Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON

Au Festival d’Avignon, Christophe Haleb, chorégraphe «off » et « in »

À la sortie, Éric, spectateur, s’exclame : « il se passe enfin quelque chose au off ! ». Le débat s’engage sur le trottoir du Théâtre des Hivernales. Manifestement, le chorégraphe Christophe Haleb avec « Domestic Flight » remplit sa fonction, celle d’interpeller chacun d’entre nous sur sa posture, son identité. Ce soir, la distinction entre « off » et « in » éclate tant le travail de ce collectif est remarquable.
Ils sont cinq à déambuler sur cette scène chaotique, sorte de foutoir de nos représentations sur le « genre ». À peine arrivé, l’un des acteurs regarde le spectateur retardataire d’un air réprobateur. Il enlève son jeans, marche en caleçon avec ses talons aiguilles puis enfile une robe. En quelques minutes, il s’est transformé en Émeline, pressant délicatement quelques oranges. Le ton est donné : prière d’être à l’heure et de laisser à l’entrée ses clichés !
Comment s’y retrouver, en 2008, sur les codes qui définissent l’homme et la femme ? Les clivages et les cases ne résistent plus à la complexité des situations individuelles et collectives. Rien de tel qu’une conférence pour accompagner dans un premier temps le spectateur à y voir plus clair avec gros feutres de couleurs pour appuyer là où ça titille, immense tableau blanc, pour professeur d’un « genre » particulier, incarné par Arnaud Saury, acteur magnifique. A l’issue de cette explication magistrale, drôle, juste, convaincante, plus rien du « sexe bon », « pas bien », « acceptable », « pas acceptable », du «moins », au « plus », ne vous est étranger. Cette introduction déconstruit d’autant plus nos schémas, que la scène fait l’objet d’étranges mouvements humains : nos clichés circulent, notre animalité, nos fantômes, et nos peurs aussi.
Des mots au corps, il n’y a qu’une frontière poreuse que Christophe Haleb et sa troupe franchissent avec brio pour nous aider à sortir du clivage masculin – féminin et entrevoir le « genre » dans toute sa complexité, à partir d’un intérieur domestique où nous exprimons (le plus souvent à l’abri des regards), nos pratiques culturelles et sociales, celles qui transcendent les identités sexuelles. Les danseurs font alors corps avec le décor pour s’offrir différents espaces sociaux où le corps « traversé » peut communiquer. Ils jouent avec les gestes de la « mère » pour les réintroduire dans le quotidien ; ils zooment, telle une focale, sur un mouvement, une posture prise ici et là dans le champ social pour lui donner un sens plus large que leur seule acceptation féminine ou masculine. «Domestic Flight» s’attaque à notre société marketée qui manie les identités pour mieux les enfermer dans des codes publicitaires censés faire sens politiquement.
Quand Christophe Haleb joue avec le travestissement, il s’amuse de nous et je finis par comprendre que c’est notre regard qui travestit.
Quand il provoque un rapprochement des corps (touchante séance où trois hommes se massent), je comprends que ce n’est ni masculin, ni féminin : juste humain, tendre et beau alors que notre société transforme notre peau en carapace.
Quand il génère la confusion entre nudité et vêtements, c’est pour mieux nous interpeller sur la proximité de plus en forte entre sphères intime et publique (il n’y a qu’à voir les jeunes hommes et femmes arborer des sous-vêtements débordant du privé vers le sociétal).
Je pourrais expliquer encore et encore les richesses de ce spectacle atypique quitte à faire une conférence pour programmateurs culturels souvent frileux dès que l’on aborde le « genre » !
« Domestic flight » est un théâtre politique à l’articulation de l’intime et du sociétal (à l’image du “Faune(s)” d’Olivier Dubois présenté au « In »). C’est une scène où chacun peut se projeter pour porter dans l’espace public certaines questions qui ne trouvent toujours pas d’écho dans une société de plus en plus puritaine.
Avec Christophe Haleb, non seulement nous sommes un peu plus intelligents, mais nous progressons à nous voir moins clivés.
Et l’on finit par trouver que, sur le trottoir, nous ne sommes pas mal dans le genre.
Pascal Bély
www.festivalier.net
 « Domestic Flight» de la Zouze, compagnie Chistophe Haleb est joué jusqu’au 26  juillet au Théâtre  des Hivernales d’Avignon.
Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES Vidéos

A Chaillot, la réévolution de Wajdi Mouawad.

Harwan se lève du lit, téléphone, se couche, puis écoute de la musique sur son ordinateur. Nous sommes invités dans la chambre d’un étudiant libanais au Canada, plus proche de la cellule que de la cabane. Il tente de finir sa thèse, mais il bute sur la conclusion. Prisonnier d’un savoir qui lui échappe, dépendant d’un directeur qui avance la date de sa soutenance suite au décès d’un étudiant (l’échafaud approche), loyal à l’égard d’un père qui mise tant sur lui, obéissant aux caprices de Robert Lepage (auteur de théâtre canadien, sujet de la thèse), le voilà pris dans un étau : réussir, mourir, changer.

L’acteur et metteur en scène Wajdi Mouawad joue «Seuls » pendant deux heures, en slip avec ses petits bourrelets, et fait exploser son art dans un chaos indescriptible. Ce soir, au Festival d’Avignon, nous assistons à la métamorphose d’un étudiant immigré libanais, d’un metteur en scène montréalais d’adoption, du théâtre français. Rien que ça.

Quoi de plus banal que la vie d’un thésard ou du moins ce que nous en savons ? Mais derrière les apparences, il y a dans le lien entre l’étudiant et la thèse (objet perdu de l’enfance?) un enchevêtrement de signifiants que Wajdi Mouawad restitue avec intelligence et beauté. La tension lors de la première heure est tangible entre Harwan prisonnier de ses loyautés et la vidéo qui le projette contre le mur (au sens propre comme au figuré). Plus souvent allongé que debout, la dynamite du changement se prépare et le public semble plus en arrière de la scène (tel un psychanalyste) que face. Effervescence d’autant plus palpable que la technologie rationaliste montre ses défaillances à l’image de ce téléphone, à terre, omniprésent, tel un cordon ombilical dont on perd le fil à force de s’y enrouler.

Comme les peintres de la Renaissance qui parcouraient l’Europe pour voir le monde autrement, notre étudiant se rend en Russie à la poursuite de Robert Lepage. Mais il déjà reparti aux États-Unis. Enfermé durant une nuit dans une des salles du Musée de l’Hermitage à Saint-Pétersbourg, tout bascule et nous ne l’entendrons plus. La scène se transforme en atelier du peintre, les murs deviennent des parois transparentes où comme l’homme des cavernes, Harwan redessine avec ses mains son identité, se réapproprie sa langue, se débarrasse de l’accessoire pour retrouver le sens en créant l’espace freudien de l’introspection. Pour renaître.
Le public est alors projetté dans l’impensable : Harwan déchire une reproduction du Retour du fils prodigue de Rembrandt, pour s’y engouffrer et réapparaître avec une nouvelle peau (son corps est immaculé de peinture). Il est « ?uvre d’art ». Encore la Renaissance…
À quelques mois d’intervales, le théâtre m’a inclut dans l’obscurité féroce de Pippo Delbono et dans la fresque lumineuse de Wajdi Mouawad. Ces deux artistes créent l’espace de l’imaginaire où le spectateur est propulsé dans un chaos qui sépare et répare.
Sublime.
« Seuls » de Wadji Mouawad est au pluriel.

Pascal Bély – Tadorne

 "Seuls" de Wajdi Mouawad a été joué au Théâtre d'Arles le 15 mars 2008 et au Festival d'Avignon du 19 au 22 juillet 2008.
Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Au Festival d’Avignon, Stanislas Nordey, dépassé par le système.

Cinq heures, trois actes et une évidence : je n’aime pas être caressé dans le sens du poil. Cela me donne des démangeaisons.
« Das System », de l’auteur allemand Falk Richter, mise en scène par le Français Stanislas Nordey, est une immersion dans « un théâtre politique de notre époque », celle des images en boucle de l’effondrement des tours du World Trade Center, celle où les Allemands ont envoyé leurs militaires en Afghanistan. Alors que nous vivons une dépression économique, sociale et écologique, Stanislas Nordey nous balance un texte sur la guerre en Irak, contre Bush, à partir d’un triptyque qui voit se succéder un pamphlet anti-américain, une fable et une fiction percutante sur le consulting moderne.
Face à l’agression des Américains, Nordey répond sur le même registre (quelle paresse…): pas d’image (adieu le théâtre post-moderne), corps quasi statique (à l’exception d’une danse ridicule et sans objet sur un air de Françoise Hardy; les américains, eux, cachent le corps des morts) mais surtout un texte d’une violence inouïe (les faucons de Bush ont la même rhétorique).
Les comédiens (tous exceptionnels) semblent jouer sous la contrainte d’un metteur en scène tout puissant qui leur fait débiter des mots ciselés, sans autre échappatoire que de nous regarder longuement dans les yeux, de faire un petit tour par l’arrière-scène ou de se coucher pour en finir. La durée assomme car, sous couvert de changer la forme du propos, il nous répète à trois reprises la même chose: putain d’américains, salope de Merkel, connards de consultants d’entreprise. En prime, une petite fable sur l’homme dépendant de sa voiture qui fait les courses à sa place! Et comme si cela ne suffisait pas, on fait dire des paroles d’adultes à un enfant. Éthiquement contestable.
Le plus inquiétant dans cette proposition, c’est qu’elle utilise les mêmes armes du système dénoncé: mise en scène verticale, approche manichéenne du monde (la complexité n’effleure même pas Nordey qui se contente de coller au texte de Richter. J’ai rarement vu un metteur en scène aussi dépendant d’un auteur!), approche culpabilisante (« nous savons ce que vous ne pouvez pas savoir»). Cette approche géopolitique bipolaire (les gentils et les méchants… Sur ce registre, « Les guignols de l’Info » sont plus drôles) confortent les spectateurs de gauche dans leur vision bloquée d’un monde bien plus lisible quand il n’y avait que l’Est et l’Ouest. Nordey pense que le théâtre politique est l’espace pour exprimer la colère. Cela le conduit à répéter inlassablement la même mise en scène quelque soit le contexte (à lire ma critique sur « Gênes 01 » sur l’assassinat d’un manifestant lors du sommet du G8 en 2001). Soit. À ce rythme, il nous proposera demain, avec son décor dépouillé, ses rampes de lumières, ses acteurs mortifères, la dénonciation de la gauche socialiste française de 2007!Sauf que le monde va bouger bien plus vite que la pensée linéaire de Falk Richter.  À peine dénonce-t-il Bush que les Américains s’apprêtent peut-être à voter pour un candidat noir. À peine décrit-il la toute puissance de la voiture dans une de ses fables, que le pétrole cher va obliger toutes les sociétés à revoir leur dépendance aux énergies ; à peine évoque-il le modèle dictatorial de l’entreprise, qu’émerge ici et là des assemblées d’actionnaires avides de démocratie et où la crise des subprimes fait vaciller le système. À coller à l’actualité, Richter et Nordey font comme les chaînes d’information continue: des images en boucle, une incapacité à prendre de la hauteur pour nous offrir un nouveau paradigme.
« Das System » est un théâtre de texte inscrit dans un modèle sociétal archaïque. Il empêche le spectateur de penser par lui même, de créer son propre système de représentation. La fonction du théâtre politique consiste à dépasser les clivages tout en dénonçant les barbaries ; à ouvrir l’espace de l’imaginaire dans lequel chacun va pouvoir se projeter dans une utopie.
Oublions donc ce théâtre de sensations et souvenons-nous. C’était à Avignon, l’été dernier. « Le silence des communistes » mis en scène par Jean-Pierre Vincent à partir d’un dialogue entre Vittorio Foa, Miriam Mafai et Alfredo Reichlin. Trois comédiens exceptionnels ont incarné un syndicaliste et deux anciens responsables communistes s’interrogeant sur l’avenir de la gauche italienne en période Berlusconienne. Ce fut un triomphe, un moment inoubliable de théâtre qui a redonné aux citoyens de gauche un espoir dans la refondation (cette pièce sera en tournée à partir de l’automne 2008) :

« Notre avenir est incertain, mais peut-être que l’incertitude, personnelle et collective, est la condition dans laquelle nous devons nous habituer à vivre » Myriam Mafai.

« Je suis toujours plus convaincu qu’il y a quelque chose de plus important que la redéfinition de la gauche à travers son identité présumée : il faut chercher une identité nouvelle, ouverte sur des thèmes qui vont au-delà de notre monde politicien. Pour réformer la res publica, nous devons avant tout nous réformer nous-mêmes. Commençons par le langage . » Vittorio Foa

Pascal Bély – Le Tadorne

 «Das System» par Stanislas Nordey a été joué le 18 juillet 2008 au Festival d’Avignon.

Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Au Festival d’Avignon, Jan Fabre, normé ISO 9000.

Je suis au premier rang et j’ai le nez dans le décor d’ « Another sleepy dusty delta day », dernière création du chorégraphe plasticien Jan Fabre. Des monticules de charbon sculptés par un circuit de trains miniatures sont disséminés sur scène. Du plafond pendent des oiseaux. L’ambiance est quelque peu mortifère et le contexte n’est pas propice pour ouvrir leurs cages. De jaune vêtu comme les volatiles enfermés, Ivana Jozic s’approche du micro pour lire une longue lettre qu’elle déplie délicatement. Le bruit du papier caresse mes oreilles comme un secret prêt à s’ouvrir. Elle nous prédit son prochain suicide, en haut d’un pont. Le texte est limpide, glacial. Le corps parle peu, mais la voix se met à chanter « Ode to Billie Joe » de Bobby Gentry. Cette chanson évoque un repas familial où la mère annonce le suicide de Billie Joe d’un pont. Elle entre en résonance avec la vie de Jan Fabre qui a perdu sa mère dans d’horribles souffrances. C’est ce saut dans le vide qu’Ivana Jozic danse, où le corps devrait se dissoudre dans la matière. Sauf que la chute se fait sur un trampoline, sans risque, pour un public conquit d’être guidé vers une mort qu’on effleure.
Jan Fabre a du mal à admettre que sauter d’un pont, cela fait mal et éclabousse. Pour éviter d’y aller, il fait diversion : la bouteille de bière qu’elle se met dans la culotte pour uriner comme un mec (on aurait pu imaginer autre chose que ce touche pipi ridicule), les allusions à des slogans publicitaires. D’autres scènes viendront ponctuer cette chorégraphie où cette petite fille s’amuse à jouer à l’obscène: le charbon est touché, mais elle se salit à peine. Où est donc la dissolution avec la matière ? « Another sleepy dusty delta day » me donne l’étrange sensation d’un tableau que l’on peint la tête ailleurs, où le modèle ne cesse de bouger joliment pour éviter que l’on remarque un bouton disgracieux.
Jan Fabre est donc pardonné de ces outrances du Festival 2005, année où il fit scandale avec sa programmation.
Il n’y a donc rien d’étonnant à applaudir cette belle danse : elle est de qualité. On pourrait néanmoins attendre une autre vision que ce saut qui ne tombe pas.
Désolé pour la chute, mais elle ne vient pas.

Pascal Bély
www.festivalier.net

 «Another sleepy dusty delta day» de Jan Fabre a été joué le 16 juillet 2008 au Festival d’Avignon.

Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, Thomas Ostermeier-Hamlet : la terre…enfin!

Thomas Ostermeier n’en revient pas lui-même de l’accueil chaleureux du public d’Avignon. La Cour d’honneur applaudit comme si elle était surprise d’aimer un «Hamlet» aussi provocant. Je me lève pour saluer ce metteur en scène exceptionnel, étonné de m’être laissé emporter par cette mise en abîme où la folie d’Hamlet s’incruste dans la déliquescence d’un système politique (européen ?) qui court à sa perte. Cette année, au Festival d’Avignon, le Nord de l’Europe (Guy Cassiers, Ivan Van Hove et Thomas Ostermeier) donne une leçon de théâtre. Pendant que l’on continue à commémorer 1968, même en Avignon, ce triumvirat fait la révolution sur le plateau.
Le premier tableau est saisissant. Tel le banquet de Platon, la table et les six protagonistes sont cachés derrière un rideau de lamelles dorées. La scène, posée sur des rails s’approche sur la musique rock symphonique de Nils Ostendorf. Un à un, ils franchissent cette séparation, s’avancent vers nous. Comme dans la série américaine humoristico-macabre «Six Feet Under», nous assistons médusés à l’enterrement du Roi du Danemark, tué par son frère Claudius. Le cercueil tombe (il ne pleut que sur cette minuscule parcelle de territoire dans l’immensité de la Cour d’Honneur), et les corps trébuchent dans la terre. Du sol métallique du banquet à la scène recouverte de terre où est enterré le Roi, Thomas Ostermeier ne cessera de jouer sur ce contraste des matières pour inscrire cet «Hamlet» dans le terrain glissant de la folie et la structure d’un pouvoir corrompu, rouillé par la bêtise. Car c’est un « Hamlet » de folie qui nous est présenté, le manifeste d’un metteur en scène Allemand qui me paraît s’inquiéter de cette Europe confisquée par des politiques «bling-bling” opportunistes (le Roi, lunettes Ray Ban et son épouse qui n’hésite pas à pousser la chansonnette…la France serait-elle ridiculisée ?), menacée par le terrorisme (ce Claudius barbu m’effraie), gangrenée par le Show Bizz. Avec Ostermeier, on passe dans la seconde de l’enterrement au mariage de Claudius avec Gertrude (sa belle soeur). Je m’interroge sur le piétinement des valeurs:  l’Europe serait-elle dans la boue ?
Dans ce contexte, la folie d’Hamlet (incarnée par Lars Eidinger, exceptionnel) est un processus de résistance actif, où il ne suffit pas de penser le changement, encore faut-il l’acter dans une démarche globale. Sa folie, c’est notre peur de changer, notre angoisse de la postmodernité. Et ne croyez pas que je sois sagement assis. Hamlet et Claudius quittent la scène pour venir nous chercher, nous apostropher, nous prendre à témoin. À un moment, nous aurions pu descendre sur le plateau pour fouler la terre, la retourner pour reconstruire!
Rarement je n’ai vu une scène aussi ouverte vers le public : elle avance, puis recule comme un mouvement permanent entre folie et raison, soumission et insoumission, conscient et inconscient. Car Ostermeier ne cède pas : la folie d’Hamlet, il l’affronte quitte à plonger la tête des comédiens dans la boue, à leur faire bouffer le fruit de leurs lâchetés. Une camera vidéo circule et autorise chaque acteur d’être le metteur en scène de l’autre : elle paraît devenir objet de manipulation au service d’un pouvoir corrompu (suivez mon regard), elle permet au cinéma de s’incruster dans le théâtre pour scruter l’indicible, mettre en scène le tragique de notre époque (la mort d’Ophélie projetée sur le rideau ressemble à un film de david Lynch) et offrir aux spectateurs des images de folie sur la folie du monde. C’est ainsi que je vois ce rideau comme la paroi poreuse entre sphères privée et publique, société du divertissement et vie politique. Il est l’espace de transformation de notre regard qui nous permet d’accueillir le corps gras et flasque d’Hamlet. Ce corps, ainsi transformé, m’a soulagé : nous avons bien changé d’époque (plus ronde, plus large, plus insaisissable aussi).

Entre terre boueuse et rideau de la métamorphose, Ostermeier me réveille : ce qui se joue actuellement en Europe vaut la trahison de Claudius. Pendant quelques temps, il va falloir faire avec la folie des hommes apeurés 
Ce soir, Hamlet est plus qu’un soixante fuit tard. Il est « un deux mille huit tant ». Il était temps.Pascal Bély – www.festivalier.netCredit photo: Arno Declair.

  “Hamlet” de William Shakespeare par Thomas Ostermeier a été joué le 16 juillet 2008 au Festival d’Avignon. 
Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

La bombe Eichmann au Festival Off d’Avignon.

Etrangement catalogué «comédie», « Je suis Adolf Eichmann » de l’auteur Finlandais Jari Juutinen et mise en scène par Marja-Leena Junker fait l’effet d’une bombe à retardement, d’un boomerang, dans la programmation foisonnante du Off. Autour d’un verre Place Pie, j’invite Clément, étudiant au Conservatoire de Rouen, à échanger sur cette oeuvre pour croiser nos regards. Nous n’avons ni le même âge, ni le même rapport à cette histoire (mon père a été prisonnier de guerre en 1942). Le consensus est immédiat : en ces temps troublés, cette pièce est majeure.
Il arrive. Il se présente le plus simplement du monde : « je m’appelle Adolf Eichmann ». Il pourrait être notre voisin de palier ou même notre collègue de travail. Il n’est pas tout seul. Cinq comédiens l’encerclent, tour à tour juge, collaborateurs nazis, présentatrice de talk-show, pute chez Cauet sur TF1, pasteur. Ces comédiens, parfois sur la corde raide, font preuve d’une belle générosité pour démontrer l’impensable : nous sommes tous des Adolf Eichmann en puissance.
Peu à peu, nous assistons, sidérés, à l’audience de ce nazi dans un cadre qui ne cesse de bouger, où s’entrechoquent jeu télévisé, procès à Jérusalem en 1961, réunion en 1942 à la conférence de Wannsee (il y fut décidé la solution finale). Si les passages d’un contexte à l’autre sont parfois maladroits, il n’en reste pas moins vrai que la démonstration a de quoi troubler : la société du diversement est tout aussi totalitaire que l’étaient les réunions entre nazis de l’époque (décisions arbitraires, humour potache, approches linéaires et cloisonnées). Pris dans de tels processus, Adolf Eichmann apparaît comme vous et moi et la pièce, tant dans sa structure, que dans le propos, nous éloigne d’une vision manichéenne du nazisme. Scandale ? Pas vraiment. La pièce démontre comment d’un positionnement de soumission, l’homme peut tendre vers la barbarie.
Les expressions quotidiennes entendues ici au travail (« moi, je ne fais qu’exécuter »), là dans les médias (« on va se marrer pour ne pas se prendre la tête ») résonnent comme autant de flèches empoisonnées dans le coeur de la démocratie. L’inhumanité n’est pas bien loin. Que sommes-nous actuellement en train de préparer ?
A la sortie du spectacle, le théâtre nous fait un beau cadeau, celui de se ressentir résistant.
Comme en quarante.
Pascal Bély
www.festivalier.net

 « Je suis Adolf Eichmann» de Jari juutinen, mise en scène par Maarja Leena Junker à Presence Pasteur jusqu’au 2 août 2008.
Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, le beau théâtre post-moderne d’Ivo Van Hove.

Chers lecteurs et lectrices du « Tadorne »,
Vous risquez de ne pas me lire jusqu’au bout tant je suis intarissable sur «Tragédies Romaines» d’Ivo Van Hove. Au Festival d’Avignon, on peut assister pendant six heures à du Shakespeare, tout en sirotant un jus de fruit au bar installé au fond de la scène, consulter ses mails et s’allonger sur les canapés pour s’assoupir (après tout, Shakespeare, cela peut fatiguer au bout d’un certain temps). Sans prendre garde, on peut voir César en découdre avec Brutus à côté de soi, et trembler de tout son corps de peur qu’il vous en mette une. Ce théâtre-là n’est pas français, mais néerlandais. Alors bien sur, il faut négocier avec le surtitrage quand les mots voltigent. Qu’importe si nous les attrapons parfois au vol. À l’issue de ce marathon théâtral (car cela en est un), Ivo Van Hove et sa troupe reçoivent une ovation de quinze minutes, dans la salle du Gymnase surchauffée. « Tragédies Romaines » sera l’un des moments inoubliables du Festival d’Avignon 2008.
Les trois pièces de William Shakespeare (« Coriolan », « Jules César » et « Antoine et Cléopâtre ») sont proposées à un rythme si soutenu que l’on se croit inclus dans la série américaine « 24 heures ». Entre les changements de décor, le spectateur n’a que cinq minutes pour s’aérer et se restaurer, l’?il rivé sur le compte à rebours des écrans de télévision avec un speaker en « big Brother » qui rappelle inlassablement les consignes. Le stress fait partie intégrante de la représentation et sa fonction de ne fait aucun doute : démontrer que le pouvoir est dans le jeu. Pour l’appréhender, autant immerger le spectateur dans l’arène à laquelle il participe, qu’il le veuille ou non. Surfer sur Internet, être passif, ou se déplacer dans le jeu contribuent aujourd’hui à la tragédie du pouvoir. Pari réussi. Je quitte le Gymnase du lycée épuisé par cette immersion.
Le plateau est un espace impressionnant structuré par des canapés, où des recoins permettent au spectateur d’observer la scène sur des écrans de télévision. Il peut aussi s’approcher des acteurs ; des gradins, sa posture est plus classique, mais il doit intégrer dans son champ de vision les allers et venues du public. Impossible donc ne pas appréhender le pouvoir dans toute sa complexité. En fond de scène, proche des coulisses, les spectateurs peuvent se restaurer, mais aussi assister au maquillage des comédiens, à l’arrière-cour d’un jeu qu’il ne voit jamais. Un studio de télévision est également installé pour retransmettre le journal d’information continue en direct des combats qui sévissent alors que Coriolan pactise avec Aufidius pour prendre Rome. Entre acteurs et spectateurs se dessine un interstice: théâtre et jeu de rôles,, fiction et réalité, immatérialité du vivant et mécanique immuable du pouvoir, monde réel et univers du virtuel.
Vous l’aurez deviné. Les références au quatrième pouvoir sont omniprésentes. Elles actualisent avec force les trois oeuvres de Shakespeare : il y a un désir évident de désacraliser le texte pour le mettre en résonance dans le médiatique (après tout il envahit notre vie tous les jours). Nous sommes étonnamment loin du gadget, car Ivo Van Hove accompagne l’élargissement de l’espace par un enchevêtrement magnifique de disciplines artistiques. Tout est filmé en vidéo, caméra sur l’épaule, comme des reporters d’image quand les protagonistes bousculent l’histoire. Le cinéma entre dans le champ théâtral quand il restitue la tragédie, ou vie privée et publique s’entremêlent, notamment avec la mère de Coriolan ou entre Antoine et Cléopâtre. On reste subjugué par la beauté des plans, par ce kaléidoscope d’images. Jamais je n’ai ressenti une telle intensité dramatique parce qu’elle nous est montrée à plusieurs niveaux en même temps (on peut passer de l’écran à la scène en fonction des enjeux. Jouissif !). Ivo Van Hove a réussi ce qu’aucun n’a osé faire : faire du cinéma au théâtre pour la télévision. Cela n’est possible qu’avec des acteurs exceptionnels dont le jeu transcende les frontières artistiques.
Ces enchevêtrements permettent au spectateur de comprendre le pouvoir non dans un lien qui serait exclusivement vertical, mais dans des jeux où trahison, loyauté, amour forment un tout.
Le théâtre d’Ivo Van Hove libère le public, donnent du pouvoir aux acteurs, revisitent les mythes à l’aube de la postmodernité (nous voilà rassuré, Sarkozy n’invente rien. Par contre, notre regard sur ce qu’il joue pourrait changer). Il réinvente la tragédie, celle au temps de l’Internet et de l’information en continu, où le moindre geste de l’homme privé résonne dans l’espace public pour lui donner sens, où le corps biologique s’immisce dans le corps institué, où la décision politique loin d’être rationnelle emprunte les voies de l’imprédictibilité et de l’irrationalité.
Six heures où le spectateur savoure le pouvoir qu’on lui offre. Celui de penser par lui-même (comment en témoignent les questions des spectateurs, captées sur Internet au cours de la représentation et qui défilent à la fin des applaudissements) et de participer à une aventure théâtrale où son immersion fait partie du jeu.
Ce soir, en quittant le Festival d’Avignon, j’ai le sentiment d’avoir basculé dans un nouvel espace théâtral.
Qu’attend donc le théâtre français pour poursuivre?

Pascal Bély
www.festivalier.net

“Tragédies Romaines” de William Shakespeare par Ivo Van Hove ont été jouées le 14 juillet 2008 au Festival d’Avignon. 
Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON

Au Festival d’Avignon, l’arbre de Sidi Larbi Cherkaoui cache la forêt.

Sidi Larbi Cherkaoui provoque l’événement du Festival d’Avignon, si l’on en croit la longue file d’attente de spectateurs à la recherche d’un billet à l’entrée du Lycée Saint – Joseph. « Sutra » fait du bruit, au sens propre comme au sens figuré.
Entouré de seize Moines du Temple Shaolin (dont un enfant), la chorégraphie est spectaculaire, loin d’être apaisante. C’est le vacarme d’une rencontre qui ne va pas de soi, entre une danse proche des arts martiaux et celle de Cherkaoui emprunte de contritions, d’un maillage de mouvements recueillis ici et là lors de ses voyages à travers le monde. Si l’articulation entre l’orient et l’occident est l’un des enjeux majeurs pour notre planète, force est de constater que Sidi Larbi Cherkaoui a du mal à dépasser le stade des présentations et qu’il semble bien seul, avec son orchestre classique caché derrière le rideau. À l’issue de la représentation, ce lien me paraît improbable sauf à concevoir que le terrain du religieux soit l’unique espace possible d’une rencontre pourtant déterminante.
   
 
Depuis « Origine », pièce vue au printemps dernier, la vision du monde de Sidi Larbi Cherkaoui n’a pas beaucoup bougé. Aux cases d’un immeuble imaginaire, se substituent des caisses en bois, dont une en fer pour « Larbi », comme aime à l’appeler l’enfant. Nous ne sommes effectivement pas tous fait de la même matière, mais de là à imaginer un tel déséquilibre, c’est un choc de civilisation. La planète est émiettée, éclatée : entre populations à la dérive, génocide, amputation des corps, me vient une image qui ne me quitte plus: l’agencement des caisses forme le Mémorial de l’Holocauste de Berlin dans lequel les touristes s’amusent parfois à cache-cache comme pour mieux conjurer l’angoisse. Ici, celle de Cherkaoui est palpable, tandis que les Moines l’expulsent avec leur danse aux allures guerrières, où la voix prolonge le mouvement.
Du mémorial, le chorégraphe Belge tente de multiples constructions dont certaines ne nous sont pas étrangères (le mur qui s’ouvre, le temple qui s’érige) mais l’ensemble est toujours précaire, fragile à l’image des caisses qui s’écroulent tel un jeu de dominos, où le monde ne tiendrait qu’à un fil. Je ne perçois pas comment nous allons vivre ensemble dans la globalisation, équilibrer spiritualité et démocratie, bois et fer. Même le changement d’habit (les moines arborent à un moment nos costumes «traditionnels») n’est qu’une parade. Je m’accroche à cette utopie d’un monde où nous serions unis dans la diversité, portée comme un étendard par Sidi Larbi Cherkaoui, mais je le ressens fatigué, à bout de son propos. Le tableau final, groupal, de toute beauté, voit notre homme se fondre tandis que la lumière éclaire sur le côté la scène et les caisses en modèle réduit. Revenu à une construction classique, la vision est statique : bloc contre bloc.
On se lève alors pour applaudir, comme un geste de survie. Mais une fois sorti, dans la rue balayée par un mistral glacial, je rêve d’un autre monde, plus féminin et moins guerrier. Le Festival d’Avignon a décidément bien du mal à nous le proposer.Pascal Bély
www.festivalier.net

  « Sutra» de Sidi Larbi Cherkaoui a été joué le 13 juillet 2008 au Festival d’Avignon.

Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON

Festival Off d’Avignon/ Les recommandations du Tadorne.

Quelques coups de coeur sur le Festival « Off » d’Avignon :
Laurent Bourbousson, contributeur du Tadorne et amateur d’un théâtre engagé, humaniste, a vu et aimé :
1- «
Le bonheur de la tomate» mise en scène par Marie Pagès au Théâtre “Le Ring”
2- «
Petit-déjeuner orageux un soir de carnaval » de et par Eno Krojanker et Hervé Piron au Théâtre des Doms
3- «
Le mois de Marie» mis en scène par Fréderic Garbe pour “L’autre compagnie” au Théâtre des Halles.
4- “
Le jour où Nina Simone a cessé de chanter de Darina Al Joundi au Théâtre des Halles.
5- “
Je veux qu’on me parle – voyage en pays Calaferte” d’Alain Timar au Théâtre des Halles.

Romain, fidèle lecteur, nous recommande la programmation de « La Manufacture » qui s’inscrit selon lui dans « une véritable démarche de valorisation de la création » dont :
1- « Récits de Bain » par Marielle Rémy et Guillaume Servely.
2- « La mort du Roi Tsongor » par Laurent Gaudé.
Romain nous recommande également « Le diable en partage », pièce de Fabrice Melquiot jouée par la Compagnie HoCemo au
Théâtre Golovine.

De son côté, Yann, su site « Un air de Théâtre » nous recommande à La Manufacture «Borges Vs Goya» de Rodrigo Garcia par la Compagnie Akté.

Emmanuel nous écrit:

J’ai été voir « le rêve d’un homme ridicule » de Dostoïevsky à 23 heures au théâtre du Roi René, joué par la comagnie les Théâtronautes, c’est un très bon spectacle. Le comédien Fabrice Lebert a eu l’élégance de condenser en cinquante minutes le cheminement de cet homme qui renonce à se suicider après l’intervention d’une petite fille et d’un songe intrigant. C’est joué face public, projeté avec une grande intelligence de la parole. Comme il y a beaucoup de jeunes comédiens dans le OFF, en voila un qui a les épaules pour aborder un thème profond sans sombrer ni le masquer par une légèreté faussement empruntée. C’est peut-être parce qu’il semble bon danseur en certains endroits du spectacle, que son art de l’équilibre s’applique également à sa manière de jouer.

A noter l’atmosphère poétique de ce lieu, chapelle déglinguée qui sert toute l’année aux apprentis restaurateurs de tableaux anciens à s’exercer : enduits grattés, stucs, plâtres.

Pour ma part, je vous conseille d’aller voir à Présence Pasteur, «Je suis Adolf Eichman» par Jari Juutinen et “”Domestic Flight” de la Compagnie de Christophe Haleb au Théâtre des Hivernales.

A lire aussi les conseils de Martine Silber, journaliste au Monde, sur son blog.

Vous aussi, vous pouvez envoyer vos recommandations (argumentées !).
A bientôt.

Pascal Bély

www.festivalier.net

Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON

Festival Off d’Avignon/ Au Théâtre des Halles, « le mois de Marie » en juillet 2008.

Tirée des « Dramuscules » de Thomas Bernard, la courte pièce « Le mois de Marie » pointe du doigt toute la médisance, la pauvreté et cruauté humaine que l’être peut avoir en son sein.
Au coeur de ce dispositif ingénieux, mis en scène par Frédéric Garbe, deux vieilles dames prennent possession de la parole et de leur village bavarois.
Gardiennes de la morale, pieuses comme on ne peut imaginer, le souffle du soufre se fait entendre par l’aspect le plus primitif: la peur de l’autre.  Nos deux vieilles (pour être courtois) vont donc se prendre au jeu de la surenchère et chercher l’erreur qui compromet un avenir radieux à la jeunesse allemande, à l’aube des années trente.
L’enterrement de ce « Pauvre Monsieur Geissrathner », mort dans un accident causé par un turc, donne l’écho aux prémices de ce racisme primaire qui fait encore acte aujourd’hui. « Lui est mort, pourtant si jeune, mais le turc est toujours en liberté, lui » répètent-elles en boucle.

Comme le venin, les paroles distillent le poison nauséeux de l’étroitesse d’esprit dit de village et finissent par agresser ce « pauvre Monsieur Geissrathner ». Nos deux Bavaroises, tels deux anges veillant sur leur village, illustrent la pensée unique des années après-guerre et avant-guerre. Cet entre-deux durant lequel elle fit son chemin pour arriver à la destruction humaine que l’on connaît. Les paroles agressives, cachées derrière le beau sourire de ces deux habitantes, fusent et attaquent ce que l’humain a de plus beau : la mixité.
Le ton décalé de l’échange permet de combattre cette cruauté par le rire et offre une image désuète du propos.

Une scène qui appartient au passé ? Pas si sûr.

Laurent Bourbousson
www.festivalier.net

photo: copyright L’Autre Compagnie

« Le mois de Marie» mis en scène par Fréderic Garbe pour “L’autre compagnie” au Théâtre  des Halles d’Avignon jusqu’au 1er août 2008.