Catégories
OEUVRES MAJEURES PAS CONTENT

Charlie, les identités et nous.

Première partie : Je suis Afropéen.

« Invasion ! ». C’est ainsi que le Théâtre National de La Criée de Marseille nomme le concept qui vise à inviter un seul artiste pendant plus d’une semaine. Premier décalage avec mes intentions : je vais au théâtre pour m’évader…La metteuse en scène Éva Doumbia a préféré transformer son invasion en Traversée. Les mots ont leur importance… Cela fait longtemps que je m’intéresse au travail d’Éva Doumbia. Notre dernière rencontre date du festival d’Avignon en 2013 où son spectacle « Afropéenne » à partir des textes de Léonara Miano m’avait enchanté. Son ode à la République vue par des femmes revendiquant leur africanité était un pur moment de rassemblement, d’union. Trois années plus tard, je suis serein à l’idée de la retrouver pour trois créations. J’ai assisté aux deux premières puis quitté La Criée avant la troisième.

FullSizeRender 76

J’arrive à 19h, satisfait qu’une institution culturelle s’ouvre enfin aux écrivains des outre-mer et du continent africain, à un théâtre écrit, joué et mis en scène par des femmes. Le premier spectacle, « La vie sans fards (précédé de) Ségou » d’après Maryse Condé, est plutôt décevant. Le 7 avril 2015, Éva Doumbia regrettait dans Télérama que « le phrasé qu’on enseigne aux comédiens les sépare des quartiers populaires » : ce soir, je m’étonne du phrasé académique d’Édith Mérieau qui m’éloigne de l’écriture de Maryse Condé. Je ne suis pas issu des quartiers populaires, mais du monde ouvrier, et je reste à quai. Sans transition, la pièce bifurque pour nous raconter la vie de Maryse Condé. À l’opposé de la première partie, tout est limpide. Trop peut-être. La linéarité de la mise en scène me déconcerte, m’ennuie, trop sage, décalée au regard du parcours complexe de Maryse Condé. L’émission d’Apostrophes où elle fut invitée en 1984 sert de lien entre les deux parties. Bernard Pivot est à plusieurs reprises ridiculisé comme si son ignorance du parcours littéraire de Maryse Condé symbolisait les relents colonialistes d’un blanc qui peine à se projeter dans un art venu « d’ailleurs ». Mais ce soir, c’est à Éva Doumbia que revient la tâche de succéder à Bernard Pivot ! Pour l’instant, le théâtre Afropéen qu’elle revendique ne révolutionne pas les esthétiques conformistes du théâtre français…

Après une heure de pause, « Insulaires ou Seul limpossible pourra mapaiser » d’après Jamaïca Kincaid et Fabienne Kanor commence. Ici aussi, il y a deux parties. La première est un texte de Fabienne Kanor interprêté par Atsama Lafosse. Je décroche également. Le jeu est ampoulé, lourd, académique et peine à révéler la puissance supposée du texte de Fabienne Kanor. Je ne m’attends pas du tout à ce qui va suivre. Sans transition, l’actrice Maïmouna Coulibaly revêtue d’une tenue de carnaval rejoint Atsama Lafosse déguisée en touriste débarquant à Anitgua. Le contraste entre le désir du touriste de s’évader et l’invasion vécue par les indigènes est au cœur de l’écriture de Jamïca Kincaid. Sauf que très rapidement, je ressens un profond malaise. Maïmouna Coulibaly bute sur les mots, le ton devient agressif. Je suis colporté, sans transition, d’un jeu théâtral académique à une prise de pouvoir de la scène. Manifestement, la comédienne ne sait plus son texte. Improvise. M’insulte. Les phrases ne sont plus inscrites dans une littérature, mais bifurquent vers des effets de tribune. Des spectateurs lâchent des applaudissements tandis que d’autres, comme moi, sont consternés. J’ai envie de me lever, de stopper la pièce, pour revendiquer le respect. Mais je n’ose pas. J’aurais dû.

Les écueils de l’histoire (à savoir le lourd passé colonial de l’Europe et notamment de la France) s’essentialisent et me voilà englobé dans un tout où le blanc est coupable pour le restant de ses jours. Là où le théâtre afropéen d’Éva Doumbia revendique légitimement une visibilité, le propos de celui-ci se métamorphose en une équation linéaire : blanc = raciste. Ce passage sans transition de l’écueil à l’essence, de la faute à l’essentialisation, est un processus barbare, fasciste. Les mécanismes du pouvoir qui ont conduit aux graves errements de la colonisation se répètent ce soir, toute chose étant égale par ailleurs, sur une scène de théâtre : seule la couleur de peau change. À l’issue de la représentation, je quitte La Criée, totalement dépité.

Je cherche donc à comprendre. Comment un théâtre qui revendique sa place dans la République des idées et des arts, a-t-il pu tomber dans un tel obscurantisme? Avec d’autres artistes, Éva Doumbia revendique de « décoloniser les arts ». Elle a le soutien d’institutions culturelles prestigieuses (Le Centre Dramatique National de Haute Normandie dirigé par David Bobée qui nous avait déjà interpellé l’été dernier sur sa conception de la décolonisation, le Théâtre National de Chaillot à Paris, et bien d’autres). Mais comment décoloniser avec le même paradigme que celui qui a produit la colonisation, à savoir cette façon d’essentialiser à partir de la vision d’une partie (fût-elle dominante) alors que décoloniser suppose probablement de s’appuyer sur des lectures complexes pour que le tout soit plus que la somme des parties? Et si Éva Doumbia faisait confiance à une République laïque qu’il faut accompagner à se renouveller, plutôt qu’à une vision de notre société qui ne serait qu’une somme de communautés, chacune revendiquant sa légitimité sur le tout ? J’ai également été troublé par la manière dont Éva Doumbia évite les transitions entre les deux parties de ces pièces. Elle devrait pourtant les travailler. Car comme l’écrit Marie Darrieussecq dans le Charlie Hebdo du 30 mars 2016,  « Avec l’absence de transition, la logique d’un raisonnement est éludée au profit du montage. On passe d’une idée à l’autre sans justifier leur contact, et on les fait se contaminer, on mime ainsi une logique…Ça élude la complexité de la pensée et du monde ».

J’espère qu’Éva Doumbia retrouvera l’art de la transition, celui qui avait fait mouche dans «Afropéennes» : la transition entre elles et nous, entre elles et la République, entre elles et un théâtre de l’universel.

Pascal BélyLe Tadorne

Deuxième partie: Je suis Pippo Delbono

Depuis les attentats qui ont frappé à deux reprises la ville de Paris en 2015, il m’est difficile de retourner voir des spectacles vivants. Je me souviens que les jours qui suivirent les attaques de novembre, Roméo Castellucci présentait dans le cadre du Festival d’Automne, une performance fondée sur l’imitation de scènes d’urgence, “Le Metope del Partenone“. J’avais renoncé à m’y rendre. Lorsqu’une déflagration survient au coeur de l’existence, l’artifice devient insupportable. L’évènement exige au contraire un rapport interne fin et subtil entre la démarche artistique et le ressenti des spectateurs, afin de tisser des liens invisibles avec ce qui structure encore une humanité partagée.

À l’annonce de la venue de Pippo Delbono aux Bouffes du Nord pour un cycle de lectures musicales, je pense immédiatement aux chroniques que tient Philippe Lançon dans Charlie Hebdo; et notamment à cette phrase rédigée dans le numéro de cette semaine : « L’intelligence et la beauté font le vide – et le plein – dont nous avons besoin ».

Parmi les multiples commentaires qui nous assaillent au quotidien – les explications sociologiques, politiques, identitaires, économiques – subsiste toujours un point aveugle. Celui qui touche précisément à l’expérience esthétique. Cet enjeu a disparu des scènes, qu’elles soient politiques, médiatiques…et culturelles. Au lieu d’esthétiser l’angoissante équation du temps présent, on politise de façon binaire le spectacle vivant qui, dès lors, ne devient que la re-présentation de représentations politiques et médiatiques. L’écueil est alors de rejouer de façon travestie les revendications identitaires qu’on trouve déjà partout ailleurs…

cote-slide-adesso-2-chiara-ferrin

Or Pippo Delbono, tout comme Philippe Lançon, avance en poète pour penser le temps présent, et créer ainsi une communauté de sensible. Pour l’occasion, il transforme la lecture du texte de B.M. Koltès, “La Nuit juste avant les forêts”, en un tissu complexe de résonances individuelles et collectives. Pippo se reconnaît en Koltès, poète français homosexuel, mort du sida, militant de la cause communiste, dont la relation à la mère semble cruciale. Je reconnais pour ma part dans la salle, l’artiste d’art contemporian Sophie Calle, et me remémore à cette occasion sa rencontre avec Pippo dans l’église des Célestins lors d’un précédent Festival d’Avignon, à l’occasion de son exposition sur sa mère à elle, Rachel, Monique. Pippo s’identifie également aux migrants évoqués par le fils de Koltès, qui arrivent par la mer en Europe et posent, de fait, la question de l’accueil, du don, et de l’identité. Structuré en trois temps, le spectacle intercale le texte de Koltès d’abord dans une lettre de son fils François à Pippo; ensuite d’un courrier de Koltès à sa mère.

Se noue ainsi de façon très subtile un rapport à la filiation et à la reconnaissance : l’incompréhension de la mère de la Koltès face au travail de son fils faisant écho à celle ressentie par la mère de Pippo. Comment ne pas voir jouer les signifiants : la mère méditerranéenne, symbole de cette Europe recroquevillée sur SES enfants qu’elle ne comprend même pas, et qui dès lors engloutit tous les autres ?

Accompagné d’un ami guitariste, Pippo Delbono donne voix et corps à l’échappée belle poétique de Koltès. Très rapidement, je décroche de la traduction projetée sur les murs sang des Bouffes du Nord, et me laisse emporter par le rythme de la voix, du souffle, des cris; par les mouvements et gestes, le regard de clown triste, l’agressivité mal contenue et la bonté perceptible.

On pleure beaucoup lorsqu’on assiste aux spectacles de Pippo Delbono et le plus souvent, sans savoir pourquoi. Ces larmes ne sont pas nécessairement synonymes de tristesse, de passion négative. Ce sont surtout l’expression d’une émotion intense, de celles qui accompagnent la rencontre intime avec un point de vérité personnelle, d’authenticité et de justesse. On pleure de joie à la redécouverte de ce qui devrait constituer l’essence des relations humaines; et de tristesse que ce ne soit pas plus souvent le cas. Qu’il faille l’expérience esthétique pour jouer ce rôle de révélateur.

“La Nuit juste avant les forêts” est un chant rimbaldien, un appel à la marginalité créatrice, assumée. Nulle assignation identitaire au « je », au « nous », au « tu ». C’est un espace ouvert au champ des possibles. L’ «absence de transition» dénoncée par Marie Darrieussecq dans le Charlie Hebdo du 30 mars 2016 ne conduit pas nécessairement à la barbarie. Si elle est pensée, elle peut également, écrit-elle : « être poétique et gorgée de significations».

La signification principale est de nous instituer comme corps commun, tissu d’émotions et de perceptions. La marginalité de ce fait n’a plus ni couleur ni culture, ni identité ni croyance, c’est avant tout une affaire de rapport au monde. De rapport aux normes, aux relations de pouvoir, de domination, de domestication.

De capacité à se reconnaître dans un cri.

Synonyme de liberté.

Sylvain Saint-Pierre- Tadorne

Catégories
PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Une certaine tendance du théâtre français, retour sur 2014.

« Si le cinéma Français existe par une centaine de films chaque année, il est bien entendu que dix ou douze seulement méritent de retenir l’attention des critiques et des cinéphiles, l’attention donc de ces Cahiers. »

2014: Année Truffaut. Exposition à la Cinémathèque de Paris, rétrospectives, célébration institutionnelle, reconnaissance générationnelle. Unanimité pour louer l’héritage d’un des pères fondateurs de la Nouvelle Vague. L’exposition de la Cinémathèque, riche de documents et émouvante par instants, s’achève pourtant par une séquence troublante : la projection d’une vidéo où l’on voit de jeunes comédiens interpréter une scène de Truffaut, parler. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Pourquoi nous les montre-t-on se montrer ?

Ils jouent mal, n’ont rien à dire. La séquence est gênante. Leurs noms sont affichés : la moitié ou presque sont des « fils/fille de »…Garrel, Haenel, Bonitzer, etc. Le metteur en scène Vincent Macaigne (adoubé par la critique pour son dernier spectacle au Théâtre de la ville de Paris)est bien entendu de la partie. De quoi sont-ils le nom ? De l’héritage aux héritiers, il n’y a qu’un pas : il est franchi, sans que personne ne sourcille. Cinéma, théâtre, média, même réseau, même processus de lutte des places quelle que soit la vacuité du propos et de la démarche. Mais finalement, est-ce si surprenant de voir le cinéma de Truffaut aboutir au conformisme creux et plat des années 2010 ? Le lyrisme et l’exploration du soi présents dans ses films ont préfiguré le délire égotique de la société du spectacle qui téléramise le cinéma comme les arts du spectacle. Où sont Jean Eustache, Philippe Garrel, scandaleusement absents, eux, de la rétrospective, les seuls à avoir travaillé le versant négatif de la naïveté truffaldienne ? Godard, à peine évoqué, leur brouille, ses raisons personnelles et artistiques, inexistante. Agnès Varda, Jacques Demy, et d’autres enfants cinématographiques de Truffaut, laissés de côté. Tous ces auteurs qui ont travaillé formellement l’héritage de Truffaut sont remplacés par une jeunesse déjà vieillie par les combats mondains. De l’exposition, je ne garde que ceci : un objet fétiche qui n’a d’autre consistance qu’un plaisir vide et éphémère. Alors même que les portes étaient ouvertes, elles se referment sur la jeune arrière-garde française. Définitivement : Godard, Garrel, Eustache.

De 2014 à 1954. Cette année-là, Truffaut publie un article demeuré célèbre : Une Certaine Tendance du Cinéma français. 60 ans plus tard, quelle boucle enchevêtre ce propos novateur à ce qui s’en est suivi? Quelle créativité le théâtre français a-t-il donné à voir dans une année marquée notamment par le Festival d’Avignon présidé par Olivier Py, le conflit des intermittents, le Festival d’Automne, et d’autres manifestations encore ?

Je laisse de côté la question de savoir pourquoi le propos de Trufaut s’est finalement retourné contre lui, et comment, après Les 400 coups, il a pu reproduire le cinéma archaïque qu’il abhorrait. La force du texte, elle, reste intacte ; elle tient à l’absolue actualité du propos, mais presque en négatif. Truffaut oppose cinéma de texte et cinéma de metteur en scène, cinéma « de la tradition et de la qualité » et cinéma d’auteur. Il écrit à un moment : «Eh bien je ne puis croire à la co-existence pacifique de la Tradition de la Qualité et d’un cinéma d’auteur.» La guerre que s’apprêtent à mener Truffaut et ses (futurs)-amis, c’est le refus de la Tradition et de la Qualité, cette position est irréconciliable. Et bien pourtant, 2014 a vu se poursuivre le processus inverse : la fusion des deux et leur dilution réciproque. Je généralise, il y a bien entendu des exceptions à cela (Hypérion de Marie-Josée Malis, Bit de Maguy Marin, et d’autres encore), mais elles sont reléguées à la marge. Je me souviens du “Py-être“ Festival d’Avignon 2014, son inconsistant théâtre du «retour au texte». Comme si le salut pouvait venir d’une divine poétique qui suffirait à faire oeuvre. Des mots-valises entendus à foison, comme pour faire oublier que l’heureux élu posait les siennes absolument partout, et entendait que cela se voie. C’est donc cela : Une certaine tendance du théâtre français. Mettre en avant le verbe pour s’exposer à la pleine lumière, au risque que le verbeux et le verbiage peinent à masquer les ambitions personnelles. Mais ce n’est pas tout car, comme l’écrit Truffaut : « Vive l’audace certes, encore faut-il la déceler où elle est vraiment. » L’adaptation de LIdiot par Vincent Macaigne, par exemple, est-elle drapeau révolutionnaire ou sac plastique, effigie cynique de la société de consommation ? Où se trouvent la prise de risque véritable, la violence symbolique ? Peut-on croire à la subversion par les cris, par le cru, par une débauche d’images (et de moyens…) quand c’est peut-être en réalité la subvention qui est recherchée, qui se trame, qui se joue derrière ces appareils ?

Poursuivons avec Truffaut: «Le trait dominant du réalisme psychologique est sa volonté anti-bourgeoise. Mais qui sont Aurenche et Bost, Sigurd, Jeanson, Autant-Lara, Allegret, sinon des bourgeois, et qui sont les cinquante mille nouveaux lecteurs que ne manque pas d’amener chaque film tiré d’un roman, sinon des bourgeois ? » Il suffit de remplacer ces noms par ceux de la « nouvelle génération ». La bourgeoisie, c’est la reproduction sociale, par le capital, les codes, le réseau, la culture ; la reproduction d’idées, par le conformisme. C’est la lutte des places, peu importe ce qu’on y fait, ce qu’on y dit : il faut en être. Que propose le jeune metteur en scène Sylvain Creuzevault comme pensée politique dans Le Capital ? La déconstruction permanente : rire de tout pour éviter de penser quoi que ce soit. Rire entre soi de références communes, ni approfondies, ni complexifiées. Et que dire de “Répétition” de Pascal Rambert ? Là encore, la déconstruction comme cache-misère, comme jeu de miroirs, et peu importe s’il ne reflète rien d’autre que le vide. La tentative initiée par Philippe Quesne de mettre en scène l’enfance dans Next Day ? Mais où sont donc les enfants de Nanterre, ceux qu’on trouverait par exemple dans les écoles de la ville ?

Nous avons des apothicaires qui font leurs comptes au lieu d’artistes capables de nous aider à penser le monde contemporain. Dans une société en crise, où sont les marginaux, les délaissés, les exclus ? On a beau chercher, on ne les voit pas. Il est plus que temps d’ouvrir la scène et les théâtres aux acteurs sociaux, aux précaires, aux enfants, aux personnes issues de l’immigration, à tous ceux qui n’appartiennent pas au monde de la culture : «Quelle est donc la valeur d’un cinéma anti-bourgeois fait par des bourgeois, pour des bourgeois ?» demande Truffaut. Quelle est donc la valeur d’un théâtre anti-bourgeois fait par des bourgeois, pour des bourgeois ?

Des portes sont ouvertes: en 2014, certaines oeuvres ont marqué les esprits (celles d’Angélica Liddell, Pippo Delbono, Roméo Castellucci, Matthew Barney, William Forsythe), proposé un dispositif radical, à la mesure des enjeux contemporains. En 2015, il faudra creuser ce sillon. Car il vient de loin, et ne date pas d’aujourd’hui : sur mon fil d’actualité Facebook, un ami renvoie au blog de Pierre Assouline qui retranscrit sa discussion avec Mickael Lonsdale. Ce dernier évoque Beckett, qui avait déjà perçu cet enjeu à l’époque :

« Après sa mort, j’ai relu tout ce qu’il a écrit. J’ai compris qu’il ne parlait que des pauvres, des fous, des clodos, des détraqués, des rejetés de la société, alors que depuis des siècles, le théâtre nous faisait vivre certes des situations tragiques mais auprès de rois, de puissants. Sans son humour, ce serait intenable. Sa compassion pour l’humanité est incroyable. Je l’ai bien connu dans sa vie privée : discrètement, il aidait les gens, les secourait lorsqu’ils étaient malades. Sa femme l’ayant fichu dehors à cause de leurs disputes, il vivait dans une maison de retraite tout près de chez lui ; mais quand elle est morte, il a préféré rester « parmi mes semblables » disait-il, au lieu de rentrer chez lui. Jusqu’à la fin, il faisait les courses pour un couple qui ne pouvait plus se déplacer. La générosité de cet homme ! Dès lors que l’on essaie de sauver les gens, c’est de l’ordre de l’amour, donc Dieu est là. Mais de tout cela, on ne parlait pas en marge des répétitions. Pourtant j’ai créé Comédie dont on peut associer la diction à celle des monastères. Recto tono ! Une vitesse de mitrailleuse ! Sans inflexion ni psychologie. Une machine ! Même si son inspiration pouvait être picturale, le Caravage surtout qu’il allait voir en Allemagne. En attendant Godot est né de la vision d’un tableau. Pour le reste, Beckett c’était saoûlographie totale. » (/)

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

Catégories
LES EXPOSITIONS Vidéos

Sa mère, ma tante, nous autres.

Pippo Delbono, Avignon, ma Tante, Sophie Calle, la Rage, Pina Bausch, la Mère de Pippo, son souffle, la mélancolie, son corps, la mort, ses cris, chaque année ou presque depuis sa découverte, l’oeuvre de Pippo Delbono est là, en moi. Mais pour de multiples raisons qui s’entremêlent de façon abrupte, évidente et troublante, il me faut assister à l’exposition qu’il propose à la Maison Rouge, à Paris,  “Ma Mère et les autres”. Que ce soit ce jour-là, jeudi 18 septembre.

Dans les entrelacs de l’existence, l’art est un phare qui oriente le parcours des démunis, égarés face aux énigmes de la vie et de la mort. Il joue de clair-obscur pour révéler l’éclat de la noirceur, transforme les ombres en signes révélateurs.

Depuis plusieurs jours, des images, flashs, explosent dans mon esprit, mais peu de mots, peu d’idées. Démuni.

Nous sommes là, petit groupe de fidèles, à attendre l’ouverture de l’exposition. Il faut inscrire son nom sur une feuille pour y assister.

Ce moment suspendu permet à l’esprit de vagabonder : “Ma Mère et les autres” de Pippo Delbono – Rachel, Monique, de Sophie Calle au Festival d’Avignon en 2012 ; La Maison Rouge – le Cloître des Célestins d’Avignon ; septembre 2014 – juillet 2012 ; Armelle Héliot du Figaro (Eh oui elle était là !) – mes amis Tadorne (Pascal Bély et Sylvie Lefrère) ; la Mère de Pippo Delbono – ma Tante.

C’est le moment de descendre…dans les profondeurs de la Maison Rouge. Il faut baisser la tête, il fait sombre. Nous entrons dans un ventre maternel ou bien sommes-nous au purgatoire…Un long couloir mène à une salle de déjeuner. La Maison Rouge se transforme en hôpital psychiatrique italien. Gauche, droite, le long du couloir, des voiles blancs et flottants empêchent d’entrer dans les pièces et même de percevoir ce qui s’y trouve. Il me revient à l’esprit cette image de La Belle et La Bête de Jean Cocteau, où la Belle toute en grâce ophélienne, court le long d’un couloir en flottant sur le sol pour rejoindre la Bête. Elle est effleurée par les voiles blancs qui couvrent les fenêtres. Elle craint la Bête morte, faute d’être revenue à temps au palais. Pippo – sa Mère ; la Maison Rouge – le château ; la Belle – la Bête ; la mort causée par l’oubli – la vie renaissante grâce à la beauté.

On nous demande de nous asseoir à la table. Des assiettes et des gobelets en plastique (signes d’un temps de crise, nous dit Pippo Delbono), un vieux poste de télévision ne diffusant rien d’autre que du gris. Nous, apôtres psychiatriques, élus dérisoires, attablés pour vivre un repas de nourritures célestes. Nous sommes à l’écoute de Pippo. Sa parole est un corps qui nous enveloppe et nous contraint. Son souffle est peut-être encore plus beau que ses mots. Il nous raconte son histoire, celle de Bobo, et nous fait vivre des coups d’accélérateurs émotionnels. Des blocs d’intensité qui reposent sur des affects à la puissance démultipliée. Les hautes solitudes, la pauvreté, la misère. De la vieillesse, de la maladie. Des hommes et femmes abandonnés, perdus. Pippo nous dit que c’est précisément au moment où il était le plus mal, dans la nuit de la maladie, étreint par l’idée de ne plus parler, qu’il a fait la découverte de Bobo (enfermé en 1952 un hôpital psychiatrique, Pippo Delbono l’en fait sortir en 1996. Il est depuis l’acteur principal de ses créations). Il en a tiré ce trésor : les épreuves les plus douloureuses révèlent et métamorphosent les individus. Tout est relation, mouvement, durée vécue qui se déploie et transforme le donné, même le plus atroce. Sans maladie, pas de Bobo. Je pense alors longuement à ma tante d’Avignon.

On nous convie dans la deuxième pièce : quelques sièges, un fauteuil vide, mal éclairé par une lampe récalcitrante, et un écran. La séquence vidéo projetée est celle du film “Amore e Carne” et de la pièce “Orchidées”. La mère de Pippo est filmée agonisante sur son lit d’hôpital. Il filme au plus près, la petite caméra mouvante est à l’image de la vie qui tente d’absorber la mort : « Il faut regarder la mort pour regarder la vie ». Plonger dans le corps souffrant pour y trouver la beauté humaine. Lorsque leurs mains se croisent et se caressent, on croirait voir la croix du Christ. Il n’y a pas de négatif, il n’y a que des regards. Cette vieille femme mourante déploie la vie comme personne. En elle, je vois ma Tante d’Avignon.

Il nous faut à présent entrer dans le troisième tableau du triptyque. Pris dans la boucle, nous revenons sur nos pas et nous retrouvons le couloir. Les voiles blancs sont désormais relevés et ne masquent plus les pièces. Elles sont meublées d’écrans de télévisions qui donnent tous à voir Bobo. Bobo clownesque, farcesque. Bobo-Charlot, Bobo-Sindy Sherman, singeant les grands archétypes : héros de western, de policier, etc., exhibant tout son talent. L’exposition était tombeau de la mère ; elle devient sacre de Bobo. Ce qui relie les deux est la puissance de vie, l’amour, incarné par la danse de Bobo, ultime hommage à Pina Bausch.

Je ne cesse de penser à ma Tante.

Ma Tante habitait Avignon. C’était une femme pauvre, malade, qui vivait seule, après avoir accompagné jusqu’au bout son mari, malade d’un cancer de l’estomac. Elle n’avait pas fait d’études supérieures, se disait volontiers inculte bien qu’elle connût parfaitement la littérature et qu’elle aimât tout particulièrement Giono, Hugo, et Céline, par-dessous tout. Elle aurait eu sa place parmi les personnages célébrés par Pippo Delbono, d’une générosité incroyable, d’une humanité bouleversante, orageuse bien que démunie. Elle m’a fait aimer le Festival d’Avignon, me parlant des premières pièces de Villar, avec Gérard Philippe, Maria Casares jusqu’à Béjart. Ensuite, la maladie, la vieillesse l’empêchèrent d’assister aux pièces. Elle perdait la vue mais pas le sens des choses, des êtres et des valeurs. Ma tante, le Festival d’Avignon, la recherche de deux théâtres intimes humains, qui se reliaient parfaitement dans mon esprit. Voilà trois jours, elle s’est éteinte, laissant blanches derrière elle les pages du livre Avignon, détachant les fils multiples qui nous unissaient.

D’Avignon à Paris, de la Mère de Pippo à Bobo, de Pippo à ma Tante, tout s’achève et s’ouvre dans un même mouvement paradoxal et nécessaire, d’extinction et de redéploiement.

En cet instant si particulier, la vieille du vendredi 19 septembre, jour qui verra cette papesse quitter définitivement la cité terrestre, Pippo Delbono est pour moi ce que Bobo fut pour lui : « Dans le moment le plus sombre et noir de la vie, ce qui permet de surmonter le désespoir, c’est la relations aux autres, l’amour, la vie. » (Pippo Delbono).

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

 

L’Exposition de Pippo Delbono, Ma Mère et les autres – 5 au 21 septembre à la Maison Rouge – Fondation Antoine de Galbert.

Catégories
ETRE SPECTATEUR LA VIE DU BLOG OEUVRES MAJEURES

Dix oeuvres majeures en 2012.

Dix œuvres majeures ont jalonné l’année 2012. Quasiment aucune n’est venue à moi. J’y suis allé, au prix de nombreux déplacements et de temps passé à arracher une place. Dix œuvres de l’humain vers l’humanité, de soi vers nous. Dix œuvres pour hurler, se faire entendre au moment où l’Europe s’effondre. Dix oeuvres pour trouver l’embarcation qui ne promet rien, mais qui rêve du tout.

«La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel a divisé la critique lors du festival d’Avignon. Rarement, je n’ai ressenti une telle humanité en jeu: les artistes ont accueilli mes fragilités pour me restituer une vision sur la place de l’art dans une société en crise. J’en suis sorti plus fort, plus habité. Mouette.

«Dopo la Battaglia» est une autre victoire. Celle de Pippo Delbono. Son Théâtre n’a pas abdiqué. À corps et à cris, il a dénoncé, en célébrant la danse: l’incurie médiatique, la lâcheté du politique, l’inculture triomphante des communicants qui torturent le sens des mots pour tordre les corps épuisés par la crise. «Dopo la Battaglia» a été un moment généreux: par vagues successives de tableaux vivants, ce théâtre-là a porté haut «l’être» l’humain, et posé son écume sur nos corps desséchés. Pippo Delbono est l’héritier de Pina Bausch et poursuit son œuvre: faire confiance en l’intime pour questionner la folie du monde.

Avec «Tragédie», Olivier Dubois a frappé fort avec efficacité. Avec 18 femmes et hommes nus, il a créé «l’image», celle qui pourrait faire «humanité» pour chacun d’entre nous. Il a réussi à sculpter le groupe pour qu’émerge un tout: celui qui nous sauvera de notre tragédie de n’être qu’homme, entité sociale et sexuée. «Tragédie» m’a offert une vision éclairée de notre destin commun.

Sophie Calle n’est pas une artiste de théâtre. Elle expose. Et pourtant, elle a créé la scène autour de sa mère, décédée en 2006, jusqu’à lire quotidiennement son journal intime. «Rachel, Monique» était à l’Église des Célestins. Tel un rendez-vous avec une chanson de Barbara, nous y sommes revenus plusieurs fois comme un besoin vital de ressentir une nostalgie créative. Le 28 juillet 2012 à 17h, nous étions présents alors qu’elle lisait les dernières pages. Sophie Calle a créé le rituel pour nous rassembler, celui qui nous a tant manqué pendant le festival.

«Salle d’attente» de Krystian Lupa a été un choc théâtral en deux actes, porté par une troupe de quinze jeunes comédiens. Ils ont incarné avec force la vision d’un idéal européen en miettes à l’heure où la Grèce s’accroche vaille que vaille. Tandis que le deuxième acte nous incluait dans une «renaissance», le premier nous plongeait dans nos «inexistences». Choc frontal et bilatéral.

«Mesure pour mesure» de William Shakespeare par Thomas Ostermeier m’avait impressionné. Sur scène, j’y ai vu le jeu d’une civilisation épuisée par un système démocratique où le pouvoir pulsionnel transforme la raison d’État en déraison psychique. Un  cochon pendu métaphorisait notre piètre condition humaine prise en tenaille entre le religieux et la finance toute puissante. Ne reste que la justice pour décrocher ou choisir le croc le plus adapté…

Le collectif flamand tg STAN est moderne: son interprétation des«Estivants» de Maxime Gorki m’a littéralement emporté dans un système de pensée revigorant. Cette œuvre du début du 20ème siècle décrit un groupe en vacances d’été dans une datcha et qui «s’occupe» pour ne pas sombrer. Ici, les conflits entre amis masquent finalement un accord souterrain pour que rien ne change entre le marteau ou l’enclume, entre penser ou subir…

Le collectif berlinois She She Pop est culotté: avec leurs pères, trois actrices ont interprété «Testament», écriture théâtrale en deux dimensions (le texte du «Roi Lear» de William Shakespeare enchevêtrés dans des dialogues percutants entre pères et filles). C’est ainsi que fut abordée la délicate question de la transmission et de la prise en charge de la vieillesse par une génération frappée par la récession économique. Avec She She Pop, le testament a perdu sa valeur juridique, mais a gagné en altérité métamorphosant le théâtre de Shakespeare en un dialogue social régénérant.

Autre transmission avec Radhouane El Meddeb et Thomas Lebrun qui avec «Sous leurs pieds, le paradis», m’ont offert l’une des chorégraphies les plus sensibles de l’année. J’y ai vu Radhouane El Meddeb entrer dans la danse pour peu à peu se féminiser, embrasser la peau musicale d’Oum Kalthoum et y recevoir la force du baiser de la résistance. J’y ai vu une mer de courants artistiques où l’art chorégraphique a rencontré le chant. Sous leurs pieds, le théâtre a mis les voiles vers des contrées où la danse est un chant de la démocratie.

Autre voile, avec «La barque le soir» de Tarjei Vesaas, mise en scène par Claude Régy. À aucun moment l’embarcation n’est figurée: elle est bien là, au plus profond de notre imaginaire, en dialogue continu avec le corps qui danse (magnifique Yann Boudaud), avec le chaos de la scène vers la sérénité du tableau. Claude Régy sait créer l’espace où se rencontre le poète, l’acteur et le spectateur. Nous sommes liés, dans la même embarcation, celle qui nous guide vers un au-delà.

Entre les deux rives, notre unique bien-être: l’art comme embarcadère vers ces dix œuvres majeures.

1- “La mouette” par Arthur Nauzyciel (Festival d’Avignon)
2- “Dopo la Battaglia” par Pippo Delbono (Comédie de Valence).
3- “Tragédie» d’Olivier Dubois (Festival d’Avignon).
4- «Rachel, Monique» de Sophie Calle (Festival d’Avignon).
5- «Salle d’attente» par Krystian Lupa (Sortie Ouest -Béziers).
6- «Mesure pour mesure» par Thomas Ostermeier (Théâtre de l’Odéon, Paris).
7- «Les estivants» par la tg STAN (Festival d’ Automne de Paris).
8- ” La barque le soir” par Claude Régy (Festival d’Automne de Paris).
9- «Sous leurs pieds, le paradis» de Thomas Lebrun etRadhouane El Meddeb (Montpellier Danse)
10- «Testament» par She She Pop et leurs pères (Festival d’Automne de Paris).

Pascal Bély – Le Tadorne.

Catégories
ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON

Festival d’Avignon : la der des ders?

Samedi 28 juillet 2012. C’est la dernière journée à Avignon. L’édition 2012 me laisse un étrange goût d’inachevé, comme si on m’avait confisqué une partie de mon projet, celui d’un spectateur au «travail», en pensée réflexive. Mon festival ne peut se terminer ainsi. Ce jour sera mien.

Depuis le 7 juillet, Sophie Calle propose à l’Église des Célestins une exposition émouvante autour de sa mère, disparue : «Rachel, Monique». Au début du festival, je l’avais parcourue avec deux «Tadornes», Sylvie Lefrere et Sylvain Saint-Pierre (Au Festival d’Avignon, Sophie Calle: la traversée d’un continent intérieur.). Pendant tout le mois, à certains moments de la journée, elle a lu des extraits du journal intime de sa mère. En ce 28 juillet, nous y revenons. Il y a foule.

Un autre Tadorne est là (Laurent Bourbousson), des amis, des connaissances, des spectateurs croisés pendant les trois semaines du festival. Sophie Calle nous offre le rituel qu’il nous faut avant de partir! Le metteur en scène Pippo Delbono est là, petite caméra en main. Il la filme. Nous nous approchons pour échanger avec lui. En confiance. Il nous a manqué. Amicalement, il pose sa main sur nos épaules, comme pour prolonger le geste de Sophie Calle: celui d’une grâce infinie.

calle

Quasi religieusement, des groupes de spectateurs se massent autour des haut-parleurs pour l’entendre lire les dernières pages. La voix est presque blanche. Nos visages sont graves. À ce moment précis, l’intensité de notre écoute en dit long sur la qualité de la rencontre avec cette artiste. «Rachel, Monique» est une exposition majeure parce que l’art projette l’intime dans un bien commun: n’est-ce pas dans l’esprit du Festival d’Avignon désiré par Jean Vilar? Sophie Calle a été l’artiste associée de tant de spectateurs?

Deux heures après, Francis Braun, contributeur pour le Tadorne, écrit sur Facebook. Il n’est pas avec nous, mais ressent ce qui est en train de se passer?

«C’est bizarre, en partant du Festival d’Avignon, nombreux sont ceux qui retournent voir l’exposition de Sophie Calle. C’est comme si elle et Rachel-Monique témoignaient, toutes les deux, d’un définitif départ. C’est comme si on allait dire, en même temps qu’au Festival, adieu à une ville, à des pierres, à des gens, à des moments choisis et des mains qui claquent, à des sentiments trop enfouis. C’est comme la fin d’un pèlerinage heureux, comme sorti d’une messe qui ne voudrait pas finir, c’est comme si on voulait pour toujours, garder des photos dans la tête, des images souvenirs, des instants de magie. C’est comme si on arrivait au bout de l’histoire d’un été, au but qu’on n’aurait pas voulu atteindre, à la ligne qu’on ne voudrait pas briser. Cette peur de franchir et regretter de dire: c’est fini, c’est déjà fini. Mais, c’est trop tôt. On décide autrement. On ne s’avoue pas vaincu. On a changé d’avis. On va, guidé par une force invisible, vers la Place des Célestins. C’est là que se tient l’exposition de Sophie Calle. C’est là qu’on se rend compte qu’on veut y retourner, même si on connait ce que l’on va voir. En franchissant les marches de l’Église, on s’incline comme pour donner à nos yeux les dernières images d’une mère qui n’en finit de partir…on pousse les rideaux et nous voilà submergés par une voix, une lancinante récitation d’un journal…Elle lit les mots de sa mère, véritable histoire d’un quotidien. Des mondanités, des déjeuners, des repas avec untel, des abandons, des solitudes…des courses, du shopping, des choses inintéressantes (c’est normal), des notes parfois acides, des choses belles, une vie quoi…

On marche sous les voûtes de l’Église , on est submergés, on aime et on se tait, car cela appartient à cette femme lunettes noires-bon sourire…on la laisse, et on s’éloigne, on est venu pour l’exposition et un peu pour l’entendre, c’est un moment de silence…à pas feutrés, on regarde, on y songe, on reste muet et on garde pour soi ces sentiments étranges… Salut Rachel, Monique, salut Festival, salut Simon, Steven et les autres, salut les amis de rencontres, salut à ceux qui étaient assis à côté, devant, ou derrière…salut aux passionnés..On réserve pour l’année prochaine? »

Nous quittons les Célestins, conscients d’avoir vécu un moment unique.

Il est tant de retrouver Benjamin Bertrand, Arnaud Boursain, Marie-Laure Caradec, Sylvain Decloître, Marianne Descamps, Virginie Garcia, Karine Girard, Carole Gomes, Inès Hernandez, Isabelle Kürzi, Sébastien Ledig, Filipe Lourenço, Thierry Micouin, Jorge More Calderón, Loren Palmer, Rafael Pardillo, Sébastien Perrault et Sandra Savin. Dix-huit danseurs qui nous ont embarqués mardi dernier. Nous voulons être à nouveau du voyage (Au Festival d’Avignon. Secoué). Cette chorégraphie est si généreuse qu’elle peut supporter plusieurs allers et retours. Avignon est un berceau de l’humanité que sa danse agite. Ce soir, «Tragédie» d’Olivier Dubois soulève le ch?ur et les c?urs des spectateurs: c’est aussi un rituel, comme si sa danse évoquait le long cheminement du spectateur du Festival. À cette heure-là, du Cloître des Carmes, Olivier Dubois chuchote à Sophie Calle : entre la mort et l’humanité, il y a l’artiste qui danse, il y a l’artiste qui expose l’âme.

Il est minuit trente. Nous décidons de rejoindre le Palais des Papes pour revivre le deuxième acte de «La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel (Au Festival d’Avignon, la beauté sidérante de “La mouette” d’Arthur Nauzyciel). Nous voulons clôturer notre festival avec cette troupe merveilleuse d’acteurs. Leurs destins tragiques résonnent particulièrement ce soir. Arthur Nauzyciel a permis à de nombreux spectateurs d’Avignon de se projeter dans une ?uvre où l’art et ses désirs les plus fous se confrontent à nos tragiques humanités. À 2h15 du matin, Sophie, Olivier et Arthur viennent de m’offrir le plus beau final: Nina danse, Konstantin tragédie, et nous voilà tous mouettes.

Tragiquement mouette.

Pascal Bély- Le Tadorne.

Photo Sophie Calle: Gilbert Traina.

Catégories
OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE Vidéos

«Pina, Bobo, Pippo».

Pour la première fois, j’ai eu envie de danser. De me lever. D’être dans les bras du metteur en scène Pippo Delbono. De prendre la main de Bobo, l’acteur principal, pour parcourir le plateau, fleur au fusil, prêt au combat. De me lever encore puis encore, n’en pouvant plus d’être assis. Pour me ressentir vivant. Résistant. Aimant. Créatif. Fou.

Ce soir, à la Comédie de Valence, «Dopo la Battaglia» est la victoire de Pippo Delbono. Son Théâtre n’a pas abdiqué. Alors il dénonce, à corps et à cris: l’incurie médiatique, la lâcheté du politique qui laisse couler des sans-papiers en mer méditerranée, l’inculture générale qui fait triompher les communicants, ceux-là mêmes qui torturent le sens des mots pour tordre les corps épuisés par la crise. Le Théâtre a gagné parce qu’il célèbre la danse. Comme jamais. «Danse Pina, sinon nous sommes perdus», conjura une gitane à Pina Bausch.

Pippo Delbono crie cette supplique et rend hommage à la plus grande chorégraphe de tous les temps. Ce soir, Pina est là parce qu’à l’heure où l’Europe sombre dans la folie, nous avons besoin d’elle. Ses oeillets rouges, ses chaises, ses murs gris, pour ne pas oublier que le théâtre est une danse désespérée vers le dernier souffle de la vie. Pippo Delbono convoque la danse parce que nous sommes devenus fous. Seuls les danseurs sorciers et la poésie peuvent nous exhorter à puiser dans notre sensibilité, dans l’émotion, dans l’imaginaire les ressorts pour relier le corps et l’esprit et réinventer un discours sur la vie. Car, la barbarie est de retour. Nous a-t-elle seulement quittée depuis la Shoah? Pippo Delbono a retrouvé goût à la vie le jour où il a croisé Bobo, analphabète et interné en hôpital psychiatrique depuis cinquante ans. À chacune de ses créations, Pippo relate cette rencontre. Elle est universelle. Il nous renverse pour que la scène soit le miroir de nos folies, mais aussi le lieu de LA rencontre qui pourrait nous faire basculer vers la raison. C’est prodigieux parce que c’est généreux: par vagues successives de tableaux vivants qui submergent les spectateurs trop sagement assis, ce théâtre-là porte haut «l’être» l’humain, et pose son écume sur nos corps desséchés.

Ce soir, «Dopo la Battaglia» est un opéra où la danse de Pina se fond les mots de Kafka, d’Antonin Artaud, de Pippo et nous redonne conscience. Elle s’incruste dans les images vidéo sur l’extermination contemporaine et s’immisce dans nos consciences pour y déterrer les corps des camps. Elle convoque nos mères pour  leur demander ce que «nous avons fait là». Elle ridiculise nos valeurs chrétiennes parce qu’elles font du mal au corps social et politique. Elle théâtralise ce que nous avons laissé faire: enfermer ceux qui ne sont pas «raisonnables» et animaliser notre regard sur l’humain. Au final, c’est la poésie que nous avons maltraitée pour la réduire en slogan creux, en discours de forme pour trou sans fond. Avec sa troupe de gueules cassées, de bras tordus, Pippo Delbono incarne sur scène les processus psychologiques de notre inconscient collectif, par lesquels nous avons confondu la barre pour danser, aux barreaux pour crever.

Mais avec Pippo, la vie est là. Il l’aime profondément jusqu’à nous proposer le plus beau des entractes. S’il n’avait pas cette rangée amovible de sièges, il métamorphoserait la salle en bal pour une valse d’où que tu «vienne(s)». Alors, Bobo le transformiste danse avec Pippo l’illusionniste! Mais qu’importe que nous ne bougions pas. Les oeillets de Pina et ses chaises sont durablement inscrits dans notre mémoire collective pour que s’invite la danse de la vie. C’est ainsi que Pippo danse autour d’une dame en rouge, rejointe par deux autres muses. Pippo Delbono est l’héritier de Pina et poursuit son oeuvre: faire confiance en l’intime pour questionner la folie du monde.

La dernière scène emporte tout. C’est un tourbillon de sensualité, de poésie, d’Amour. C’est une folie douce, un tableau de la renaissance (italienne) qui voit Bobo, endimanché et assis, entouré des muses qui jouent à le chatouiller, à le caresser. L’humanité sauvée est là, chorégraphiée par ces gestes qui célèbrent le corps dans l’esprit. Je frissonne. Je pleure de ressentir charnellement le bonheur d’être conscient de ma propre humanité, comme purgé de mes petites lâchetés inhumaines.

Pippo, je veux danser…

Pascal Bély, Le Tadorne.

Lire le regard de Francis Braun: La canne et les oeillets sont dans une boite grise.

“Dopo la battaglia” de Pippo Delbono à la Comédie de Valence le 3 avril 2012.

Pippo Delbono sur le Tadorne:

Au Festival d’Avignon, Pippo Delbono se rend aux fous et nous sauve.

«Questo Buio Feroce» ou le «sid’amour à mort » de Pippo Delbono.

Le chaud et le froid de “La Rabbia”, par Pippo Delbono.

Pippo Delbono, metteur en scène inconscient.

Au Festival d’Avignon, la belle leçon de vie de Pippo Delbono.

Un beau pas de deux, avec Pippo Delbono dans “Le temps des assassins”.

Catégories
EN COURS DE REFORMATAGE OEUVRES MAJEURES

La canne et les oeillets sont dans une boite grise.

Au fond du plateau, il y a des chaises alignées: bien sûr on pense à Pina Bausch.

Des portes se ferment et s’ouvrent: bien sûr on pense à Pina.

Ils sont en habillés en  rouge, combinaison de soie, et l’on pense encore à Pina.

Il y a le Lac des Cygnes et toujours, on pense à elle.

Aujourd’hui, Pina n’est plus seule. Elle a son guide, son fidèle, son fils…. Pippo Delbono, quasiment inconnu en France, nous subjugua en 2002 avec «Il silenzio» à l’école Saint-Jean d’Avignon, transformée en salle de spectacle…C’était lui qui racontait des histoires, qui marmonnait, qui respirait très fort, qui murmurait  ou vociférait.

theatre-484284-jpg_330277.JPG

Ce soir, c’est lui qui respire paisiblement et se confie. On sait le nommer, on sait que c’est lui, car il y a sa stature,  son timbre de voix, son accent…et on est avec lui. Pippo le Grand, Pippo l’Éclaireur, Pippo le Magicien.

On attend un conte. On est venu l’entendre et c’est une autre qui danse. On connait Pippo et Pina est là.

Comme d’habitude, on veut qu’il arpente en criant et on aperçoit Bobo en silence.

Bobo arque bouté, 77 ans de souffrance dont quarante-cinq ans d’internement en hôpital psychiatrique; Bobo magique, Bobo allant tout droit, jouet imperturbable, figure emblématique.

Ce soir, ce serait comme si…Pina et Pippo…Ce serait comme des icônes dans une énorme boite grise, agrippées aux murs. Ce serait un ciel gris, des portes, des percées de lumières. Ce serait deux absents courant ça et là, ce seraient des fantômes, ce serait un hommage, une messe célébrée. On penserait alors  à de beaux tableaux italiens….

Le peintre serait Pippo Delbono et le musicien Tchaïkovski. Le peintre arriverait, chemise blanche débraillée, on imaginerait Tadeusz Kantor, le maitre de ballet. Il y aurait aussi Tutu blanc la danseuse, puis Bobo et sa canne.

Pour Bobo, il n’y aurait pas de passé. Tous les jours seraient identiques, sans souvenirs, sans célébration. Bobo crierait, hurlerait même. L’écho de sa souffrance, un désespoir écorché…. l’esquisse d’un sourire peut-être?

On est prêt à tout avec Pippo. Il nous raconte sa mère qui, affirme-t-il,  n’a vécu sa vie que comme une perte.

Pina, Bobo, les tragédies, l’Égypte…Pippo nous dit aussi qu’à l’asile d’aliénés, ils ont lié les pieds de Bobo. Bobo qui  n’a jamais connu les caresses, qui ignore les jours et les célébrations. Effroi.

Il nous dit la France ; il nous raconte l’Italie et Berlusconi ;  il nous montre Popeye, Donald…Il redevient Monsieur Loyal et on regarde, subjugués, sur les murs, Chaplin qui danse comme un fou.

Gianluca Ballarè arrive, torse nu. Il est prodigieux dans son monde isolé, il transpire d’inquiétude. On l’aime terriblement dans son silence effaré.

C’est au tour de  Bobo qui  trimbale son drapeau comme il faisait dans son asile… Soudainement, la salle, d’un coup se lève au son de Verdi… nous sommes dans son asile, nous sommes en Italie, nous sommes en France, nous ne cessons d’être embarqués…nous suivons Pippo là où il veut nous emmener. Recueillement et nous sommes ébahis. Une musique d’opéra éclate. Une femme, comme sortie de «May B» de Maguy Marin, de terre et de craie habillée, est prise soudainement  de convulsions. Nous sommes à la lisière de la prison, au bord de l’oppression. On arrête. On respire. Stop.

Toujours présente, Pina respire. Des femmes dansent.

Pina hommage, Pina offerte, Pina adulée et les fleurs en bouquet posées.

Pippo pourrait avoir des veines de métal, il en coulerait du miel. La terre de Pippo serait de béton, les oeillets y pousseraient quand même. Pleurer, sourire avec eux, bande de saltimbanques borderline, bande de fous illuminés…Théo Angelopoulos aurait aimé ces comédiens, ces hommes, ces femmes. Il les aurait suivis au-delà de tous les naufrages, au-delà de toutes les guerres… Leurs yeux étaient ce soir-là, bordés de rouge comme ceux de Gianluca, humides comme ceux de Pippo; absents comme ceux de Bobo.

Nous aurions voulu  revêtir des habits de guenilles pour nous mélanger à eux, mais personne ne pourrait porter un vêtement mieux que Bobo. C’est un miracle de le voir devenir vêtement, incarnation d’habit, il est la mariée, il est le concertiste, il est le curé, il est le moine….Magie du transformisme incarné.

À lui ce spectacle dédié, à lui tous les hommages, salut à toute cette famille de comédiens. Merci Pippo, Bobo, Pina ; merci pour cette bataille optimiste ; merci de cette fuite retrouvée ;  merci Pippo d’être redevenu le Pippo du début, merci de ces images, merci de ces larmes, merci de cet espoir…et si je pouvais, je vous offrirais aujourd’hui, à vous lecteurs, des milliers d’oeillets rouges sur le plateau de votre scène.

Francis Braun – le Tadorne.

 « Dopo la battaglia (Après la bataille) »  de Pippo Delbono au Théâtre du Rond Point à Paris du 17 au 29 janvier 2012.

 

Catégories
THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

La traversée du désert.

C’est mon premier spectacle de l’année 2010, la première « migration ». D’autres suivront. Me voilà donc au Théâtre des Salins de Martigues, pour « le retour au désert » de Bernard-Marie Koltès, mise en scène par Catherine Marnas. Cela vient après une période des fêtes mise à profit pour mettre en résonance les oeuvres vues en 2009 tout en réfléchissant sur mon positionnement de blogueur. Autant dire que j’ai pris pas mal de hauteur, que je me sens différent, flottant, ailleurs. Étranges sensations. Ce soir, j’assiste à un « vaudeville contemporain » avec en prime une double distribution sur scène (française et brésilienne) pour amplifier « la résonance » sur « les thèmes de l’héritage, des règlements de compte, d’une guerre fratricide qui est aussi la guerre d’Algérie et plus généralement toutes les guerres ». Je suis épaté par l’intention retranscrite sur la feuille de salle. Eux et moi sommes donc quasiment sur la même longueur d’onde : croisement, hybridité, métaphore et langage universel.

koltes1.JPG

Saviez-vous que cette pièce a été écrite pour Jacqueline Maillan (Mathilde), puis joué avec Michel Piccolli (Adrien), dans le rôle du frère persécuté et persécuteur (et accessoirement paranoïaque) ? J’étais bien trop jeune à l’époque pour savourer la mise en scène de Patrice Chéreau. Mais entendre Maillan parler arabe ne devait pas manquer de piquant. Car Mathilde revient en France avec ses deux enfants, nés en Algérie, décidée à ne pas laisser l’héritage aux seules commandes de son frère. Elle le retrouve, patron de l’usine familiale, père de Mathieu qui rêve de quitter ce cocon enfermant pour aller faire la guerre. Cette maison est un piège, une souricière, quelque soit l’endroit où on la regarde. Catherine Marnas retranscrit joliment cet enfermement par ce décor qui s’ouvre pour mieux se refermer sur les personnages et leurs secrets. Les mots du surtitrage projetés sur les murs s’étirent et se perdent à l’image d’une parole qui se cogne contre cette culture familiale patriarcale à bout de souffle, où l’on se frappe dessus pour s’aimer.

Ici, point de têtes d’affiche, mais quatorze comédiens français et brésiliens. Le comique de situation est réduit à sa portion congrue au profit d’une mise en scène qui privilégie la double interprétation et la symétrie : Mathilde, Adrien et Mathieu sont joués par deux acteurs : quand l’un parle français, l’autre poursuit en brésilien. Mais pourquoi faire ?  Là où Maillan et Piccolli amplifiaient le décalage pour que le public s’y engouffre, ici tout n’est que morne plaine, sans relief : on joue à se donner la réplique dans un jeu répétitif qui lasse. De guerre lasse. Pour la psychanalyste Géraldine Paolin-Loir, « la résonnance est une vibration qui se propage à partir d’une interaction, née d’une turbulence, d’un espace chaotique ». Cette double interprétation n’apporte rien si ce n’est qu’elle finit par rendre inaudible la profondeur de la visée de Koltés sur la complexité de la guerre au coeur des liens familiaux. C’est un effet de style qui ne résonne jamais.  Pour créer la résonance, le propos du comédien aurait pu se prolonger dans le corps d’un danseur. Or, les corps sont ici prisonniers du mimétisme. Avec le surtitrage, Catherine Marnas s’autorise à jouer avec la résonance des mots. Troublant, mais insuffisant. Pour parler de la guerre, de l’enfermement, peut-on y aller avec ce double langage, métaphore d’une ouverture factice ?

pippo.jpg

Étrange télescopage. Le lendemain, le Théâtre du Merlan à Marseille propose « Enrico V » de William Shakespeare par le metteur en scène italien Pippo Delbono. Endossant les maigres habits de ce Roi d’Angleterre pris de folie à s’imaginer conquérir la France, Pippo joue à la guerre avec un coeur (corps ?) chorégraphique. La langue italienne pleure, hurle à la mort, se veut autoritaire, cynique et moqueuse. Toute la mise en scène n’est qu’à fleur de peau même lorsque le rire s’immisce dans la tragédie. Le fou (du roi), si cher à Pippo, est toujours là pour nous guider et nous mettre à distance de la folie du pouvoir. La résonance est forte, cela vibre de partout. Nul besoin de l’écrire sur une feuille de salle, c’était couru d’avance. Ce théâtre du sensible, est joué en une seule langue : celle de la tragédie turbulente de notre époque.

Pascal Bély- www.festivalier.net

“le retour au désert”, mise en scène de Catherine Marnas a été joué le 7 janvier 2010 au Théâtre des Salins de Martigues.

“Enrico V”, mise en scène de Pippo Delbono a été joué le 8 janvier 2010 au Théâtre du Merlan de Marseille.

Crédit photo: Pierre Grosbois pour “le retour au désert”.

Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, Pippo Delbono se rend aux fous et nous sauve.

Il s’installe au fond des gradins, bafouille quelques mots en français puis se reprend : «je dois parler italien sur recommandation du consulat». Premier accent de vérité. Rires crispés dans la cour du lycée Saint Joseph. Le metteur en scène Pippo Delbono revient au Festival d’Avignon avec «La menzogna» (Le mensonge). Le décor impose une bâtisse au long mur gris avec au centre, une ouverture de porte qui conduit dans le noir. À gauche, des vestiaires d’usine ; à droite, un cimetière avec des caveaux transparents. Au centre, plusieurs petites scènes pour assurer le spectacle et la torture. On pense immédiatement à un camp de concentration; une vision de l’enfer. La vérité ne tarde pas à venir: nous sommes à l’usine, celle de Thyssen-Krupp où en décembre 2007, sept ouvriers sont morts brûlés vifs dans un incendie. L’enquête révélera la vétusté des lieux. En Italie, trois travailleurs meurent chaque jour d’un accident du travail. À défaut d’être triste, Pippo Delbono ressent de la pitié pour toutes ces disparitions comme lors de la mort de son père.

Après un cérémonial magnifique où des ouvriers entrent dans ce four crématoire dont ils ne sortiront jamais, un film est projeté où l’on voit un aumônier italien discourir sur la financiarisation de l’économie. Le discours est implacable. Le ton est donné. Pippo redescend sur scène pour accompagner la démonstration. Au cas où nous n’aurions pas compris. N’est-ce pas la fonction de l’artiste que de descendre dans la cage aux lions ? Habillé d’un costume cravate noir, d’une lampe de poche et d’un appareil photo numérique, il se transforme en Monsieur Loyal cynique, dénonçant « le système » tout en profitant de ses largesses. Il n’oublie pas de nous y inclure en nous mitraillant en permanence. Les flashs sont autant de preuves à charge. Nous en sommes. Malaise.

C’est ainsi que pendant plus d’une heure, la troupe va défiler pour nous faire vivre cette « maison de fous », notre maison commune. Le plus étonnant des paradoxes, c’est qu’avec Pippo Delbono, la folie est une parade émouvante de corps marqués, où le cabaret ressuscite les âmes damnées pour nous expliquer ce que nous savons déjà. Mais alors, pourquoi écrire cet article ?  Qu’importe. Pipo Delbono poétise ce que Jan Fabre dégueulait la semaine dernière dans ce même lieu. C’est un système où l’on n’a de cesse d’amuser la galerie par une société du divertissement toujours plus omniprésente, prompte à répudier aussi sec ceux qu’elle a encensé. C’est un système où la seule sortie est d’emprunter le chemin qui mène vers ce trou noir. Qui plus est si vous êtes une femme où l’Eglise vous remet au placard. Ici, point de justice : une fois «inexploitable», vous disparaissez à moins que vous n’aboyiez avec les loups. Et encore. Le système aura toujours raison de votre audace et de vos lâchetés.  Dans ce monde globalisé, les artistes tels des anges jouent au chat et à la souris (à l’image du Festival d’Avignon ?) mais finissent par entrer dans le rang parce que la culture a aussi son économie  et son système d’exploitation. Tout ceci, Pippo Delbono le danse avec sa troupe inimitable de gueules cassées. Le ton monte souvent, effroyablement,  comme s’il suffisait de gueuler pour se faire entendre : est-ce le signe d’impuissance de l’artiste ?

Il faut attendre l’arrivée de Bobo (qui a vécu plus de cinquante ans dans un hôpital psychiatrique) pour que cesse le vacarme. Il a l’expérience des fous et fini par ne plus les voir. Son analphabétisme est sa protection ! Il est la figure du sage et du sauveur. Après avoir vérifié que les morts sont aussi dans les placards, Bobo nous fait don d’une parade inoubliable et s’en va chercher Pippo, nu, à terre. En le priant de se rhabiller, il lui offre la possibilité de se relever alors que le père en son temps est resté à terre. En enfilant les habits du poète, ils s’avancent vers nous pour poétiser le monde. C’est leur vérité face au pouvoir berlusconien et sûrement la nôtre. Avons-nous le choix ?

Pascal Bély – Le Tadorne.

"La menzogna" de Pippo Delbono du 18 au 27 juillet 2009 dans le cadre du Festival d'Avignon. En tournée dans toute la France en 2010 (Marseille, Paris, Bayonne, Sérignan, Caen, Toulouse, Rennes, Strasbourg).
Catégories
OEUVRES MAJEURES Vidéos

«Questo Buio Feroce» ou le «sid’amour à mort » de Pippo Delbono.

Assis au premier rang, nous sommes quatre à ne plus pouvoir nous lever. Éblouis par ce que vient de nous offrir Pippo Delbono. Apeuré et curieux de revenir vers vous, chers lecteurs, après cette épopée imaginaire entre la vie et la mort. Comment vous décrire ce que me fait cet homme à chacune de ses créations? Comment évoquer « ma plus belle histoire d’amour » théâtrale? Barbara aurait-elle traversé le plateau ce soir du Théâtre du Merlan, robe noire sur décor à fond blanc, pour nous chanter « la mort » dont le refrain me revient comme une invitation à unir ces deux artistes?

« Qui est cette femme qui marche dans les rues,

Où va-t-elle,
Dans la nuit brouillard où souffle un hiver glacé,
Que fait-elle?
Cachée par un grand foulard de soie,
À peine si l’on aperçoit la forme de son visage,
La ville est un désert blanc,
Qu’elle traverse comme une ombre,
Irréelle,»
Pippo Delbono serait-il lié à Barbara ? Elle chante, il danse. Elle clame le «sid’amour à mort», il convoque sur scène sa troupe pour «Questo Buio Feroce», fresque théâtrale inspirée du roman de Harold Brodkey, écrivain américain mort du sida. Dans mon imaginaire, elle lui chante «Mes hommes». Ce soir, il l’a rejoint, en dansant sur Aznavour,
«Emmenez-moi au bout de la terre
Emmenez-moi au pays des merveilles
Il me semble que la misère
Serait moins pénible au soleil»

f7f857c967cd8c0982c7e84923681f99.jpeg

Pippo Delbono signe là sa plus belle oeuvre. Est-ce la dernière? «Questo Buio Feroce» serait-il le prologue de ses «Récits de juin» présentés au Festival d’Avignon en 2006 pour nous transmettre son patrimoine de l’humanité ? Je fais donc parti du voyage, entre obscurité et lumière, de l’épilogue au prologue. Il m’en coûte d’avoir mal aux yeux face à ce décor tout blanc. Mal au coeur, quand un homme très amaigri se lève puis se couche avec son masque de beauté. Ils défilent tous, éclopés, exclus, qui attendent leur tour, celui de baisser la garde, pour y aller.
Enfin.

Je les reconnais tous. Je m’accroche à mon siège pour ne pas chialer. Tel un thérapeute, Pippo est là, en coulisse, devant, en arrière pour nous soutenir et nous donner la bonne distance. C’est ainsi qu’il nous offre «My way», la «plus belle chanson du monde», chanté par cet homme beau et maigre comme un arbre prêt à refleurir en bouquet de roses rouges. Avec Pippo, la mort est un chemin qui se fait en marchant… C’est alors que ce blanc immaculé se teinte des couleurs de toute une vie, d’ombres et de lumières, d’histoires de sexe et de drogues, de contes et de légendes, de chansons et de danses. Pippo convoque notre imaginaire pour stimuler notre regard d’enfant, pour lâcher prise.

Enfin.
Avec Pippo, entre vie et mort, c’est la Dolce Vita où nos utopies et nos rêves les plus fous sont parés des plus beaux costumes d’un carnaval venitien, où nous jouons à cache-cache avec la mort. C’est sublime.
Il faut y aller. Elle attend, avec toute la force d’un groupe décidé à en découdre. Qu’importe ! Nous sommes au théâtre, espace de l’immortalité. Elle n’a plus qu’à reculer. L’artiste choisit, déterminé. Pippo danse, se couche religieusement puis se relève. Plus de masque, il offre son corps à la danse, à cet art de l’éphémère, pour devenir un ange.

Enfin.
Dis quand reviendras-tu?

Pascal Bély, Le Tadorne.

 

Certainement que tout va me sembler fade après «Questo Buio Feroce» de Pippo Delbono, moment intime où se lie le fantasmagorique et le réel.
Même si le déclic de cette oeuvre est la lecture d’un livre de Harold Brodkey, la place que tient la vie du metteur en scène dans ce spectacle est tout simplement grandiose. J’avoue avoir peur à l’idée qu’il pourrait s’agir de sa dernière création tant son imaginaire est mis à nu.
Comme avec tous ses spectacles, Pippo nous convie à partager un moment. On ne sait pas jusqu’où il nous emmène, peut-être au pays des merveilles, où tout ce qui peuple sa vie habite la nôtre.
C’est sur le plateau baigné d’une blancheur immaculée que l’humain va se succéder, faible et vil, capable du pire comme du meilleur.
Des scènes de torture en tant de guerre, de l’appel de numéro au guichet de la mort (nous sommes peu de choses !), de la maladie qui nous frappe tous, des contes qui baignent notre enfance où l’on s’identifie au héros ou à l’héroïne, nous sommes tous avides de pouvoir, si petit soit-il, afin de vivre le mieux possible dans cette jungle.
Mais lorsque, touchés par le sceau de la mort (« Me vois-tu ? Je disparais »), nous devons faire face à l’irréversible, alors nous nous retranchons dans notre monde où l’on espère trouver des merveilles.
Pippo Delbono, le bienfaiteur, dévoile, dissèque, expose l’abject comme le subtil sous mes yeux remplis de larmes.
« La Rabbia » et « Questo Buio Feroce » programmés dans le même temps par le Théâtre du Merlan est d’une coordination parfaite avec un fil conducteur : trouver sa force pour avancer.
Pippo a trouvé la sienne, c’est sa danse majestueuse.
Laurent Bourbousson.

« Questo Buio Feroce » de Pippo Delbono a été jouée à la Scène Nationale du Merlan les 14 mars 2008.