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BIENNALE DE LA DANSE ET D'ART CONTEMPORAIN DE LYON LE THEATRE BELGE!

A la Biennale de la Danse de Lyon, est-ce que la catharsis, ça fait pocpoc?

Si Halory Goerger et Antoine Defoort sont comme ils se plaisent à dire «des analphabètes du théâtre», cela ne les empêche pas de créer leur propre langage scénique entre arts plastiques, performance, conférence, danse?et théâtre. Depuis «Métrage variable», «Cheval» et «&&&&& & &&&», ces deux-là contaminent la scène dans un geste tout à la fois ludique, savant et critique des usages de notre époque, de notre rapport à la technologie et au langage: d’ailleurs, le sous-titre de l’une de leurs créations n’était-il pas «un spectacle de câble et d’épée». Tout un programme!

“Germinal se présente comme une pièce (qui) met en scène des individus qui envisagent le plateau comme un espace vierge et fécond dans lequel tout est à faire. [?] à faire émerger un système, en étant candide on dirait : un monde.» En effet, Germinal est une odyssée à rebours, un laboratoire utopique sans but s’appuyant sur l’aptitude des êtres à former leur pensée par le biais du langage, et se construisant au fur et à mesure sur l’idée que du groupe naît la contradiction et la conscience de sa propre identité. Peut-être est-ce cela le «minimum ontologique légal» qui permet de démarrer une nouvelle civilisation. Car c’est bien ce qui est mis en branle et mis en question dans cette création: comme sur une page blanche (mais pas vierge) ou comme au début d’un jeu vidéo dont le fonctionnement et les possibilités sont encore à découvrir, Germinal se doit de tout inventer.

Au commencement la lumière fut, discrète tout d’abord, s’essayant à plus d’intensité, à disparaître, puis à prendre plus de place. Cela dure un certain temps; un monde ça n’est pas si simple à éclairer et petit à petit, l’on distingue quatre silhouettes assises sur ce plateau vide, qui apparaissent tranquillement. Une femme et trois hommes – mais cela a-t-il une quelconque importance ?? sont posés là, attendent la suite. L’un d’entre eux se lève, c’est lui qui maîtrise depuis le début tous ces jeux d’éclairage. C’est un monde en vase clos dans lequel tout est à inventer. À ré-inventer plutôt, car l’on se rendra vite compte que ces quatre êtres humains ?qui n’ont rien à voir avec une peuplade dite «première»- possèdent un langage très développé, malgré le fait qu’ils ne maîtrisent pas tout de suite leur appareil phonatoire, et s’avèreront être très perspicaces lorsqu’il s’agira d’éviter de retomber dans certains travers à l’oeuvre dans notre société, pas dans la leur!

La germination est en marche, tout d’abord le langage comme forme de pensée, la communication, la contradiction, la voix, le chant, la musique, l’individu qui déjà manipule les idées des autres pour son propre compte. Tout cela s’accomplit dans une douce nonchalance et une fausse naïveté qui rend cette «création du monde» à la fois hilarante, ludique, subtile et nécessairement poétique et politique.

Comme dans les précédentes pièces d’Halory Goerger et d’Antoine Defoort, le rire prend sa source au c?ur même des données et des contraintes du langage, de son déploiement. À l’instar de Tiqqun dans la Théorie du Bloom, ils cherchent à «aller jusqu’au bout des possibles que contient leur situation». Situations limites dans lesquels nos quatre interprètes se confrontent à la nécessité d’apprendre comment s’organise un échange de pensée par sous-titres interposés? Comment produire du son avec sa glotte, sa gorge et son larynx? Comment un seul micro pour s’exprimer pose-t-il la question du porte-parole, et donc du mode de gouvernement en devenir? Autant d’approches ludiques et dialectiques d’un questionnement sur la constitution et le fonctionnement d’un groupe, d’un peuple, d’une civilisation, d’une galaxie.

Une fois le langage et la parole mises au point vient le temps de se mesurer à l’espace, aux éléments qui constituent cet espace, qui le circonscrivent et forment les bases d’un vocabulaire plus élargi, du rapport au matériel et à l’immatériel. Il y a ce qui fait pocpoc quand on le frappe avec le micro et ce qui ne fait pas pocpoc. La catégorisation est en route. Mais tiens d’ailleurs, est-ce que la catharsis, ça fait pocpoc ou pas? Et à un moment, se rendre compte qu’il y a des choses qui font pocpoc dans le coeur?

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Germinal se déploie dans une «variation continue» pour reprendre l’expression deleuzienne. Il faut détruire pour construire semble être l’un des leitmotivs du spectacle. Chaque élément découvert devient l’occasion pour chaque interprète de mesurer son rapport au monde en train de se créer. Micro, guitare, amplificateur, ordinateur sont autant d’éléments poussiéreux, enfouis sous des gravats tels des restes archéologiques d’une époque révolue, des résidus, et qui aujourd’hui servent à la reconstruction du monde, ou du moins à la construction du spectacle. L’objet occupe dans cette création une place importante d’élément permettant d’établir une critique de nos propres comportements à partir de l’usage que nous en avons, voire même de l’usage qui nous en est imposé.

Dans une approche aussi bien plasticienne que théâtrale et performative à souhait, Halory Goerger et Antoine Defoort parviennent à élaborer un monde en vase clos aux multiples résonnances vers l’extérieur. Une installation théâtrale sous forme de laboratoire tout à la fois farfelu et tellement nécessaire. Ce ne sont pas des personnages qui jouent la comédie, ce sont des êtres en devenir dont les buts sont très incertains. On peut jouer avec le monde, le décortiquer, en défaire une à une chaque brique, faire tomber les murs, ne pas les reconstruire, ré-agencer des ensembles nouveaux. Cependant, les bases restent là: des individus face aux autres et face à eux-mêmes, aux prises avec un langage à redéfinir, à dé-catégoriser, à réinventer. Lorsque l’on sort de la salle, on se sent plus intelligents (pour une fois!), petits face à l’ampleur de la tâche qui nous attend, grandis par la dimension ludique et critique de cette création, et surtout joyeux que quatre trublions rebattent les cartes de nos représentations individuelles et collectives.

Si ce n’est pas du Zola, on en rêverait presque ! Merci.

Nicolas Lehnebach pour, vers le Tadorne.

Germinal, aux Subsistances, du 18 au 21 septembre 2012 dans le cadre de la Biennale de la Danse de Lyon.

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BIENNALE DE LA DANSE ET D'ART CONTEMPORAIN DE LYON L'IMAGINAIRE AU POUVOIR PAS CONTENT Vidéos

Robyn Orlin a decouflé la Biennale de la Danse de Lyon !

Dans un festival, il y a un petit plaisir que je ne me refuse jamais: faire dialoguer les oeuvres. En ce dimanche après-midi, la Biennale de la Danse de Lyon a l’excellente idée de programmer deux spectacles qui, en apparence, non aucun lien entre eux. En apparence?

Philippe Decouflé revient avec «Panorama», un best off de son parcours de plus de trente années de création. L’amphithéâtre de la Cité Internationale est une salle imposante avec ses 3000 places. Le rapport scène-salle est totalement détestable, mais amusant: le plateau parait si petit face à l’immensité de ce mur de spectateurs. Nous sommes accueillis par des majorettes siglées aux insignes de la compagnie: l’ambiance est bon enfant et le restera tout au long du spectacle. En trente ans, le style Decouflé s’est fondu dans le langage publicitaire et les différentes esthétiques de la société du spectacle. La transmission vers ces jeunes danseurs semble très opérationnelle: s’il y a vingt ans, Decouflé transgressait, sa danse parait aujourd’hui un brin décalé avec l’époque, sans énergie subversive. C’est d’autant plus vrai avec certaines scènes où le «noir» fait le show, où la femme potiche et hystérique fait marrer. En sommes-nous encore là? Ces ressorts humoristiques, tant répandus dans la sphère médiatique, me lassent très vite. Les quelques moments de virtuosité sont si empruntés que l’ennui ne tarde pas à s’inviter. Ce «best off» ne tisse aucun lien entre les différentes époques. Troublant. C’est un voyage dans le temps sans résonance particulière, à l’image d’un parc d’attractions posé là. 

Deux heures plus tard, la chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin débarque avec la compagnie Moving Into Danse Mophatong pour «Beauty remained for just a moment then returned gently to her starting position ?». Le début du spectacle est dans la continuité de «Panorama»!  On danse pour créer de l’image, de l’effet. Mais «où est la beauté ?» s’exclame une des danseuses. Le microbe aguicheur de chez Decouflé revient sous la forme d’un serpent très laid. Nous sommes invités à le chasser de la scène pour que la beauté puisse occuper le plateau! Robyn Orlin pense à juste titre que nous avons une vision misérabiliste de l’Afrique qu’il convient de changer. Mais n’avons-nous pas aussi une approche esthétique de la beauté qu’il faut «humaniser» pour la replacer dans l’interaction? Elle s’y emploie avec l’humour qu’on lui connait, avec cette troupe de sept danseurs qui prennent plaisir à être là, à venir nous chatouiller sous les orteils, à nous déplumer pour remplumer leur danse, à convoquer Dieu pour le rendre témoin de notre triste destin à chercher ce qu’il nous avait pourtant donné contre quelques concessions! Il y a dans cette pièce une énergie incontestable, dans la lignée du travail de  Philippe Decouflé, le désir d’en découdre en plus (ah, la scène de l’orgasme collectif! Inoubliable!). Le plastique joue ici un rôle majeur: matière à rêves, il recycle notre société du déchet pour créer de nouveaux territoires, celui de nos imaginaires enfin reliés, protégés par une déesse de la beauté bienveillante. Je suis troublé de reconnaître à plusieurs reprises des éléments du spectacle de Philippe LafeuilleCendrillon, ballet recyclable»), présenté l’an dernier à la Maison de la Danse de Lyon et qui avait si joliment célébré la puissance d’imagination du spectateur. La beauté plastique se transmet donc entre chorégraphes pour faire voler nos dernières certitudes sur un lien présupposé entre le beau et le neuf (voir aussi le spectacle de Phia Menard, programmé cette année à la Biennale).

Mais Robyn Orlin peine à totalement m’embarquer. Elle met en scène la recherche de la beauté sans pour autant inclure les danseurs dans un processus qui ferait une ?uvre. Le spectacle se fait avec nous, devant nous, sans que je n’aie eu la sensation d’assister à une proposition chorégraphique. Il faut attendre le générique de fin pour visionner une vidéo où l’une des interprètes danse la, sa beauté. À peine l’image se fige-t-elle qu’elle nous interpelle pour évoquer sa fierté de se voir aussi belle. Interloqué, je m’interroge: et si nous étions passés à côté de l’essentiel, à savoir que la beauté est dans l’art? A moins qu’elle ne soit dans le regard qu’on lui porte…

Pascal Bély , Le Tadorne

« Panorama » de Philippe Decouflé et «Beauty remained for just a moment then returned gently to her starting position ?» de Robyn Orlin à la Biennale de la Danse de Lyon du 13 au 30 septembre 2012.

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BIENNALE DE LA DANSE ET D'ART CONTEMPORAIN DE LYON LE GROUPE EN DANSE PAS CONTENT Vidéos

Claude Régy, spectateur associé à la Biennale de la Danse de Lyon.

Au fur et à mesure des oeuvres qu’il programme, le spectateur est pétri d’influences qui peu à peu, construisent son «propos». Il lui arrive également de s’inclure dans une démarche de création partagée avec des artistes. Ainsi, progressivement,l’image du spectateur actif émerge dans notre société où la représentation de son positionnement est le plus souvent noyée dans la masse uniforme de la jauge ou de l’appellation générique de «public».

À quelques heures de partir pour la Biennale de la Danse de Lyon, une vidéo postée sur mon mur Facebook attire mon attention. On y entend deux metteurs en scène (Claude Régy et Luc Bondy) échanger avec Fréderic Taddeï sur le plateau de «Ce soir ou jamais». La pensée de Claude Régy est lumineuse quand il évoque le positionnement du spectateur. «Il faut supprimer la représentation; la vraie représentation est complètement imaginaire; l’écriture trouve son prolongement dans l’imaginaire du spectateur, qui imagine le spectacle à partir de ce qui lui est suggéré. La liberté est totale. Aux  spectateurs d’inventer leur spectacle, d’être libre d’imagination, d’être créateur, pas spectateur passif». Il poursuit en pointant les théâtres où la «scène est une coupure». Il évoque «le besoin d’une salle unique pour relier l’univers  mental du spectateur et celui de l’artiste, où le spectateur est dans le même lieu que le spectacle». Il soutient que «le réalisme est une fausse posture. Il n’y pas de réel. Au nom de quoi peut-on faire du réalisme ? Il faut faire des choses qui déconstruisent l’idée de la certitude, qu’il y aurait un réel simple». Ses propos m’impressionnent: sa pensée complexe rencontre mon «travail».

Mais en ce samedi d’automne, le spectateur vu par Claude Régy est absent de la Biennale de la Danse de Lyon. Rendez-vous m’est donc donné à Vaulx-en-Velin pour «Murmures» de la Compagnie Malka. Cette oeuuvre du chorégraphe et danseur Bouba Landrille Tchouda évoque le milieu carcéral. Vaulx-en-Velin, prison, étrange association. Probablement le «réel» s’est-il invité dans la représentation que se font les programmateurs de cette ville. Je suis d’emblée surpris par le rapport scène-salle qui reproduit la distance entre la prison et la société. Le réalisme est décidément partout quitte à brutaliser la rencontre entre des artistes et des spectateurs.
Le décor est une cellule où le chorégraphe et le danseur Nicolas Majou évoluent au gré de leur relation. Tout est suggéré: la chambre colle aux mouvements et réduit la danse à un message explicite (qu’aurait-il chorégraphié sans la présence du lit, du lavabo?). Elle me «parle» beaucoup trop pour que je puisse imaginer, me projeter dans un processus d’enfermement (sur ce registre, on préférera de loin «Press» de Pierre Rigal). Bouba Landrille Tchouda m’isole dans son «réalisme» jusqu’à effleurer la relation homosexuelle entre les deux prisonniers, à jouer au «j’allume et j’éteins la scène» pour signifier une hypothétique mobilisation de mon imaginaire. Ce travail tout à fait respectable ne rencontre pas mon parcours de spectateur: bien au contraire, il le fait bifurquer vers une voie où le «réel » serait lisible. Vers une «danse réaliste» ?
Deux heures plus tard, Yuval Pick, tout jeune directeur du Centre Chorégraphique de Rillieux la Pape, nous propose au Théâtre de la Croix Rousse, «Folks», sa dernière création. Le dispositif scénique est superbe. Comme avec Claude Régy, j’ai rapidement la sensation qu’il n’y a qu’un seul espace «mental» entre artistes et spectateurs. Six danseurs surgissent et font la ronde: l’enfance s’invite là où les mains créent le fil tendu, détendu qui électrise les corps. Leur inconscient groupal «se prolonge dans mon imaginaire». Cela m’émeut. Peu à peu, la ronde bascule vers le folklore, la joie d’y être et les premiers conflits. Du linéaire, Yuval Pick propose, à partir de différents tableaux, une vision complexe du groupe, souvent abordé en danse contemporaine (dernièrement chez Mathilde Monnier, Emanuel Gat, Radhouane El Meddeb, Hofesh Shechter,): le collectif uniforme, l’exclusion, le couple homme-femme, homme-homme, l’inclusion. Il y a chez Yuval Pick une énergie rarement rencontrée ailleurs: en mêlant le mouvement folklorique, les langages (le rire, l’applaudissement,…), l’imaginaire de West Side Story, il parvient à créer le groupe garant d’une culture, celui qui dépasse le stade infantilisant de l’unisson.
Mais au bout de quarante minutes, tout s’émiette. Sans que l’on comprenne pourquoi, chacun installe des plantes sur scène qui finissent par signifier une forêt tropicale. Les danseurs semblent  livrés à eux-mêmes, perdant tout sens de l’espace et de la relation groupale. Rarement je n’ai approché un tel désastre artistique où pour sauver ce qui peut l’être, un chorégraphe décide de noyer son propos dans un décor. Je suis désemparé, presque abandonné en rase campagne!
«Folks» s’effondre. Cette création n’est pas du niveau d’un Centre Chorégraphique National. Faut-il voir dans le geste de ce créateur une incapacité (provisoire?) à articuler  le groupe et le projet institutionnel. Ce décor serait-il métaphorique d’un paysage chorégraphique réduit à une jungle institutionnelle où se perdent un chorégraphe et des danseurs?

J’hallucine? Peut-être, mais c’est ma seule façon d’exister comme spectateur créateur.

Pascal Bély, Le Tadorne.
«Murmures» par la Compagnie Malka et « Folks » de Yuval Pick à la Biennale de la Danse de Lyon du 13 au 30 septembre 2012.
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BIENNALE DE LA DANSE ET D'ART CONTEMPORAIN DE LYON OEUVRES MAJEURES

À la Biennale de Lyon, Maguy Marin et Denis Mariotte noircissent le tableau.

Deux tournes-disques, l’un à gauche, l’autre à droite de la scène, trônent et crachent un vrombissement (peut-on imaginer la danse contemporaine sans lui!), ponctué d’étranges sons rayés. Le nouveau spectacle de Maguy Marin et de Denis Mariotte, «Nocturnes“,  ne serait-il qu’un vieux disque, tel un propos qui se répèterait à l’infini? Je serais tenté d’y croire tant cette création, à la différence de bien d’autres, me laisse un peu sur le côté et ne semble provoquer dans le public que des applaudissements polis.

De gauche à droite, même son, même discours. Au centre, la complexité du monde tel qu’il va. De chaque côté de la scène, des coulisses sans profondeur d’où émergent des personnages et des objets. Pendant une heure, une série de saynètes se succèdent d’une durée de trente à soixante secondes ponctuée d’un intermède dans le noir de douze secondes pendant lequel j’entends des pas sur la scène. Chaque tableau me trouble, car il pose un contexte, une relation, une interrogation. Chaque plongée dans l’obscurité finit par m’agacer de ne plus pouvoir penser et faire mon spectacle. «Nocturnes» est une proposition que l’on peut ressentir comme autoritaire, mais, confiant en ces deux artistes, je décide de m’accrocher. Dans le précédent spectacle («Salves»), les danseurs tissaient un fil entre eux et nous. Leurs mouvements faisaient liens entre les tableaux (quitte à les faire tomber pour que nous les ramassions), chaque flash lumineux provoquait ma conscience tandis qu’un détail réveillait un souvenir. Ici, rien de tout cela. Quasiment plus aucun artifice scénique si ce n’est une lumière qui surplombe, traverse ou caresse tel un voile qui parfois me fait frémir.

Que m’est-il donc suggéré? Qu’est-ce qui justifie que l’on m’impose le noir et des scènes qui, à priori, n’ont aucun lien entre elles? J’entends l’effondrement, symbolisé par ces pierres qui font un terrible fracas en tombant sur la scène?Peu à peu, elles sont pierres tombales, où s’allongent des corps qui tendent vers nous la photo d’un ancêtre. Je pense aux miens, mais j’en ai si peu, tant mon génogramme est brisé. Alors, il faut chercher ailleurs, dans ces personnages offerts par Maguy Marin. À moi de tisser un lien avec eux. Mais tout va si vite. À peine apparus, les voilà disparus, comme un mouvement de danse qui se prolongerait dans mon imaginaire. Hommes, femmes parlent des langues que je ne comprends pas, mais le langage est ailleurs. Dans ce qui se joue. À mon insu, car je suis binaire et formaté. J’avance parfois à partir de certitudes usées qui me conduisent à effacer l’essentiel de ma mémoire. Nous bâtissons des murs pour nous protéger de l’urgence de l’essentiel.

Chaque personnage, chaque dialogue, chaque posture me questionnent: «qu’est-ce qu’il se joue?». Cette interrogation, obsédante, m’invite à relier les coulisses et la scène: à entendre ce qui est dit pour écouter l’enjeu de le dire; à ressentir le mur par les corps emmurés; à lier l’effondrement de notre civilisation et les corps marchandisés; à lire la trace tout en questionnant comment nous l’effaçons; à nier ce qui se trame pour se préoccuper davantage du processus d’émergence; à interroger  le futile pour y rechercher l’essentiel; à capter l’ombre d’un corps comme une apparition de l’âme?

Je pense. Je ne fais que penser. «Nocturnes» m’épuise.  J’avance et je ne sais pas où je vais. Mais je sens qu’il se trame la métamorphose de mon regard sur le monde. Soixante minutes, c’est trop peu pour continuer à tisser…

Il me faut revoir la scène où les six danseurs se déplacent de dos l’un à côté de l’autre et de leurs mains argentées dessinent au tableau noir.

Il me faut toucher la scène où un voile est lumière.

Il me faut compter mes morts pour unifier mon vivant.

Il me faut entendre le cri de la Grèce dans le choc démocratique tunisien.

Il faut me percher au-delà du mur pour savoir interroger le Nouveau Monde.

«Nocturnes» n’a pas encore fini son travail.

Pascal Bély, Le Tadorne.

 

Nicolas Lehnebach va plus loin…

Les épiphanies nocturnes de Maguy Marin et Denis Mariotte.

Après les salves, la nuit?

A l’aube d’un nouveau cycle de travail, non plus au Centre Chorégraphiqe National de Rillieux-la-Pape, mais à Toulouse, Maguy Marin et Denis Mariotte inscrivent leur dernière création dans la continuité de Salves leur précédent spectacle: une succession de saynètes telles des réminiscences d’un temps passé entrecoupées de noirs faisant entendre un son sourd, des bruits de pas, et le crépitement incessant tout au long du spectacle d’un disque rayé.

«Nocturnes», à l’image de la radicalité et de l’exigence des dernières propositions de Maguy Marin, est un spectacle sans complaisance pour le spectateur tant le spectaculaire en est absent, procédant par épiphanies successives, redondances subtiles, avec un sens consommé de la mise en scène et de la composition.

Le dispositif scénique est épuré: un plateau noir avec quelques points d’entrées et de sorties sur les deux côtés de la scène, sur le mur du fond de scène neuf chandeliers avec ampoules électriques sont accrochés. Apparitions, disparitions, ré-apparitions forment le corps de cette création. Tout commence avec un homme qui semble dormir affalé sur une chaise, un autre -plus tard- mangera quelques grains de raisin accroupi sur quelques pierres jetées sur le plateau avec fracas, deux jeunes filles se maquilleront tout en parlant français et allemand, essaieront des vêtements, se chuchoteront des secrets à l’oreille à grand renfort d’éclats de rire, un homme et une femme converseront en italien, un groupe d’hommes cherchera à apercevoir un autre groupe de femmes derrière un mur, un père et un fils se déchireront en arabe, une prostituée à perruque blonde alpaguera une autre jeune femme en allemand, une autre parlera en grec, un couple d’amoureux chantera la Llorona. Car«Nocturnes» est tout à la fois une accumulation d’images saisissantes qui naissent et meurent le temps d’un flash, et l’évocation d’une Europe au sens large dont les racines et la culture embrassent tout le pourtour méditerranéen.

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Le rythme est implacable, les saynètes défilent les unes à la suite des autres ponctuées par ce noir oppressant et ces bruits de pas qui semblent se déplacer en rangs serrés pour ensuite se perdre. Le spectacle égrène les jours et les heures. Le temps passe. Un siècle se termine et les gens fuient encore et toujours les ravages de leur époque. Petit à petit, des cailloux sont jetés sur scène, puis disparaissent pour finalement réapparaître toujours plus nombreux. Nous vivons sur des ruines qui voudraient s’effacer et qui pourtant s’accumulent sans cesse. Ce que nous avons tenté de reconstruire retourne inéluctablement à l’état de ruine, et s’accumule sous nos pieds, à l’image de cet homme mangeant son raisin une fois, et qui reviendra manger plus tard un sandwich avec un coca : le temps file, les ruines s’accumulent.

Dans un certain sens, nocturnes semble se présenter comme la copie conforme de Salves, les lecteurs de bandes magnétiques en moins, la parole des interprètes en plus. Dans un certain sens seulement puisque malgré une continuité évidente entre les deux spectacles, Maguy Marin et Denis Mariotte vont plus loin, tendent à rejoindre notre époque. Les interprètes habitent chaque instant d’une présence intense et simple à la fois, le geste quotidien renoue avec le fil d’une Histoire qui dépasse chaque individu. On sait tout l’intérêt que la compagnie porte aux grands textes poétiques (De rerum natura d’Ovide dans le spectacle Turba, l’Iliade d’Homère dans Description d’un combat), dans «Nocturnes» une place leur est donnée avec justesse.

Les langues de cette création sont l’italien, l’allemand, le grec, l’arabe, l’espagnol. Tout cela fait partie d’un écho, un écho aux relations conflictuelles qui agitèrent ces pays tout au long du XX° siècle, première et deuxième guerres mondiales, berceau de dictatures sanglantes, guerres d’indépendances. Le passé nous ramène inexorablement à des enjeux actuels, extrêmement contemporains. “I am Greece” écrira à la craie sur le mur du fond de scène l’une des interprètes. “I am Tunisia” écrira un autre. La guerre se joue sur les mêmes terrains qu’autrefois, elle a juste un nouveau corps, tels ces visages photographiés, figés, et qui seront examinés régulièrement tout au long du spectacle. Avec nocturnes, les chorégraphes entendent porter une ombre sur notre présent en éclairant le passé. Chaque situation est examinée à un niveau micro (pour utiliser un jargon de sociologue), c’est la dimension ?infra, intérieure, qui est portée à la scène. L’Histoire est celle qui se cache dans les anfractuosités du quotidien ?pas sur les champs de batailles. Il n’est plus temps pour une Iliade recommencée. Le spectateur est plongé dans les «coulisses de l’Histoire», dans l’envers du décor.

Le dispositif sous forme d’épiphanies est très évocateur de cet état d’oubli dans lequel nous nous trouvons actuellement. Un sac de sable est versé sur le sol, l’instant d’après il n’est déjà plus là. Que reste-t-il des traces de nos erreurs? Nous sommes témoins, et pourtant incapables de tirer les leçons qui s’imposent. Chaque action nouvelle de notre contemporanéité n’est qu’une copie quelque peu modifiée d’une action antérieure. L’humanité a les deux pieds engoncés dans un «éternel recommencement». Il nous faut en finir avec le XX° siècle, semblent-ils vouloir nous dire, même si ce siècle déborde encore sur le suivant. Le nôtre. Le constat est pessimiste, mais lucide. Et voici ce qui fait tout l’intérêt de nocturnes ?même si d’aucuns pourraient regretter une trop forte ressemblance avec Salves? cette façon de confronter l’Histoire du XX° siècle avec celle du XXI° siècle, de la placer termes à termes avec les données politiques et géographiques d’une Europe jadis à feu et à sang, et qui achève de mourir à petit feu, devant nos yeux résignés, dans une guerre que la finance livre aux populations de la «Zone» comme la nommerait un Mathias Enard.

Dans la répétition, dans l’accumulation et la redondance, nocturnes peut aussi bien fasciner qu’agacer. Maguy Marin, Denis Mariotte et tous les interprètes sont là où on les attendait, mais vont plus loin, visent à l’après, et c’est peut-être cela la réponse de l’art à la déréliction actuelle.

Nicolas Lehnebach.

« Nocturnes » de Maguy Marin et Denis Mariotte à la Biennale de Lyon du 19 au 25 septembre 2012. Dates de la tournée: ici.

Crédit photo: Christian Ganet.

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BIENNALE DE LA DANSE ET D'ART CONTEMPORAIN DE LYON PAS CONTENT

À la Biennale de Lyon, la danse fait la manche, le théâtre de David Bobée accélère.

Quelles peuvent être les intentions d’une Biennale de la Danse d’inclure une oeuvre théâtrale dans sa programmation? Dans son éditorial, Dominique Hervieu, directrice, n’est pas avare de concepts lorsqu’elle promeut une «esthétique de la diversité» car «la danse est un art majeur qui influence aujourd’hui les autres arts» pour de «nouveaux horizons de la transdisciplinarité où le rapport au corps nourrit la dramaturgie“. Comprenne qui pourra. Ainsi, le metteur en scène David Bobée est-il invité à incarner ces intentions avec un «Roméo et Juliette» qui, dans ce contexte, fait événement. Mais ne vous emballez pas trop vite. Il est mentionné plus loin dans la fiche du spectacle que cette «création réalisée dans le cadre d’une résidence aux Subsistances constitue la première étape d’une collaboration au long cours entre la Biennale de la danse et ce laboratoire international de création». Pourquoi communiquer une telle information qui, après tout, n’est qu’une cuisine interne? À moins que cela ne soit une précaution d’usage pour signifier qu’il va falloir partager les budgets. «Roméo et Juliette» par David Bobée n’a rien d’un théâtre nourri par la danse. Tout au plus, donne-t-il une version moderne des luttes entre les clans Capulet et Montaigu où des acteurs d’origine arabe croisent le fer pour que finalement, l’amour triomphe. Pourtant, tout avait si bien commencé…

Dans un décor de cuivre chaleureux (délicieux contraste avec la verrière des Subsistances où la température chute à vue d’oeil), ce Shakespeare se veut d’emblée généreux, fougueux. Dans l’une des premières scènes, la danse s’invite, par la petite porte, au cours d’un bal. Cette humilité me touche d’autant plus que le plateau est à l’image de l’idée que je me fais d’une société ouverte: jeunes, plus âgés, blancs, noirs, métisses forment la bande des bandes. Mais rapidement, je comprends que la danse ne reviendra plus pour influencer. Tout juste a-t-on droit à  un jeu d’acrobates un peu vain qui pose le spectaculaire comme unique rapport dramaturgique au corps (en témoigne, les applaudissements du public). Il faudra attendre de longues minutes pour assister, médusé, à la belle danse de Pierre Bolo qui, dans le rôle de Mercutio, offre son hip-hop pour une joute verbale époustouflante! Pour le reste, «la transdisciplinarité» est un espace laissé vide, où la danse ne peut se glisser d’autant plus que la traduction dynamite de Pascal et Antoine Collin impose un rythme qui rend impossible toute écriture chorégraphique. Reste le «rapport au corps». «Nourrit-il la dramaturgie?». Il est très performé (du en grande partie à la présence de danseurs hip-hop et d’acrobates). Dans le rôle de Roméo, Mehdi Dehbi en impose par sa beauté fulgurante! Il saute, se jette, se relève, enjambe, ne se contente plus de la scène et finit par jouer en fond de gradin. Ces déplacements performatifs sèment le trouble: la mise en scène se résume peu à peu à une dynamique spatiale, laissant de côté le jeu d’acteur comme si David Bobée était totalement aveuglé par cette allégorie d’une société mondialisée métissée où tous les arts se valent, quitte à les réduire chacun au plus petit dénominateur commun (métaphore de la transdisciplinarité vue par les pouvoirs publics?). La majorité des acteurs ne viennent pas du théâtre et performent, habitent leur jeu à partir de leurs disciplines sans que cela ne fasse une oeuvre «transdisciplinaire». Tout au plus, «Roméo et Juliette» incarnent-ils une idéologie de la diversité. Or, le théâtre est plus qu’une somme de disciplines. Il me revient «La mouette», par Arthur Nauzyciel pour le Festival d’Avignon, où la danse chorégraphiait le théâtre pour créer de nouvelles interactions entre le sens donné par Tchekhov et la vision du metteur en scène. C’était sublime, car riche de messages qui traversaient mon inconscient (Au Festival d’Avignon, la beauté sidérante de “La mouette” d’Arthur Nauzyciel)

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Mais ici, point de «traversée» d’autant plus que l’actrice Véronique Stas (la nourrice), l’une des rares à se positionner «clairement» sur le champ théâtral, m’empêche de «travailler». Difficile de faire abstraction: habit décalé, intonations issues du café-théâtre, ponctuation de chaque phrase par un tapement sur les cuisses. Elle fait son show et parvient à tout écraser: sa performance n’est plus un jeu, mais une posture empruntée à la société du divertissement. Juliette fait ce qu’elle peut (Sara Llorca) mais manifestement, le rôle-titre lui échappe

Peu à peu, le théâtre n’est qu’une scénographie extrêmement sophistiquée nourrie par des performances physiques et une accélération du temps qui me laisse totalement sur le côté. La présence d’acteurs plus âgés (Jean Boissery et Alain d’Haeyer) n’y change rien : ils font preuve d’une passivité déconcertante face à ce jeu «consumériste» dévastateur.

À mesure que l’intrigue s’écoule, des acteurs-amateurs tentent de se professionnaliser (j’aurais préféré l’inverse?). Est-ce cela que l’on nous promet sur les scènes où, sous couvert de transdisciplinarité, la forme l’emporte sur le fond, où la complexité se réduit à une somme de performances physiques séduisantes en phase avec une époque où le toujours plus écrase le temps nécessaire pour qu’émerge le sens du fragile?

Je reste convaincu qu’une biennale de la danse peut explorer de nouveaux territoires. Mais avec les chorégraphes. Pas contre eux.

Pascal Bély, Le Tadorne

«Roméo et Juliette» de William Shakespeare, mise en scène par David Bobée à la Biennale de la Danse de Lyon du 13 au 22 septembre 2012.

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BIENNALE DE LA DANSE ET D'ART CONTEMPORAIN DE LYON OEUVRES MAJEURES Vidéos

A la Biennale de la Danse de Lyon, Israel Galván, sublime (dé)compositeur.

Le théâtre parait en chantier, dépouillé. Avant le séisme. Le béton armé semble désarmé, à nu. Des chaises empilées, une table, un piano et un étrange carré blanc sur scène forment le décor de ce qu’il reste d’une fouille archéologique. Le chorégraphe Israel Galván, la pianiste Sylvie Courvoisier, la chanteuse Inés Bacan et Bobote pour le compás se positionnent en rang, de dos. Tel un bâtisseur de cathédrale, tout laisse à penser qu’Israel Galván va se mesurer à ce chantier, celui d’un flamenco qu’il compte bien dépoussiérer, même si cela doit passer par une totale déconstruction des codes auquel est probablement habitué une partie du public du Théâtre de Nîmes. Tout débute par une pile de chaises qu’il fait tomber pour en extraire une, destinée à Inés Bacan. Respect et élégance.

Pendant plus d’une heure dix, Israel Galván affronte. Confronte. Démonte. Son corps est un temple qu’il fait trembler sur ses bases pour ouvrir les entrailles du flamenco qui se doit d’accueillir la modernité à partir de ses racines et de ses rites. Il explore. Quasiment tout. Du piano, monte les clameurs d’un free jazz décomplexé mêlé de mélodies andalouses, d’accents rock et de sons métalliques. Israel Galván s’approche à plusieurs reprises de cette bête qu’il dompte pour calmer ses ardeurs d’en découdre. Le piano est un corps qui saigne. Il cicatrise les blessures d’une danse qui taille dans le vif du sujet. Il est exceptionnel d’assister à la décomposition d’une partition qui se consume pour inventer l’Autre musique, celle d’un flamenco théâtral. Car Israel traverse tout : sa danse est le territoire des arts. À l’instar de Pina Bausch, il théâtralise pour créer l’épaisseur du mouvement  et convoque pour cela la famille du flamenco. Une étrange atmosphère se dégage : Inès Bacan et Bobote, tels des parents attentifs, sont attablés et leurs chants montent vers les cieux où les mots se font poussière. Israel saute et parvient à s’asseoir sur la table, de dos. L’enfant est là. Image fulgurante de l’adulte qui puise dans l’enfance de l’art, l’énergie de créer sa danse.

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C’est ainsi qu’Israel ose se consumer pour se libérer des oripeaux mortifères de la tradition : le carré de poudre blanche l’accueille. Point de soufflerie pour créer l’illusion du brouillard. Israel fait brume tandis que sa danse aurore nous projette ses rayons et creuse les sillons de son territoire chorégraphique. Il ose tomber, se relève et s’assoit. Tandis qu’il enlève ses chaussures, son pied dénudé le fait sculpteur et nous propulse dans un flamenco privé de son objet essentiel. Assis, il reste immobile : son silence est celui d’un travail intérieur qui accompagne sa métamorphose. Peu à peu, son corps quasi squelettique est un écho aux deux phrases qu’il adresse aux spectateurs: «la mort c’est le public», «el publico es la muerte».

Loin d’être un spectacle fragmenté, «La curva» offre à chaque artiste sur le plateau, à chaque spectateur, la possibilité de créer la partition capable de recoller les morceaux d’un flamenco kaléidoscopique, pour un art total. C’est une galerie à ciel ouvert, où chacun peut faire son chemin, où la danse d’Israel Galván pose des repères clefs à partir d’allers-retours entre déconstruction et reconstruction, comme une invitation au changement. Peu à peu le chant s’éloigne de la plainte ; peu à peu le flamenco irrigue la musique et provoque un pas de deux généreux entre Israel et Bobote ; peu à peu la scène pousse les murs, et nous invite à nous ouvrir. La dernière pile de chaises peut bien s’effondrer, la danse a fait son travail : accueillir la complexité, promouvoir l’autonomie pour le bien collectif, écouter le passé pour entendre le futur, oser l’ouverture pourvu qu’elle irrigue chacun pour le tout. «La curva» est une ?uvre essentielle pour qui veut savoir ce que l’art peut nous dire alors que l’effondrement nous aveugle.

Un piano,

Des chaises,

Une table,

De la poudre blanche,

Eux,

Nous,

et le flamenco est résis(d)ance

Pascal Bély, Le Tadorne

« La Curva » d’Israel Galván au Théâtre de Nîmes le 19 janvier 2012 et à la Biennale de la Danse de Lyon les 16, 17 et 18 septembre 2012.

Israel Galvan sur le Tadorne:

Galvánisé.

A Montpellier Danse, Israel Galván : nous surmonterons…

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BIENNALE DE LA DANSE ET D'ART CONTEMPORAIN DE LYON LE THEATRE BELGE! PAS CONTENT

La Biennale de la Danse de Lyon jette nos fleurs par la fenêtre.

D’un festival à l’autre, il y a mes passerelles. Elles m’appartiennent et insufflent dans les programmations savantes, des images qui s’incrustent sans crier gare. Ce samedi 15 septembre 2012, le Festival d’Avignon s’invite à la Biennale de la Danse de Lyon, tant les traces laissées par l’artiste plasticienne Sophie Calle sont durables. Cet été, à l’Église des Célestins, «Rachel Monique» fut une grande exposition au coeur d’un festival de théâtre (Au Festival d’Avignon, Sophie Calle: la traversée d’un continent intérieur). Elle y installa différentes oeuvres à la mémoire de sa mère, disparue en 2006 jusqu’à lire et découvrir quotidiennement les pages de son journal intime. Elle créa un lieu de mémoire, de ceux que l’on bâtit pour les grandes causes: elle l’a construit pour sa mère, vers notre destinée. D’elle(s) à nous. À chaque recoin de l’église, nous furent nombreux à nous inscrire dans cette filiation. «Rachel, Monique» n’était ni du théâtre, ni de la danse. Pourtant, combien d’oeuvres du spectacle soi-disant «vivant» sont-elles capables de susciter de telles résonances?

À Lyon, la proposition du plasticien Jan Fabre, «Preparatio Mortis», n’est pas de celles-là. Ce solo pour Lisa May est «dansé» comme un rituel après la mort subite des parents de Jan Fabre. Dès les premiers instants, l’exposition de Sophie Calle s’invite. Là où elle nous accueillait à l’entrée de l’Église avec un grand portrait de sa mère au milieu d’un fracas de vieilles pierres qui faisaient entendre les pages du journal intime, Jan Fabre nous plonge dans le noir, avec une musique d’église aux accents contemporains rapidement insupportables de Bernard Foccroulle. Cette obscurité dictée ne m’éclaire pas. Alors j’attends. C’est ainsi qu’un petit miracle se produit: par la lumière d’un lever de soleil, de longues fleurs bougent à peine et je perçois des figures, une évanescence de corps, de celle que l’on imagine dans les cimetières à la tombée de la nuit. À cet instant, les odeurs de fleurs invoquent le souvenir, presque le chagrin, et notre désir de survivre en convoquant Dionysos! Mais Jan Fabre tend rapidement le mouchoir, de celui que l’on s’empresse de vous donner de peur que vous ne débordiez. C’est alors qu’elle apparait. Lisa May se dévoile, se déterre, s’élève de cette pierre tombale de fleurs, tel un ver de terre. Elle renaît et je ne vois plus qu’elle. Elle fait et je la regarde faire. Elle pose pour Jan Fabre qui ne tarde pas à la posséder pour mieux la déposséder. Comme spectateur, je n’ai pas de place. Sur ce sol jonché de fleurs (la référence aux oeillets de Pina Bausch ne va pas plus loin que de les compter?), elle tourne autour de cette stèle mortuaire cachée par des couronnes fleuries qui peu à peu s’effondre?Je reconnais cette façon si particulière d’occuper l’espace (devant, derrière, au centre), d’hystériser les mouvements (ici les fleurs sont jetées, déchiquetées) à partir d’une gestuelle signifiant la mort par le sexe. Du déjà vu dans «quando l’uomo principale è une donna» où Lisbeth Gruwez dansait sur un sol rendu glissant par l’huile d’olive. Du déjà approché dans «Another Sleppy dusty delta day» où Ivana Jozic, sur un sol jonché de charbon, tentait le suicide par un saut dans le vide. Je reconnais tous les «gestes provocants» de Fabre qui mis bout à bout peine à créer le mouvement d’une faille, d’une incertitude. Il y a toujours ce combat avec le propos qu’il est censé transcender, comme s’il ne voulait rien lâcher. Ce sera une performance. Point. Peu à peu, ces solos tournent à l’obsession : mais de qui, de quoi, Jan Fabre est-il orphelin ?

Le corps entre dans la matière (fleurs, charbon, huile d’olive) mais n’entre pas en matière. Encore moins vers nous. Signifier, installer des évocations mortuaires, est-ce danser? À travers ses «égéries» guerrières, Jan Fabre «installe» sa posture. Que m’importe qu’il puise dans l’histoire des arts pour y trouver ses images et faire son deuil s’il ne les inscrit pas dans un lien généreux avec mon humanité!

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Tandis qu’elle s’installe nue dans un cercueil transparent où des papillons volent et se posent sur la vitre embuée, elle peint avec son doigt. Dans sa caverne, elle crée l’Image, tout en bougeant telle une chenille. Mais précisément: créer l’image ne fait pas Image. Je regarde et me revient le petit cercueil de verre où «Rachel, Monique» reposait en paix. Au-dessus, tel un papillon, le mot «souci» déployait ses ailes de désir.

Je suis déjà parti.  

Jan Fabre a du souci à se faire.

Pascal Bély, Le Tadorne.

Pascale Logié a écrit un très bel article sur ce spectacle. Un de ces articles que l’on aimerait écrire: http://lilledissidanse.unblog.fr/2010/11/19/preparatio-mortis-jan-fabre/

“Preparatio Mortis” de Jan Fabre. A la Biennale de Lyon du 14 au 16 septembre 2012.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Bilan du Festival d’Avignon 2012 : nos présences, nos absences et leur indignité.

Qu’un festival ne soit plus populaire, qu’il ne me permette plus de m’inscrire dans un mouvement, est inquiétant. Sur toute la durée de cette 66ème édition, j’ai vu 38 spectacles pour un coût total de 1850 € (830€ de places et 1020€ de location d’appartement). Seulement neuf d’entre elles m’ont éclairé, enthousiasmé, tourmenté. Respecté, j’ai eu envie d’écrire. Passionnément. Neuf, soit moitié moins que les années précédentes. Neuf soit vingt-neuf propositions où j’ai, au mieux erré, au pire sombré dans le néant.

Cette proportion est inquiétante et signe une crise de sens, de valeurs, de propos. Trop rares ont été les moments où j’ai pu penser, faire mon chemin. Me revient alors le jugement éclairé d’un spectateur, posté sur sa page Facebook: «Cette année le public est absent d’Avignon. Vous ne comprenez pas la différence entre tenir compte du gout du public et simplement tenir compte de sa présence…».

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Notre présence.

Le public était présent. J’étais là pour «La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel. Rarement, je n’ai vu une telle humanité en jeu dans cette cour qui écrase tout. Ici, l’art a repris ses droits et les artistes ont dansé pour caresser les murs et calmer cet espace autoritaire. Ils ont accueilli mes fragilités pour me restituer une vision sur la place de l’art dans une société en crise. J’en suis sorti plus fort, plus habité. Mouette.

Sophie Calle n’est pas une artiste de théâtre. Elle expose. Et pourtant, elle a créé la scène autour de sa mère, décédée en 2006, jusqu’à lire quotidiennement son journal intime. «Rachel, Monique» était à l’Église des Célestins .Tel un rendez-vous avec une chanson de Barbara, nous y sommes revenus plusieurs fois comme un besoin vital de ressentir une nostalgie créative. Le 28 juillet à 17h, nous étions présents alors qu’elle lisait les dernières pages. Sophie Calle a créé le rituel pour nous rassembler, celui qui nous a tant manqué pendant le festival.

Le chorégraphe Olivier Dubois est arrivé le 25 juillet et a provoqué le séisme que nous attendions. Avec «Tragédie», nous étions spectateurs et acteurs de notre humanité en mouvement. Nous avons ovationné ces dix-huit danseurs. Pas un seul n’a échappé à mon empathie. Processus identique avec Jérôme Bel où dans «Disabled Theater» des acteurs handicapés mentaux ont réduit la distance pour que la danse fasse lien au-delà des codes usés de la représentation. Avec «33 tours et quelques secondes», Lina Saneh et Rabih Mroué ont tenté de renouveler ces codes à partir d’un dispositif sans comédien. Sans ma présence, cette pièce ne pouvait exister. J’étais là parce que l’absence a donné une âme au théâtre .

En nous convoquant sous la scène du Palais des Papes, le performeur sud-africain Steven Cohen nous a plongés au sens propre dans les bas fonds de l’humanité pour y vivre l’horreur de l’extermination des juifs. On ne s’en sortira jamais. Un regret: peu de spectateurs ont vu cette performance (jauge d’à peine 50 places) et n’auront fait connaissance avec cet artiste hors du commun qu’avec «Le Berceau de l’humanité», oeuvre bien moins aboutie.

Avec «Conte d’amour», le suédois Markus Öhrn nous a lui aussi donné rendez-vous au sous-sol pour y vivre, par caméra interposée, l’effroi de l’amour incestueux. Rarement je n’ai senti un public aussi présent face à une bâche de plastique qui nous séparait des acteurs. Même présence pour «Disgrâce», mise en scène par Kornel Mundruczo qui m’a donné envie de lire cet été, le roman de J.M Coetzee. Du théâtre vers l’écrit pour lire autrement.

Au cours de ce festival, j’ai parfois ressenti l’effondrement de notre civilisation. Seul Roméo Castellucci pouvait s’emparer de ce trou noir qui pourrait nous sauver. «The Four Seasons Restaurant» n’était qu’une initiation. Un autre monde est à venir.

 Le goût du public.

Festival d’Avignon, festival de création ? Pas si sûr…Comme tant de théâtres en saison, il s’est moulé dans le consensus mou qui ne fait émerger aucune idée, à peine incarnée par des acteurs. Les logiques de coproduction priment sur des prises de risque assumées comme si la responsabilité des deux programmateurs d’Avignon se diluait dans des contrats à multiples feuillets.

Il y avait d’ailleurs une certaine indécence à nous proposer «Les contrats du commerçant. Une comédie économique» de Nicolas Stemann à 36 euros la place, prix à payer pour subir un délire de clichés rabâchés sur la crise financière et la possibilité de quitter le spectacle pour la buvette installée pour l’occasion. Le public aisé (présent ou absent, là n’était plus la question !) a beaucoup aimé. Moi pas. .

Autre propos démagogue. Celui de Thomas Ostermeier (artiste associé du festival en 2004) qui m’avait habitué à plus de rigueur. Son théâtre participatif autour d’ «Un ennemi du peuple» d’Henrik Ibsen n’était qu’une énième reproduction d’un système de pensée que l’on répète à l’infini. Ce théâtre bourgeois sans vision va à coup sûr plaire aux programmateurs qui trouveront là, à moindres frais, de quoi faire de leur établissement un lieu de citoyenneté! Est-ce du niveau du Festival d’Avignon ?

Le public aime Christoph Marthaler (artiste associé du festival en 2008). Était-ce bien judicieux de nous proposer «My Fair Lady, un laboratoire de langues», spectacle certes très drôle, mais si vain. Le public aime Joseph Nadj (artiste associé du festival en 2006). Certes. Mais «Atem le souffle» était une oeuvre venue d’en haut vers le bas. Si Avignon est une chapelle, je n’ai pas choisi d’être pénitent ou pèlerin.

Additionnées, ces propositions ont provoqué  une censure sourde qui n’autorise presque plus aucune élévation de la pensée. La danse a nourri ce processus jusqu’à servir d’appât, elle qui stimulait il y a seulement quelques années, des débats sans fin. Romeu Runa produit par les Ballets C de La B (fournisseur officiel annuel du Festival. Je fais le pari qu’ils seront programmés en 2013), Sidi Larbi Cherkaoui, et Régine Chopinot. n’ont été que des «produits» d’appel: une danse du vide pour un trop-plein de clichés et de déjà vu. J’ai regretté l’échec de la proposition de Nacera Belaza: «Le trait» n’était finalement qu’une courbe s’épuisant sur elle-même. Tout comme ais-je été déçu par le peu d’énergie dans «C’est l’oeil que tu protèges qui sera perforé» de Christian Rizzo: le mouvement était au service d’une «installation» où l’on est passé trop vite d’un «ici» à un «là».

À mes remarques, une affirmation est revenue, comme seule réponse: «oui, mais il y avait de belles images». En tant qu’artiste associé, Simon McBurney nous a imposé sa critique du théâtre: peut-il aujourd’hui transcender sans l’image? Dans «Le maitre et Marguerite» à la Cour d’Honneur, il nous  infligé un surtitrage aberrant, permettant au théâtre d’abdiquer face au poids de l’image. Le public a aimé. Et alors ?

Notre dignité, notre potentiel, notre rôle.

Dans un article publié dans Libération en mars dernier, le philosophe Bernard Stiegler et l’acteur Robin Renucci écrivaient: «Jean Vilar a inventé une place pour le spectateur en affirmant sa dignité, son potentiel et son rôle. Réinventons dans notre contexte la relation entre l’art et la société dans un souci d’élévation permanente». Tout au long du festival, cette relation a souffert.  L’artiste associé, Simon McBurney, y a largement participé: il nous a imposé son réseau qui nous a négligés. La palme revient à Katie Mitchell qui a démissionné avec une oeuvre radiophonique («Les anneaux de saturne») et une conférence sur le réchauffement climatique («Ten billion»)! Mais de quel théâtre de création s’agit-il? Avec «La négation du temps», William Kentridge a recyclé sur scène son installation actuellement exposée à la Documenta de Kassel. Mais quel ennui ! Avec «L’orage à venir», le collectif Forced Entertainment m’a bien fait marré la première heure, mais à la seconde, j’ai décroché: s’interroger sur la narration au théâtre aurait pu les amener quelque part sauf qu’ils n’ont cessé de recommencer. Mais pour qui nous prend-on? La palme de l’oeuvre indigne revient probablement à Katya et John Berger pour «Est-ce que tu dors?». Cette proposition de médiation culturelle au musée était obscène. Le père et la fille ne se rendant pas compte que leur dissertation d’un niveau terminale sur l’oeuvre d’Andréa Mantegna («la chambre d’amour») ne visait finalement qu’à se coucher dans le même lit. Personne n’a quitté la Chapelle des Pénitents Blancs pour autant à la différence de “Conte d’amour“!

Les Français Sandrine Buring et Stéphane Olry n’ont pas été en reste. Avec «Ch(ose) / Hic Sunt Leones», ils ont osé nous faire dormir sur des transats pour mieux nous enfumer sur leur incapacité à finir une oeuvre dans les temps. Pourquoi les avoir programmés ?

Les enfants? Ils n’existent toujours pas dans ce festival. C’est un non-public, jusqu’à leur infliger «Les animaux et les enfants envahissent la rue» de Suzanne Andrade et Paul Barritt. Trois comédiens se baladent dans une bande dessinée projetée en vidéo avec pour seul horizon, l’histoire d’un quartier où les gamins sont voués à ne jamais sortir de leur misère. C’était un spectacle à la pauvreté scénique déconcertante, bête et dépressif.

 Notre absence.

Le théâtre français a incarné un «système» sans vision qui s’enferme dans un entre soi parisien terrifiant. Ce que j’ai vu à Avignon fut profondément mortifère, ancré dans un théâtre où la forme, les effets visuels prenaient le pas sur tout le reste. À chaque représentation, je me suis ressenti déconnecté, pas là. Consommateur, mais jamais sujet.

Éric Vigner pour«La faculté», Stéphane Braunschweig pour«Six personnages en quête d’auteur», Guillaume Vincent pour «La nuit tombe» et Séverine Chavrier pour «Plage ultime» ont pollués ce festival avec leur théâtre insignifiant.

À côté Bruno Meyssat avec «15%» et Jean-François Matignon avec «W/GB84» avaient un propos pour le Festival : sauf qu’ils nous ont perdus en route. L’un par excès poétique, l’autre par excès d’ambition.

Le 28 juillet, je décidais de me rendre aux dernières heures de la performance de Sophie Calle pour revoir ensuite «Tragédie» d‘Olivier Dubois et assister de nouveau au deuxième acte avec les acteurs de «La mouette» d’Arthur Nauzyciel.

Le 28 juillet fut mon festival. Comme une réponse aux programmateurs qui sont devenus, comme tant d’autres,  des techniciens du spectacle.

Sans projet.

Pascal Bély – Le Tadorne.

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ETRE SPECTATEUR

Reprenons, là où nous nous étions quittés.

Après quatre semaines de repos, le Tadorne reprend ses activités de spectateur migrateur et engagé auprès des artistes. Un bilan du Festival d’Avignon se prépare tandis que dès la mi-septembre, je serai à la Biennale de la Danse de Lyon peu avant le Festival Actoral à Marseille.

Pour cette rentrée, j’aimerai vous faire partager un texte écrit par le philosophe Bernard Stiegler et le comédien Robin Renucci publié en mars dernier dans Libération. Il y a dans ces lignes tout le projet de ce blog qui reste encore bien mal compris par les travailleurs culturels qui ont, me semble-t-il, une vision datée du lien entre art et public, niant la fonction critique d’un acte courageux. Celui d’aller voir un spectacle.

Je vous souhaite un bel automne.

Pascal Bély

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Cultivons notre droit à l’élévation toute la vie.

Par ROBIN RENUCCI Comédien et directeur des Tréteaux de France, BERNARD STIEGLER Philosophe et président d’Ars Industrialis

 

Nous vivons le temps de l’incapacité -et nous nous sentons de plus en plus impuissants, parce nous tendons à devenir structurellement incapables. Après la destruction des savoir-faire par le machinisme industriel au XIXe siècle, au cours du XXe siècle, le consumérisme a liquidé les savoir vivre -par l’intermédiaire des industries culturelles et du marketing.

Au cours des dernières décennies, les savoirs formels ont été à leur tour réduits à néant: passés dans les appareils, ils ont désintégré les savoirs théoriques, c’est-à-dire critiques, laissant les humains stupéfaits et stupides par exemple face aux robots financiers, remplaçant la décision économique réfléchie par un mécanisme spéculatif aveugle qui a conduit au désinvestissement, à l’insolvabilité, à la paralysie et au règne d’une véritable bêtise systémique. Un tel malheur n’est pas une fatalité : il ne pourrait advenir que de notre renoncement à vivre dignement, c’est-à-dire à désirer et à penser.

De nouvelles pratiques de savoir et de capacitation émergent de nos jours, que favorisent grandement les technologies numériques pourtant à l’origine des phénomènes les plus récents de la prolétarisation, de l’incapacitation et de la destruction des savoirs. Il en va ainsi parce que ce que l’on appelle le numérique est la forme contemporaine de l’écriture, et parce que comme l’écriture à l’époque de Platon, il constitue un pharmakon (1).

Il n’y a pas d’avenir en dehors d’un immense processus de recapacitation de tous, dans tous les domaines. Cela suppose que la culture retrouve sa place et son sens, qui est précisément de donner accès à ce que, de l’origine de la philosophie aux Lumières, on appelle penser par soi-même, accéder à l’autonomie, conquérir sa majorité (au sens où Kant et Condorcet entendent ce mot) – la «capacitation» au sens d’Amartya Sen s’élargissant aux savoirs les plus divers, et s’étendant bien au-delà de la raison théorique.

A l’avenir, la culture comme recapacitation doit devenir la priorité – sous toutes sortes de formes qui restent à inventer pour faire fructifier l’héritage immense qui nous est légué, ce qui est d’autant plus accessible que, sur les ruines du consumérisme, émerge une économie de la contribution fondée sur la reconstitution de savoirs et de processus qui tirent le meilleur parti possible des technologies et réseaux numériques. Seule la culture vivante, entendue en ses sens les plus variés et divers, permettra de lutter demain comme hier contre l’incapacitation. Le sens, là est la question majeure. Il ne s’agit plus simplement d’«accéder» aux ?uvres mais de développer notre potentiel individuel et collectif de production de symboles à travers créations et appréhensions partagées, contributions et expérimentations collectives.

Le défi d’aujourd’hui est de même nature que celui auquel, en son temps, Jules Ferry a invité la république à répondre. Il nous impose un changement radical de paradigme. Pensons autrement nos politiques de l’art et de la culture et la façon de les écrire. Sortons des oppositions bien peu innocentes entre une culture «populaire» et une autre qui ne le serait pas. Refusons l’opposition caricaturale entre professionnels et amateurs. Bannissons de notre vocabulaire les qualificatifs stigmatisants – «publics éloignés de la culture», «publics empêchés» – qui ne nous disent rien de la créativité et de l’inventivité populaires. Il nous faut fabriquer du «commun», révéler l’intelligence collective, explorer tous les chemins qui nous permettront de renouer la conversation avec nos concitoyens. En son temps, Jean Vilar a inventé une place pour le spectateur en affirmant sa dignité, son potentiel et son rôle. Réinventons dans notre contexte la relation entre l’art et la société dans un souci d’élévation permanente. Le théâtre, espace de l’adresse à l’autre, de l’incarnation du verbe et de l’écoute est une formidable école du savoir être et de la recapacitation.

Comment inclure le destinataire dans l’?uvre elle-même, comment le rendre acteur de sa réception et tout autant producteur de symboles ? Pas d’?uvre sans pratique. Le rapport à l’art, la construction culturelle de soi passent par la pratique, par une relation sensible, développée et valorisée dès le plus jeune âge. La formation est le contrepoison du court-termisme. La société de la connaissance ne pourra se construire sans reconnaissance des savoir-faire et des savoir être de chacun et sans l’irremplaçable «partage du sensible» selon Jacques Rancière. Il nous faut une action publique forte. Cela suppose de réinventer en profondeur la nature même de la responsabilité et de la puissance publique en ce domaine et de redéfinir ses missions. Cela suppose aussi de revisiter les notions héritées de l’éducation populaire – et cela ne signifie certainement pas de reconduire plus ou moins mal une politique qui n’a jamais véritablement conduit à la démocratisation de la culture, laquelle, loin d’avoir échoué et d’être devenue caduque, n’a jamais vraiment commencé et reste entièrement à penser.

La dimension budgétaire des politiques culturelles est déterminante, mais elle ne saurait être le pivot de nos raisonnements. Oui, il faut des moyens nouveaux, bâtissons une fiscalité équitable, mais ils ne prendront sens que si nous engageons u
ne réforme ambitieuse de nos objectifs et de nos actions. Confrontons nos ambitions professionnelles au regard critique et aux attentes de nos concitoyens. Tissons de nouvelles relations entre l’Etat, les collectivités territoriales, les professionnels, les citoyens. Définissons collectivement nos ambitions, donc les moyens à réunir. Faisons-le territoire par territoire, et, en même temps, au niveau de la nation tout entière.

Cultivons notre droit à l’élévation tout au long de la vie dans le respect de notre histoire et de nos principes fondateurs. »

(1) En Grèce ancienne, le terme de pharmakon désigne à la fois le remède, le poison et le bouc-émissaire.

Photo: Ouverture saison La Comédie de Clermont-Ferrand, Les Bulles Chorégraphiques de Yan Raballand
©Jean-Louis Fernandez