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AUTOUR DE MONTPELLIER OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Est-ce bien nécessaire d’aller au Festival d’Avignon?

Depuis un certain temps, l’écriture ne vient plus. Certes, je continue à voir des oeuvres, mais tout glisse. Cela n’imprègne plus. Parce que les imprégnants ont peut-être rendu leur tablier immaculé de sueur et de sang pour des habits plus présentables fabriqués par des programmateurs soucieux de bienséance.

Que se joue-t-il aujourd’hui dans nos théâtres?

Christoph Martaler est annoncé au Printemps des Comédiens à Montpellier. Ce metteur en scène Suisse-Allemand fait partie de ma scène intérieure depuis tant d’années…au temps lointain où le Festival d’Avignon osait déplacer le public vers un chaos à la fois intime et politique. À plusieurs reprises, il a déplacé mes objets perdus et métamorphosé ma quête d’émancipation.

Sentiments connus, visages mêlés” est sa dernière création, jouée à la Volksbühne, ce théâtre berlinois dirigé par Frank Kastorf (autre déménageur que j’irai voir au Festival d’Avignon). Mais la direction va changer. Chris Dercon, ex-patron de la Tate Modern de Londres (musée d’art contemporain) en sera le prochain dirigeant. Autant dire un autre monde , un « Nouveau Monde en marche », mais vers où?

J’y suis. Face à moi, un décor immense, haut et profond, métaphore d’un théâtre qui ose explorer ce que l’art bouscule du sol au plafond. Ce soir, cette œuvre est celle d’un homme de théâtre conscient que son art est dans l’absolu le langage de l’inconscient.

Ils sont donc treize, femmes et hommes, âgés et sans âges. Je ne sais plus. Là, n’est plus la Question. Ils sont nos personnages tout à la fois obsessionnels, décalés, malades et fous, tristement joyeux et joyeusement tristes. D’où viennent-ils donc avec leurs apparats de lumières, leurs habits de vieux, leurs démarches droites et courbaturées? Un homme en habit de technicien les sort un par un des coulisses. Il ne peut s’empêcher de transformer ses gestes techniques en mouvements dansés pour jouer avec les films d’emballage et la mécanique du chariot. Lui, c’est peut-être nous, masses populaires qui ne pensent peut-être qu’à çà : danser coute que coute pour ne pas être perdu…

Empaqueté comme des colis, enfermés dans des boîtes de Pandore, notre homme dévoile un par un nos personnages. Nous rions de les (de nous) voir ainsi. Ils ne disent pas grand-chose, tout juste esquissent-ils des pas de danse, de toutes les danses. Tout juste chantent-ils des airs connus et inconnus, nos chants intérieurs, nos vacarmes en sourdine et nos rengaines communes. Le moindre espace est dédié au théâtre. Coute que coute ! Il faut les voir faire œuvre de danse contemporaine sur un chariot comme si seul comptait l’espace mental pour se mouvoir! Il faut les voir se glisser sous un piano, fuir et revenir par une fenêtre comme si le théâtre, l’art, était notre seule échappatoire. Les grandes portes s’ouvrent et se ferment à mesure de leur entrée et de leur sortie : jamais je n’ai ressenti avec autant de force la coulisse comme notre trésor caché, celui de l’enfance perdue à jamais. Marthaler ouvre nos enfances et convoque tous nos personnages. Ils sont faits d’art et de corps. De corps et d’âme. L’art a une âme quand le silence creuse en nous ce qu’il faut d’espace pour que cela résonne. Mon corps en tremblerait presque, mon corps se lèverait presque pour pousser la chanson, celle que chantait une mère imaginaire pour calmer l’angoisse causée par le monde nouveau.

Je me glisserais bien dans le décor, jouer le 14ème personnage et, face au mur, refaire ma galerie de portraits, en murmurant « ma petite cantate » de Barbara.

Mais je m’égare. Je divague. Ils sont toujours là, face à moi. Il ne reste plus grand-chose de leur grand orchestre d’antan. Chacun, avec un bout d’instrument, tente de jouer une symphonie : et si c’était l’hymne européen mis en sourdine ? Ils sont là, m’accompagnent à prendre cet ascenseur dont il faut faire d’abord péter les plombs pour qu’il vous monte vers un paradis perdu réduit à un premier étage. L’ascenseur, rare objet de notre moderne solitude, n’ouvre que sur le vide : est-ce donc là la visée de nos politiques culturelles ?

Mais il faut y croire. Continuer à y croire, poursuivre notre quête, convoquer un ventilateur, se prendre pour Marylin et ressentir le souffle du théâtre sur le corps, le souffle de l’esprit critique sur la pensée.

Ils ne leur restent plus qu’à nous remercier, qu’à éteindre la lumière, et nous faire confiance : nous emportons ces « sentiments connus, ces visages mêlés » pour les reconvoquer quand le théâtre s’effacera au profit d’ «installations» sans âme, de vidéos sans profondeur de champ, de jeux sans acteur.

Pascal Bély – Le Tadorne

Sentiments connus, visages mêlés” de Christoph Marthaler au Printemps des Comédiens de Montpellier le 1er juillet 2017.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Bilan du Festival d’Avignon 2012 : nos présences, nos absences et leur indignité.

Qu’un festival ne soit plus populaire, qu’il ne me permette plus de m’inscrire dans un mouvement, est inquiétant. Sur toute la durée de cette 66ème édition, j’ai vu 38 spectacles pour un coût total de 1850 € (830€ de places et 1020€ de location d’appartement). Seulement neuf d’entre elles m’ont éclairé, enthousiasmé, tourmenté. Respecté, j’ai eu envie d’écrire. Passionnément. Neuf, soit moitié moins que les années précédentes. Neuf soit vingt-neuf propositions où j’ai, au mieux erré, au pire sombré dans le néant.

Cette proportion est inquiétante et signe une crise de sens, de valeurs, de propos. Trop rares ont été les moments où j’ai pu penser, faire mon chemin. Me revient alors le jugement éclairé d’un spectateur, posté sur sa page Facebook: «Cette année le public est absent d’Avignon. Vous ne comprenez pas la différence entre tenir compte du gout du public et simplement tenir compte de sa présence…».

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Notre présence.

Le public était présent. J’étais là pour «La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel. Rarement, je n’ai vu une telle humanité en jeu dans cette cour qui écrase tout. Ici, l’art a repris ses droits et les artistes ont dansé pour caresser les murs et calmer cet espace autoritaire. Ils ont accueilli mes fragilités pour me restituer une vision sur la place de l’art dans une société en crise. J’en suis sorti plus fort, plus habité. Mouette.

Sophie Calle n’est pas une artiste de théâtre. Elle expose. Et pourtant, elle a créé la scène autour de sa mère, décédée en 2006, jusqu’à lire quotidiennement son journal intime. «Rachel, Monique» était à l’Église des Célestins .Tel un rendez-vous avec une chanson de Barbara, nous y sommes revenus plusieurs fois comme un besoin vital de ressentir une nostalgie créative. Le 28 juillet à 17h, nous étions présents alors qu’elle lisait les dernières pages. Sophie Calle a créé le rituel pour nous rassembler, celui qui nous a tant manqué pendant le festival.

Le chorégraphe Olivier Dubois est arrivé le 25 juillet et a provoqué le séisme que nous attendions. Avec «Tragédie», nous étions spectateurs et acteurs de notre humanité en mouvement. Nous avons ovationné ces dix-huit danseurs. Pas un seul n’a échappé à mon empathie. Processus identique avec Jérôme Bel où dans «Disabled Theater» des acteurs handicapés mentaux ont réduit la distance pour que la danse fasse lien au-delà des codes usés de la représentation. Avec «33 tours et quelques secondes», Lina Saneh et Rabih Mroué ont tenté de renouveler ces codes à partir d’un dispositif sans comédien. Sans ma présence, cette pièce ne pouvait exister. J’étais là parce que l’absence a donné une âme au théâtre .

En nous convoquant sous la scène du Palais des Papes, le performeur sud-africain Steven Cohen nous a plongés au sens propre dans les bas fonds de l’humanité pour y vivre l’horreur de l’extermination des juifs. On ne s’en sortira jamais. Un regret: peu de spectateurs ont vu cette performance (jauge d’à peine 50 places) et n’auront fait connaissance avec cet artiste hors du commun qu’avec «Le Berceau de l’humanité», oeuvre bien moins aboutie.

Avec «Conte d’amour», le suédois Markus Öhrn nous a lui aussi donné rendez-vous au sous-sol pour y vivre, par caméra interposée, l’effroi de l’amour incestueux. Rarement je n’ai senti un public aussi présent face à une bâche de plastique qui nous séparait des acteurs. Même présence pour «Disgrâce», mise en scène par Kornel Mundruczo qui m’a donné envie de lire cet été, le roman de J.M Coetzee. Du théâtre vers l’écrit pour lire autrement.

Au cours de ce festival, j’ai parfois ressenti l’effondrement de notre civilisation. Seul Roméo Castellucci pouvait s’emparer de ce trou noir qui pourrait nous sauver. «The Four Seasons Restaurant» n’était qu’une initiation. Un autre monde est à venir.

 Le goût du public.

Festival d’Avignon, festival de création ? Pas si sûr…Comme tant de théâtres en saison, il s’est moulé dans le consensus mou qui ne fait émerger aucune idée, à peine incarnée par des acteurs. Les logiques de coproduction priment sur des prises de risque assumées comme si la responsabilité des deux programmateurs d’Avignon se diluait dans des contrats à multiples feuillets.

Il y avait d’ailleurs une certaine indécence à nous proposer «Les contrats du commerçant. Une comédie économique» de Nicolas Stemann à 36 euros la place, prix à payer pour subir un délire de clichés rabâchés sur la crise financière et la possibilité de quitter le spectacle pour la buvette installée pour l’occasion. Le public aisé (présent ou absent, là n’était plus la question !) a beaucoup aimé. Moi pas. .

Autre propos démagogue. Celui de Thomas Ostermeier (artiste associé du festival en 2004) qui m’avait habitué à plus de rigueur. Son théâtre participatif autour d’ «Un ennemi du peuple» d’Henrik Ibsen n’était qu’une énième reproduction d’un système de pensée que l’on répète à l’infini. Ce théâtre bourgeois sans vision va à coup sûr plaire aux programmateurs qui trouveront là, à moindres frais, de quoi faire de leur établissement un lieu de citoyenneté! Est-ce du niveau du Festival d’Avignon ?

Le public aime Christoph Marthaler (artiste associé du festival en 2008). Était-ce bien judicieux de nous proposer «My Fair Lady, un laboratoire de langues», spectacle certes très drôle, mais si vain. Le public aime Joseph Nadj (artiste associé du festival en 2006). Certes. Mais «Atem le souffle» était une oeuvre venue d’en haut vers le bas. Si Avignon est une chapelle, je n’ai pas choisi d’être pénitent ou pèlerin.

Additionnées, ces propositions ont provoqué  une censure sourde qui n’autorise presque plus aucune élévation de la pensée. La danse a nourri ce processus jusqu’à servir d’appât, elle qui stimulait il y a seulement quelques années, des débats sans fin. Romeu Runa produit par les Ballets C de La B (fournisseur officiel annuel du Festival. Je fais le pari qu’ils seront programmés en 2013), Sidi Larbi Cherkaoui, et Régine Chopinot. n’ont été que des «produits» d’appel: une danse du vide pour un trop-plein de clichés et de déjà vu. J’ai regretté l’échec de la proposition de Nacera Belaza: «Le trait» n’était finalement qu’une courbe s’épuisant sur elle-même. Tout comme ais-je été déçu par le peu d’énergie dans «C’est l’oeil que tu protèges qui sera perforé» de Christian Rizzo: le mouvement était au service d’une «installation» où l’on est passé trop vite d’un «ici» à un «là».

À mes remarques, une affirmation est revenue, comme seule réponse: «oui, mais il y avait de belles images». En tant qu’artiste associé, Simon McBurney nous a imposé sa critique du théâtre: peut-il aujourd’hui transcender sans l’image? Dans «Le maitre et Marguerite» à la Cour d’Honneur, il nous  infligé un surtitrage aberrant, permettant au théâtre d’abdiquer face au poids de l’image. Le public a aimé. Et alors ?

Notre dignité, notre potentiel, notre rôle.

Dans un article publié dans Libération en mars dernier, le philosophe Bernard Stiegler et l’acteur Robin Renucci écrivaient: «Jean Vilar a inventé une place pour le spectateur en affirmant sa dignité, son potentiel et son rôle. Réinventons dans notre contexte la relation entre l’art et la société dans un souci d’élévation permanente». Tout au long du festival, cette relation a souffert.  L’artiste associé, Simon McBurney, y a largement participé: il nous a imposé son réseau qui nous a négligés. La palme revient à Katie Mitchell qui a démissionné avec une oeuvre radiophonique («Les anneaux de saturne») et une conférence sur le réchauffement climatique («Ten billion»)! Mais de quel théâtre de création s’agit-il? Avec «La négation du temps», William Kentridge a recyclé sur scène son installation actuellement exposée à la Documenta de Kassel. Mais quel ennui ! Avec «L’orage à venir», le collectif Forced Entertainment m’a bien fait marré la première heure, mais à la seconde, j’ai décroché: s’interroger sur la narration au théâtre aurait pu les amener quelque part sauf qu’ils n’ont cessé de recommencer. Mais pour qui nous prend-on? La palme de l’oeuvre indigne revient probablement à Katya et John Berger pour «Est-ce que tu dors?». Cette proposition de médiation culturelle au musée était obscène. Le père et la fille ne se rendant pas compte que leur dissertation d’un niveau terminale sur l’oeuvre d’Andréa Mantegna («la chambre d’amour») ne visait finalement qu’à se coucher dans le même lit. Personne n’a quitté la Chapelle des Pénitents Blancs pour autant à la différence de “Conte d’amour“!

Les Français Sandrine Buring et Stéphane Olry n’ont pas été en reste. Avec «Ch(ose) / Hic Sunt Leones», ils ont osé nous faire dormir sur des transats pour mieux nous enfumer sur leur incapacité à finir une oeuvre dans les temps. Pourquoi les avoir programmés ?

Les enfants? Ils n’existent toujours pas dans ce festival. C’est un non-public, jusqu’à leur infliger «Les animaux et les enfants envahissent la rue» de Suzanne Andrade et Paul Barritt. Trois comédiens se baladent dans une bande dessinée projetée en vidéo avec pour seul horizon, l’histoire d’un quartier où les gamins sont voués à ne jamais sortir de leur misère. C’était un spectacle à la pauvreté scénique déconcertante, bête et dépressif.

 Notre absence.

Le théâtre français a incarné un «système» sans vision qui s’enferme dans un entre soi parisien terrifiant. Ce que j’ai vu à Avignon fut profondément mortifère, ancré dans un théâtre où la forme, les effets visuels prenaient le pas sur tout le reste. À chaque représentation, je me suis ressenti déconnecté, pas là. Consommateur, mais jamais sujet.

Éric Vigner pour«La faculté», Stéphane Braunschweig pour«Six personnages en quête d’auteur», Guillaume Vincent pour «La nuit tombe» et Séverine Chavrier pour «Plage ultime» ont pollués ce festival avec leur théâtre insignifiant.

À côté Bruno Meyssat avec «15%» et Jean-François Matignon avec «W/GB84» avaient un propos pour le Festival : sauf qu’ils nous ont perdus en route. L’un par excès poétique, l’autre par excès d’ambition.

Le 28 juillet, je décidais de me rendre aux dernières heures de la performance de Sophie Calle pour revoir ensuite «Tragédie» d‘Olivier Dubois et assister de nouveau au deuxième acte avec les acteurs de «La mouette» d’Arthur Nauzyciel.

Le 28 juillet fut mon festival. Comme une réponse aux programmateurs qui sont devenus, comme tant d’autres,  des techniciens du spectacle.

Sans projet.

Pascal Bély – Le Tadorne.

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Festival d’Avignon: les articles auxquels vous avez échappé.

L’heure du bilan du Festival d’Avignon n’est pas encore venue; Mais un fait s’impose. Je n’ai pas écrit sur tout ce que j’ai vu. Et pour cause.

Je n’ai pas écrit sur «My fait Lady, un laboratoire de langues» de Christoph Marthaler. J’ai pourtant hurlé de rire pendant près de deux heures. Mais ma joie était un cache-misère. Le sens de cette pièce a glissé à l’image de cette scène où une actrice descend l’escalier sur la rampe; Était-ce bien opportun d’inviter une fois de plus Christoph Marthaler au festival ?

Je n’ai pas écrit sur «L’orage à venir» de Forced Entertainment. J’ai pourtant hurlé de rire pendant deux heures. Mais ma joie était un cache-misère. Le sens de cette pièce a glissé à l’image de cette scène où une actrice ne cesse de disparaître derrière le piano alors qu’elle veut danser. Était-ce bien opportun d’inviter cette troupe probablement conseillée par Simon McBurney, artiste associé du festival ? 

Fini de rire.                                                           
Je n’ai pas écrit sur «Ch(ose)» et «Hic Sunt Leones» de Sandrine Buring et Stéphane Olry. Être enfumé ainsi au sens propre comme au sens figuré, brouille définitivement la vue pour écrire.
 Je n’ai pas écrit sur «W/GB84» de Jean-François Matignon parce que j’ai déjà beaucoup donné pendant ces deux heures et quarante minutes d’un naufrage théâtral où l’Angleterre Thatchérienne vue par David Peace se noie dans le Woyzecck de Büchner.
Je n’ai pas écrit sur «Est-ce que tu dors ?» de Katya et John Berger.  Cette proposition de médiation culturelle au musée est obscène. Le père la fille ne se rendent même pas compte que leur dissertation d’un niveau terminale sur l’oeuvre d’Andréa MantegnaLa chambre d’amour») ne vise finalement qu’à se coucher dans le même lit. Personne n’a quitté la Chapelle des Pénitents Blancs pour autant?
Je n’ai pas écrit sur «Ten Billion» de Katie Mitchell et Stephen Emmot. Que puis-je en dire ? Faire le compte-rendu de la conférence d’un chercheur? Je ne sais pas écrire s’il n’y a pas d’acteur, pas de dramaturgie. Katie Mitchell pense que l’art n’a plus rien à dire face  à la catastrophe écologique qui s’annonce. Soit. Qu’elle change vite de métier?
 
Fini de se scandaliser.
Je n’ai pas écrit sur “15%” de Bruno Meyssat. Pourtant, j’étais déterminé à le faire. Mais cette vision poétique de la crise de subprimes m’a épuisé tant j’ai cherché le sens de chaque image, de chaque tableau. Tout s’est empilé sans que je puisse trouver une trame dramaturgique qui m’aurait aidé à écrire. Bruno Meyssat et ses acteurs ont beaucoup travaillé pensant probablement que nous étions aussi en recherche sur le sens de cette crise. À une nuance près?nous n’y comprenons rien.
Je n’ai pas écrit sur «Disgrâce» de Kornel Mundruczo. Pourtant, j’étais déterminé à le faire. Pourtant la trame dramaturgique y était. Mais, je n’ai pas été touché par ce regard en biais sur la situation de la Hongrie à partir du roman sud-africain, «Disgrâce» de J.M. Coetzee. C’est une très belle mise en scène, percutante?Mais ma méconnaissance du roman m’a probablement empêché de repérer les subtilités de la mise en scène.
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Je n’ai pas écrit sur «Le berceau de l’humanité» de Steven Cohen. L’occupation du plateau par les objets éloigne du sens, car elle met à distance la relation très forte entre l’artiste et sa «nounou» de quatre-vingt-douze ans présente sur la scène. Parce que Steven Cohen a des «tics» de performeur qui sèment le doute sur sa sincérité. Parce que le théâtre est fragile et qu’il se doit de faire attention avec ses gros sabots?
Je n’ai pas écrit sur l’exposition, «Soyez les bienvenus» de Fanny Bouyagui. Victime de la surmédiatisation des sans-papiers, Fanny Bouyagui documente trop à partir d’entretiens vidéo là où j’aurais préféré une mise à distance, avec plus d’objets plastiques. Qu’il est difficile d’aborder cette question !
Je devais écrire sur «Un ennemi du peuple» d’Henrik Ibsen, mis en scène par Thomas Ostermeier. Mais de jour en jour, je n’ai pas trouvé utile de me mettre au travail ! J’ai détesté la manière dont Thomas Ostermeier s’est emparé du propos d’Ibsen pour nous faire croire qu’il était sien en manipulant le public lors d’une séquence de théâtre participatif assez pitoyable. Dans le roman d’Ibsen, le docteur qui révèle la bactérie présente dans les eaux des Termes de la ville est accusé de fascisme alors qu’il interpelle ses concitoyens dans un meeting. Lorsque Thomas Ostermeier rallume la salle et nous fait participer, il sait à l’avance que la question du fascisme sera abordée. Par contre, que se serait-il passé s’il avait déplacé le propos : «Que deviendrait Avignon sans le festival si une nouvelle grève des intermittents le menaçait?». Il est fort probable qu’Ostermeier serait descendu de son trône pour préserver ce qui pourrait l’être. «Un ennemi du peuple» démontra une fois de plus la représentation que se fait une certaine caste du système «culturel» : le public est une masse informe au service d’un modèle d’autorité épuisé.

Mais nous avons écrit sur:

Olivier Dubois / Au Festival d’Avignon. Secoué.

Nicolas Stemann / Rupture de contrat avec le Festival d’Avignon.

Roméo Castellucci / Au Festival d’Avignon, incritiquable Romeo Castellucci.

Terne bilan chorégraphique au Festival d’Avignon.

Markus Öhrn / Choc au Festival d’Avignon.

Jérôme Bel / Au Festival d’Avignon, l’art brut de Jérôme Bel.

Sidi Larbi Cherkaoui / Au Festival d’Avignon, les trop jolies «Zimages» de Sidi Larbi Cherkaoui.

Sophie Calle / Au Festival d’Avignon, Sophie Calle: la traversée d’un continent intérieur.

Simon McBurney / Au Festival d’Avignon, la Cour dans tous ses états…

Simon McBurney / Au Festival d’Avignon,?Sympathy for the Devil?…Les Rolling Stones.

Au Festival d’Avignon, l’inquiétante dérive d’un certain théâtre français.

Camille / Ce soir au Festival d’Avignon, la lumineuse Camille.

Steven Cohen / Au Festival d’Avignon, Steven Cohen, vertigineux petit rat des camps?

Régine Chopinot / Au Festival d’Avignon, la triste colonie de vacances de Régine Chopinot.

Mitia Fedodenko / Au Festival d’Avignon, Hamlet, le vrai.

Katia Mitchell / Au Festival d’Avignon, l’ennui comme seule violence.

Lina Saneh et Rabih Mroué / Au Festival d’Avignon, tragique Liban, vital Facebook.

Simon McBurney / Au Festival d’Avignon, l’effondrement.

William Kentridge / Sale temps au Festival d’Avignon.

Pascal Bély, Le Tadorne.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Au festival d’Avignon, la claque.

 Je ne suis pas très à l’aise face à la cohorte des spectateurs sans billets qui attend dehors. La programmation est injuste : des spectacles, mais des jauges réduites. Ce sentiment d’être à part est renforcé par le lieu même. Le collège catholique «Champfleury» d’Avignon me saisit dès mon entrée : une cour, la Sainte Vierge en ligne de mire et une aile de bâtiment à l’architecture carcérale. J’entre léger. J’en sortirais bouleversé.

C’est ici que Christoph Marthaler présente « Se protéger de l’avenir » (« Schutz vor der Zukunft »), spectacle déambulatoire, entre expositions aux étages et deux pièces de théâtre dans le gymnase. L’idée de ce parcours est née en 2005 lorsqu’il découvrit les archives de l’hôpital Otto-Wagner de Vienne : de 1940 à 1945, ce lieu fut un centre d’expérimentation et d’extermination d’enfants et d’adultes souffrants de troubles psychiques.
21h30. Le public est invité à visiter certaines salles du collège où Marthaler a créé des espaces d’exposition. Ici des jouets d’enfants en bois. Poignant. Là, des mouches mortes posées sur le carrelage blanc de la salle de physique. Angoissant. Un peu plus loin, dans le couloir, à défaut d’écouter aux portes, on tend l’oreille contre le mur sur de petites enceintes accrochées à des tableaux: des explications sur le sort des malades mentaux dans cet établissement viennois glacent le sang. À côté, sur une porte, je lis : « bureau de la supérieure ». Frissons.

22h. Nous entrons dans le gymnase. Point de gradins. Mais des tables de banquets. Verres sales, miettes de pain, cotillons usagés. Nous arrivons un peu tard. Sur la gauche, un piano et un orchestre où des musiciens fatigués attendent. En face, le projecteur est braqué sur un pupitre décoré aux couleurs de l’Autriche. Nous assistons à un meeting où différents orateurs aux habits collants sur corps disgracieux discourent. Entre apologie de l’eugénisme et phrases langoureuses pour vanter les vertus de l’entreprise et du pays, je navigue en eaux troubles. L’ennui me gagne malgré les numéros d’acteurs. Je ne saisis pas où Marthaler veut m’emmener. Je sors machinalement mon téléphone. Comme une bouée pour me sauver du corps politique. La salle s’amuse, je suis ailleurs, le devoir de mémoire attendra… Le temps s’étire pour noyer les consciences. Marthaler brouille les pistes et crée le contexte où l’on écoute sans rien entendre de la tragédie qui se trame.

Entracte. Les acteurs ont investi les salles d’exposition. Ils font des lectures sur les discours de l’époque, jouent du piano. Elle parle seule dans la cuisine. Maman est folle… Le collège se transforme peu à peu en espace carcéral et psychiatrique. Malaise. Résigné, je suis perdu. Sans force. Le travail de Marthaler fait son oeuvre.

Minuit. Le gymnase. Retour sur le lieu du crime. La scène est immense en comparaison des gradins. L’Histoire a besoin d’espace. Il s’avance vers nous avec ses grosses lunettes contre ce rideau vert qui n’est pas encore tiré. Il est à la fois l’enfant et le commanditaire. Les mots s’entrechoquent entre horreur et déculpabilisation. Transpiration. Le rideau s’ouvre. Revoilà notre groupe échappé du meeting. Ils déambulent sur cette immense scène où est posé le piano. Certains s’avancent vers nous pour continuer le discours : on s’excuse du crime, mais  on obéissait aux ordres ; il fallait bien le faire pour obtenir telle promotion, tel avantage. Les mots des enfants se mêlent à la déculpabilisation.

La musique saisit la tragédie tandis que le groupe se métamorphose peu à peu. Voilà nos fous. On entend leurs cris, leurs larmes sortent de leurs trompettes de la mort. Ils font la queue. Refont la queue. C’est au fond, là-bas. On devine la salle d’expérimentation. On devine…Mais on n’en a pas fini avec eux. Ils réapparaissent avec des masques d’enfant posés sur nos visages d’adultes. Ils dansent, tapent des pieds pour faire fuir l’amour et nous réveiller. Leurs souffrances ont laissé les empreintes qui guident nos pas de citoyen humaniste. Les corps tombent à terre, puis tirés par le col, reviennent et ainsi de suite. Le fou revient toujours. C’est la danse de l’Histoire, la musique mémorielle : comme un devoir, je suis là. Et bien là. Je tremble. Bouche asséchée, gouttes de sueur. Le corps du fou entre dans le corps du spectateur.

L’instant est sublime parce que toute l’humanité est là : dans ces corps, sur leur masque. Assis à la table du banquet, ils nous fixent. Retour à la case départ. Ils nous fixent. La soprano Rosemary Hardy entonne un des “Kindertotenlieder” de Gustav Mahler. Nous ne bougeons plus. L’Histoire est là. Ils nous fixent.

Avec amour.

Les fous vont nous sauver.

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Schutz vor der zukunft” de Christoph Marthaler au Festival d’Avignon du 21 au 24 juillet 2010.

Crédit photo: Dorothea Wimmer.

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FESTIVAL D'AVIGNON Vidéos

Le blablamobile de Marthaler au Festival d’Avignon.

Pascal Bély : Alors que les spectateurs prennent place dans la Cour d’Honneur, je n’ai d’yeux que pour lui. La scénographie d’Anna Viebrock est en soi un spectacle. Des climatiseurs accrochés au mur, du plexiglas aux fenêtres, une antenne parabolique. Au sol, des parquets de toutes les matières et de tous les tons (ah, le lino usé de mon enfance !) de ce hall d’Église qui ne sait plus très bien qu’elle est sa fonction. Là un confessionnal, ici des bancs, là-bas des machines à laver et un frigidaire siglé Coca-Cola. À lui seul, le décor signe la déliquescence des valeurs où le laid sacrifie le beau, où le commerce est religion. La résonance avec le contexte politique actuel est forte. De mémoire de spectateur, je n’ai jamais vu la Cour d’Honneur du  Palais des Papes exploité pour ce qu’elle est : un lieu de pouvoir qui, encore aujourd’hui, est utilisé par le Festival pour démontrer de sa superbe et de sa puissance. Le metteur en scène Suisse Allemand Christoph Marthaler s’offre ce lieu mythique pour réécrire à sa façon l’histoire des papes, métaphore de l’évolution de l’humanité. « Papperlapapp » ouvre le 64èmeédition du festival !

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Francis Braun : Ah bien sûr, ces oppositions sont saisissantes. Ces contrastes et ces contraires sont là pour mettre en branle nos idées reçues sur la Religion, sur ces Papes, ces “rois du looping arrière”, ces Fantômes qui ont arpenté cette scène icône. Qu’en est-il en effet de ce lieu mythique? Le Mur de la Cour d’Honneur, un certain Mur des Lamentations, ce mur qui a reçu en pleine figure tant d’acteurs, tant de danseurs. J’ai aimé ces sols lino-usés, ce confessionnal – peep-show, ces tombeaux érigés, cet homme aveugle cheveux-rouges – canne blanche,  chef de fils d’acteurs si tristes, nonchalants et sans âme. Mais merde, le Théâtre qui vire en opéra, c’est lancinant ! Au bout de 10 minutes, c’est déjà long, on commence à s’ennuyer. On attend qu’ils disent, qu’ils crient…on attend la surprise…Ca y est ils baisent, font semblant, la copulation des Bien-pensants. Après l’orgasme, ils reprennent leur place sur les tombeaux.

Pascal Bély : Mais pourquoi crier ? Précisément, c’est long, lancinent, parfois silencieux parce que le temps pour retracer cette Histoire n’a peut-être pas grand-chose à voir avec un théâtre de texte.  Ici, les corps sont la chair de l’Histoire ! Comment imaginer que cela puisse aller plus vite alors que le catholicisme nous imprègne (presque charnellement) depuis tant de siècles !  Ces quinze acteurs parlent peu et la lenteur permet bien des audaces, car elle relie en continu l’histoire et notre contemporalité : entre un passé lointain où le pouvoir religieux s’autorisait bien des extravagances silencieuses et notre époque où la perte des valeurs fait un bruit assourdissant. Marthaler joue sur la musicalité de ce bruit tout en évitant de nous rendre sourds. Et lorsqu’il faut laisser la place à la fureur, aux cris, il convoque une musique hybride, mélange de classique et de percussions modernes, qui fait trembler les murs et les gradins. D’un coup, l’intérieur du Palais des Papes incarne le vacarme de ce que la religion a détruit au dedans de chacun de nous.

Francis Braun : Je vous accorde ma bienveillance….Je trouve que vous donner un  réel sens a des images  que je n’ai pas senties. Votre position m’intéresse vraiment…mais hier soir, je m’attendais à une autre vision de l’histoire des Papes d’autant plus je ne connaissais rien de Marthaler. J’aurais aimé me laisser aller, vers une candide découverte comme portée par on ne sait quelle magie. J’ai été assommé par la lourdeur de la volonté de dire, d’oublier la poésie et le drame, de ne faire du texte qu’un bavardage banal….Le passage sur les mensonges, ceux qui parlent pour Dieu, le son amplifié des mangeurs de sandwichs, la symbolique des vêtements, la lessive des accoutrements papaux, les règlements de compte conjugaux. A-t-on besoin de tous ces artifices caricaturaux  pour déchiffrer les travers de l’Histoire ?

Je comprends la volonté de “rendre politique et social” toute expérience théâtrale, mais assez du symbolisme et des images appuyées. Pascal, la chair de l’histoire, je veux bien, mais pourquoi est-elle incarnée par une horrible lassitude, une tristesse annihilant, par une parodie ironique et fatigante mimée par des zombies tristes, hagards et qui ne veulent, ni ne peuvent rien laisser transpirer ? En fait, ils parlent tous au nom d’un Dieu-Espoir qui ne trouve aucun écho chez eux. Mais tout d’un coup une belle lumière éclaire le tout, mais vient-elle apporter autre chose ?

Pascal Bély : J’ai ressenti cette lassitude. Enfin, Marthaler se lasse de son théâtre où l’ironie vous prend à la gorge à chaque instant. Ce processus était ovationné l’an dernier au Festival alors que je le dénonçais ! Cette proposition est à l’image de notre époque : le cynisme a remplacé toute proposition. Comment imaginer que le théâtre puisse (pour l’instant) proposer autre chose dès qu’il s’attaqu
e au pouvoir? Il est lui aussi en crise de sens. D’ailleurs, il est étonnant de constater qu’Anna Viebrock a plus de propos que le metteur en scène. Ne doit-on pas y voir une prise de pouvoir progressive des scénographes?

Francis Braun : cher Pascal, je tiens à cette parenthèse….Vous allez me dire que Pina Bausch est ma seule référence et que l’on ne doit pas penser à elle dès que l’on voit une ribambelle de gens arpenter en file indienne un  plateau de théâtre… Chez elle, ses acteurs, ses hommes, ses femmes (je dis bien “ses”) incarnaient la violence, le désir, l’ironie, l’intérêt, la connivence, le témoignage, le clin d’oeil. Leusr yeux, leur regard portait en eux la violence de leur Histoire, la violence de l’Histoire. De leur sourire, se déversaient l’actualité, le bonheur, l’angoisse et la tristesse. Pas d’artifice, seulement la légèreté du Satin. Hier soir, rien de tout cela, ces gens pauvres dans leurs vêtements, ni beaux, ni laids, ni envoûtés, ni passionnés…Ni à l’intérieur d’eux-mêmes, ni à l’extérieur, juste là au service d’un Opéra-Théâtre tellement lourd…. Pourquoi pas d’Expressionisme, pourquoi pas d’incarnation… Comédiens sont-ils?

Pascal Bély : C’est très émouvant ce que vous m’écrivez. Marthaler a probablement réduit votre regard de spectateur, là où je me suis amusé. Vous étiez à terre, atterré. Je vous ai envoyé plusieurs fléchettes amicales pour vous réveiller. Vous avez presque abandonné puis, par un réflexe vital, vous vous êtes souvenu de Pina Bausch, disparue l’an dernier. Et là, le spectateur revit ! Nous voilà sur la même longueur d’onde. Pina n’est plus et Marthaler joue la partition d’un pays lourd, passif. Il ne voit pas que le monde change. Ce soir, au Festival d’Avignon, nous en avons peut-être fini avec ce théâtre-là.

Pascal Bély, Francis Braun- www.festivalier.net

“Papperlapapp” de Christoph Marthaler et Anna Viebrock, à la Cour d’Honneur du 7 au 17 juillet 2010 dans le cadre du festival d’Avignon.

Crédit photo: Christophe Raynaud De Lage

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Au Festival d’Avignon, Christoph Marthaler prépare le pire et se protège.

C’est le spectacle que l’on attendait. Au coeur de la crise, à la veille d’une pandémie, à l’heure où le continent européen cherche son projet politique, nous caressions l’espoir que le théâtre puisse nous ouvrir les horizons, fatigué de n’entendre que des dénonciations. Avec «Riesenbutzbach. Eine Dauerkolonie », le metteur en scène suisse Christoph Marthaler pouvait combler cette attente. Au lieu de cela, il a clivé un peu plus un public déjà déboussolé par un festival qui lui offre si peu d’attaches.

À première vue, le décor surprend et impressionne. C’est une bâtisse à l’architecture est-allemande, où s’enchevêtrent plusieurs espaces : selon que vous soyez puissant ou misérable, votre regard sera attiré par le hall d’une banque, le bureau d’une entreprise, un salon bourgeois, des garages, un balcon d’appartement. Il y en a pour tous les goûts. La troupe de quinze comédiens impose par sa diversité : des maigres, des gros, des chics, des médiocres. Mais ils sont riches, blancs, homme et femme-objet jusqu’à s’incruster dans le mobilier, assez matérialistes pour éructer comme une mécanique qui déraille, et suffisamment vulgaires pour lever la jambe pour un oui ou pour un non. Ils ont l’assurance de ceux qui ont le tout, bien plus de la somme des parties ! Tout lien est objectivé, nivelé, si bien que l’on ne différencie plus la relation commerciale, amoureuse et familiale. Christoph Marthaler se régale à se moquer de ces petits puissants : tout est grossi, mais avec délicatesse. Il ridiculise cette époque, à bout de souffle, désarticulée par la crise bancaire. Alors que les fondations s’effritent peu à peu, il prend un malin plaisir à s’appuyer contre un mur déjà fragilisé. Evidement, tout s’effondre avec fracas. Le public se marre, car n’importe quel détail tourné en dérision devient un événement.

À mesure que ces notables tombent dans la déchéance et se rapprochent du triste sort du peuple réduit à vivre dans les garages après avoir squatté les salles de vente, la pièce s’englue dans un humour potache. Le rire du public se fait plus lourd, signe d’une angoisse qui monte. Nous ne sommes qu’à la moitié de la représentation et  Marthaler a déjà épuisé son propos.

Alors, il étire le temps, non pour se dégager de ces personnages et se mettre à distance pour nous aider à comprendre ce qui se joue, mais pour installer un processus de persécution qui n’a plus de limites. Cette classe moyenne possédante serait composée de juifs qu’il plongerait dans l’antisémitisme. La moquerie s’enracine, prend des allures de dénonciation : il n’énonce plus rien et tombe dans un consensus qui gangrène la pensée politique et les propositions artistiques de cette 63ème édition du festival (Jan Fabre, Federico Leon, Thierry Bedard et Jean-Luc Raharimanana). Le monde est binaire : il y a les faibles et les puissants, les méchants et les gentils. À quarante minutes de la fin, Marthaler tourne en rond et distille son propos condescendant. Ses comédiens jouent des airs d’opéra pour célébrer un rite funèbre et installer la parade des hommes et femmes déchus. Cette forme artistique, vue tant de fois ailleurs, atteint son apogée quand il les fait défiler sur un stand de mode improvisé. Voilà nos riches, habillées avec rien, mais qui continuent malgré tout  « à se la jouer ». Avec les « Deschiens », c’était quand même plus sexy.

Arrive le moment où il faut conclure. Et Marthaler ne s’embarrasse pas. On aurait pu s’attendre qu’avec la crise, il saborde sa mise en scène. Même pas: il fait enfermer deux groupes dans un garage chacun. Et rétablit les camps. La vengeance est toujours le fruit d’un propos clivant.

« Sommes-nous au tournant d’une époque ? », proclame un des acteurs. Oui, parce qu’il y a peut-être assez d’énergie créative pour repenser un nouveau monde. Non, parce qu’il a des artistes et des intellectuels qui, tout en profitant des largesses du système, répète inlassablement le même discours qui leur garantit une position haute et un statut privilégié.

« Riesenbutzbach. Eine Dauerkolonie » de Christoph Marthaler prépare le public au pire. Lui, s’en sortira. Ses coproducteurs (Festival de Naples, d’Avignon, d’Athènes, de Wroclaw, de Tokyo) le protègent même des banquiers rapaces.

Je m’étonne que la relation avec un artiste m’emmène vers une telle conclusion.

Rideau.

Pascal Bély – www.festivalier.net

« Riesenbutzbach. Eine Dauerkolonie » de Christoph Marthaler au Festival d’Avignon du 23 au 26 juillet 2009.