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PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Une certaine tendance du théâtre français, retour sur 2014.

« Si le cinéma Français existe par une centaine de films chaque année, il est bien entendu que dix ou douze seulement méritent de retenir l’attention des critiques et des cinéphiles, l’attention donc de ces Cahiers. »

2014: Année Truffaut. Exposition à la Cinémathèque de Paris, rétrospectives, célébration institutionnelle, reconnaissance générationnelle. Unanimité pour louer l’héritage d’un des pères fondateurs de la Nouvelle Vague. L’exposition de la Cinémathèque, riche de documents et émouvante par instants, s’achève pourtant par une séquence troublante : la projection d’une vidéo où l’on voit de jeunes comédiens interpréter une scène de Truffaut, parler. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Pourquoi nous les montre-t-on se montrer ?

Ils jouent mal, n’ont rien à dire. La séquence est gênante. Leurs noms sont affichés : la moitié ou presque sont des « fils/fille de »…Garrel, Haenel, Bonitzer, etc. Le metteur en scène Vincent Macaigne (adoubé par la critique pour son dernier spectacle au Théâtre de la ville de Paris)est bien entendu de la partie. De quoi sont-ils le nom ? De l’héritage aux héritiers, il n’y a qu’un pas : il est franchi, sans que personne ne sourcille. Cinéma, théâtre, média, même réseau, même processus de lutte des places quelle que soit la vacuité du propos et de la démarche. Mais finalement, est-ce si surprenant de voir le cinéma de Truffaut aboutir au conformisme creux et plat des années 2010 ? Le lyrisme et l’exploration du soi présents dans ses films ont préfiguré le délire égotique de la société du spectacle qui téléramise le cinéma comme les arts du spectacle. Où sont Jean Eustache, Philippe Garrel, scandaleusement absents, eux, de la rétrospective, les seuls à avoir travaillé le versant négatif de la naïveté truffaldienne ? Godard, à peine évoqué, leur brouille, ses raisons personnelles et artistiques, inexistante. Agnès Varda, Jacques Demy, et d’autres enfants cinématographiques de Truffaut, laissés de côté. Tous ces auteurs qui ont travaillé formellement l’héritage de Truffaut sont remplacés par une jeunesse déjà vieillie par les combats mondains. De l’exposition, je ne garde que ceci : un objet fétiche qui n’a d’autre consistance qu’un plaisir vide et éphémère. Alors même que les portes étaient ouvertes, elles se referment sur la jeune arrière-garde française. Définitivement : Godard, Garrel, Eustache.

De 2014 à 1954. Cette année-là, Truffaut publie un article demeuré célèbre : Une Certaine Tendance du Cinéma français. 60 ans plus tard, quelle boucle enchevêtre ce propos novateur à ce qui s’en est suivi? Quelle créativité le théâtre français a-t-il donné à voir dans une année marquée notamment par le Festival d’Avignon présidé par Olivier Py, le conflit des intermittents, le Festival d’Automne, et d’autres manifestations encore ?

Je laisse de côté la question de savoir pourquoi le propos de Trufaut s’est finalement retourné contre lui, et comment, après Les 400 coups, il a pu reproduire le cinéma archaïque qu’il abhorrait. La force du texte, elle, reste intacte ; elle tient à l’absolue actualité du propos, mais presque en négatif. Truffaut oppose cinéma de texte et cinéma de metteur en scène, cinéma « de la tradition et de la qualité » et cinéma d’auteur. Il écrit à un moment : «Eh bien je ne puis croire à la co-existence pacifique de la Tradition de la Qualité et d’un cinéma d’auteur.» La guerre que s’apprêtent à mener Truffaut et ses (futurs)-amis, c’est le refus de la Tradition et de la Qualité, cette position est irréconciliable. Et bien pourtant, 2014 a vu se poursuivre le processus inverse : la fusion des deux et leur dilution réciproque. Je généralise, il y a bien entendu des exceptions à cela (Hypérion de Marie-Josée Malis, Bit de Maguy Marin, et d’autres encore), mais elles sont reléguées à la marge. Je me souviens du “Py-être“ Festival d’Avignon 2014, son inconsistant théâtre du «retour au texte». Comme si le salut pouvait venir d’une divine poétique qui suffirait à faire oeuvre. Des mots-valises entendus à foison, comme pour faire oublier que l’heureux élu posait les siennes absolument partout, et entendait que cela se voie. C’est donc cela : Une certaine tendance du théâtre français. Mettre en avant le verbe pour s’exposer à la pleine lumière, au risque que le verbeux et le verbiage peinent à masquer les ambitions personnelles. Mais ce n’est pas tout car, comme l’écrit Truffaut : « Vive l’audace certes, encore faut-il la déceler où elle est vraiment. » L’adaptation de LIdiot par Vincent Macaigne, par exemple, est-elle drapeau révolutionnaire ou sac plastique, effigie cynique de la société de consommation ? Où se trouvent la prise de risque véritable, la violence symbolique ? Peut-on croire à la subversion par les cris, par le cru, par une débauche d’images (et de moyens…) quand c’est peut-être en réalité la subvention qui est recherchée, qui se trame, qui se joue derrière ces appareils ?

Poursuivons avec Truffaut: «Le trait dominant du réalisme psychologique est sa volonté anti-bourgeoise. Mais qui sont Aurenche et Bost, Sigurd, Jeanson, Autant-Lara, Allegret, sinon des bourgeois, et qui sont les cinquante mille nouveaux lecteurs que ne manque pas d’amener chaque film tiré d’un roman, sinon des bourgeois ? » Il suffit de remplacer ces noms par ceux de la « nouvelle génération ». La bourgeoisie, c’est la reproduction sociale, par le capital, les codes, le réseau, la culture ; la reproduction d’idées, par le conformisme. C’est la lutte des places, peu importe ce qu’on y fait, ce qu’on y dit : il faut en être. Que propose le jeune metteur en scène Sylvain Creuzevault comme pensée politique dans Le Capital ? La déconstruction permanente : rire de tout pour éviter de penser quoi que ce soit. Rire entre soi de références communes, ni approfondies, ni complexifiées. Et que dire de “Répétition” de Pascal Rambert ? Là encore, la déconstruction comme cache-misère, comme jeu de miroirs, et peu importe s’il ne reflète rien d’autre que le vide. La tentative initiée par Philippe Quesne de mettre en scène l’enfance dans Next Day ? Mais où sont donc les enfants de Nanterre, ceux qu’on trouverait par exemple dans les écoles de la ville ?

Nous avons des apothicaires qui font leurs comptes au lieu d’artistes capables de nous aider à penser le monde contemporain. Dans une société en crise, où sont les marginaux, les délaissés, les exclus ? On a beau chercher, on ne les voit pas. Il est plus que temps d’ouvrir la scène et les théâtres aux acteurs sociaux, aux précaires, aux enfants, aux personnes issues de l’immigration, à tous ceux qui n’appartiennent pas au monde de la culture : «Quelle est donc la valeur d’un cinéma anti-bourgeois fait par des bourgeois, pour des bourgeois ?» demande Truffaut. Quelle est donc la valeur d’un théâtre anti-bourgeois fait par des bourgeois, pour des bourgeois ?

Des portes sont ouvertes: en 2014, certaines oeuvres ont marqué les esprits (celles d’Angélica Liddell, Pippo Delbono, Roméo Castellucci, Matthew Barney, William Forsythe), proposé un dispositif radical, à la mesure des enjeux contemporains. En 2015, il faudra creuser ce sillon. Car il vient de loin, et ne date pas d’aujourd’hui : sur mon fil d’actualité Facebook, un ami renvoie au blog de Pierre Assouline qui retranscrit sa discussion avec Mickael Lonsdale. Ce dernier évoque Beckett, qui avait déjà perçu cet enjeu à l’époque :

« Après sa mort, j’ai relu tout ce qu’il a écrit. J’ai compris qu’il ne parlait que des pauvres, des fous, des clodos, des détraqués, des rejetés de la société, alors que depuis des siècles, le théâtre nous faisait vivre certes des situations tragiques mais auprès de rois, de puissants. Sans son humour, ce serait intenable. Sa compassion pour l’humanité est incroyable. Je l’ai bien connu dans sa vie privée : discrètement, il aidait les gens, les secourait lorsqu’ils étaient malades. Sa femme l’ayant fichu dehors à cause de leurs disputes, il vivait dans une maison de retraite tout près de chez lui ; mais quand elle est morte, il a préféré rester « parmi mes semblables » disait-il, au lieu de rentrer chez lui. Jusqu’à la fin, il faisait les courses pour un couple qui ne pouvait plus se déplacer. La générosité de cet homme ! Dès lors que l’on essaie de sauver les gens, c’est de l’ordre de l’amour, donc Dieu est là. Mais de tout cela, on ne parlait pas en marge des répétitions. Pourtant j’ai créé Comédie dont on peut associer la diction à celle des monastères. Recto tono ! Une vitesse de mitrailleuse ! Sans inflexion ni psychologie. Une machine ! Même si son inspiration pouvait être picturale, le Caravage surtout qu’il allait voir en Allemagne. En attendant Godot est né de la vision d’un tableau. Pour le reste, Beckett c’était saoûlographie totale. » (/)

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

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FESTIVAL D'AVIGNON Vidéos

Orage sur Avignon.

Ce dimanche matin, le ciel est dégagé. Les animateurs du blog le Tadorne se préparent pour leur 5ème Offinité, rendez-vous régulier donné depuis le début du festival aux spectateurs désireux de vivre un parcours de spectacles, de retours créatifs, et d’un temps partagé de création avec le chorégraphe Philippe Lafeuille. À 17h, en public, au village du Off, il chorégraphie nos savoirs sensibles. Lors de nos Offinités, point de vision dogmatique sur la «culture» ; point de discours usés jusqu’à la corde….juste un mouvement, une énergie pour penser autrement la complexité de nos rapports singuliers à l’art. N’est-ce pas les prémices d’un art politique ?

Le roi se meurt8 - -® Ye Danquing

Nous débutons au Théâtre des Halles. Une troupe de jeunes artistes Chinois jouent «Le roi se meurt» d’après Ionesco, mis en scène par Alain Timar. Ils rafraîchissent notre vision sur le pouvoir. Les jouets pour enfants en plastique envahissent peu à peu le plateau : ne sont-ils pas les métaphores de nos outils démocratiques précieux et fragiles ? Le sceptre est une louche pour nous en faire avaler des kilos. Les armes sont des barres lumineuses bon marché. Les véhicules, des tricycles musicaux pour harmoniser nos déplacements. Tout est léger et factice. Nous rions devant cette représentation de notre société en déliquescence qui voudrait tout contrôler alors même que le pouvoir semble impuissant, parce que déconnecté du terrain. Avec leur énergie et leur réactivité, ces artistes de Shanghai nous donnent de la force. Avec leur groupe généreux et créatif, ils symbolisent le regard extérieur dont nous avons besoin pour abandonner les modèles mortifères et penser le mouvement du renouveau. Toutefois, la mise en scène d’Alain Timar peine à nous relier : certains d’entre nous en sortent revigorés tandis que d’autres s’interrogent. Que peut bien signifier cette manière enfantine de questionner le pouvoir au moment même où nos processus démocratiques s’effondrent ? Doit-on y voir une forme de cynisme et de déni sur l’impérieuse nécessité de changer de modèle en s’y incluant soi-même ?

À la sortie du spectacle, une rencontre incroyable avec une artiste nourrit nos convictions. Ce que nous pressentions s’avère porté par cette femme visionnaire. La veille, lors d’une rencontre sur le thème «  L’art, prémices du politique », Marie José Malis (directrice du théâtre de la Commune, CDN d’Aubervilliers) débattait avec  Olivier Py (directeur du Festival d’Avignon), Marie-José Mondzain (philosophe) et Xavier Fabre (architecte du cabinet Fabre/Speller).

La politique culturelle, exercice de pouvoir, est opposée à la culture politique, à la puissance courageuse de création. L’art est politique dans son esthétique comme le précise Marie-José Malis : « Il est autre chose que ce qui est. Il nous déplace , nous transforme le monde. Nous avons besoin de formes nouvelles et profondes. ». Actuellement, on observe une culture séparée de tout le reste dans notre société. Comment identifier une politique culturelle alors qu’elle est incluse dans un ministère de la communication ? Toute l’Europe est frappée par cette gestion.

Les élus réclament de la vision. Pour cela ils financent la construction de lieux trop souvent médiatisés qui coutent cher en fonctionnement.  Faut-il accepter ces conditions en convenant qu’elles ouvrent des possibles tout en posant une stratégie rusée ? Mais l’art, le geste artistique ne s’incluent pas nécessairement dans la ruse. Des gestes radicaux peuvent être choisis, comme ceux de la Coordination des intermittents et Précaires, qui doivent faire face à ceux qui ont le pouvoir et l’argent. La lutte des intermittents métaphorise la crise générale. Ils apportent par le « pour tous » (« ce que nous défendons, nous le défendons pour tous »), une autre manière d’aborder le corps social. Nous perdons le courage et la rigueur de nous exprimer sur l’essentiel. La politique actuelle se confronte à l’impossible, dans cette perte du sens démocratique.

En quittant cette magnifique entrevue, l’orage gronde sur Avignon et la foudre tombe à quelques mètres de nous. Mais ce déluge est  salvateur, car il a attiré un nombreux public au Majic Mirror. Il revient donc au chorégraphe Philippe Lafeuille de clôturer ce parcours en incluant au collectif de la journée, ceux venus se réfugier pour échapper au déluge (quelle métaphore !). Cette heureuse proximité entre spectateurs de tous horizons permet à une vingtaine de spectateurs inconnus de nous rejoindre pour exprimer en mouvement leur ressenti sur les spectacles.  Dehors c’est le chaos, mais nous sommes  tous réunis dans cet écrin, concentrés dans un lien éphémère et créatif magnifiquement crée par Philippe Lafeuille. Il perçoit en chacun de nous, un regard sensible sur l’art puis nous relie pour faire émerger une vision, symbolisée par une sculpture de groupe.

«  La culture c’est la règle, l’art c’est l’exception » disait Godart. Avec Philippe Lafeuille, nous nous autorisons la rupture de la règle pour vivre l’exception, le surgissement et être auteur du geste.

À Avignon, il y a des journées inimaginables…À nous de les transposer dans des ailleurs.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadorne.

Les Offinités du Tadorne du 10 au 24 juillet 2014 au Festival OFF.
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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Marie-José Malis, mouette d’Avignon.

La rumeur entretenue par les critiques a eu le temps de se propager. « Hypérion » d’après Friedrich Hölderlin serait donc trop long, inaudible, statique. Pourtant, le public est là. La metteuse en scène Marie-José Malis prend délicatement la parole : «Nous travaillons dans l’adversité. Cette salle est excluante, car si vous êtes en hauteur, vous n’entendrez pas bien.  Je vous invite à descendre. Les jeunes peuvent s’installer au tout premier rang ; ils nous donneront leur force».

Cinq comédiennes, cinq acteurs s’avancent chacun à leur tour, lentement. Ils nous regardent, les yeux emplis d’émotion. L’on croirait des messagers de la Grèce Antique, comme projetés sur la scène par la grâce de Marie-José Malis, poétesse d’un théâtre qui voit en chacun de nous un grand spectateur. Car la crise morale et politique sans précédent que nous vivons suppose des visionnaires courageux, capable de poser un acte artistique qui déjoue les facilités d’un théâtre devenu à bien des égards une machinerie industrielle qui ne célèbre plus la pensée. Car que voyons-nous beaucoup trop souvent : des formes qui s’essayent à entrer dans une modernité pour nous anesthésier.

Cette année, le festival piétine, car il empile les œuvres. Seuls les évènements autour de la lutte des intermittents font du bruit, mais semblent totalement déconnectés d’un art qui aurait pu amplifier son propos. “La pensée qui devait guérir les souffrances tombe malade à son tour» note Hölderlin. À cet instant précis, nous sommes quelques spectateurs à nous regarder. La gorge se noue peu à peu tandis que la langue d’Holderlin se déroule lentement et ouvre une vision. Nous cheminons et sommes mis dans un état de réflexion méditative. Les convictions des comédiens nous touchent comme des coups de poignard, car ce bilan de la Révolution française écrit entre 1797 et 1799 percute avec la folle déception des politiques publiques actuelles qui, parce qu’elles ne sont jamais vertueuses, nous mènent droit dans le mur tandis que des dogmes usés nous culpabilisent de ne pas les ressusciter. Nous ressentons chaque parole comme une meurtrissure. Nous souffrons d’entendre chaque phrase comme si le théâtre de Marie-José Malis nous libérait d’une oppression, celle d’un système excluant, celui d’une pensée de l’entre-soi.

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C’est alors que nous séchons nos larmes, car la joie nous envahit peu à peu. C’est indéfinissable, indescriptible. Il n’y a aucun gag sur scène, aucun rire dans la salle…et pourtant, chaque mot est pesé. Chaque adresse est posée.  Chaque phrase s’imprime dans notre corps par la grâce et la puissance de l’actrice Sylvia Etcheto qui entre dans notre mémoire pour y murmurer les mots, mais notre âme se noue pour mieux l’enserrer et la garder en tatouage. Quand elle s’avance, elle s’adresse à la part de conscience universelle nichée en nous.

C’est ainsi que Marie-José Malis nous invite avec élégance à entrer en métamorphose, dans une conscience collective. Celle d’être là, vraiment là. Nous jubilons peu à peu d’être considérés avec un propos moderne, où la pensée jaillit. Les comédiens sont là, humbles, dans des costumes sobres, mais mis en mouvement par un travail remarquable de la lumière (un jeu subtil d’éclairage de la salle, métaphore d’un dialogue continu entre l’utopie d’une révolution passée et le désir d’une métamorphose à venir que nous incarnons). Les acteurs ont besoin de nous, de chacun de nous. Nous sommes là pour eux, car ils sont là pour nous. Un ami me dira à l’issue de la représentation: « j’étais parti… j’aurai pu rester encore des heures. » Nous en sortons, avec le vertige, comme  au bord d’une falaise, vacillants mais debouts.

HYPERION -

Cet « Hypérion », nous l’aimons passionnément. Il déjoue la classification absurde entre théâtre classique ou contemporain. Il est, ou il n’est plus. La question est de savoir aujourd’hui comment un théâtre peut s’inscrire dans un processus temps et non nous figer dans un propos qui vise à le positionner tout puissant. « Hypérion » est un théâtre qui nous donne la liberté de choisir.

Certes, à l’image de l’état moral du pays, certains spectateurs prennent la fuite dés la première heure, d’autres s’éclipsent au moment où les mots sont les plus percutants. Mais il reste un collectif de spectateurs déterminés pour assister à l’explosion finale qui console nos larmes, célèbre l’avenir à écrire et nous autorise un cri intérieur. Celui qui réveille. Celui qui appelle la métamorphose pour un nouvel art politique, celui qui entrainerait la jeunesse dans un mouvement coordonné entre le collectif horizontal, l’utopie d’une écologie sociale et le sensible comme matière pour une vision du monde.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadorne.

« Hypérion » d’après Friedrich Hölderlin, mise en scène de Marie-José Malis au Festival d’Avignon du 8 au 16 juillet 2014.
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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON

Festival d’Avignon – « Mâchouiller les choses du monde, comme les enfants » (Hypérion)

Lundi 14 juillet 2014, Festival d’Avignon. Pour cette nouvelle journée particulière vécue en compagnie de spectateurs du Festival, les Offinités du Tadorne, co-animées par Pascal Bély, Sylvie Lefrère, Sylvain Saint-Pierre et Bernard Gaurier, proposent de mettre en jeu la figure du spectateur passionné. Justement, la veille, dans le Festival dit “In”, nous avons assisté à une pièce qui a nous a fortement imprégnés : la mise en scène d’Hypérion par Marie-José Malis. Cette pièce porte haut l’exigence artistique des acteurs et des spectateurs. Le roman de Hölderlin semble transformé pour l’occasion en opéra à une dizaine de voix déclamant une seule et unique parole. Essentielle, puissante, incandescente, portée par tout le corps, tendu, extrême.

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Les comédiens, face au public, l’apostrophent, l’interpellent, l’intégrant au processus réflexif. Pour Hölderlin, l’homme est cet être déchiré qui aspire à l’unité avec ses semblables, la Nature, ou Dieu. L’existence est ce cheminement entre plénitude et vide, présence au monde et absence du divin. Ce tiraillement est une violence, une plaie à vif. Mais être Homme, c’est précisément faire face à cette césure pour tenter de la colmater au nom d’un idéal : la Beauté. Ce théâtre, qui impose sa durée, porte en lui ce même mouvement : fracture avec l’instant présent et ouverture vers un possible dépassement. Si de nombreux spectateurs n’ont su saisir ce qui leur était offert, la qualité d’écoute et d’attention de ceux qui sont restés étaient à leur comble. Une belle image de « grands spectateurs », comme les souhaite Marie-José Malis, c’est-à-dire avides de beauté.

Le lundi au matin, nous étions donc encore fortement imprégnés des émotions de la veille pour aller à la rencontre d’autres spectateurs passionnés,  Claire, Vanessa, Guillaume, Jérôme, Gentiane. Nous avons débuté cette Offinité des affinités esthétiques, en interrogeant notre passion commune pour les arts vivants à partir d’une image marquante et d’un ressenti qui lui serait associé. Pippo Delbono, Angélica Liddell, Roméo Castellucci, Arthur Nauzyciel ou William Forsythe sont évoqués à tour de rôle. La simple mention d’une image prégnante fait ressurgir les ressentis : larmes, désirs, frissons, peur. Nous percevons alors que par la danse, le théâtre, le cirque ou toute autre performance artistique, nous avons tous, au moins une fois, été saisis par des visions sidérantes, qui ont marqué notre goût du spectacle. Ces visions au présent sont des instants suspendus. Ils ouvrent sur des territoires inconnus pour lesquels nous sentons bien que la rencontre artistique met en lien davantage qu’un simple divertissement ou un alibi culturel. Le paysage artistique français reste trop marqué par l’omnipotence de la culture au détriment des mots d’ordre de créativité et de générosité. Substituons à cette impasse des démarches horizontales, diagonales, qui seules peuvent être à la hauteur des enjeux politiques, esthétiques et humains.

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Ces images et ces gestes évoqués vont nous accompagner toute la journée, lors du visionnage d’un documentaire sur l’intermittence ou de deux pièces que nous avons vues : A l’approche du point B, de la Compagnie La Lanterne, et Oblomov, mis en scène par Dorian Rossel. Ces spectacles nous ont diversement marqués : émotions positives ou agacement, intérêt ou indifférence, éveil de l’esprit et des sens ou endormissement. Les échanges sont vifs et nous sentons bien qu’ils ne mènent nulle part, nous éloignant du processus initié par les Offinités.

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Nous retrouvons enfin Philippe Lafeuille qui a la tâche de dénouer nos gorges en reliant, par la chorégraphie, nos idées et nos ressentis, afin de nous constituer comme corps. Il réunit, au Magic Miror, sous le chapiteau du Off, le groupe de la journée avec des spectateurs présents pour l’occasion, ignorant tout du projet des Offinités. Nos perceptions du théâtre seront alors des éclats de gestes et parfois de voix. Des fragments de ressentis qui résument notre rapport au spectacle vivant : applaudissements silencieux ; allongements à même le sol à la manière d’un spectateur christique endormi ; écritures sur les nuages ; bulles flottantes d’idées qui s’envolent vers le ciel ; porte-cris qui résonnent encore, à l’heure qu’il est, sous le chapiteau ; guitares-héros rebelles ; poings rageusement fermés ; idées qui brillent sur la tête ; bras grands ouverts sur le cœur. Nos mots d’ordre sont bondissants comme des corps éruptifs : « strapontin », « intermittent », « performance », « désir », « coup de poing », « pourquoi ? ».

Revient alors à l’esprit cette phrase d’Hypérion, selon laquelle : « La pensée qui devrait guérir les souffrances tombe malade à son tour. » Triste caractéristique des périodes de crise, à la fin du 18e siècle comme aujourd’hui.

La danse, le théâtre….le spectacle vivant : ce miracle guérisseur de pensée malade, et par-là même de souffrances…qui nous place en-avant, en mouvement, tous ensembles

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne.

Le Off des spectateurs passionnés” le 14 juillet 2014 dans le cadre des Offinités du Tadorne.

Prochains rendez-vous (inscription auprès de Pascal Bély au 06 82 83 94 19 ou par mail pascal.bely@free.fr):

Le 16 juillet, « le vrai OFF des manageurs et des chercheurs »: ils animent des équipes, bâtissent des projets, cherchent dans des univers complexes et s’inspirent des esthétiques théâtrales. Rendez-vous à 9h et 17h au Village du Off.
Le 18 juillet, « Le bel OFF du lien social »: enseignants, travailleurs sociaux, éducateurs, créateurs ….L’Humain est leur quotidien, l’art est leur outil pour donner voir de prés et de loin. Rendez-vous à 9h et 17h au Village du Off.
Le 20 juillet, « Spectateurs étrangers, spectateurs français: croisons nos regards ». Le OFF, premier festival de théâtre au monde, fera entendre une vision croisée de la création contemporaine française et étrangère. Rendez-vous à 9h et 17h au Village du Off.
Le 22 juillet, « Le grand écart du OFF »: les uns ne voient que du théâtre; les autres que de la danse. Et si on inversait? Rendez-vous à 9h et 17h au Village du Off.
Le 24 juillet, « Le OFF est-il IN? »: les uns vont au In et au Off, les autres vont au Off et au In. Écoutons nos curiosités. Les cloisons sont étanches! Rendez-vous à 9h et 17h au Village du Off.

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AUTOUR DE MONTPELLIER THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

De Montpellier vers Avignon…

Ils sont 21. 21…comme autant de siècles.

Des jeunes personnes, vêtues d’une grande simplicité. Ils nous regardent, calmement, sérieusement. Ils sont un troupeau de biches dans une clairière, avec la grâce et la concentration, face à une tempête annoncée.

Oui, la jeunesse peut être sérieuse. Nous allons les suivre pendant 4H15 vers une voie inconnue, celle qui nous fait frôler l’utopie. Nous quittons le sombre du quotidien pour entrevoir un ailleurs, lumineux, à reconstruire.

Le décor plante le monde méditerranéen, sa lumière, clin d’oeil aux révolutions arabes. Mais ces devantures fermées annoncent le désastre économique d’une région où le Front National s’apprête à les ouvrir avec la force de leur pensée fragmentée…

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«Hypérion» du poète allemand Friedrich Hölderlin est ce soir mis en scène par Marie-José Malis avec les étudiants de l’Université de Montpellier au Théâtre de la Vignette. Ils inaugurent ce travail qui trouvera son apogée au prochain festival d’Avignon avec la troupe de Marie-José Malis. Ce roman de 1797 nous renvoie à la grandeur d’Athènes et de toutes ces sociétés brillantes qui se sont effondrées, mais qui ont réussi à renaitre de leurs cendres. Dans le roman, « Hyperion et Bellarmin, qui rêvent de libérer leur patrie du joug étranger, échangent de longs poèmes en prose à la gloire de leur pays, dont le rythme est à peine différent de celui des hymnes…Pourtant, Diotima, la véritable héroïne, symbole de la liberté heureuse, la fiancée de l’idéal, qui encourage celui qu’elle aime à aller combattre pour le salut de la patrie. Hyperion prend part au soulèvement national, qui ne peut être mené à bout, et le jeune homme, parti pour « vaincre ou mourir », revient vaincu par l’ennemi trop fort et aussi, peut-être surtout, par la défaillance des siens, prompts au pillage aussi bien qu’au combat. Il se retire de la lutte et retourne à la poésie».

Marie José Malis réussit à faire vivre à une poignée de spectateurs résistants, une soirée digne du Festival d’Avignon! On y souffre, on y pleure, on est ébloui par ces comédiens-étudiants. La durée dans la diction nous offre l’espace nécessaire pour intégrer le texte et se laisser emporter par notre propre imaginaire. Nous prenons de l’altitude. De ce recul, nous trouvons la bonne distance pour avoir la vision sur cette condition humaine et chercher comment interagir différemment dans le monde d’aujourd’hui. Ce soir, l’Europe apparait dans ses paradoxes de beautés et de violences.

La musique scande les mots. Je me sens transportée dans un film de Pier Paolo Pasolini. Celui où l’on rencontre l’homme dans ses forces et ses fragilités. Ce soir je suis bouleversée. Je sors d’un gouffre pour atteindre la voie lactée. Sous la pleine lune, le théâtre de la Vignette a retrouvé sa brillance avec un verbe haut, un texte puissant, un jeu d’acteurs juste. Dans notre quotidien de l’urgence, le temps du processus pénétre pour mieux toucher, malaxer, questionner. Les mouvements des comédiens sur le  plateau se détachent dans des aller et retour individuels ou collectifs. Ils nous aident à comprendre l’importance de s’engager dans une cause. Tour à tour, chacun fait sa déclamation et maille la force de la réflexion du groupe. En avant, en retrait. Dans des mouvements de ressac, la terrasse du café devient une ile pour accueillir des réfugiés. La stèle est la montagne à gravir. Les rideaux rouges que l’on tire séquencent les différentes étapes, métaphore d’une renaissance perpétuelle.

Les questionnements de cette jeunesse explosent dans le texte et Diotima s’élève au-dessus de nous dans un cri désespéré, pour éveiller notre désir d’ailleurs vers tous les possibles.

Ce climat de chaos me submerge, la poésie m’envahit. Sans violence, la révolte gronde. Celle qui nous ressource et nous réveille dans ce désir de bâtir un nouveau paradigme. Je respire ce trop-plein à tous les niveaux dans la société grecque antique décrite. Je ne suis pas seulement allergique à notre contexte actuel, je suis juste dans une intolérance de subir les bras ballants. Comme ce groupe de comédiens, je pressens l’urgence, sage et réfléchie, de se mettre en mouvement. Pas de passéisme, pas d’état de fait immobilisant, juste une analyse et le besoin d’agir pour reprendre ses droits vers une humanité pensante oeuvrant pour le bien de tous.

En quittant le théâtre, nous resterons sans voix, écrasés par la fatigue. Mais nous avons vécu ensemble dans la salle et sur scène un moment d’union collective.

L’art est politique et nous donne des ressources. “On devient artiste comme on devient adulte”, on devient spectateur comme on devient citoyen.

Sylvie Lefrere- Tadorne

” Jeunesse d’Hypérion” d’après le roman d’HÖlderlin mis en scène par Marie José Malis, au théatre de La Vignette du 17 au 20 mars 2013. Au Festival d’Avignon du 8 au 16 juillet 2014.

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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON LA VIE DU BLOG

Avignon 2014 : notre réponse à la lettre de Marie-José Malis.

Il est rarissime qu’une nouvelle direction d’un théâtre prenne le temps d’écrire au public. Dans la majorité des cas, les promus se pressent devant les caméras et les micros pour expliquer, éléments de langage à l’appui, qu’ils veilleront à «s’adresser à tous les publics» à partir d’une «programmation qui inclura des actions culturelles à destination des quartiers défavorisés».

Marie-José Malis, metteuse en scène, a été nommée à la direction du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers le 1er janvier 2014. Quelques semaines plus tard, elle publia une lettre à l’attention du public qui nous a particulièrement touchés. Il nous est impossible d’en faire une synthèse ici, au risque de réduire le sens profond d’une lettre où la politique se mêle de poésie, où l’écriture théâtrale se fait manifeste.

Comme vous le savez peut-être, nous préparons avec le Festival Off d’Avignon une série de rencontres, «Les Offinités du Tadorne». Il nous est apparu évident que notre projet était une réponse à la lettre de Marie-José Malis. C’est à ce dialogue imaginaire que nous vous invitons.

Mesdames, Messieurs,
Public du Théâtre de La Commune,

Depuis le 1er janvier 2014, je suis la nouvelle directrice de ce théâtre très aimé et très considéré qu’est le Théâtre de la Commune.
Je prends cette charge avec un sentiment de gratitude et avec la certitude que c’est un honneur.
Ainsi, dans ma vie, m’aura-t-il été donné de rejoindre la troupe de ceux qui ont servi l’attente qui a été déposée ici ; qui ont servi Aubervilliers et son théâtre.

Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de théâtres comme celui-là, non, je ne le crois pas.
Le Théâtre de la Commune, c’est un théâtre-Idée parce qu’en lui fleurit la vision d’un théâtre au plus haut, à savoir un théâtre qui a toujours cherché, avec une rigueur et – comment appeler cela autrement – une bonté, oui, à incarner le « pour tous » du théâtre.

Ce « pour tous », chacun sait que ce n’est pas l’abaissement à une petite chose, l’abaissement à une perte de confiance ou à un statu quo. Le « pour tous » c’est une déclaration, et un appel à l’invention.
Aujourd’hui, c’est avec une intensité poignante, parce que la vie des gens est devenue étrangement dure, étrangement désorientée, que l’Idée réapparaît, qu’elle nous appelle et nous oblige.
Le « pour tous » du théâtre, nous ne pouvons le trouver dans rien de disponible à petits frais dans le monde : nous n’avons plus de « nous » constitués et souverains, nous n’avons plus de sites stables et avérés. Mais nous avons peut-être autre chose : nous avons le « nous » dans le besoin d’autre chose, dans le deuil et l’attente des heures vraies, dans la vérité des aspirations, dans ce que dit le cœur à l’heure de penser ce qu’est vivre en homme, et nous avons une idée de la beauté.

Je crois à l’égalité de tous devant la beauté. Je crois, comme le dit Hölderlin, qu’elle est en nous comme un trou, un désir, un appel qui nous fait vivre dans la vie. Je crois aussi à l’égalité de tous devant le vide de notre époque : il nous faut repartir vers un travail nouveau, dont personne n’a la clé, mais tous la capacité.
Ainsi, aujourd’hui, (mais les hommes de théâtre que j’admire l’ont toujours pensé, à chaque séquence historique véritable), je ne crois pas que le théâtre existe, qu’il est installé une fois pour toutes.
Je crois que le théâtre doit apparaître à chaque nouvelle création, à chaque nouvelle représentation, comme forme et comme lieu. C’est dans l’intensité de cette pensée que je veux essayer de conduire mon mandat. Maintenant, le monde a besoin de nouvelles formules, de nouveaux lieux véridiques. Et nous, c’est à ça que nous devons travailler.

Je ferai du Théâtre de la Commune ce que je crois qu’il est en pensée : un théâtre comme
seul lieu public constituant qu’il nous reste.
Nous essaierons d’y constituer notre pensée pour un monde nouveau. Il est possible de penser, de recommencer à construire des lignes dans le monde, de nouvelles courbures, qui seront consistantes et vivables ; il faut pour cela les lieux de confiance, de paix, de fraternité joyeuse et, pourquoi pas, « musclée », il faut pour cela déclarer pour ces lieux une nouvelle devise qui est que nous pouvons tout nous dire, que nous pouvons recommencer à parler, qu’il est juste et légitime de ne pas savoir, de ne pas être heureux dans ce monde, et qu’au fond, ce qu’il y a à savoir, avec quoi va le bonheur, n’est jamais en arrière mais n’est, toujours, qu’une création de notre désir.

Nous constituerons donc la démonstration qu’il y a des lieux publics vrais, où l’hospitalité est garantie et les moyens d’un vrai travail, un travail aux termes et aux conditions dignes, pour apprendre à désirer. Car il faut aussi dire cela, il nous faut des lieux où se réinvente la discipline du désir, des lieux où se reformule et se réorganise le travail de la pensée.
Et ainsi, nous y constituerons, comme le disait Meyerhold, l’intuition d’une nouvelle joie de vivre.

Nous y constituerons aussi l’idée qu’un lieu de théâtre est la chance qu’une parole puisse être adressée et inspirée. Je crois aux murs des théâtres parce qu’ils rêvent la ville qui les environne, je crois que ce sont des cœurs du cœur d’une ville, qu’ils la prennent sous la lumière de leur lustre pour l’arracher aux choses mortes et lui rendre la jeunesse, celle du désir, celle des formules éclaircies, celle des intuitions que la pensée livrée aux soucis quotidiens laisse mourir hors de soi, mais qu’il nous faut rendre, comme on rend justice.
Nous y constituerons l’idée que ce temps est le nôtre, notre temps, dans lequel nous aurons vécu, et que ce temps, dans une ville qui s’appelle Aubervilliers, un lieu, qui s’appelle La Commune, et qui est donc à nous, ce temps pouvait redevenir l’objet de notre désir et de notre amour.
Nous y constituerons donc l’idée que l’art nouveau que nous souhaitons ne va pas sans une population à qui il s’adresse, sans une population dont la vie même sera matière à une nouvelle beauté.

Dans les prochaines semaines, je lancerai un appel public à venir réfléchir avec nous à ce que doit être un théâtre. Ainsi, mon rêve est-il que nous vivions ensemble le sentiment de joie qui va avec l’aventure d’une refondation. Je souhaite que nous ayons les rires et la fièvre des « bâtisseurs ». On ne peut vouloir refonder que ce qui a été donné une fois pour toutes comme lieu véridique : je rends ici hommage à mes prédécesseurs, à Gabriel Garran le fondateur, que je ne peux penser que comme un homme jeune, fou de théâtre, d’où nous viendra toujours l’idée d’audace et de bonté qui va avec ce théâtre ; à Alfredo Arias, à Brigitte Jaques et François Regnault, à Didier Bezace, ses successeurs.

En attendant nos prochains rendez-vous, je souhaite présenter mon directeur adjoint, mon ami et ma ressource, sans qui je n’aurais pas pensé que diriger ce théâtre était possible : Frédéric Sacard, qui a élaboré avec moi le projet de direction artistique. Nul doute que dans les prochains temps, notre direction vous apparaîtra pour ce qu’elle est : partagée. Je souhaite aussi présenter la nouvelle administratrice du Théâtre de la Commune : Anne Pollock, qui quitte la direction déléguée du Vieux Colombier pour Aubervilliers ; c’est un signe très beau qui dit qu’il y a des lieux que l’on désire.

Je souhaite rendre hommage aux acteurs et aux techniciens de ma compagnie. C’est avec eux que je viens. Autrement, ce serait impossible. Un jour, je dirai ce que je crois être l’héroïsme des acteurs et la loyauté absolue, qui est comme une boussole, l’amour du réel, sans mensonge ni rhétorique, des techniciens de théâtre. Mais pour l’heure, je voudrais qu’ils entendent ma piété pour ce que nous avons construit. Enfin, je dois saluer l’équipe du Théâtre de la Commune. Peu de gens ont eu comme moi la chance d’arriver dans un lieu où les attendaient la cordialité, l’humour et le sens profond du travail. C’est encore un don, et non des moindres, que j’ai reçu avec eux.

Je finirai en présentant les futurs artistes et auteur associés du Théâtre de la Commune : Alain Badiou, Laurent Chétouane, Catherine Umbdenstock et Françoise Lepoix. Qu’avec eux, soit de nouveau neuve cette idée qu’un centre dramatique national est un foyer de productions, un lieu qui rassemble dans l’inquiétude commune du théâtre des artistes différents, un lieu qui montrant ces différences et s’en expliquant publiquement, permet de comprendre comment le temps présent se cherche, un lieu qui permet une orientation, dans l’art, dans les questions du temps ; un lieu qui enfin se donne les moyens d’une action directe, où chaque point de l’adresse aux habitants est désiré et vécu avec la joie d’une cohérence vraie.

Marie-José Malis
janvier 2014

Venez vivre une journée particulière au OFF.

Du 7 au 27 juillet 2014, nous, publics d’Avignon, reconduirons dans le Village du Off nos rencontres de spectateurs, “les Offinités”. Elles prolongeront le travail d’écriture du Blog « Le Tadorne », actif tout au long de l’année. En 2014, les Offinités présenteront un nouveau visage, signe de la confiance du Président Greg Germain et de Christophe Galent, chargé des actions culturelles.

On dit souvent que la ville d’Avignon constitue une utopie, le temps du mois de juillet. Laboratoire à ciel ouvert, lieu de rencontres et d’imprévus, cette ville et ce Festival nous imprègnent comme nul autre. Il nous donne à vivre et à respirer. En cette période de crise, de radicalisation et de repli, nous avons besoin du festival pour rêver, pour penser, et pour créer.

Depuis 2005, date de la création du blog, notre projet vise à mettre en mouvement la place du  spectateur, en reliant son esprit, ses sensibilités et son corps pour prendre à rebours le rapport statique et consumériste, généralement proposé au public des arts vivants.

Situés à Paris, Montpellier, Marseille, Rennes, Nantes, nous, Pascal Bély, Sylvie Lefrère, Philippe Lafeuille, Bernard Gaurrier et Sylvain Saint-Pierre, sommes regroupés autour d’une  aspiration : un grand, un beau spectacle, place le spectateur dans une posture créative qu’il s’agit de recueillir, de faire vivre, de préserver. Loin d’une logique institutionnelle ou académique, cette parole recueillie vise à interroger le sujet et sa place dans le monde. C’est le sens de nos rendez-vous de l’été prochain: écouter ce qui fait écho en nous, ce qui nous interroge et conduit notre pensée à cheminer, à opérer des liens, à donner envie aux autres de vivre pareille expérience.

Spectateurs actifs, nous sommes Tadorne lorsque nous œuvrons dans nos activités professionnelles respectives (la petite enfance, l’éducation, le handicap, la chorégraphie du corps social) pour essayer de les faire déborder et de les mettre en relation avec les enjeux artistiques qui nous touchent. Sensibles aux idées, nous cherchons à interroger le propos d’un artiste pour le relier avec un moment vécu. Ainsi, nous espérons décloisonner les espaces et les esprits, ouvrir de nouveaux champs à la perception, instituer de nouveaux rapports entre les acteurs sociaux et artistiques. Car si la société actuelle nous apparaît comme figée, compartimentée, il nous appartient de réfléchir à un nouveau modèle de relation au spectacle vivant.

Nous sommes Tadorne lorsque nous vivons un spectacle et lorsque nous l’écrivons. Mais aussi et surtout, lorsque nous rencontrons d’autres spectateurs, désireux de s’affranchir des postures et des rôles préétablis. Nous sommes donc Tadorne dans notre façon de travailler le collectif, de le mettre en jeu et en mouvement, afin de rendre vivants les arts qui ne le sont parfois plus. Nous croyons, avec la chorégraphe Pina Bausch, que la scène donne à vivre quelque chose d’indéfinissablement doux et profond, qu’on pourrait appeler «tendresse». C’est cette tendresse artistique, non dénuée de virulence parfois, que nous voulons vivre, et que nous voulons partager. Pour ce faire, nous serons des accompagnateurs désireux de faire émerger une nouvelle relation au Off.

Aussi, dès le 10 juillet, nous proposerons au public d’Avignon d’intégrer un ou plusieurs de nos groupes de spectateurs. Nous irons voir ensemble trois spectacles (entrecoupés de séquences d’écoute créative de nos ressentis) pour rejoindre à 17h, au Magic Miror, espace central du OFF, le chorégraphe Philippe Lafeuille. Il nous aidera à mettre en scène nos ressentis, notre parole critique et créer un dilaogue public avec les autres spectateurs présents.

L’agenda est le suivant :

10 juillet – «Le Grand Off du tout-petit» – Les professionnels de la toute petite enfance vont au spectacle et nous immergent dans l’univers foisonnant de la création pour tout-petits.

12 juillet – «Le Grand Off des petits et grands»- Parents et enfants (de 8 à 15 ans) vont au spectacle et restituent: «Qu’avons-nous vu ensemble? »

14 juillet– «La critique en Off des spectateurs Tadornes» – Les animateurs du blog «le Tadorne» et d’autres spectateurs vont au spectacle et s’interrogent: «C’est quoi être un spectateur Tadorne?»

16 juillet – «Le vrai Off des managers-chercheurs» – chercheurs, manageurs, décideurs vont au spectacle et s’interrogent: «et si la question du sens se travaillait dans les relations humaines incarnées au théâtre? »

18 juillet – «Le bel Off du lien social » – Les professionnels du lien social vont au spectacle et s’interrogent: «Comment le théâtre évoque-t-il la question du lien? »

20 juillet – «L’étrange Off vu d’ailleurs» – Un groupe de spectateurs étrangers vont au spectacle et s’interrogent: «Le langage du théâtre est-il universel? »

22 juillet – «Le grand écart du Off» – Des spectateurs passionnés de théâtre découvrent la danse et inversement : «Danse – Théâtre: un même mouvement? »

24 juillet – « Le Off est-il in?» – Un groupe de spectateurs  in-off fait le bilan du festival.

Sylvain Saint-Pierre. Tadorne.

 

 

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Marie-José Malis à la Maison de la Poésie à Paris: quand le théâtre fait rêver…

À la sortie d’ «On ne sait comment» de Luigi Pirandello mise en scène par Marie-José Malis, je me prends à rêver que le théâtre puisse toujours avoir ce niveau d’exigence, de prise de risque et de respect. Avec cette  impression étrange d’avoir participé, de ma place, à une oeuvre où le déplacement permanent du plateau abat la frontière entre conscience et inconscience, comme à l’issue d’une séance d’analyse où l’exploration du rêve rend léger parce que la question du «vrai» et du “faux” n’est pas la Question.

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Ils sont cinq sur scène : deux couples et un ami. 2+2= 5. Tout est lié. Aucun de ces personnages ne pourra s’extraire du drame. Aucun ne pourra résister à l’assaut : la vérité n’existe pas. Seule, la réalité psychique construit ce que l’illusion du réel nous impose. Roméo le sait (troublant Olivier Horeau): il a eu une aventure sans lendemain avec la femme de Giorgio, son ami marin. Depuis, Roméo doute de tout : de la sincérité de son épouse, de l’amour triomphant au sein du couple d’amis, du rapport à la vérité et à la responsabilité. Ils le considèrent comme un fou, mais il ne lâche pas: il y a chez chacun de nous des crimes innocents que nous dissimulons derrière nos fronts de granit. Du meurtre révélé tel un secret de famille, au rêve du matin où nous avons éprouvé du plaisir avec le corps d’un Autre, tout y passe : Roméo lève les voiles («je ne peux pas me sauver par un mensonge»), les embarque dans sa folie  («j’ai besoin de croire que cela arrive à tout le monde»), voit la liberté comme un châtiment et le rêve «comme un crime innocent».

Cela dure trois heures. Il faut tout le talent de Marie-José Malis et des comédiens pour être soi-même entraîné. Ici, point d’effets spéciaux et de roublardises technologiques : entre les actes, ce sont les acteurs qui déplacent les décors tandis que la mise en scène les fait glisser pour abattre les cloisons. Ainsi, toute la «machinerie théâtrale» est au service du propos (et non  l’inverse comme dans tant de créations «pluridisciplinaires»). Le rideau rouge (couleur du sang qui lui ne trompe pas) est une membrane entre le dedans du «huit clos mensonger» et le dehors du jeu de la “vérité”. Le plateau s’avance même tel un plongeoir vers le public : il est prêt à céder sous le poids des remords et des mensonges. Mais il nous plonge aussi dans un lien différent au théâtre (quelle part de vérité venons-nous y chercher ?). En fond de plateau, un décor dans le décor où un rideau métallique ouvre les portes de l’inconscient, l’espace de toutes les dissimulations (il est l’autre scène).

Quant à la salle du Théâtre des Bernardines, elle reste éclairée tout au long du spectacle afin que les acteurs puissent quitter le plateau et s’approcher de nous : ainsi pris à témoin, la «folie» de Roméo nous inclue dans ce cauchemar «jusqu’en éprouver du plaisir». C’est depuis le parterre que l’effet inconscient du théâtre se joue.  Peu à peu, la tension monte d’acte en acte : la lumière joue sa fonction hallucinogène (rêve ou réalité ?) tandis que la musique accentue l’inéluctabilité du drame qui se prépare: la quête de la vérité mène droit vers la mort.

Tel Roméo, Marie-José Malis questionne avec force et engagement le texte de «folie» de Pirandello. Elle ne recule devant rien et ouvre «son» théâtre pour explorer ce processus psychique quitte à jouer avec lui pour nous “déplacer”  sans ménagement, mais avec respect. Il est rare de nos jours qu’une metteuse en scène créée une telle affinité entre la dramaturgie et l’inconscient, où l’intensité théâtrale est proportionnelle à l’intensité du refoulement.

Avec «On ne sait comment», Marie-José Malis propose sa séance où le sujet est en spectacle pour qu’advienne le devenir du sujet dans la quête de sa vérité. Sublime.

Pascal Bély – Le Tadorne.

«On ne sait comment» de Luigi Pirandello par Marie-José Malis. Avec Pascal Batigne, Olivier Horeau, Marie Lamachère, Victor Ponomarev et Sandrine Rommel. Au Théâtre des Bernardines à Marseille du 5 au 9 avril 2011.
A la Maison de la Poésie à Paris du 9 au 31 mars 2013
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Marie-José Malis: une hirondelle en réponse aux « faucons ».

Il nous reste le théâtre, quoiqu’il arrive.

En quittant le Théâtre Universitaire Antoine Vitez d’Aix en Provence, nous sommes sereins, sûrs d’avoir été respectés, considérés comme des sujets échappés d’une société médiatique et politique qui ne sait plus nous parler sauf à nous abreuvoir de considérations stratégiques et d’incantations à consommer toujours plus. La metteuse en scène Marie-José Malis et sa compagnie « La Llevantina » ont présenté « Le prince de Hombourg » de Heinrich von Kleist dans ce petit théâtre au coeur d’une université en grève. La représentation fera date.

Pourtant, dans la file d’attente, nous sommes quelques-uns à nous inquiéter : « Trois heures ? Allons-nous résister ? ». La durée de l’oeuvre se confronte déjà avec le temps de la société de l’information et de la consommation. Derrière cette inquiétude, s’en cachent d’autres : « Serais-je compétent?», « Suis-je encore en capacité de penser après une journée de travail? », « Le théâtre de texte peut-il encore m’émouvoir dans une société de l’image? ». Je choisis le premier rang.

Les lumières éclairent le plateau, mais aussi les gradins. La sensation d’être dans un « dedans dehors », espace du sujet autonome, est immédiate. Le décor est celui d’une salle des fêtes des années soixante incluant une petite scène de théâtre d’où je distingue sur le fronton les initiales : « RF ». Le théâtre dans le théâtre : cette mise en abyme fait le pari de la complexité. La fête, le divertissement, la patrie, s’incluent dans le  débat philosophique : Marie-José Malis relie ce que notre société clive. Mon inquiétude disparaît.

C’est alors qu’il apparaît, éclairé par une lumière hypnotique. Ce prince (stupéfiant Victor Ponomarev) est un doux rêveur. Il est juste assez rond pour vous envelopper de ses mots d’amour destinés autant au théâtre qu’à sa fiancée Nathalie (troublante Sylvia Etcheto). La couleur de ses yeux cernés propage la tension du poète. Nous sommes en guerre (les Suédois approchent) mais il est ailleurs. Le temps s’étire, les voix caressent et le spectateur poétise. La mise en scène pose un principe : les acteurs n’ont nullement besoin d’hurler pour se faire entendre. Ils incarnent avec brio le corps « institué » pour affirmer le sens (intimidant Didier Sauvegrain dans le rôle du Grand Électeur, impressionnant Claude Lévèque dans la peau du colonel Kottwitz). Le corps « biologique » personnifie l’émotion et sa fragilité diffuse une énergie vitale communicative (inoubliable Hélène Delavault). La guerre est là et notre Prince poète est rappelé à cette réalité. Il doit partir au front, quitter la petite scène de sa vie pour celle de l’Histoire. Alors que le Prince désobéit et provoque l’assaut contre l’ennemi suédois, il gagne la guerre. L’Électeur de Brandebourg le condamne alors à mort pour désobéissance à la loi.

Par un jeu subtil de lumières, Marie-José Malis nous positionne au coeur du débat. Alors que les néons symbolisent le principe absolu de respect des règles qui protège la démocratie, les lumières orangées rappellent la décision intuitive du Prince.

La mise en scène enchevêtre l’ordre et le chaos par une utilisation recherchée de l’espace de la salle des fêtes et de sa petite scène de théâtre. Car il en est ainsi des questions complexes : loin de cliver, Marie-José Malis met en abyme (la force de la loi avec en arrière plan la tragédie du Prince). A l’écart du totalitarisme ambiant de notre société, la fragilité a toute sa place ici. Elle s’entend même alors que résonne la voix d’Anthony and the Johnsons dans “Hope”. Pour affronter ce débat, Marie-José Malis s’appuie sur la force du collectif et donne au jeu des acteurs l’espace pour que le sens ne soit jamais étouffé. Elle offre au spectateur les ressources pour qu’il ne tombe jamais dans une sensiblerie qui l’empêcherait de réfléchir aux enjeux politiques et sociétaux d’un tel dilemme.

Cette troupe nous fait aimer passionnément le théâtre : les comédiens, en incarnant l’humilité, nous libèrent du poids de leur statut et nous permettent d’élaborer notre pensée.  Et l’on s’interroge sur la confusion du dernier acte alors qu’Heinrich von Kleist permet une issue heureuse et où viennent s’immiscer des textes du philosophe Alain Badiou.

On ne résiste décidément pas au chaos sublime de Marie-José Malis. « Yes, we can ».

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Le Prince de Hombourg” par Marie-José Malis a été joué les 3 et 4 avril 2009 au Théâtre Antoine Vitez d’Aix en Provence.

A Arles les 7 et 8 avril puis au Forum de Blanc-Ménil les 14, 15 et 16 mai 2009.