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L’orgie de secours.

L’hiver n’en finit plus et nos corps se calfeutrent à l’image d’un pays apeuré qui maltraite tout ce qui n’est plus dans la norme. Le « bien » prend le pouvoir pour effacer le « mal » qui se propage. Nous « polissons » pour mieux masquer l’effroyable : les dérives fascisantes et sécuritaires du discours politique et managérial, la violence esthétique de nos entrées de ville, les principes de précaution qui moralisent la prévention. Notre société est incroyablement violente, mais nous cachons, voilons, dénions. Ce soir, à la Scène Nationale de Cavaillon, un chorégraphe, Christophe Haleb, veut nous parler d’amour, sans gants, au coeur d’un festival de danse, « Les hivernales », qui n’en finit plus lui aussi de nous refroidir. Ce soir, cinq interprètes provoquent la stupéfaction, sidèrent, au coeur d’une France qui réussit le tour de force d’anesthésier notre regard sur le corps et ses sécrétions jusqu’à marchander le sentiment amoureux.

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Ils sont cinq qui ne font pas deux couples, mais plus si « affinités ». L’équilibre est déjà quelque peu instable, mais c’est le risque si l’on veut se parler, danser, jouer les corps et l’amour. Tout commence par la manipulation d’une grande bâche, type couverture de survie, qu’ils étirent en long, en large et surtout de travers. Car la chose n’est pas facile à manipuler, quoiqu’on en dise. Ils voudraient bien la contraindre, mais la matière les fait glisser et tomber. Ils sont les abandonnés d’une certaine forme « industrialisée » de l’amour. Leur radeau est notre naufrage. La scène ne penche pas, mais c’est tout comme : comment ne pas confondre se protéger du sida et se prémunir du corps de l’autre ? Ils  prennent à bras le corps cette bâche pour retrouver, tels des bonobos au temps de la préhistoire, les chemins du jardin des plaisirs, le sens du délice d’un jet qui vous gicle sur la peau. Il y a urgence et c’est beau.

Ils se moquent de tout sauf de la chair et du plaisir charnel. Aucune vulgarité, mais une détermination : il faut que ça gicle pour nous débarrasser de tout ce qui pollue notre rapport au corps amoureux, là où le discours a pris le pas sur le « liquide ». Il est loin le temps préhistorique où l’espèce humaine « forniquait » comme bon lui semblait, sans protection, sous hallucination dû aux plantes mâchées au grès des cueillettes ! Même les derniers jardins des plaisirs sont aujourd’hui rasés par des municipalités plus promptes à se protéger de l’amour, mais acceptent sans broncher l’indécence d’un panneau publicitaire qui marchande le corps des femmes. Nos cinq acolytes enchaînent alors simulacres d’émissions radio, de reportages et séances de spiritisme. La propagande ainsi détournée provoque la crise de rire sur un sujet épineux : à mesure que nous enveloppons le  corps (les pandémies ne font qu’accélérer le processus), nous maltraitons le lien amoureux.

Mais Christophe Haleb est victime de la manipulation qu’il dénonce. Son plateau de télévision et son studio de radio placés à gauche de la scène, attirent le spectateur bien que deux danseurs s’essayent sur la droite, à quelques figures chorégraphiques. Christophe Haleb se perd dans la dénonciation là où nous aurions eu besoin d’un lien généreux. Or, sa danse fabrique du « discours » pour illustrer les idéologies spirituelles et religieuses alors qu’elle aurait du les transcender. L’ensemble met finalement le public à distance alors que nous aurions pu nous jeter (symboliquement) sur scène comme à Uzès Danse en 2009 où Christophe Haleb nous avait présenté une étape de création. Huit mois après, le discours s’est radicalisé, le groupe s’est protégé du public avec une installation qui a pris le pas sur la danse.

« Un peu de tendresse, bordel de merde !» (1).

Pascal Bély – Laurent Bourbousson – www.festivalier.net

(1) Titre de la pièce tout aussi « liquide » du chorégraphe canadien Dave St Pierre présentée au Festival d’Avignon 2009 qui dénonçait lui aussi la liquidation progressive du lien amoureux au profit d’un discours marchand.

“Liquide” par la compagnie “La Zouze“, chorégraphie de Christophe Haleb, a été joué le 18 février 2010 à la Scène Nationale de Cavaillon dans le cadre du festival des Hivernales d’Avignon.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Au Festival d’Avignon, Christophe Haleb, chorégraphe «off » et « in »

À la sortie, Éric, spectateur, s’exclame : « il se passe enfin quelque chose au off ! ». Le débat s’engage sur le trottoir du Théâtre des Hivernales. Manifestement, le chorégraphe Christophe Haleb avec « Domestic Flight » remplit sa fonction, celle d’interpeller chacun d’entre nous sur sa posture, son identité. Ce soir, la distinction entre « off » et « in » éclate tant le travail de ce collectif est remarquable.
Ils sont cinq à déambuler sur cette scène chaotique, sorte de foutoir de nos représentations sur le « genre ». À peine arrivé, l’un des acteurs regarde le spectateur retardataire d’un air réprobateur. Il enlève son jeans, marche en caleçon avec ses talons aiguilles puis enfile une robe. En quelques minutes, il s’est transformé en Émeline, pressant délicatement quelques oranges. Le ton est donné : prière d’être à l’heure et de laisser à l’entrée ses clichés !
Comment s’y retrouver, en 2008, sur les codes qui définissent l’homme et la femme ? Les clivages et les cases ne résistent plus à la complexité des situations individuelles et collectives. Rien de tel qu’une conférence pour accompagner dans un premier temps le spectateur à y voir plus clair avec gros feutres de couleurs pour appuyer là où ça titille, immense tableau blanc, pour professeur d’un « genre » particulier, incarné par Arnaud Saury, acteur magnifique. A l’issue de cette explication magistrale, drôle, juste, convaincante, plus rien du « sexe bon », « pas bien », « acceptable », « pas acceptable », du «moins », au « plus », ne vous est étranger. Cette introduction déconstruit d’autant plus nos schémas, que la scène fait l’objet d’étranges mouvements humains : nos clichés circulent, notre animalité, nos fantômes, et nos peurs aussi.
Des mots au corps, il n’y a qu’une frontière poreuse que Christophe Haleb et sa troupe franchissent avec brio pour nous aider à sortir du clivage masculin – féminin et entrevoir le « genre » dans toute sa complexité, à partir d’un intérieur domestique où nous exprimons (le plus souvent à l’abri des regards), nos pratiques culturelles et sociales, celles qui transcendent les identités sexuelles. Les danseurs font alors corps avec le décor pour s’offrir différents espaces sociaux où le corps « traversé » peut communiquer. Ils jouent avec les gestes de la « mère » pour les réintroduire dans le quotidien ; ils zooment, telle une focale, sur un mouvement, une posture prise ici et là dans le champ social pour lui donner un sens plus large que leur seule acceptation féminine ou masculine. «Domestic Flight» s’attaque à notre société marketée qui manie les identités pour mieux les enfermer dans des codes publicitaires censés faire sens politiquement.
Quand Christophe Haleb joue avec le travestissement, il s’amuse de nous et je finis par comprendre que c’est notre regard qui travestit.
Quand il provoque un rapprochement des corps (touchante séance où trois hommes se massent), je comprends que ce n’est ni masculin, ni féminin : juste humain, tendre et beau alors que notre société transforme notre peau en carapace.
Quand il génère la confusion entre nudité et vêtements, c’est pour mieux nous interpeller sur la proximité de plus en forte entre sphères intime et publique (il n’y a qu’à voir les jeunes hommes et femmes arborer des sous-vêtements débordant du privé vers le sociétal).
Je pourrais expliquer encore et encore les richesses de ce spectacle atypique quitte à faire une conférence pour programmateurs culturels souvent frileux dès que l’on aborde le « genre » !
« Domestic flight » est un théâtre politique à l’articulation de l’intime et du sociétal (à l’image du “Faune(s)” d’Olivier Dubois présenté au « In »). C’est une scène où chacun peut se projeter pour porter dans l’espace public certaines questions qui ne trouvent toujours pas d’écho dans une société de plus en plus puritaine.
Avec Christophe Haleb, non seulement nous sommes un peu plus intelligents, mais nous progressons à nous voir moins clivés.
Et l’on finit par trouver que, sur le trottoir, nous ne sommes pas mal dans le genre.
Pascal Bély
www.festivalier.net
 « Domestic Flight» de la Zouze, compagnie Chistophe Haleb est joué jusqu’au 26  juillet au Théâtre  des Hivernales d’Avignon.