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FESTIVAL D'AVIGNON LES EXPOSITIONS OEUVRES MAJEURES Vidéos

Au Festival d’Avignon, Sophie Calle: la traversée d’un continent intérieur.

Dés les premiers jours du Festival d’Avignon, la rumeur se susurrait à mes oreilles: Sophie Calle fait une exposition sur sa mère disparue…Une question me revenait: comment recevoir ce deuil? Comment Sophie Calle à la réputation “d’impudique”, d’artiste égocentrique pour les uns, allait-elle nous étonner? J’étais aussi à l’écoute des inconditionnels de ses propositions, qui parlaient d’intelligence, de finesse…Il y a quelques mois, j’avais feuilleté un magnifique ouvrage, qu’elle avait adressé au regard des aveugles. Cette oeuvre m’avait déjà beaucoup troublée. Je décide de m’y rendre. J’ai peur…C’est avec deux hommes que je vais y pénétrer, peut-être pas tant par hasard.

J’ai découvert l’Église des Célestins en 2011, lors de l’exposition de William Forsythe. Cet espace m’est donc familier. C’est un lieu dépouillé, aux proportions hautes et étroites, sans rénovation récente, restée dans son “jus”, avec une belle lumière de par la taille des ouvertures, qui crée une atmosphère de respiration et d’authenticité. Quelques ruines éparses appuient le contexte de recueillement.

De lourds rideaux de velours verts s’ouvrent à l’entrée, tel un écrin. Nous sommes accueillis par une magnifique photo de Monique Rachel, la mère de Sophie Calle, décédée il y a quelques années d’un cancer. Assise sur une tombe, jambes croisées, naturelles et libertines, elle semble nous dire: “Elle ne passera pas par moi!“. Elle pose sur cette dalle de pierre, toute sa force de séduction et de présence…La clarté directe de son regard s’attache à mes épaules pour me soutenir. Toutes les parties de mon corps vont faire cette traversée.

Des galets sont disposés à différents endroits, comme pour nous accompagner. Je me sens “Petite Poucette”, dans un mouvement de bien-être, proche de cette mère charnelle et de la mer. Je ressens le même plaisir que dans les cimetières marins de croix sculptées de pierre ou de fer forgés, où l’étendue bleue devient notre lit éternel, où les bouées fleuries des marins disparus sont nos bijoux de famille…Pas à pas, lentement, j’avance. Le blanc du «souci» (dernier mot prononcé sur son lit de mort, «Ne vous faites pas de souci») m’éblouit comme une étendue de neige et brûle mes doigts. Le froid les engourdit. Je plonge dans ce sentiment de fond intérieur et le mot glisse entre mes cheveux à chaque inspiration.

Une icône m’arrête et je souris devant cette image de Joconde minérale. Mon bas ventre frémit en repensant au lieu de ce premier émoi. Ma pupille s’élargit pour distinguer plus nettement  la nuit de mon intime. Des photos, illustrées d’un journal, suivent. Un voyage à Lourdes, une voyante…Ma langue goûte ce souvenir de l’imaginaire de l’enfant, qui dans ces derniers voeux pieux se tourne vers l’irrationnel. On veut y croire, tout en sachant que c’est désespéré. Mais on s’accroche. Ma tête immergée sous l’eau, cherche à sortir, mais l’appel du fond est plus fort et je continue ma nage intérieure.

Le sol rougi de Forsythe est encore là. Il rend éclatant le nouveau Souci; le rythme mensuel de la femme coule; j’aperçois une perspective par la meurtrière ouverte sur le tumulte de la rue. Une chaleur m’envahit. Nous sommes protégés dans ce contenant utérin.

Bruisse au dessus de ma tête, la légèreté de ces duvets doux. Les soucis m’enveloppent, mais ne m’empêchent pas de dormir comme cette petite sculpture, qui magnifie la sérénité du grand sommeil. Mon nerf optique force, pour traduire le texte blanc sur blanc et la lecture en devient plus lisible. Comme une aveugle lisant le braille. Dans le choeur de l’église, mon estomac se tord devant les dalles grises de marbre. “MoTher!“, “mAman!“, ma grand-mère, ma mère, mes enfants…Je ressens dans mes narines l’odeur de ma chair.

Les petits rideaux de dentelle font danser le Souci brodé. La fatigue plombante se loge dans mes mollets, tout en excitant mes nerfs autour de cet objet du passé, des fenêtres de mes grands-parents. Le tic tac coloré d’un cercueil nous rappelle à l’heure. À qui le tour? La mort devient plus prégnante. Le film sur le corps de cette femme allongée ne ressemble plus à celle de l’entrée. Elle est vaincue. Je l’embrasse de lèvres humides et me souviens de la froideur de ces joues effleurées. Froid comme un bois sec, au sentiment si tendre.

La loge de Sophie Calle est vide de sa présence (elle vient quelques heures dans la journée, lire les journaux intimes de sa mère), mais habitée de ses objets usuels: robe sur un cintre, cigarettes, verre à pied, carnet…Je respire un univers qui me ressemble. Les papillons du Souci volettent au dessus de nous, près de l’oeil frondeur d’une grande girafe, échappée de l’atelier de Sophie Calle. La douceur de l’enfance resurgie. Sur ma main, une larme mélancolique s’écrase.

Je distingue l’autre rive. Celle de l’Antarctique, à travers le hublot de ce brise-glace…Les bijoux, la photo, le recueillement, tout est là pour ce dernier voyage. Pour l’éternité, la banquise va figer cette vie. La conserver pendant des millénaires, des générations et ressurgir un jour, grâce à des explorateurs inconnus. 

La mer et ses fragments de glace ont raison de moi. Mon visage est ruiné de larmes, mon souffle est coupé. Ma glotte étouffe un sanglot. La traversée de Sophie est aussi la mienne. Je reverrai encore longtemps un mausolée comme celui-ci…Je refais un tour dans cet espace, puis un autre. Je reprends peu à peu vie, mais mon corps restera tatoué.

En sortant, je me retourne et me retrouve rassurée, car, devant ce tas de pierres, objet de chaos, magnifié également cette an
née par McBurney, mon regard porte au loin de mes pensées, et apaise mes souvenirs.

Mon iris devient bleu, inondé par cette immensité arctique du grand monde.

Je retrouve la lumière extérieure, apaisée…et grandie entre mes deux amis, accompagnateurs respectueux.

Sylvie Lefrere de Vent d’art vers le Tadorne.

« Rachel, Monique » de Sophie Calle à l’Église des Célestins jusqu’au 28 juillet 2012.

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ETRE SPECTATEUR PETITE ENFANCE

Le Grand Off du tout petit et des professionnels de la petite enfance.

En 2012, peut-on imaginer un festival sans les enfants? Est-ce possible encore d’ignorer la frontière de plus en plus poreuse qui existe entre artistes, professionnels et parents? Comment rendre compte de la fantastique richesse artistique des propositions pour tout-petit et de l’engagement des professionnels de la toute petite enfance à promouvoir l’art au sein des crèches comme ressort de leur créativité et des processus de coéducation avec les parents?

Le mardi 10 juillet 2012, des professionnelles de la petite enfance des villes de Martigues, Fuveau, Vitrolles, de la Maison de la Famille; des programmateurs (Théâtre Massalia à Marseille, Théâtre de la Guimbarde à Charleroi), des spectateurs et des artistes se sont réunis au village du OFF pour échanger dans le cadre des « Offinités du Tadorne» présentées par Pascal Bely et Sylvie Lefrere. Cet événement s’inscrit dans une démarche ambitieuse de formation qui vise à créer une dynamique régionale autour de «l’art et les tout-petits». Après une journée très dense passée au Théâtre pour Enfants à Monclar, nous nous sommes donné rendez-vous au Village à 17h lors de la tribune critique quotidienne organisée par le festival Off.

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Chacun a pu visualiser son paysage de la petite enfance en partageant son regard sur trois spectacles. Cela a fédéré un collectif représentatif d’un monde ouvert, engagé vers une démarche artistique. Nous avons tous été réunis autour de ce vaste territoire à explorer, en friche à bâtir, entre vallons et montagnes. Des contes ont été coécrits en ateliers afin de faire un retour créatif au public présent et aux artistes pour donner un ressenti singulier et global. Une grande poésie s’en est dégagée. A vous de juger…

 «Un échange plein de poésie et d’inventivité en présence des artistes des spectacles vus (Plume, Un papillon dans la neige, ventre à l’air, Lapin) et d’un public ravi que les petits trouvent leur place parmi les grands ».

Maryline Laurin, Revue Marseillaise de Théâtre.

 

«Lapin» de la Compagnie du Dagor; 9h45.

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«Il était une fois une histoire étrange, amusante, comme sortie de l’antre d’un lapin. Deux corps en mouvement se retrouvent dans un labyrinthe de sons, de langages, de musiques, de papier, de bois et de lumières. Cela peut paraître bizarre et décousu: des poissons volent, des bonbons sont croqués, les arbres s’entremêlent, les oiseaux s’y nichent et les cerfs y passent. Les matières et les corps apparaissent, disparaissent, comme le voyage de la vie : on saute d’un sentiment à l’autre comme un lapin».

«Il était une fois un funambule suspendu au-dessus du vide, jouant avec son ombre. Il aimait jouer avec elle, car elle savait le surprendre, lui faire peur, le faire rire. Sous lui, un paysage de montagnes, de vallées où parfois son ombre disparaissait ou grossissait. Cet univers étrange provoque chez lui des mouvements doux et pourtant saccadés qui laissent le funambule déconcerté».

« Un papillon dans la neige » – Compagnie O’Navio – 9h50 et 15h30

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« Il était une fois une page blanche comme la neige, comme un ballon, comme un nuage. Blanc, vierge Blanc de début du monde Enfance. Une femme au pinceau chapeau bouche rouge fait son autoportrait: une petite fille au chapeau. C’est plus facile d’être grande dans un petit carré. Est-ce un livre? Est-ce que les livres parlent? Est-ce qu’ils chantent? La petite fille au chapeau peut-elle bouger? Elle bouge en grandissant de dehors et du dedans, comme un dessin qui devient image puis peinture, mobile et immobile. Elle voyage, son coeur est tendu sur les fils de couleurs qu’elle manipule et qui la manipulent. Et cette petite graine dans nos chaussures, c’est la vie qui reste à inventer.»

«Petite fille papillon qui voyage à bord du cocon

Douceur et légèreté

Où vas-tu nous emporter?

Par le vent

Par la mer

Dans les airs

Dans les eaux

Gros poissons, ou dans les ailes

Tu t’envoles sur un fil

Sur des notes mélancoliques

Tes rencontres plumes de couleurs

Égaye ta gourmandise

Et font germer les petits pois!»

 

«D’une feuille blanche apparait en deux traits de crayon un papillon qui nous transporte sur un nuage de coton et nous fait planer au fil des saisons. Tout en musicalité, nous voyageons à travers les mers, l’espace et le temps. Au seul regret de n’avoir pu partager son instant gourmand. Feuilles, vent, mouvements, doux méli-mélo d’un spectacle pour enfants».

Avignon, le 10 juillet 2012. Les professionnels de la toute petite enfance  des villes de  Martigues, Fuveau, Vitrolles, Martigues, de la Maison de la Famille et du Théâtre Massalia.

Crédit photo Offinités: Maryline Laurin.

 

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Au Festival d’Avignon, l’inquiétante dérive d’un certain théâtre français.

Après une semaine au Festival d’Avignon, une évidence s’impose: le théâtre français que l’on m’a proposé est en crise et porte les stigmates d’un système culturel sans vision qui s’enferme dans un entre soi parisien terrifiant. Nous sommes très loin des créations allemandes, flamandes et d’Amérique du Sud qui percutent, embarquent les spectateurs dans un jeu où le corps rivalise avec le texte au profit d’un propos. Ce que j’ai vu à Avignon est profondément mortifère, ancré dans un théâtre où la forme, les effets visuels prennent le pas sur tout le reste. À chaque représentation, je ne me suis jamais ennuyé, séduit par une approche «produit» déconnectée du sens. Je me suis ressenti consommateur, mais jamais sujet.

J’ai subi «La faculté», mise en scène d’Éric Vigner à partir d’un roman de Christophe Honoré, thriller théâtral porté par les jeunes comédiens de l’Académie du CDDB- Théâtre de Lorient. Ici, la mise en espace (la cour du Lycée Mistral transformé en immense plateau de sable fin) s’est substituée à la mise en scène posant l’arrogance comme unique relation avec le spectateur.

Dans «La nuit tombe» de Guillaume Vincent, je n’ai même pas frémi à ce thriller théâtral (encore un !) dans lequel l’auteur – metteur en scène s’amuse à se faire peur. Avec comme décor une chambre d’hôtel, il emboîte différentes situations à partir d’un lien binaire comme seul ressort dramaturgique.

Dans «Six personnages en quête d’auteur» de Pirandello, le metteur en scène Stéphane Braunschweig semble s’être beaucoup préoccupé de faire «vrai» au détriment d’une conduite d’acteurs livrés à eux-mêmes dans une scénographie censée faire sens à elle toute seule.
Dans «Plage ultime» de Séverine Chavrier, un collectif d’acteurs trentenaires dépressifs s’enferme dans une vision romantique du monde dans laquelle nous observons à défaut d’être ému (ce dernier point étant un détail pour la metteuse en scène).
Mais de quels maux souffre donc ce théâtre? En premier lieu, tout est cérébralisé: le corps supporte le texte, mais ne le porte pas. Le jeu s’enferme dans la déclamation (dans «Six personnages…», on frôle même la caricature), dans une scénographie sophistiquée qui nous impose  des acteurs posés comme des pions (dans «La Faculté», ils passent plus de temps à se déplacer qu’à créer du mouvement). Affublés pour certains de micros, immergés dans un dispositif vidéo leur faisant concurrence, l’environnement technologique leur impose un tempo nous empêchant de ressentir la chair. On se contente tout au plus d’allures. Dans «Plage ultime», je peine même à identifier qui joue!
C’est un théâtre du comportement là où le théâtre européen nous avait habitués à un corps performatif, engagé. En 2012, les acteurs français ne transpirent pas. Ils ne sécrètent rien, car asséchés par les reflets de leurs miroirs.
J’ai été particulièrement étonné par la sophistication de la scénographie inspirée d’une culture du «design relationnel» là où le théâtre a me semble-t-il besoin d’objets signifiants (ou flottants). Nos metteurs en scène semblent très influencés par les ressorts de la téléréalité où il convient de faire «vrai» au détriment de la poésie. Nous sommes très loin des chaises de Pina Bausch, du mobilier recyclé du théâtre argentin, des objets d’art du théâtre belge. Cube blanc, table sans âme, échafaudage, décor en carton-pâte d’un cinéma de série B peinent à relier corps et dramaturgie pour des textes très plats. Serions-nous à ce point en panne d’auteurs pour subir une écriture démonstrative, explicative, si peu poétique (mention toute spéciale à Christophe Honoré et Guillaume Vincent). D’ailleurs, ces quatre mises en scène font souvent diversion à partir d’artifices répétitifs (provoquer constamment la peur dans «La nuit tombe», impressionner en convoquant un gros camion et des motos sur le plateau de «La Faculté», déplacer en permanence le décor dans «Plage ultime» pour «mettre» en scène, utiliser la vidéo pour fabriquer le 4ème mur à défaut de l’incarner dans «Six personnages..“). J’ai d’ailleurs été frappé par la façon dont ces quatre metteurs en scène structurent leur dramaturgie. Tout au plus deux ou trois “jeux” déclinés à l’infini jusqu’à donner  l’impression d’être pris dans un engrenage sans fin. On «fabrique» un théâtre  qui impose une «mécanique» de jeu au détriment de l’improvisation et du plaisir d’être sur scène. Je finis même par ressentir le cynisme comme unique forme d’engagement politique.
Jour après jour, le lien entre ces quatre oeuvres forme un étrange paysage: celui d’un théâtre d’État, de commande, qui permet probablement aux institutions d’avancer leurs pions dans un jeu d’échec où le public n’est qu’une variable d’ajustement. La question n’est plus de savoir s’il y a ou pas prise de risque dans un changement de paradigme (ce questionnement est au centre des propositions d’Angélica Liddell, Thomas Ostermeier, Roméo Castellucci, Rodrigo Garcia, …). Cette année, au Festival d’Avignon, un petit cercle d’auteurs et de metteurs en scène impose leur vision consumériste du théâtre, celle qui leur permet d’afficher un produit sans odeur, sans matières qui tâchent, sans fuite pour être aisément exportable sur des scènes dépolitisées.
Ainsi, le spectateur se trouve privé d’interroger leur légitimité puisqu’il n’est jamais interpellé.
Pascal Bély – Le Tadorne.
« Six personnages en quête d’auteur », mise en scène de Stéphane Braunschweig du 9 au 19 juillet 2012.
«  La nuit tombe » mise en scène de Guillaume Vincent du 10 au 18 juillet 2012.
« Plage ultime » mise en scène de Séverine Chavrier du 9 au 15 juillet 2012.
« La Faculté », mise en scène d’Éric Vigner du 13 au 22 juillet 2012.
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FESTIVAL D'AVIGNON

Au Festival d’Avignon, la Cour dans tous ses états…

«Le maître et Marguerite» de Simon Mc Burney présenté dans la Cour d’Honneur divise les Tadornes. Pascal Bély est très réservé sur ce spectacle «qui mobilise la pulsion, la même qui nous conduit dans les pièges posés par le consumérisme le plus abject.».

Sylvie Lefrere a un tout autre avis… 

Le Palais des Papes est plein pour cette première représentation. Les trompettes résonnent sous les gradins, et réveillent nos émotions de festivaliers; les spectateurs se pressent, se serrent la main ou s’embrassent au hasard des rencontres. Je suis bien entourée ce soir: amis, familles, journalistes, Ministre de la Culture, comédiens, couturier: tous ensemble spectateurs pour tous nos sens sollicités.

Dés les premières minutes du ‘Maître et Marguerite” par Simon McBurney, le plateau est envahi d’une valse de chaises, glissant à toute vitesse. Ce siège va téléporter notre esprit à différents niveaux. Nous allons traverser le temps: la quête d’un écrit sur Ponce-Pilate nous fait naviguer dans les époques du christianisme, de la Russie de Staline, de la guerre de 1940. Le tout relié par l’écran. La connexion à notre aujourd’hui en parallèle au rêve.

Le mur du Palais des Papes se transforme en gigantesque Google Earth qui nous aspire, nous écrase. Une métaphore de nos addictions de recherches incessantes; toujours plus, toujours plus loin…Il devient l’écran géant d’images subliminales, notamment celle du Christ, qui prend une dimension esthétique fascinante. Les écrans sur les côtés me donnent une vision à facettes de mouche, élargissent le champ de mon regard après un temps d’adaptation. L’accent des comédiens et la force des mots, bientôt, m’emportent. Leurs corps prennent une dimension 3D.

Joseph me renvoie à l’image  de Freud, le Satan à un homme de la Gestapo, le maitre à un Frankenstein humain et fragile, Marguerite à une douce  Louise Brooks poétique, le chat à un Aline Sarkoziste et son acolyte chapeauté tout droit sorti d’Orange mécanique…Dans cette Voie lactée, je me sens fragment de la partition. Ma mémoire se réveille dans cette quête et ces peurs. Mon estomac se noue comme avant un saut au dessus du vide. Le texte, les comédiens sur le plateau, l’image m’envahissent dans une vague qui me ballote dans mes états d’âme. Quel que soit le contexte, les doutes, les tiraillements vers des amours impossibles, les engagements se répètent. Aucune règle. Pas d’erreur, tout est réglé comme dans un bain mécanique.

Je suis à fleur de peau. Le moindre mouvement de mon voisin me secoue. Mes émotions me submergent; je me sens toute petite dans une angoisse enfantine. J’y entrevois un passé historique et un avenir incertain. Simon McBurney devient le magicien d’un soir. Le public est dans un calme religieux. Nous faisons corps tel un collectif pris dans sa toile en projection recto verso. Happé dans la dynamique de l’action qui nous tient. Complices…Rien qu’en écrivant, les larmes remontent, sans que je puisse expliquer pourquoi. Elle va faire son travail intérieur d’habitation de mon patrimoine.

L’achat du texte me servira peut-être d’exutoire …

Sylvie Lefrere de Vent d’art vers le Tadorne.

Sur “Le Maître et Marguerite” , les regards de:

Pascal Bély / Au Festival d’Avignon, l’effondrement.

Francis Braun / Au Festival d’Avignon,”Sympathy for the Devil?…Les Rolling Stones.

« Le Maître et Marguerite » par Simon Mc Burney dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes du 7 au 16 juillet 2012.

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CONCERTS FESTIVAL D'AVIGNON

Ce soir au Festival d’Avignon, la lumineuse Camille.

Certains s’en étonnent. Pas moi. Ce soir, Camille est l’invitée du Festival d’Avignon à la Carrière de Boulbon pour «Ilo veyou». En 2006, j’écrivais à propos de son concert à Bruxelles: «Camille positionne la chanson comme pluridisciplinaire. Elle s’aventure dans le chaos pour faire naître de nouvelles formes artistiques. Programmée par «Les Nuits Botaniques», Camille aurait eu toute sa place au KunstenFestivaldesArts programmé au même moment». Six ans après, Avignon a donc franchi le pas et ce n’est que justice pour celle qui théâtralise et chorégraphie son chant pour embarquer le public dans une danse de mots et d’ombres corporelles.

Retour sur le concert donné en mai dernier à Marseille et qui sera joué ce soir.

Ce soir, au Silo à Marseille, le public ne s’y trompe pas: la confiance est là et nous la suivons dans son embarcation faite de tissus tendus, de lumières qui chaloupent et d’instruments de musique échappés d’un grenier de boites à musiques! Il se dégage une étrange atmosphère ouatée, toute à la fois protectrice et piquante,  à l’image de ces draps un peu rêches où nous aimions nous lover même s’ils nous grattaient…

Cela commence par une naissance. Camille est maman depuis peu. A capella, entourée d’un tissu où elle cache une ampoule, elle chante «Aujourd’hui» pour évoquer l’accouchement. Cela dépasse l’entendement. Ce soir, elle enfante d’un concert éclaireur où elle puise dans l’imaginaire du théâtre pour enfants (apparitions, disparitions ; jeux d’ombres et de lumières), les ressorts de sa créativité et donc de la notre (à l’image des bulles de «Bubble Lady» qui font des ronds dans l’eau sur ma peau). Ici, points de projecteurs descendants qui écrasent. Bien au contraire. Avec Camille, la fragilité d’une petite ampoule est une force pour accoucher d’une danse puisée dans la voix qu’elle fait surface de divagation pour jouer avec nous au chat et à la souris. Rarement la lumière ne m’est apparue aussi primordiale dans un spectacle: elle y projette son corps et ceux de ses musiciens vers les espaces de jeux de l’enfance. A la fin du concert, elle nous convoque autour d’une ampoule boule de feu dans une salle transformée en caverne (pour y entonner, entre autres, un mémorable «Que je t’aime !»). Auparavant, elle aura pris soin de la métamorphoser en cathédrale pour qu’aux chants des spectateurs de l’orchestre répondent les refrains des balcons! Magnifique, magique. Elle ne cesse d’ailleurs de s’amuser des frontières en invitant une vingtaine de spectateurs à rejoindre la scène derrière la toile pour jouer aux chats et chiens («Cats and dogs»). Soucieuse d’unité, elle n’hésite pas à faire monter un homme de droite et une femme de gauche pour une valse sur une chanson patriote dépassée («La France») !
En écho à ses performances vocales, Camille stimule notre créativité. Comme si c’était lié. Et ça l’est! La chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin  a signé la mise en scène. Ce choix n’a rien d’étonnant, car il y a chez Camille le souci de réconcilier le corps et la voix (tant clivés dans les concerts par une machinerie et des technologies qui séparent), de créer une autre relation entre scène et salle. Je pense encore à son essoufflement après une danse qu’elle métamorphose en chant quasi religieux («Pleasure»); il me restera longtemps gravé son visage projeté tandis que l’ampoule s’approche de son corps allongé pour y puiser ce qu’il y aurait de plus intime («Wet boy»). Je n’oublierais pas de sitôt ce chant déterminé contre cet homme qui fait souffrir les femmes («Le banquet»): chez Camille, le corps chante aussi les plaies corporelles de l’amour…
«Ilo veyou» est un concert festif qui vous embarque très rapidement dans une contrée de jeux et de chants. Il y a là un certain état d’esprit: celui de créer les conditions de la communauté.

Celle des fous chantants.

Pascal Bély, Le Tadorne

«Ilo veyou» de Camille au Silo de Marseille le 4 mai 2012. Au Festival d’Avignon le 15 juillet à 23h.

Camille sur le Tadorne:

Camille poétise ma “scène d’amour”.

Camille, à un fil du KustenFestivalDesArts de Bruxelles.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Au Festival d’Avignon,”Sympathy for the Devil”…Les Rolling Stones.

«Le Maitre et Marguerite» de Simon Mc Burney présenté dans la Cour d’Honneur divise les Tadornes. Pascal Bély est très réservé sur ce spectacle « qui mobilise la pulsion, la même qui nous conduit dans les pièges posés par le consumérisme le plus abject.».

Francis Braun a un tout autre avis.

Osmose entre la scène et les images. La Cour investie. A une rapidité insolente. Fulgurantes images. Le Bâton est levé, ce bâton que l’on nomme à présent Fenêtre, Porte ou Ouverture, passage obligé, symbole du chemin à gravir. C’est la Fenêtre écho à celles du Mur que Simon Mc Burney aura le talent de faire vivre, d’éclairer ou d’assombrir, de faire trembler ou de laisser se reposer. It’s a Google man utilisant Google Map.

Les images vont se cogner aux  histoires entremêlées. Paf, bang, je mets du sang en image, j’allume les fenêtres, tombe la neige,  j’explose le mur, merde voilà les pierres qui  tombent, c’est un peu facile, mais c’est l’effet escompté. Le monde en image est sur les côtés, les coulisses sont apparentes et les sous-titres très mal placés. Il va falloir jongler: on écoute OU on regarde. Là on ne lit pas, ou alors on lit et c’est dommage, les images s’en vont trop vite. On jongle et à regret on s’habitue. Satan, Woland et sa troupe, les Élites littéraires, Moscou en 1930, le Maitre qui se vend au Diable, l’Amour de Marguerite, Ponce Pilate et le Christ…..

Une allégorie philosophique que cette épopée tragique ou ironique. Épopée qui se balade entre désir de liberté et célébration des Créateurs, où le jour et la nuit chevauchent le Rêve et la Réalité, où le Bien et le Mal se joue l’un de l’autre. Sur le plateau de la Cour, les Péchés des hommes réunis devant nous vont  provoquer la mort innocente d’un Christ décharné…Des peintures classiques et incroyables sur les pierres, le Mur et les flancs. Il y a du Kantor chez Simon McBurney, il y a du Arturo Ui, il y a du Caravage chez lui…

Il est arrivé à faire de ces trois histoires une épopée intemporelle. Pas d’intériorité, pas de sensibilité effleurée. Tout reste extérieur, mais complètement intégré. De choses éparses, il en a fait un tout. Et c’est réussi. Beaucoup de spectaculaire contemporain, mais utilisé avec maitrise, brio et toujours juste.

Des images qui soutiennent et soulignent le propos. McBurney reste hors du temps. Je ne crois pas que ce soit un faiseur malgré ce qu’il annonce. Pas un faiseur en tant que “truqueur”, mais faiseur en tant que fabricant, artisan, créateur. Il maitrise et tient les ficelles. Sa grande habileté transforme l’univers classique en un monde actuel et intemporel.

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Le résultat fait qu’il y arrive avec succès. C’est là, l’utilisation de moyens techniques ingénieux,  dans des habitudes qui ne nous sont pas étrangères. Bien sûr, on se souvient de Roméo Castellucci, Thomas Ostermeier ou Guy Cassiers qui sont passés maitres en vidéo… Il a la connaissance de la magie de la technique. Il sait employer ces “artifices” intelligemment, les intégrer après les avoir digérés. On peut parler là d’intégration et non de superposition. Il y a enfin,  dans ce lieu, le TOUT totalement lié. En fait il y a l’osmose entre un texte et ses images.

Merveilleux crucifié, superbes chevaux qui s’envolent. Je garderai longtemps dans ma tête, ces allusions christiques, ces “peintures corporelles” vivantes et imagées. Je garderai longtemps présents, ses mouvements prolongés, ces tentatives horizontales sur scènes qui, subtilement s’envolent sur le mur vers nulle part. L’humain déshumanisé devient picturalisé sur un mur, un Homme en croix de chair et d’os écorché, mais aussi en image sublimée sur la pierre. Je garderai présente en moi cette croix vivante sur le plateau et sur le mur…Images florentines, images Burneysques et sensuelles…images écartelées, ensanglantées…

Simon McBurney recycle nos images et les métamorphose en une ligne droite, jamais cassée. Elles sont leur propre miroir sur des plans différents. C’est le plateau de la Cour dans les airs, c’est les coulisses sur les côtés, c’est le Mur qui se fracasse, ce sont les têtes qui vont tomber, c’est le sang qui éclabousse, c’est l’amour fragmenté. On s’attendait à un effondrement et se sont les pierres qui sont tombées.

Le talent de Simon McBurney réside dans la synthèse des multiples données littéraires de Boulgakov. L'”entité” ne devient qu’une grande  émotion “tragique”. Tatouée sur les pierres, la courbure d’un mouvement, cette intimité humaine dans un lieu si vaste, cette humilité humaine souffrante sous le regard de 2000 personnes, ces corps enlacés…McBurney a fait dans le fracas intime. Cette fresque fut complètement magnifique. Peut-être emportée plus  par la présence visuelle que par les mots criés en violence. Rien n’est artificiel. Rien ne se substitue aux propos. Force et densité se rejoignent dans cette folie meurtrière.

Un salut quand même au Chat perfide incarné, cruel parmi les cruels. Un salut aux Comédiens qui nous racontent cette histoire, salut à McBurney qui a embrassé la Cour pour se l’approprier, salut au décor minimal, à cette Table-Cercueil, à ce Bar ambulant, à ce lit-hôpital, lieu de toutes les analyses.

On pourrait parler de la Compassion, on pourrait parler de perfidie, on pourrait évoquer la haine et la manipulation. On pourrait parler histoire et géopolitique et enfin on pourrait parler de l’histoire réelle de ce Maître et de sa Marguerite!

Et bien ce sera pour plus tard, je ne veux pas effeuiller le propos…..d’autres l’ont fait, d’autres le feront.

Francis Braun, Le Tadorne

Le regard d’un autre Tadorne: Au Festival d’Avignon, l’effondrement.

« Le Maître et Marguerite » par Simon Mc Burney d
ans la Cour d’Honneur du Palais des Papes du 7 au 16 juillet 2012.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Au Festival d’Avignon, Steven Cohen, vertigineux petit rat des camps.

Cette après-midi, sous la scène du Palais des Papes, il y a «l’origine». Il y a LE cimetière. Il y a notre conscience de citoyen européen, nos valeurs, même celles que nous piétinons. Sous la scène, il y a le pour quoi du théâtre. Il y a un journal qui page après page souffle aux comédiens LE texte qu’il ne faut pas oublier. Sous la scène, il y a le Camp, les bruits étouffés et les cendres des âmes torturées, des corps déchiquetés.

Sous la scène du Palais des Papes, je me suis engouffré pour en ressortir une heure après, frigorifié, vêtu de noir, poussiéreux. Endeuillé à jamais. Pour toujours.  

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Sous la scène du Palais des Papes, il y a un des «fils» cachés de Jean Vilar. C’est le chorégraphe Steven Cohen. C’est mon «pédé papillon». Depuis quelques années, il se pose régulièrement sur mon épaule. Il est juif et Sud-Africain. Autant dire qu’il est la part abimée de l’humanité dont il soulève le rideau noir pour créer son théâtre où la tragédie prend “corps”. Il a de grands yeux où les étoiles poursuivent leur danse quand le soleil tape. Il n’est pas tout à fait nu: il a juste une petite coquille transparente pour protéger son petit sexe de «pédé papillon» des oiseaux de mauvais augure. Dieu sait s’ils sont encore à l’affut. Steven Cohen est grand parce que nous sommes parfois trop petits pour voir loin. Sous la scène, il a creusé la question de l’Holocauste. Profondément.  Pour montrer ce que le cinéma n’a jamais pu filmer. Pour danser ce que le théâtre n’a jamais pu dire.

Une lumière orange le voit surgir du trou. Celui de l’origine du monde. Il renaît. L’humidité me prend à la gorge. Son cul apparaît. Il est visage, il est “Le cri” d’Edvard Munch. Combien de galeries a-t-il creusées pour arriver jusqu’à nous? Je sursaute tandis que des rats dans des canalisations transparentes assurent le tempo, par petits bruits bien ordonnés. Ils sont derrière moi: j’ai l’impression qu’ils effleurent ma nuque, prêts à me grignoter, à jouer avec mon «refoulé». Ils sont les bons petits soldats des basses besognes. Ils sont venus faire un petit tour sous la scène du Palais. En permission. Probablement de Syrie.

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Steven Cohen apparaît donc pour nous «livrer» le journal intime d’un jeune homme, écrit dans un camp de concentration. On en perçoit certains extraits sur deux petits écrans, semelles de ses immenses sabots de fer qui, telles des mâchoires, enserrent ses pieds. Collé à ses basques, il porte le poids de notre barbarie passée. Il s’approche, longe la rangée des spectateurs pour nous donner à lire sous ses pieds, ce livre tiré de la Bibliothèque Universelle. L’important n’est pas de déchiffrer les mots, mais de les ressentir par son corps, chemin éclairé et étincellant qui explore notre conscience. L’important, c’est que nous ressentions l’effroi quand le corps est pénétré par l’innommable; que nous écoutions ces paroles proférées même si c’était celles de Pétain, celles de la France. L’essentiel, c’est d’entrer par une caméra dans le corps de Steven Cohen pour y percevoir ce que l’homme barbare voit: des galeries creusées qui mènent vers la mort, des trous explorés pour trouver la formule efficace de l’extermination, des plis labourés pour semer la graine du chiendent. Je sens que je m’écroule sous le poids de cette scène où les pas des comédiens qui répètent plus haut« Le maître et Marguerite», résonnent  comme le bruit des bottes. Ils donnent la mesure pour annoncer l’arrivée des rats qui, munis de torches, inspectent l’usine à gaz que Steven Cohen a installée au fond de l’espace.

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Pour l’instant, ils ne nous ont pas trouvés. Je les observe, apeuré. Ils exécutent une danse macabre à partir d’aller-retour indécents. Peu à peu je m’enterre, je m’affaisse, je croule sous le poids de ces petits rats lumineux qui me disent aussi que la danse nous éclairera encore et encore parce que le corps est un trésor de mouvements à explorer, qu’il est le rempart contre les barbaries idéologiques.  Steven Cohen est notre (sur)vivant; il est ce corps universel offert à l’art. Je sens qu’il est la plus belle créature que le Palais des Papes n’a jamais engendrée. Qu’il est ce petit rat qui se faufilera souvent entre nos pattes pour gentiment nous faire trébucher. Et de sa main, il ne cessera de nous aider à nous relever. 

Parce qu’au-dehors, il y a foule pour venir voir les comédiens.

Pascal Bély, Le Tadorne.

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“Hommage , dédicace à STEVE COHEN , ses rats, sa lumière, sa nudité. Son ÉTOILE JAUNE, son KADDISH, son sous-sol, son constat … Rien de trop, juste. Pas de salut, il part du sous-sol, humble et discret.”

Francis Braun, sur la page Facebook du Tadorne.

Steven Cohen, « Sans titre pour raisons légales et éthiques », au Festival d’Avignon du 11 au 16 juillet 2012.

 

Steven Cohen sur le Tadorne:

Steven Cohen, pédé papillon.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Avignon OFF 2012 / «La femme placard».

Un plateau recouvert de vêtements d’homme pêle-mêle, une femme sur un canapé…Pendant soixante-cinq minutes, nous allons suivre ses émotions, en ayant les nôtres qui trotteront en parallèle.

Chacune  des femmes du public pourra se regarder dans ce miroir sans teint. Comme dans la course d’Alice au pays des merveilles, avec ses frissons de plaisir, ses prises de risque et ses désenchantements. Une femme amoureuse, quoi de plus banal. Habillée dans une chemise d’homme, elle habite ce corps fusionnel. Elle est aveuglée…comme une toute petite fille, noyée dans ses croyances et ses espoirs. Dans notre distance de spectateur,  sa représentation de l’amour résonne tel un cliché, mais fait vibrer en nous une quête intérieure. 

Son questionnement autour du rangement, ce n’est pas pour nous, les autres femmes, mais très vite, par petites pointes, on ressent le liquide amer injecté lentement dans nos veines.  Notre corps s’échauffe, et nous commençons à nous tortiller sur notre siège. Le déroulement de la vie de cette femme, et si c’était nous de près ou de loin? Le théâtre doit nous faire rêver donc on résiste, on sourit…jaune. Après la vision d’un rangement de printemps, on se retrouve dans un sacré capharnaüm.

La position au premier rang nous rapproche de Patricia Kell, la comédienne. On se sent, dans cette proximité, sa “bonne copine”, à vouloir la conseiller. Lui dire, “mais pars!”.  Le cheminement du texte nous fait explorer plusieurs voies; celui de la femme soumise, puis celle qui se rebelle; la version masculine n’est pas négligée entre ses émois, ses atouts et ses faiblesses.

Nous sommes comme des dragons à multiples têtes,  suivant nos âges, nos humeurs. Au-delà d’un mobilier décrit, on se sent vivant, guerrier. La chemise tombe et la féminité reprend le dessus. Notre chair, notre sexe revivent enfin…Mais à quel prix? Famille, enfant, patrie, vous dites? Non, je ne suis pas enfant de Pétain, mais enfant des années quatre-vingt, vent de liberté qui rue dans ce 21ème siècle. Le couple est-il mort pour ouvrir la souveraineté de l’individualisme jouisseur? Ne sommes-nous pas des êtres singuliers et prisonniers de nos sensibilités? Malmenés ou aimés en famille, par les  enfants, les amants, et bousculés par le poids des institutions?

Mais la soif de rêve de liberté d’Alice réapparaît. L’énergie est plus forte. Pas de remords. Juste une mémoire pleine d’empreintes. «La femme placard» fera partie de mon intime et créera des passerelles vers «Le maître et Marguerite» de Simon McBurney vécu intensément dans la soirée au «In». Magie des grands écarts du festival.

Tout se relie… 

Sylvie Lefrere de Vent d’art vers le Tadorne.

“La femme placard”, mis en scène de Christian Garcia Reidt, à l’Albatros. Festival Off d’Avignon à 12h45 jusqu’au 28 juillet 2012.

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HIVERNALES D'AVIGNON

Avignon Off 2012 / Thierry Baë m’a fait les poches.

Depuis la création du Tadorne, j’ai à deux reprises croisé le chorégraphe Thierry Baë (au début de mon parcours en 2005 avec «Journal d’inquiétude» puis en 2007 avec «Thierry Baë a disparu»). À chaque fois, la rencontre n’a pas eu lieue…Les récits autobiographiques de ce chercheur infatigable ne m’ont jamais touché. Trop d’entre soi.

Ce soir, pour sa dernière création, «Je cherchai dans mes poches», Thierry Baë réunit autour de lui trois artistes : Corinne Garcia (danseuse), Sabine Macher (auteur et danseuse) et Benoît Delbecq (musicien). À quatre, ils font le pari d’un récit commun fait d’événements marquants de leur vie, reliés par ce propos intriguant: «Refus d’oublier ses premiers rêves, peur de ne pas avoir tout réalisé, mais jubilation de l’artiste de le dire»

?Jubilation du spectateur de pouvoir écrire?

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Ce spectacle est un espace de dialogue permanent entre ces quatre artistes et le public, à condition qu’il accepte de se laisser relier?Car Thierry Baë ouvre sa mise en scène pour que nous puissions y entendre un souvenir, une émotion, un fragment, un fil, sa pelote, nos noeuds. Les leurs. Ce soir, il nous offre cet envers du décor (comment des artistes font-ils oeuvre commune?) en y incluant, un cinquième récit : le nôtre. Pour cela, Thierry Baë célèbre l’hésitation, le fragile, mélange les évocations pour les rendre perméables les unes des autres et finit par forcer notre écoute sans pathos, ni artifice de mise en scène (même la vidéo se fait discrète, juste là pour tirer un fil supplémentaire). Tout n’est qu’espace. Rien n’est «droit», linéaire : Thierry Baë pratique l’art de l’oblique et donne à ce récit, un aspect bancal, qui ne démontre rien : aucune leçon de vie, aucun conte de fées, juste des corps en mouvement qui ne veulent pas crever sous le poids d’une société qui vante en permanence la performance quantitative.

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À chaque instant, j’entends le récit de l’une en percevant le corps de l’autre tandis que je me laisse émouvoir par la musique d’un ailleurs. Peu à peu, Thierry Baë me confie le pouvoir de tirer les fils et de construire la trame de l’histoire. Il nous donne ce qui peut faire résonnance chez chacun d’entre nous: le cadre contraint qui rend créatif; l’enfant abandonné là, posé sur un cintre pour faire galerie; le corps empêché; la démarche gauche tout en devant marcher droit; l’art de la maladresse sans cesse recadré,…

Ce récit commun laisse entrevoir tant de possibles : nos ressorts créatifs sont au coeur de nos contraintes ; un propos tient même (et surtout) dans le chaos ; la désinvolture ne résiste pas à la danse ; se mettre à nu ne signifie pas se mettre à poil ; glisser ses pas dans celui d’un autre fête le mouvement; un corps, quel qu’il soit, peut traverser les mots pour célébrer la poésie; la pluridisciplinarité, c’est du vivant qui relie;  il n’y a pas de destin, seulement «le renoncement de soi, pour l’avancement de soi-même» (Louis Jouvet).

Peu à peu, la danse virtuose de Corinne la métamorphose en Cendrillon émancipée.

Peu à peu le jeu théâtral de Sabine fait d’elle une des enfants de Pina Bausch.

Peu à peu la partition de Benoît le propulse dans un film de Jacques Tati.

Peu à peu, Thierry Baë quitte le premier rang d’où il écrit sur sa table d’écolier pour rejoindre la danse avec sa trompette, vers un souffle retrouvé.

Peu à peu, je fouille dans mes poches; je n’ai plus froid.

Pascal Bély, Le Tadorne

« Je cherchai dans mes poches » de Thierry Baë, Aux Hivernales – Avignon Off- à 21h30.

Crédit photo: Esther Gonon – Théâtre Durance.

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT Vidéos

L’indigne colonie de vacances de Régine Chopinot.

À la sortie de «Very Wetr !» de Régine Chopinot, nous sommes quelques spectateurs réunis à nous soutenir après ce que nous venons de voir. Nous sommes éberlués. Atterrés. Mon corps en tremble presque: rarement la danse n’est allée aussi loin dans un propos aux relents colonialistes, voire racistes. Car comment ne pas ressentir dans cette proposition l’inacceptable? Que se passe-t-il pour qu’une partie du public se prête à des applaudissements si complaisants? Comment écrire sur un spectacle que je n’aurai jamais dû voir?

Madame Chopinot a passé du temps en Nouvelle-Calédonie pour réussir à (re)venir vers nous avec onze danseurs. Ce qui frappe d’emblée, c’est le contraste entre elle et eux. Il ne cessera de s’amplifier tout au long du spectacle. Tous affublés de costumes de Jean-Paul Gaultier, on hésite entre rire et pleurer: que peut bien signifier ce déguisement grotesque? Reconnaissons que le couturier a eu la main très lourde sur Régine Chopinot : cuir de moto, fesse façon Robyn Orlin, et coiffe de paille style «Marie-Antoinette avant la décapitation». Cette dernière image me poursuivra jusqu’au bout. Concernant les autres danseurs, je suis frappé par la manière dont les corps des femmes sont traités : enserrés, empêchés de la tête au pied, plastifiés. Les hommes sont un peu mieux lotis pour qu’ils soient à leur aise dans leur montée aux arbres. Il faut ne rien comprendre à la danse, art de la métamorphose, pour la contraindre ainsi. Il faut ne pas entendre une culture pour la customiser de cette façon.

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C’est une prise de pouvoir. Presque assumée, voire revendiquée. Il y a Madame Chopinot qui lit un texte sur son IPAD: elle y évoque sa rencontre avec la culture kanake et enfile quelques perles sur la différence. Elle ne lit pas, mais se regarde dans un miroir où son petit doigt glissant lui donne la contenance offerte par l’outil technologique face à ceux qui ne l’ont pas. Elle se positionne à plusieurs reprises sur un tabouret. Elle n’a pas osé le trône. Mais son visage et sa gestuelle ne trompent pas lorsque son regard glacial et suffisant croise les interprètes qui se présentent face à elle comme à la Cour. Telle une reine déchue, elle s’accroche à ce qui lui reste de son pouvoir tandis qu’à l’extérieur, la danse contemporaine s’est depuis longtemps affranchi d’une telle relation descendante entre un chorégraphe et ses interprètes. Mais pas elle. Elle s’y croit encore. Jusqu’à ce chant sur «Madame Chopinot» qu’elle écoute avec jouissance. Le groupe est son deuxième miroir?

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Ils dansent avec parfois un bruit de fond d’avion prêt à atterrir. Je pense aussitôt à ses descentes de chef d’État quand, au pied de la passerelle, des groupes locaux folkloriques font le comité d’accueil. Ce soir, Régine Chopinot orchestre de multiples descentes aux enfers. Elle ose tout, comme cette partie de foot entre hommes tandis que les femmes assurent l’ambiance…comme cette  montée sur le platane! Après qu’ils aient fait place nette, elle assume même un mouvement dansé décalé, bien occidental. À aucun moment, elle ne se mêle au groupe. C’est probablement sa vision de la différence: scénographier la frontière, sculpter l’espace pour que l’on n’oublie jamais la grande chorégraphe qu’elle fut, structurer le groupe autour de la tribu, organiser les déplacements dans le rectangle, en rang, pour danseurs obéissants.


Je suis au premier rang. Je vois leurs visages. Ils sont tristes. Leurs regards sont ailleurs. Ils ne sont pas là. Je n’ai aucune peine à imaginer ce qu’ils endurent ce soir à jouer cette danse sous les cocotiers face à un public majoritairement blanc qui trouve cela si exotique pour applaudir entre les scènes. Il n’y a aucun propos artistique: juste une démonstration brute de différents aspects d’une culture chorégraphique sans aucune dramaturgie sauf celle de saluer le grand retour de Madame Chopinot sur le devant de la scène. Il n’y a rien de ce qui fait un spectacle au Festival d’Avignon: une création, une prise de risque, une esthétique innovante au service d’un propos lisible et assumé. Rien. Juste une danse métamorphosée en folklore où ressurgissent nos relents colonialistes.

Madame Chopinot célèbre notre inconscient colonial. Avouons que c’est tristement bien fait.

Pascal Bély – Le Tadorne.

Pascal Bély, « Very Wetr !! » au Festival d’Avignon du 9 au 16 juillet 2012.