures complexes pour que le tout soit plus que la somme des parties? Et si Éva Doumbia faisait confiance à une République laïque qu’il faut accompagner à se renouveller, plutôt qu’à une vision de notre société qui ne serait qu’une somme de communautés, chacune revendiquant sa légitimité sur le tout ? J’ai également été troublé par la manière dont Éva Doumbia évite les transitions entre les deux parties de ces pièces. Elle devrait pourtant les travailler. Car comme l’écrit Marie Darrieussecq dans le Charlie Hebdo du 30 mars 2016,  « Avec l’absence de transition, la logique d’un raisonnement est éludée au profit du montage. On passe d’une idée à l’autre sans justifier leur contact, et on les fait se contaminer, on mime ainsi une logique…Ça élude la complexité de la pensée et du monde ».

J’espère qu’Éva Doumbia retrouvera l’art de la transition, celui qui avait fait mouche dans «Afropéennes» : la transition entre elles et nous, entre elles et la République, entre elles et un théâtre de l’universel.

Pascal BélyLe Tadorne

Deuxième partie: Je suis Pippo Delbono

Depuis les attentats qui ont frappé à deux reprises la ville de Paris en 2015, il m’est difficile de retourner voir des spectacles vivants. Je me souviens que les jours qui suivirent les attaques de novembre, Roméo Castellucci présentait dans le cadre du Festival d’Automne, une performance fondée sur l’imitation de scènes d’urgence, “Le Metope del Partenone“. J’avais renoncé à m’y rendre. Lorsqu’une déflagration survient au coeur de l’existence, l’artifice devient insupportable. L’évènement exige au contraire un rapport interne fin et subtil entre la démarche artistique et le ressenti des spectateurs, afin de tisser des liens invisibles avec ce qui structure encore une humanité partagée.

À l’annonce de la venue de Pippo Delbono aux Bouffes du Nord pour un cycle de lectures musicales, je pense immédiatement aux chroniques que tient Philippe Lançon dans Charlie Hebdo; et notamment à cette phrase rédigée dans le numéro de cette semaine : « L’intelligence et la beauté font le vide – et le plein – dont nous avons besoin ».

Parmi les multiples commentaires qui nous assaillent au quotidien – les explications sociologiques, politiques, identitaires, économiques – subsiste toujours un point aveugle. Celui qui touche précisément à l’expérience esthétique. Cet enjeu a disparu des scènes, qu’elles soient politiques, médiatiques…et culturelles. Au lieu d’esthétiser l’angoissante équation du temps présent, on politise de façon binaire le spectacle vivant qui, dès lors, ne devient que la re-présentation de représentations politiques et médiatiques. L’écueil est alors de rejouer de façon travestie les revendications identitaires qu’on trouve déjà partout ailleurs…

cote-slide-adesso-2-chiara-ferrin

Or Pippo Delbono, tout comme Philippe Lançon, avance en poète pour penser le temps présent, et créer ainsi une communauté de sensible. Pour l’occasion, il transforme la lecture du texte de B.M. Koltès, “La Nuit juste avant les forêts”, en un tissu complexe de résonances individuelles et collectives. Pippo se reconnaît en Koltès, poète français homosexuel, mort du sida, militant de la cause communiste, dont la relation à la mère semble cruciale. Je reconnais pour ma part dans la salle, l’artiste d’art contemporian Sophie Calle, et me remémore à cette occasion sa rencontre avec Pippo dans l’église des Célestins lors d’un précédent Festival d’Avignon, à l’occasion de son exposition sur sa mère à elle, Rachel, Monique. Pippo s’identifie également aux migrants évoqués par le fils de Koltès, qui arrivent par la mer en Europe et posent, de fait, la question de l’accueil, du don, et de l’identité. Structuré en trois temps, le spectacle intercale le texte de Koltès d’abord dans une lettre de son fils François à Pippo; ensuite d’un courrier de Koltès à sa mère.

Se noue ainsi de façon très subtile un rapport à la filiation et à la reconnaissance : l’incompréhension de la mère de la Koltès face au travail de son fils faisant écho à celle ressentie par la mère de Pippo. Comment ne pas voir jouer les signifiants : la mère méditerranéenne, symbole de cette Europe recroquevillée sur SES enfants qu’elle ne comprend même pas, et qui dès lors engloutit tous les autres ?

Accompagné d’un ami guitariste, Pippo Delbono donne voix et corps à l’échappée belle poétique de Koltès. Très rapidement, je décroche de la traduction projetée sur les murs sang des Bouffes du Nord, et me laisse emporter par le rythme de la voix, du souffle, des cris; par les mouvements et gestes, le regard de clown triste, l’agressivité mal contenue et la bonté perceptible.

On pleure beaucoup lorsqu’on assiste aux spectacles de Pippo Delbono et le plus souvent, sans savoir pourquoi. Ces larmes ne sont pas nécessairement synonymes de tristesse, de passion négative. Ce sont surtout l’expression d’une émotion intense, de celles qui accompagnent la rencontre intime avec un point de vérité personnelle, d’authenticité et de justesse. On pleure de joie à la redécouverte de ce qui devrait constituer l’essence des relations humaines; et de tristesse que ce ne soit pas plus souvent le cas. Qu’il faille l’expérience esthétique pour jouer ce rôle de révélateur.

“La Nuit juste avant les forêts” est un chant rimbaldien, un appel à la marginalité créatrice, assumée. Nulle assignation identitaire au « je », au « nous », au « tu ». C’est un espace ouvert au champ des possibles. L’ «absence de transition» dénoncée par Marie Darrieussecq dans le Charlie Hebdo du 30 mars 2016 ne conduit pas nécessairement à la barbarie. Si elle est pensée, elle peut également, écrit-elle : « être poétique et gorgée de significations».

La signification principale est de nous instituer comme corps commun, tissu d’émotions et de perceptions. La marginalité de ce fait n’a plus ni couleur ni culture, ni identité ni croyance, c’est avant tout une affaire de rapport au monde. De rapport aux normes, aux relations de pouvoir, de domination, de domestication.

De capacité à se reconnaître dans un cri.

Synonyme de liberté.

Sylvain Saint-Pierre- Tadorne

Catégories
PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN Vidéos

Le théâtre contemporain à Marseille, ma double peine.

Comment retrouver l’énergie pour revenir vers les artistes? Je suis resté longtemps sidéré par la série d’attentats qui a touché la France et l’absence de vision du personnel politique. Le pacte laïc qui nous unissait s’émiette progressivement au profit d’une approche clientéliste où le « fait religieux » est une grille de lecture omniprésente pour penser l’avenir de notre société. Peu à peu, la gauche dite « radicale » entre en conflit direct avec la laïcité pour se refaire une « virginité » et poser le voile sur ses trahisons et son incapacité à renouer avec les aspirations du peuple. Le milieu artistique et culturel est depuis longtemps le bras armé et idéologique de cette gauche-là: il suffit d’écouter les discours « politiques » de ses dirigeants et les positions dogmatiques de son syndicat, de lire la presse « spécialisée » qui préfère le dogme au détriment d’une pensée en mouvement. À cela s’ajoute des politiques culturelles confisquées au profit d’un public souvent blanc, âgé, quand ce n’est pas exclusivement au profit de professionnels de la profession qui parcourent les festivals de création, où chacun juge le travail du confrère avant d’être lui-même en position d’évalué. L’entre soi, la communauté, impose ainsi les codes du bon jugement esthétique jusqu’à hiérarchiser les hommages quand un artiste disparaît (relire à ce sujet le texte particulièrement juste de Philippe Caubère aux obsèques de Michel Galabru)

C’est dans ce contexte que je décidais, il y a dix jours, de reprogrammer des sorties théâtrales à Marseille, ville qui fut capitale européenne de la culture en 2013. J’ai vu sept spectacles, croisé trois chorégraphes, trois performeurs et un metteur en scène. Au final, les artistes semblent impuissants face à ce qu’il nous arrive, comme traversés par les préoccupations d’un « moi je » tout puissant célébré par les réseaux sociaux et les mouvements politiques identitaires.

Quand le chorégraphe Mickaël Phelippeau propose deux solos à deux adolescents, il ne trouve rien de mieux que de les cliver. D’un côté, Ethan est joliment célébré dans des mouvements amples et sportifs, invité à chanter Breton comme lorsqu’il était petit. De l’autre, Anastasia est métis. Peu de danse, elle est souvent plaquée au sol, enfermée dans les rites de la religion musulmane, quand elle n’est pas invitée à jouer l’autoritarisme d’une mère toute puissante. Mickaël Phelippeau reproduit ce que la société française peine à rassembler.

L’adolescence toujours avec « Le pas de Bême », mise en scène par Adrien Béat. Quand un élève ne rend qu’une copie blanche aux devoirs sur table, c’est tout un système qui vacille. Cela aurait pu être palpitant, mais le jeu des acteurs tombe très vite dans une mise en scène finalement très scolaire, laissant peu de place à une approche globale préférant multiplier les points de vue sans jamais réussir à les relier…Le théâtre ne fait pas mieux que l’institution !

Comment la performeuse Sanja Mitrovic  a-t-elle pu avoir l’idée de nous proposer un jeu aussi puéril et vain ? Nous voici chacun doté d’une télécommande où nous votons pour l’un ou l’autre des acteurs suivant le discours qui trouve grâce à nos yeux, sans que l’on en connaisse les auteurs (démocrates ou dictateurs). Ainsi, notre singularité de spectateur est au service d’un dispositif où le contexte des discours est remplacé par le charisme et le jeu de l’artiste, ici tout puissant. J’ai quitté les lieux au bout de quarante minutes. Ici, le théâtre disqualifie la politique et le public pour se donner le beau rôle en utilisant les outils de la société du spectacle, ceux-là mêmes qui abiment la pensée. Sidérant. Cela illustre comment certains artistes et dirigeants culturels se positionnent à l’égard du peuple : en position haute.

À ce titre, l’intervention de la performeuse Phia Ménard à l’issue du spectacle « P.P.P » en est une parfaite illustration (voir la vidéo). Cette manière de détenir la vérité, de poser une parole en hauteur devrait nous interroger: qu’avons-nous fait pour que l’on nous parle ainsi? Cette prise de position s’exprime en dehors de l’œuvre elle-même, telle une métaphore d’un art qui peine à inclure un propos politique global. Dans « P.P.P », nous suivons la métamorphose de Phia Ménard, elle qui a choisi d’être une femme alors qu’il était un homme. La glace est omniprésente, matière de la transformation, du gel social, de l’inattendu, des glissades subies et improvisées. Mais c’est un jeu théâtral qui peine à me toucher. Phia Menard occupe le terrain de la démonstration d’un processus singulier là où j’attendais un art qui entre en résonance avec ma féminité, mon masculin. Il y a quelques mois, sur cette même scène de la Criée, Angelica Lidell métamorphosait son corps d’où émergeait un art de la performance capable de faire dialoguer la douleur intime avec la douleur du monde…Unique en son genre…

Cela aurait pu être le propos de la chorégraphe grecque Lenio Kaklea. Dans « Margin release », deux femmes osent un dialogue entre leurs corps et une œuvre d’art contemporain, métaphore d’une recherche autour de l’altérité. C’est long, hermétique, jusqu’à l’arrivée d’un monsieur Loyal qui nous informe que notre ressenti est tout à fait légitime. Ici, la distance entre les artistes et le public est totalement assumée jusqu’à cette dernière scène où des anonymes montent sur scène pour s’essayer à l’exercice du dessin à partir du corps…Non, décidément, Angélica Liddell est unique en son genre.

Lui, est unique. Arnaud Saury et sa compagnie « Mathieu Ma Fille Foundation » pouvaient me surprendre avec « En dépit de la distance qui nous sépare ». Ce titre n’est pas sans évoquer mon positionnement actuel à l’égard du théâtre. Trois acteurs m’invitent à entrer dans leur univers, où la rationalité est minoritaire, où le mystique, le religieux, la folie sont les langages d’un inconscient, conscientisé sous nos yeux. Bien vu par les temps qui courent ! C’est souvent drôle, parfaitement incarné. J’aurais pu faire des liens avec ce qui nous sépare parce que cela nous arrive…Mais l’alchimie ne fonctionne pas. Comme si Arnaud Saury rajoutait de la distance à la distance en nous égarant entre le burlesque et un extrait de littérature obscur. J’ai connu des performances plus généreuses pour relier l’esthétique et le sens…

TOUCH_DOWN_horizontale_2

Quand arrivent les cinq danseuses pour « Touch Down », chorégraphie de Maud Blandel, je n’attends à du déjà vu. « Et si le chef d’œuvre de Stravinsky avait quelque chose de commun avec une pom pom girl ? », nous annonce la feuille de salle. Pari réussi malgré quelques maladresses dans les mouvements. Ici, la performance rend le propos intelligible et accessible parce que Maud Blandel fait rencontre ce rite populaire avec l’histoire de l’art. Ici, la frontière entre les sachants et les non-sachants de la danse contemporaine s’estompe parce qu’ici l’art est universel : ces jeunes filles au sourire figé nourrissent les rites des jeux du stade, métaphore de nos sociétés où les langages du corps se standardisent au profit de la communication des organisations pyramidales. Ici, Maud Blandel ose affronter ce rite populaire, non pour le disqualifier, mais pour lui donner sa grandeur d’âme. Un travail de la distance salutaire que bon nombre d’artistes et de dirigeants devraient s’inspirer pour ne pas totalement me, nous perdre.

Pascal Bély – Le Tadorne.

Dans le cadre du festival Parallèle à Marseille :

  • « Touche Down » de Maud Blandel et « Le pas de bême » d’Adrien Béal le 30 janvier 2016 au Théâtre du Merlan.
  • « Speak ! » de Sanja Mitrovic au Théâtre du Gymnase le 27 janvier 2016.
  • « Margin Release » de Lenio Kaklea au Théâtre des Bernardines, le 27 janvier 2016.
  • « En dépit de la distance qui nous sépare » d’Arnaud Saury au Théâtre Joliette-Minoterie le 28 janvier 2016.
  • « Pour Ethan + avec Anastasia » de Mickaël Phelippeau au Théâtre du Merlan.

« P.P.P » de Phia Ménard au Théâtre de la Criée le 26 janvier 2016.

Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Avignon 2015 – Avec « Fugue », Charlie est glacé.

En février dernier, j’écrivais sur ce blog mon dépit suite aux attentats de janvier : « Depuis le 7 janvier 2015, ma relation à l’art s’est déplacée vers les processus complexes de la liberté d’expression. Je ne me reconnais plus, pour l’instant,  dans celle revendiquée par les artistes, trop liée aux lois du marché et dépendante du réseau de l’entre soi. Comme me le faisait remarquer Romain à propos des attentats : « la réalité a dépassé la fiction ». Cette liberté, je l’ai ressentie quand des millions de Français ont tendu un crayon comme seule réponse. J’y ai vu un symbole pour que s’invite, enfin, le temps du sens. J’y ai perçu un geste de revendication pour que l’art (ici celui de la caricature) puisse nous relier et qu’il s’inscrive dans le sens de nos actes quotidiens. Ce geste a étouffé la parole d’acteurs culturels toujours prompts à nous faire la leçon sur la fonction de l’art, réduite dans un rapport condescendant entre ceux qui « savent » et ceux qui devraient ne rien « rater » de ce qu’il leur est si « gentiment » proposé. Le sens de ce crayon est allé bien au-delà de notre douleur collective. Pendant un court instant, ce crayon a effacé avec sa gomme, notre égocentrisme tant célébré par les réseaux sociaux et certains artistes qui occupent le plateau comme d’autres coupent la parole pour avoir le dernier mot.  Cette douleur collective est allée bien au-delà d’un entre-soi culturel qui se croit encore visionnaire parce qu’il tire les ficelles de la programmation artistique. Le sens a émergé dans ce nouage créatif entre douleur personnelle, art et liberté d’expression pour venir nourrir nos visions asséchées par des spécialistes qui pensent dans un rapport vertical, l’interaction avec le peuple. ».

Je ne savais pas que pendant l’écriture de ce texte, une troupe de théâtre le mettait en jeu.

 


Ce soir, en pénétrant dans le Cloître des Célestins pour « Fugue » de Samuel Achache, j’ai un étrange pressentiment.. Sur scène, du gravier symbolise la neige avec à droite, une petite cabane en bois. Je repense au spectacle de Philippe Quesne, « La mélancolie des dragons » joué dans ce même lieu en 2008. Quasiment la même scénographie. Il y a là, une baignoire. J’ai une vision étrange : je m’attends à voir débarquer des acteurs pour y sauter dedans et y faire les cons comme chez le metteur en scène Vincent Macaigne (il avait présenté en 2012 avec « Au moins j’aurai laissé un beau cadavre » – voir la vidéo). En lisant la fiche du spectacle, je peine à comprendre de quoi il s’agit tant c’est truffé de références sur le sens de la fugue en musique et sur le tempérament. Samuel Achache se fait une haute idée de son théâtre en donnant des matières exigeantes à ses acteurs. Entre eux, ils ont du réfléchir pour s’inscrire dans le réseau tissé par Philippe Quesne et Vincent Macaigne et ainsi intégrer le courant du théâtre contemporain français qui sait travailler de nouvelles formes pour attirer un public jeune et les faire marrer avec du sens (NDLR).

Je ressens que tout est déjà écrit avant même que la pièce commence. Je ne vais pas être déçu. Pensez donc, à l’heure d’une France en décomposition sociale, voilà une tribu de français et d’Européens en goguette au pôle Sud où ils mènent une recherche sur un lac très profond. Il y a une femme pour cinq hommes. Ils sont tous blancs comme de la neige. Ils sont traversés par des questions existentielles (chercher mais pour quoi ? Faire le deuil de la relation amoureuse…tu pars ou tu pars pas ? Le sens que peut avoir la vie, paumé au pôle). Entre deux gags de fin de banquet (dont la nage synchronisée dans la baignoire !), il y a des pauses musicales pour remettre un peu de France Musique dans ce climat très tranche matinale de NRJ 12. Le public rit de se trouver si con et si mélomane. Pour ma part, je me contorsionne d’ennui. Je me sens disqualifié de ne pas m’esclaffer devant une oeuvre coproduite par La Comédie de Valence (Centre dramatique national DrômeArdèche), le Festival d’Avignon, Centre dramatique régional de Tours, le Théâtre Garonne, le Théâtre des Bouffes du Nord et le soutien de la Fondation Royaumont, du Carreau du Temple et de Pylones – créateur d’objets à Paris.

Ce théâtre est à l’image de la génération qui le porte : le refus de penser La Politique au profit d’une approche égocentrée du monde et d’une vision mélancolique d’un vivre ensemble (l’entre soi comme seule lecture de la complexité). C’est un théâtre régressif appelant le spectateur à porter sur lui un regard tendre, presque maternant. Après le théâtre bien pensant porté par l’ancienne génération, voici venu le temps du théâtre consanguin promu par des trentenaires créatifs, mais qui transforment leur regard cynique sur l’effondrement du sociétal en une machine théâtrale efficace pour s’inscrire dans les logiques capitalistiques du milieu culturel français.

À la sortie, mon Charlie n’y croit plus. Ce théâtre-là ne mène nulle part. Tandis que la presse salue un spectacle « rafraichissant » au temps de la canicule (sic), mon Charlie se réchauffe : nous croisons dans la rue, Arthur Nauzyciel. Il n’est ni de l’ancienne, ni de la nouvelle génération des metteurs en scène. Il est celui qui osa avec «  Jan Karski (mon nom est une fiction) » et « La mouette » s’adresser à l’intelligence sensible du spectateur. C’était en Avignon, en 2011 et 2012.

Charlie veut croire qu’il n’est pas seul. Que son nom n’est pas une fiction.

Pascal Bély – Le Tadorne.

« Fugue » de Samuel Achache a été joué au Festival d'Avignon en juillet 2015.
Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT Vidéos

Avignon 2015- Eszter Salamon et la tribalisation des esprits.

Il est rare que la lecture d’une feuille de salle interpelle. Celle du spectacle d’Eszter Salamon « Monument 0 »  est passionnante : « Adoptant une approche historique et archéologique, la chorégraphe et ses six interprètes se sont approprié des dizaines de danses populaires et tribales issues des cinq continents. Ces danses ont en commun une spécificité : toutes ont été ou sont pratiquées dans des régions marquées par des guerres et des conflits fortement liés à l’histoire de l’occident. Ces danses guerrières réinvesties nourrissent un scénario surréel où émanent des silhouettes, des états de corps et des rituels qui, par leur vitalité fantomatique, se dressent contre l’amnésie ».

Le projet parait passionnant. Déroutant. Questionnant. Rarement, je me suis ressenti dans une telle disponibilité pour accueillir un projet chorégraphique aussi complexe. C’est la première ce soir à la Cour du Lycée Saint-Joseph. Les « professionnels de la profession » sont présents. Comme à leur habitude, ils font régner une atmosphère pesante. Leur arrivée dans les gradins fait penser à une danse tribale, avant les luttes guerrières qui se trameront probablement en coulisse après le spectacle ! Ils sont là pour observer leur possible prochaine proie. À ce moment précis, je ne sais pas encore que cet étrange ressenti va s’avérer pertinent…

La scène est noire, tout comme l’ensemble du décor. Je n’ai pas le souvenir d’une telle atmosphère dans ce lieu. Les premiers tableaux se succèdent, lentement mais sûrement. Eszter Salomon avance doucement ses interprètes pour nous étonner et nous surprendre. Elle veut inclure ces danses dans l’histoire de nos imaginaires, mais aussi peut-être dans celle de ceux qui la produisent et la promeuvent! Solos, duos, quatuor, quintet, sextuor proposent des danses tribales et explorent ce que le corps peut dire de la guerre (avant, pendant ou après) tout en conjurant la mort. Très rapidement, je suis troublé de découvrir ces mouvements amples et lourds, d’entendre une musique et des chants qui viennent des profondeurs de l’âme et du corps. Comment la danse occidentale les a-t-elle à un moment donné ou un autre rencontré ? J’observe comme le visiteur d’un musée dédié aux arts primitifs, mais je peine à m’impliquer. Il manque à ce travail respectable une intensité dramaturgique comme si Eszter Salamon évitait de s’engager dans une articulation entre son propos artistique et ces états de corps patiemment récoltés. Car suffit-il de faire tomber les masques pour voir deux danseurs en short et Tshirt se fondre dans les tableaux? Ils s’incluent dans le mouvement mais ne révèlent rien. Là où le chorégraphe Philippe Lafeuille avec « Tutu » évoque cet objet mythique pour le mettre en relief et révéler notre histoire singulière et collective de la danse, Eszter Salamon ne peut que nous inviter à nous fondre dans son propos. Il y a pourtant un moment où tout aurait pu basculer  lorsque six danseurs masqués s’avancent et l’on pourrait penser à « May B » de Maguy Marin. Mon histoire de danse révèle celle proposée par Eszter Salamon. Magique….

Une fois le spectacle terminé, un metteur en scène, directeur d’un Centre Dramatique National, poste sur Facebook un message pour ameuter sa tribu et au-delà (si l’on en juge le nombre de like et de partage) sur l’agression antisémite dont il a été victime.

« Hier, Avignon. Réunion des directeurs de Centres Dramatiques Nationaux. Quand a été abordé la question cruciale de la diversité sur les plateaux de France et aux postes de directions des théâtres, deux directeurs ventripotents ont gloussé une blague : “bientôt ils nous demanderont des quotas de pauvres aux postes de directeurs”. Vieille garde qui ne rend pas les armes… Je n’ai pas hurlé.

Cet après-midi devant le logement que j’occupe à Avignon, je croise deux gars, l’un d’eux m’interpelle : ça pue, ça pue non ? Il fixe mon étoile de David autour du cou. Moi : non ça va je ne sens rien. Si si ça pue dans ce quartier. Il fixe mon étoile de David. Tu habites là, non ? Moi, toujours combatif, je n’ai pas été capable de dire quoi que ce soit, je suis rentré chez moi et je me suis couché.

Ils étaient d’origine arabe. Je me dis que chaque jour, la France que l’on m’a donnée et celle qu’on leur a laissée s’éloigne un peu plus l’une de l’autre.

Ce soir je vais voir un spectacle de danse dans le in. Sur scène, des danseurs noirs. Ils sont représentés dans une violente caricature : danses tribales, costumes vaudou, mouvements traditionnels, ritualisés, polyphonies, respirations sonores qui accompagnent des mouvements percussifs au sol et des bonds, gestuelle hyper sexualisée pour faire rire. Amimalité gerbante : voilà la représentation des noirs sur les plateaux de France : un fantasme d’africanité ancestrale qui n’a plus rien à voir avec la réalité contemporaine des pays du continent africain. La chorégraphe évidemment n’est pas noire. Je suis resté jusqu’au bout, sans applaudir, abasourdi.

Maintenant, chez moi, je relis mon édito pour la brochure de saison 2 du CDN. Je me relis : “La Culture et l’éducation restent les meilleurs vecteurs des valeurs démocratiques, et par là même, elles nous donnent la force et les outils pour ne pas trembler, pour ne pas avoir peur devant l’horreur et l’injustice. Et pour n’abandonner personne.”

Aujourd’hui, j’ai eu peur, j’ai tremblé, je me suis couché, je n’ai pas hurlé, je n’ai pas été fort ».

Il évoque pêle-mêle la possibilité d’une  guerre tribale entre personnes « d’origine arabe »et juifs (précisons qu’arabe ne constitue pas une origine à moins de projeter une identité factice), une bataille fratricide entre jeunes directeurs de lieux cultuels et la vieille garde, et de manière implicite, un prétendu racisme de la part d’Eszter Salamon. Il nous propose une danse funèbre où l’on accumule les ressentis sans les mettre en perspective, sans les dépasser pour les transcender au profit d’une pensée reliante et éclairante. Les réseaux sociaux jouent donc un rôle de multiplication d’affects où l’on se cache derrière les masques, où se rediffuse à l’infini le message d’une agression antimésmite tout en communiquant sur le racisme implicite de la pièce d’Eszter Salamon. Tout se vaut, la confusion s’installe, la pulsion triomphe sur Facebook et dans la rue. Pourtant, même si le projet n’est pas abouti, Eszter Salamon essaye d’inscrire cette pulsion dans un cadre esthétique. Qu’importe ! La tribalisation des esprits est en marche.

Ainsi, ce directeur projette ses propres pulsions sur le travail d’Eszter Salamon qui se trouve ainsi, prise en otage dans un conflit qu’elle a pourtant tenté de dénouer et de résoudre.

Les artistes qui aujourd’hui s’aventureraient sur le terrain de l’histoire coloniale prennent donc le risque de voir se reproduire ces amalgames et ces manipulations de l’esprit.

Parvenus à ce point, il nous devient particulièrement difficile de discerner ce qu’on entend somme toute par le terme de « civilisé », sans pourtant nous laisser influencer par les exigences définies de l’un ou de l’autre idéal. Peut-être recourra-t-on d’abord à l’explication suivante : l’élément culturel serait donné par la première tentative de réglementation de ces rapports sociaux. Si pareille tentative faisait défaut, ceux-ci seraient alors soumis à l’arbitraire individuel, autrement dit à l’individu physiquement le plus fort qui les réglerait dans le sens de son propre intérêt et de ses pulsions ins- tinctives. Et rien ne serait changé si ce plus fort trouvait plus fort que lui. La vie en commun ne devient possible que lorsqu’une pluralité parvient à former un groupe- ment plus puissant que ne l’est lui-même chacun de ses membres, et à maintenir une forte cohésion en face de tout individu pris en particulier“. Freud, « Malaise dans la civilisation », 1929)

Pascal Bély – Le Tadorne.

"Monument 0" d'Eszter Salamon a été joué au Festival d'Avignon 2015.
Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Avignon 2015- Les chemins idiots du non-sens.

C’est une étrange sensation que de contempler le non-sens sur une scène de théâtre et de ne pas s’endormir. De constater que le corps tient, alors que la fatigue vous envahit. Comment expliquer ce processus ? Est-ce possible de mettre en lien deux œuvres que tout oppose sur le papier (« Andreas » de Jonathan Châtel et « Les idiots » d’après le film de Lan Vann Trears), mais qui empruntent le même chemin, celui d’une esthétique du non-sens?

« Andreas » librement adapté de la première partie du « Chemin de Damas » d’August Strindberg est la rencontre entre un homme sans nom et une femme qui erre. Il est en exil, il est noué d’avoir trop serré ses liens. Cette femme ouvre une à une des portes vers un avenir plus serein, mais le passé s’invite. La pièce est une succession de scènes ou passé et présent s’enchevêtrent : qui est dans qui et vers quoi s’emmènent-ils ? Mais rapidement, je lâche. Le jeu maniéré du rôle principal (Thierry Raynaud) m’égare en chemin et me fait prendre des voies de traverse d’autant plus que le mistral souffle avec furie. Je ne m’endors pas…

Avec « Les idiots », le metteur en scène russe Kirill Serebrennikov ose une adaptation théâtrale en terre poutinienne. Seize acteurs occupent un plateau, font les idiots, se connectent sur le net et finissent immanquablement devant les tribunaux, outil de répression massive du régime de Poutine. Toute l’énergie des acteurs est destinée à choquer le quidam russe tandis que le spectateur européen s’ennuie, quitte les gradins ou observe patiemment.

J’ai observé.

Et soudain, Jonathan Chatel se relie à Kirill Serebrennikov…

L’esthétique du non-sens à son décorum. Chez Jonathan Châtel, c’est dépouillé. Juste un jeu de planches jaunes assemblées tandis qu’un pan de mur avec des portes à doubles battants cache le cloître des Célestins. Ce décor épuré, sans matière organique, impose une certaine  pensée en vogue dans le théâtre français : on fait table rase du lieu (de ce qui pourrait faire lien avec l’histoire personnelle du spectateur),  et  « les planches » signifient un théâtre dans le théâtre. On ne peut pas faire plus fermé…

Chez Kirill Serebrennikov, le décor est lui aussi fait de bois. Il est même démonté, tel un jeu de Kapla, pour orchestrer le chaos, mais tout est calculé. Le hasard du jeu n’a pas sa place. Le manifeste cinématographique de Lars Von Trier peut bien défiler sur des écrans de télévision, les idiots sont ici sous contrôle de leur metteur en scène. Jonathan Châtel n’aurait probablement pas fait mieux avec eux.

L’esthétique du non-sens se nourrit d’effets de répétition qui finissent par créer un système de mise en scène, totalement autonome d’une relation avec le spectateur. Dans « Andreas », les portes servent de ponctuation : quand la femme sort d’un côté, le père de l’homme apparaît à l’opposé de la scène. C’est une esthétique de la symétrie, là où l’on aurait pu attendre une mise en scène plus circulaire. Chez « Les idiots », la répétition consiste à alterner scènes d’idioties et espaces de répression pour dessiner une société en totale escalade. Mais, je n’ai jamais ressenti la moindre complexité dans le jeu (à savoir quelque chose d’illisible, d’incertain, …), tout juste un chaos bien orchestré.

Dans ces deux œuvres, il n’y a aucun interstice où l’imaginaire du spectateur pourrait s’immiscer, pas même un vecteur: dans « Andreas », la lenteur sature, tandis que chez « Les idiots », le rythme effréné prend le pouvoir sur le temps de la poésie.

Même le contexte politique porté à bout de bras par ces acteurs russes engagés ne suffit pas à m’emporter comme si ma citoyenneté ne pouvait avoir une place à côté de ces idiots qui occupent le plateau, mais ne le transcende pas. Jonathan Châtel n’ose aucune métaphore avec le sort des migrants d’aujourd’hui. Il ne suggère rien. Ce pourrait être audacieux si à côté, il y avait un peu de générosité envers le spectateur qui pour le coup, se ressent en exil sur cette terre théâtrale asséchée.

Le final pourrait vous emporter, vous faire oublier que vous n’avez pas existé comme spectateur. Jonathan Châtel dévoile enfin le cloître tandis que l’homme regarde le ciel étoilé. C’est beau, mais je m’y attendais. Scruter le ciel est certes signifiant sur la terre catholique d’Olivier Py mais c’est un peu tard pour m’embarquer. Mes étoiles sont déjà ailleurs…

Dans « Les idiots », le final frôle l’imposture, le scandale. Six adultes trisomiques en tutu envahissent le plateau et dansent avec l’une des idiotes. Est-ce la métaphore de l’intégration des idiots dans un monde de fous ? Chacun appréciera la dimension de la grosseur de la ficelle, mais ce soir-là, j’ai eu un peu honte d’être le spectateur passif d’une telle vulgarité.

Pour retrouver le sens, j’ai donc osé ce dialogue entre deux oeuvres. Car il nous reste notre capacité à relier pour peu qu’on accepte de reprendre sa place, de retrouver « Le chemin de Damas » et non de se perdre dans le plaisir de l’observateur passif qui trouverait dans cette posture le seul sens à donner à sa vie.

« À mesure que diminue la signification d’un art, on assiste en effet dans le public à un divorce croissant entre l’esprit critique et la conduite de la jouissance, chose manifeste notamment à propos de la peinture. On jouit, sans le critiquer, de ce qui est conventionnel ; de ce qui est véritablement nouveau, on le critique avec aversion. Au cinéma, le public ne sépare pas la critique de la jouissance. »

Walter Benjamin, “L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”.

Pascal Bély – Le Tadorne

"Les idiots" de Kirill Serebrennikov et "Andreas" de Jonathan Châtel ont été joué au Festival d'Avignon 2015.
Catégories
PAS CONTENT

Avignon 2015- Tadeusz Kantor, dans les bas-fonds du Festival.

Depuis dix ans, les expositions sont une opportunité pour la direction du Festival d’Avignon de proposer un espace durable dans le temps, où les spectateurs s’autorisent des liens avec la programmation théâtrale et chorégraphique. Je me souviens encore de la force de l’exposition de Sophie Calle dédiée à sa mère, de la performance orchestrée par Tino Seghal avec des chercheurs de tous horizons, ou du choc d’être humains noirs exposés au regard du public par Brett Bailey avec “Exhibit B“.

Cette année, l’exposition « La nef des images » consacrée à l’histoire audiovisuelle du festival et celle  célébrant le 100e anniversaire de la naissance de Tadeusz Kantor sont choquantes à plus d’un titre. Des liens s’opèrent avec la « direction » que prend le Festival. Une lettre très personnelle est adressée à Olivier Py, son directeur, d’autant plus que celui-ci multiplie les apparitions médiatiques pour livrer sa pensée sans que finalement personne ne lui réponde. Alexis Magenham, spectateur et lecteur du Tadorne, lui écrit une lettre…

Il convient de lire cette lettre en ayant écouté préalablement l’interview d’Olivier Py au journal “Le Monde“.

Olivier Py : ” Je ne lis par les critiques” par lemondefr
“Qu’il est difficile d’écrire en ce mois de juillet 2015 à Avignon face à Olivier Py, moins directeur qu’opérateur artistique d’un relâchement d’épaules. Cela commence à la lecture de la programmation…tiens Olivier est l’artiste associé, comme l’an passé, avec pas moins de trois spectacles. Et à côté ? À côté, rien ne bouge véritablement puisque « je suis l’autre » (titre de l’édito d’Olivier pour présenter l’édition 2015), échec d’une volonté arriviste d’assoir l’altruisme au sein du festival, plutôt un aveu, celui qu’Olivier se pense à chaque instant, en chaque lieu, en chaque personne et personnage, « je suis l’autre ». Alors oui, cela bouge finalement puisque cela se replie vers sa personne, comme une armée en déconfiture qui bouge vers son état-major. Et parce que « je suis l’autre », je suis l’artiste du sommet, de l’origine, je suis l’autre Vilar.

IMG_4920IMG_4921_2
Je suis là, l’artiste est revenu, je le signifie en parlant Vilar à l’excès, l’exposition de la Maison Vilar est une trajectoire de l’origine à moi, je veux que l’on me confonde avec ce corps originel, je suis lui, je suis le père. « La nef d’images » à l’Église des Célestins est un programme de captations filmées des éditions précédentes du Festival. Elle porte Vilar presque seul, tandis que les spectateurs se relaxent dans des transats, buvette en soutien et librairie en ressource. Le tout fait centre commercial culturel et vient illustrer à merveille que « c’est la politique qui est dans la culture » (dixit Olivier dans l’interview donnée au Monde).
Olivier est Hamlet qui aurait dit oui à son père, cette chose qui est revenue, oui à la vengeance, oui au sang, oui à l’héritage d’un obscurantisme moyenâgeux.
Là où Hamlet véritable recule face au père salaud et se met à PENSER, il se creuse la tête et oppose à ce père/oncle la poésie de la folie, c’est-à-dire le langage de l’autre, la danse de l’autre.

Dommage pour toi Olivier car  le metteur en scène Tadeusz Kantor aurait eu 100 ans en 2015, cela tombe bien, car le titre de son dernier spectacle était « aujourd’hui c’est mon anniversaire »…Olivier ne peut pas l’ignorer, il est obligé de faire un cadeau, il concède l’exposition « les origines Wielopole Wielopole les origines », mais ce cadeau est une mascarade : des photographies auxquelles on aurait volé toutes les légendes, exposées au sous-sol de l’Hôtel la Mirande, à côté des cuisines. À croire qu’Olivier ne veut pas se retrouver dans cet autre Kantor, cet autre qui pense à tel point qu’il est l’origine de tout le théâtre qui pense aujourd’hui, oui, aujourd’hui c’est l’anniversaire de Claude Régy, c’est l’anniversaire de Roméo Castellucci, celui d’Angelica Liddell, de Pippo Delbono, de Gisèle Vienne…
On va passer une bonne soirée sans toi Olivier qui ne fête rien, mais qui évacue, tu tires la chasse, voilà le “Roi Lear, 2h30 d’évacuations à la Cour d’Honneur, serais-tu malade Olivier ? Toi qui te torches avec le silence de Cordélia, tu réduis au silence celle qui, lorsque “Lear is in Town” (Ludovic Lagarde, Avignon 2013), se rase la tête pour se confondre en pauvre Tom et rester avec son père sur la lande de l’espace sous l’ombre du monolithe.
Mais tu vas plus loin, en faisant de Cordélia une danseuse étoile absente, poupée d’un autre âge, car tu avoues qu’il t’est impossible de penser la danse comme langage.
Tu aurais pu te contenter de faire taire Cordélia, non, il a fallu que tu en fasses une danseuse pour ignorer son langage à elle jusqu’à placarder son silence au mur.
Olivier, tu es une machine de guerre, tu évacues tout, tu casses, tu détruis jusqu’à l’autre.

Mais fais gaffe, Olivier, fait gaffe parce qu’aujourd’hui devine quoi ? Aujourd’hui, c’est mon anniversaire.”
Alexis Magenham, 10/07/15

Catégories
PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Une certaine tendance du théâtre français, retour sur 2014.

« Si le cinéma Français existe par une centaine de films chaque année, il est bien entendu que dix ou douze seulement méritent de retenir l’attention des critiques et des cinéphiles, l’attention donc de ces Cahiers. »

2014: Année Truffaut. Exposition à la Cinémathèque de Paris, rétrospectives, célébration institutionnelle, reconnaissance générationnelle. Unanimité pour louer l’héritage d’un des pères fondateurs de la Nouvelle Vague. L’exposition de la Cinémathèque, riche de documents et émouvante par instants, s’achève pourtant par une séquence troublante : la projection d’une vidéo où l’on voit de jeunes comédiens interpréter une scène de Truffaut, parler. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Pourquoi nous les montre-t-on se montrer ?

Ils jouent mal, n’ont rien à dire. La séquence est gênante. Leurs noms sont affichés : la moitié ou presque sont des « fils/fille de »…Garrel, Haenel, Bonitzer, etc. Le metteur en scène Vincent Macaigne (adoubé par la critique pour son dernier spectacle au Théâtre de la ville de Paris)est bien entendu de la partie. De quoi sont-ils le nom ? De l’héritage aux héritiers, il n’y a qu’un pas : il est franchi, sans que personne ne sourcille. Cinéma, théâtre, média, même réseau, même processus de lutte des places quelle que soit la vacuité du propos et de la démarche. Mais finalement, est-ce si surprenant de voir le cinéma de Truffaut aboutir au conformisme creux et plat des années 2010 ? Le lyrisme et l’exploration du soi présents dans ses films ont préfiguré le délire égotique de la société du spectacle qui téléramise le cinéma comme les arts du spectacle. Où sont Jean Eustache, Philippe Garrel, scandaleusement absents, eux, de la rétrospective, les seuls à avoir travaillé le versant négatif de la naïveté truffaldienne ? Godard, à peine évoqué, leur brouille, ses raisons personnelles et artistiques, inexistante. Agnès Varda, Jacques Demy, et d’autres enfants cinématographiques de Truffaut, laissés de côté. Tous ces auteurs qui ont travaillé formellement l’héritage de Truffaut sont remplacés par une jeunesse déjà vieillie par les combats mondains. De l’exposition, je ne garde que ceci : un objet fétiche qui n’a d’autre consistance qu’un plaisir vide et éphémère. Alors même que les portes étaient ouvertes, elles se referment sur la jeune arrière-garde française. Définitivement : Godard, Garrel, Eustache.

De 2014 à 1954. Cette année-là, Truffaut publie un article demeuré célèbre : Une Certaine Tendance du Cinéma français. 60 ans plus tard, quelle boucle enchevêtre ce propos novateur à ce qui s’en est suivi? Quelle créativité le théâtre français a-t-il donné à voir dans une année marquée notamment par le Festival d’Avignon présidé par Olivier Py, le conflit des intermittents, le Festival d’Automne, et d’autres manifestations encore ?

Je laisse de côté la question de savoir pourquoi le propos de Trufaut s’est finalement retourné contre lui, et comment, après Les 400 coups, il a pu reproduire le cinéma archaïque qu’il abhorrait. La force du texte, elle, reste intacte ; elle tient à l’absolue actualité du propos, mais presque en négatif. Truffaut oppose cinéma de texte et cinéma de metteur en scène, cinéma « de la tradition et de la qualité » et cinéma d’auteur. Il écrit à un moment : «Eh bien je ne puis croire à la co-existence pacifique de la Tradition de la Qualité et d’un cinéma d’auteur.» La guerre que s’apprêtent à mener Truffaut et ses (futurs)-amis, c’est le refus de la Tradition et de la Qualité, cette position est irréconciliable. Et bien pourtant, 2014 a vu se poursuivre le processus inverse : la fusion des deux et leur dilution réciproque. Je généralise, il y a bien entendu des exceptions à cela (Hypérion de Marie-Josée Malis, Bit de Maguy Marin, et d’autres encore), mais elles sont reléguées à la marge. Je me souviens du “Py-être“ Festival d’Avignon 2014, son inconsistant théâtre du «retour au texte». Comme si le salut pouvait venir d’une divine poétique qui suffirait à faire oeuvre. Des mots-valises entendus à foison, comme pour faire oublier que l’heureux élu posait les siennes absolument partout, et entendait que cela se voie. C’est donc cela : Une certaine tendance du théâtre français. Mettre en avant le verbe pour s’exposer à la pleine lumière, au risque que le verbeux et le verbiage peinent à masquer les ambitions personnelles. Mais ce n’est pas tout car, comme l’écrit Truffaut : « Vive l’audace certes, encore faut-il la déceler où elle est vraiment. » L’adaptation de LIdiot par Vincent Macaigne, par exemple, est-elle drapeau révolutionnaire ou sac plastique, effigie cynique de la société de consommation ? Où se trouvent la prise de risque véritable, la violence symbolique ? Peut-on croire à la subversion par les cris, par le cru, par une débauche d’images (et de moyens…) quand c’est peut-être en réalité la subvention qui est recherchée, qui se trame, qui se joue derrière ces appareils ?

Poursuivons avec Truffaut: «Le trait dominant du réalisme psychologique est sa volonté anti-bourgeoise. Mais qui sont Aurenche et Bost, Sigurd, Jeanson, Autant-Lara, Allegret, sinon des bourgeois, et qui sont les cinquante mille nouveaux lecteurs que ne manque pas d’amener chaque film tiré d’un roman, sinon des bourgeois ? » Il suffit de remplacer ces noms par ceux de la « nouvelle génération ». La bourgeoisie, c’est la reproduction sociale, par le capital, les codes, le réseau, la culture ; la reproduction d’idées, par le conformisme. C’est la lutte des places, peu importe ce qu’on y fait, ce qu’on y dit : il faut en être. Que propose le jeune metteur en scène Sylvain Creuzevault comme pensée politique dans Le Capital ? La déconstruction permanente : rire de tout pour éviter de penser quoi que ce soit. Rire entre soi de références communes, ni approfondies, ni complexifiées. Et que dire de “Répétition” de Pascal Rambert ? Là encore, la déconstruction comme cache-misère, comme jeu de miroirs, et peu importe s’il ne reflète rien d’autre que le vide. La tentative initiée par Philippe Quesne de mettre en scène l’enfance dans Next Day ? Mais où sont donc les enfants de Nanterre, ceux qu’on trouverait par exemple dans les écoles de la ville ?

Nous avons des apothicaires qui font leurs comptes au lieu d’artistes capables de nous aider à penser le monde contemporain. Dans une société en crise, où sont les marginaux, les délaissés, les exclus ? On a beau chercher, on ne les voit pas. Il est plus que temps d’ouvrir la scène et les théâtres aux acteurs sociaux, aux précaires, aux enfants, aux personnes issues de l’immigration, à tous ceux qui n’appartiennent pas au monde de la culture : «Quelle est donc la valeur d’un cinéma anti-bourgeois fait par des bourgeois, pour des bourgeois ?» demande Truffaut. Quelle est donc la valeur d’un théâtre anti-bourgeois fait par des bourgeois, pour des bourgeois ?

Des portes sont ouvertes: en 2014, certaines oeuvres ont marqué les esprits (celles d’Angélica Liddell, Pippo Delbono, Roméo Castellucci, Matthew Barney, William Forsythe), proposé un dispositif radical, à la mesure des enjeux contemporains. En 2015, il faudra creuser ce sillon. Car il vient de loin, et ne date pas d’aujourd’hui : sur mon fil d’actualité Facebook, un ami renvoie au blog de Pierre Assouline qui retranscrit sa discussion avec Mickael Lonsdale. Ce dernier évoque Beckett, qui avait déjà perçu cet enjeu à l’époque :

« Après sa mort, j’ai relu tout ce qu’il a écrit. J’ai compris qu’il ne parlait que des pauvres, des fous, des clodos, des détraqués, des rejetés de la société, alors que depuis des siècles, le théâtre nous faisait vivre certes des situations tragiques mais auprès de rois, de puissants. Sans son humour, ce serait intenable. Sa compassion pour l’humanité est incroyable. Je l’ai bien connu dans sa vie privée : discrètement, il aidait les gens, les secourait lorsqu’ils étaient malades. Sa femme l’ayant fichu dehors à cause de leurs disputes, il vivait dans une maison de retraite tout près de chez lui ; mais quand elle est morte, il a préféré rester « parmi mes semblables » disait-il, au lieu de rentrer chez lui. Jusqu’à la fin, il faisait les courses pour un couple qui ne pouvait plus se déplacer. La générosité de cet homme ! Dès lors que l’on essaie de sauver les gens, c’est de l’ordre de l’amour, donc Dieu est là. Mais de tout cela, on ne parlait pas en marge des répétitions. Pourtant j’ai créé Comédie dont on peut associer la diction à celle des monastères. Recto tono ! Une vitesse de mitrailleuse ! Sans inflexion ni psychologie. Une machine ! Même si son inspiration pouvait être picturale, le Caravage surtout qu’il allait voir en Allemagne. En attendant Godot est né de la vision d’un tableau. Pour le reste, Beckett c’était saoûlographie totale. » (/)

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

Catégories
FESTIVAL ACTORAL FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS PAS CONTENT Vidéos

Voyage théâtral en Hollandie (ou en Sarkozye, suivant votre sensibilité).

« Pourquoi n’écris-tu plus sur le Tadorne ? ».

« Parce que le théâtre ne me donne plus la parole »…

Depuis la rentrée (le processus avait déjà commencé au festival d’Avignon, génération Py), je suis un spectateur passif, en attente d’une expérience qui ne vient pas. Je ressens un fossé, un gouffre, entre des gestes artistiques verticaux et ma capacité à les accueillir, avec mes doutes, mes forces et mes questionnements. Je reçois des propos qui ne me sont pas adressés, juste pensés pour un microcosme culturel qui adoube, exclut, promeut. A lui seul, il a souvent été public d’un soir…notamment lors du festival de création contemporaine Actoral à Marseille. Ce que j’y ai vu m’est apparu désincarné, hors de propos parce que sans corps. Le spectacle dit « vivant » s’est révélé mortifère: le rapport au public n’est plus LA question.

Il y a bien eu le metteur en scène japonais Toshiki Okada avec « Super Premium Sof Double ». Son écriture où se mêlent mouvements et mots est une avancée pour relier corps et pensée visant à nous décrire l’extrême solitude des travailleurs japonais qui trouvent dans les supermarchés ouverts la nuit de quoi puiser l’énergie d’un espoir de changement. Je suis resté longtemps attaché à ces personnages à priori automatisés dans leurs gestes, mais où se nichent des interstices où la poésie prend le pouvoir.

Il y a bien eu « La noce » de Bertolt Brecht par le collectif In Vitro emmené par Julie Deliquet au TGP dans le cadre du festival d’Automne à Paris. Une table, un mariage, une famille et des amis. C’est magnifiquement joué, incroyablement incarné pour décrire cette époque (les années 70) où la question du corps était politique. Mais une impression de déjà vu (Gwenaël Morin, Sylvain Creuzevault) me rend trop familier avec le jeu des acteurs pour que j’y voie un théâtre qui renouvellerait sa pensée.

Avec Vincent Macaigne à la 12’45mn – Le Before du 23/10

Il y a eu Vincent Macaigne avec “Idiot! parce que nous aurions dû nous aimer“, chouchou des institutions et de la presse depuis son dernier succès à Avignon. À peine arrivé au Théâtre de la Ville à Paris, le bruit est une violence. Vincent Macaigne et ses acteurs s’agitent dans le hall et dans la rue. Les mégaphones nous invitent à fêter l’anniversaire d’Anastasia, l’une des héroïnes  de « L’idiot » de Fiodor Dostoïevski. En entrant dans la salle, nous sommes conviés à monter sur scène, « pour boire un verre »…Ainsi, le public est chauffeur de salle, réduit à un élément du décor. Il règne une ambiance insurrectionnelle: quelques spectateurs sont sur scène tandis qu’un acteur (le Prince) observe, immobile, illuminé par un faisceau de lumière. C’est fascinant parce que le sens du théâtre s’entend. Mais cette force va rapidement s’épuiser. Parce que Vincent Macaigne s’amuse comme un gosse à qui l’on aurait donné tout l’or du monde (ici, l’argent public coule à flot) pour transposer cet Idiot en évitant de passer par la case politique. Car il n’a aucun sens politique : on se casse la gueule pour faire diversion (genre humour plateau de télé), on gueule pour habiter les personnages, on noie le propos dans une scénographie d’un type parvenu au sommet parce que les professionnels culturels sont aveuglés par le pouvoir de la communication. Macaigne leur rend bien : tout respire la vision d’un communicant. Jusqu’à cette scène surréaliste à l’entracte où, face au bar, il pousse un caisson tandis que se tient debout le Prince. Macaigne pousse…invite le public à applaudir (mais qui ne répond pas). La scène aurait pu faire de l’image, mais Macagine est pris à son propre piège : il fait du très mauvais théâtre de rue. Mais qu’importe, le jeune public et une classe sociale branchée y trouvent leur compte : le théâtre peut aussi faire du bruit et de l’image, célébrer le paraître et la vacuité de l’époque. On se perd très vite dans les personnages parce que l’effet prend le pas sur la relation (souvent réduite à un geste, une interpellation), parce que les dialogues sont à l’image d’un fil de discussion sur Facebook.

Avec Vincent Macaigne, le théâtre est un produit de surconsommation. C’est pathétique parce que les acteurs se débattent en gueulant et que cela ne fait jamais silence; parce que Macaigne se fait une étrange conception du public: à son service. C’est pathétique parce que ce théâtre du chaos ne crée aucun désordre: il profite juste de nos errances.

Il y a bien eu « Impermanence » du Théâtre de l’Entrouvert, spectacle dit « jeune public » co-diffusé par le Théâtre Massalia et la Criée de Marseille. Dans la salle, une fois de plus, beaucoup de professionnels. Il y a très peu d’enfants. Au cœur de la Belle de Mai, il n’y a aucune famille de ce quartier très populaire. Jeune public ou pas, la fracture sociale est la même. Le théâtre dit contemporain ne s’adresse plus au peuple. S’adresse-t-il seulement aux enfants alors que mon filleul de 9 ans ne voit pas toute la scène parce qu’il est trop petit (le théâtre ne dispose d’aucun coussin pour lui)? La feuille de salle est un texte très hermétique à l’image d’une pièce qui reprend tous les poncifs de la création contemporaine. Au cours de ce voyage théâtral sans but, l’artiste évoque « la perte de sens » (on ne saurait mieux écrire). Ici se mélangent musique vrombissante, images, numéro allégé de cirque, marionnette inanimée. Tout est mortifère à l’image d’un pays pétrifié dans la peur de faire. Toutes les esthétiques sont là pour satisfaire les programmateurs. C’est décourageant de constater que les logiques de l’entre soi sont maintenant imposées aux enfants.

Dans ce paysage morose, il y a une lueur d’espoir. Elle vient d’un metteur en scène, Jacques Livchine, qui répond José-Manuel Gonçalvès, directeur du 104 à Paris après son interview dans Telerama. Un paragraphe a retenu mon attention : « Il y a quelque chose qui ne va pas dans le théâtre, il n’y a pas de projet commun, rien ne nous relie les uns les autres, On est dans le chacun pour soi, le ministère de la Culture est incapable de nous donner le moindre élan. Les petites sources de théâtre ne deviennent pas des ruisseaux ou des rivières qui alimenteraient un grand fleuve, non, c’est le marché libéral, la course aux places, aux contrats, les symboles se sont envolés, nous sommes tous devenus des petits boutiquiers comptables. Il faudrait se mettre tous ensemble pour dire qu’on en a marre, qu’il faut que nos forces s’additionnent pour une seule cause, celle de retrouver “la fibre populaire”. On a besoin d’un défi collectif, le théâtre ne doit plus s’adresser à un public, mais à la ville toute entière. »

Ce défi ne se fera pas avec le ministère de la Culture et ses employés obéissants. Il se fera à la marge, par la base, par un long travail de réappropriation de l’art par ceux qui veulent que la relation humaine soit au centre de tout. Les théâtres subventionnés ont depuis longtemps abandonné ce centre-là pour jouer à la périphérie afin de maintenir leurs pouvoirs et leurs corporatismes.

Pascal Bély – Le Tadorne.