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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, le beau théâtre post-moderne d’Ivo Van Hove.

Chers lecteurs et lectrices du « Tadorne »,
Vous risquez de ne pas me lire jusqu’au bout tant je suis intarissable sur «Tragédies Romaines» d’Ivo Van Hove. Au Festival d’Avignon, on peut assister pendant six heures à du Shakespeare, tout en sirotant un jus de fruit au bar installé au fond de la scène, consulter ses mails et s’allonger sur les canapés pour s’assoupir (après tout, Shakespeare, cela peut fatiguer au bout d’un certain temps). Sans prendre garde, on peut voir César en découdre avec Brutus à côté de soi, et trembler de tout son corps de peur qu’il vous en mette une. Ce théâtre-là n’est pas français, mais néerlandais. Alors bien sur, il faut négocier avec le surtitrage quand les mots voltigent. Qu’importe si nous les attrapons parfois au vol. À l’issue de ce marathon théâtral (car cela en est un), Ivo Van Hove et sa troupe reçoivent une ovation de quinze minutes, dans la salle du Gymnase surchauffée. « Tragédies Romaines » sera l’un des moments inoubliables du Festival d’Avignon 2008.
Les trois pièces de William Shakespeare (« Coriolan », « Jules César » et « Antoine et Cléopâtre ») sont proposées à un rythme si soutenu que l’on se croit inclus dans la série américaine « 24 heures ». Entre les changements de décor, le spectateur n’a que cinq minutes pour s’aérer et se restaurer, l’?il rivé sur le compte à rebours des écrans de télévision avec un speaker en « big Brother » qui rappelle inlassablement les consignes. Le stress fait partie intégrante de la représentation et sa fonction de ne fait aucun doute : démontrer que le pouvoir est dans le jeu. Pour l’appréhender, autant immerger le spectateur dans l’arène à laquelle il participe, qu’il le veuille ou non. Surfer sur Internet, être passif, ou se déplacer dans le jeu contribuent aujourd’hui à la tragédie du pouvoir. Pari réussi. Je quitte le Gymnase du lycée épuisé par cette immersion.
Le plateau est un espace impressionnant structuré par des canapés, où des recoins permettent au spectateur d’observer la scène sur des écrans de télévision. Il peut aussi s’approcher des acteurs ; des gradins, sa posture est plus classique, mais il doit intégrer dans son champ de vision les allers et venues du public. Impossible donc ne pas appréhender le pouvoir dans toute sa complexité. En fond de scène, proche des coulisses, les spectateurs peuvent se restaurer, mais aussi assister au maquillage des comédiens, à l’arrière-cour d’un jeu qu’il ne voit jamais. Un studio de télévision est également installé pour retransmettre le journal d’information continue en direct des combats qui sévissent alors que Coriolan pactise avec Aufidius pour prendre Rome. Entre acteurs et spectateurs se dessine un interstice: théâtre et jeu de rôles,, fiction et réalité, immatérialité du vivant et mécanique immuable du pouvoir, monde réel et univers du virtuel.
Vous l’aurez deviné. Les références au quatrième pouvoir sont omniprésentes. Elles actualisent avec force les trois oeuvres de Shakespeare : il y a un désir évident de désacraliser le texte pour le mettre en résonance dans le médiatique (après tout il envahit notre vie tous les jours). Nous sommes étonnamment loin du gadget, car Ivo Van Hove accompagne l’élargissement de l’espace par un enchevêtrement magnifique de disciplines artistiques. Tout est filmé en vidéo, caméra sur l’épaule, comme des reporters d’image quand les protagonistes bousculent l’histoire. Le cinéma entre dans le champ théâtral quand il restitue la tragédie, ou vie privée et publique s’entremêlent, notamment avec la mère de Coriolan ou entre Antoine et Cléopâtre. On reste subjugué par la beauté des plans, par ce kaléidoscope d’images. Jamais je n’ai ressenti une telle intensité dramatique parce qu’elle nous est montrée à plusieurs niveaux en même temps (on peut passer de l’écran à la scène en fonction des enjeux. Jouissif !). Ivo Van Hove a réussi ce qu’aucun n’a osé faire : faire du cinéma au théâtre pour la télévision. Cela n’est possible qu’avec des acteurs exceptionnels dont le jeu transcende les frontières artistiques.
Ces enchevêtrements permettent au spectateur de comprendre le pouvoir non dans un lien qui serait exclusivement vertical, mais dans des jeux où trahison, loyauté, amour forment un tout.
Le théâtre d’Ivo Van Hove libère le public, donnent du pouvoir aux acteurs, revisitent les mythes à l’aube de la postmodernité (nous voilà rassuré, Sarkozy n’invente rien. Par contre, notre regard sur ce qu’il joue pourrait changer). Il réinvente la tragédie, celle au temps de l’Internet et de l’information en continu, où le moindre geste de l’homme privé résonne dans l’espace public pour lui donner sens, où le corps biologique s’immisce dans le corps institué, où la décision politique loin d’être rationnelle emprunte les voies de l’imprédictibilité et de l’irrationalité.
Six heures où le spectateur savoure le pouvoir qu’on lui offre. Celui de penser par lui-même (comment en témoignent les questions des spectateurs, captées sur Internet au cours de la représentation et qui défilent à la fin des applaudissements) et de participer à une aventure théâtrale où son immersion fait partie du jeu.
Ce soir, en quittant le Festival d’Avignon, j’ai le sentiment d’avoir basculé dans un nouvel espace théâtral.
Qu’attend donc le théâtre français pour poursuivre?

Pascal Bély
www.festivalier.net

“Tragédies Romaines” de William Shakespeare par Ivo Van Hove ont été jouées le 14 juillet 2008 au Festival d’Avignon.