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FESTIVAL D'AVIGNON THEATRE MODERNE

Avignon Off 2012 : Veuillez accepter, Madame, Monsieur, leur demande d’ajout à votre liste d’amis.

Renaud Cojo est un artiste singulier, différent. A côté mais «dans»… Il nous vient de la région de Bordeaux. De là-bas, mais surtout «d’ici et maintenant», dans un désir d’entrer autrement en relation avec le public. Depuis que nous avons rencontré son travail, nous apprenons à le connaître sur la scène et sur sa page Facebook, espace virtuel où il pose un regard décalé et bienveillant sur son environnement. En 2008, il nous avait agacés avec «Éléphant People», objet hybride mal positionné. En 2009, nous avons gardé une sincère admiration pour l’univers créatif qui se dégageait de «…Et puis j’ai demandé à Christian de jouer l’intro de Ziggy Stardust“.  Pour le Festival Off d’Avignon, il nous revient avec un petit bijou d’inventions autour de la galaxie des réseaux sociaux sur internet («Plus tard, j’ai frémi au léger effet de reverbe sur I feel like a group of one (Suite Empire)». Nous ignorons de quoi était fait son biberon, mais il nous plait de penser qu’il garde de sa toute petite enfance, l’énergie pour créer un univers relationnel au profit du groupe.

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Face à nous,  une scène inclinée de verre recouvre des petites cases d’où regorgent des trésors. Métaphore du net? Romain Finart, artiste en fauteuil, peine à gravir cette pente. Est-il le seul? Qu’importe. Rien n’est insurmontable pour Renaud Cojo. Tel un cambrioleur avec sa ventouse, il ouvre petit à petit ces cases pour en extraire des objets prétextes à des histoires développées plus haut sur l’écran. La force de cette proposition est de nous inscrire en même temps, dans trois espaces. Le premier est vivant à travers trois comédiens sur le plateau (extraordinaires de vivacité). Le second est l’interview vidéo d’une «vieille» connaissance retrouvée grâce à Facebook qui sera recrutée par Renaud Cojo pour jouer sur scène (troublante Louise Rousseau). Le troisième est une série de reportages de recherches dans le cadre de sa création. À ces différentes mises en abyme, il convient d’ajouter une petite caméra qui circule dans les mains des comédiens, telle une webcam imaginaire pour capter ce que le cinéma ne peut pas (ne voudrait pas) filmer! Ainsi outillés, nos trois compères démontrent qu’il est possible d’humaniser les réseaux sociaux sur internet. Qu’il faut le goût de l’autre, un brin d’humour amoureux, la joie de jouer avec la puissance des mots et l’envie de prendre le risque de décaler toute situation! Pendant plus de soixante-quinze minutes, Suite Empire (avatar de Renaud Cojo) parcours un vrai marathon! Tel un bâtisseur, il reconstruit ce que nous abandonnons trop vite, par lassitude, par paresse. Il s’empare de l’internet pour se forger une image dans la relation avec les autres jusqu’à le conduire vers des projets somptueux pour une utopie joyeuse! Son spectacle est une «recette», une “méthode”  offerte aux spectateurs pour ne plus s’enfermer dans une pratique égocentrée de Facebook. Peu à peu, c’est un «empire» relationnel qu’il élève, faisant sacrément concurrence à tous les créatifs qui ne savent plus quel outil technologique inventer pour contourner la complexité de la relation humaine. Il ose même créer une autre toile «identitaire» impliquant un groupe de couturières («qui ne peuvent rien lui refuser») créant un réseau sous la forme d’un patchwork avec une série de T-shirts siglés et colorés achetés lors de ses voyages! Par la magie des fées couturières, le vêtement est une mémoire de l’évolution de nos identités?

Il n’y a aucun temps mort sur le plateau comme s’il y avait urgence à occuper le terrain: point d’agitation, mais une détermination à coudre, à en découdre avec les fils que l’on veut bien se tendre et tisser. Le mouvement nous emporte comme dans un opéra magique où le décor se construit à mesure que l’imaginaire prend le pouvoir pour nous rendre notre puissance évocatrice trop souvent confisquée. Et quand Louise chante «je ne t’aime pas», nous sommes quelques-uns à vouloir actionner «Like» sur l’écran tactile qui nous relie à cet incroyable réseau social!

Sachez que dans notre Festival imaginaire de Tadornes, notre doigt a le pouvoir de faire glisser le bouton «Off» vers le «In» ?

Sylvie Lefrere, Pascal Bély. Tadornes.

«Plus tard, j’ai frémi au léger effet de reverbe sur I feel like a group of one (Suite Empire)» de Renaud Cojo à la Manufacture d’Aviignon jusqu’au 27 juillet 2012, les jours pairs.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES Vidéos

Avignon Off 2012: Au bout de mes rêves, un lapin bonheur.

Presque quinze jours de festival. Le corps est lourd. Sur Facebook, quelqu’un m’écrit: «les spectacles sont la nourriture de l’âme, mais il n’y a aucun plaisir à être en surpoids». Je souris. Comment m’alléger ? Il me faudrait un spectacle pour perdre le poids superflu. «Bonheur titre provisoire» d’Alain Timar va remplir cette délicate mission. Sans virgule dans le titre, comme sans respiration. C’est dire l’urgence à parler, à traiter en urgence de la question du bonheur, tout en connaissant la part d’incertitude qui en découle.

Un élément parait certain. Le théâtre peut procurer du bonheur quand le sens est «tricoté» de cette façon, sans amalgames, avec sérieux et dérision. Quand une actrice irradie la scène (magnifique Pauline Méreuze…elle m’avait subjugué en mars dernier dans «Visites» de John Fosse, mise en scène par Frédéric Garbe). Quand un acteur joue avec une si belle humilité (troublant Paul Camus). Quand Alain Timar, metteur en scène, veille, assis de côté avec son pinceau, avec empathie, pour se lever, peindre le décor blanc et se rasseoir. Quand le geste du peintre s’invite lorsque la parole trébuche, lorsqu’on n’en peut plus de crier, de pleurer. Pauline, Paul et Alain: on dirait presque le titre d’un film de Jacques Demy. Manque plus que la musique. Patience. Elle arrive. Un vrai bonheur. Des tubes de mon adolescence («Résiste» de France Gall, «Au bout de mes rêves» de Jean-Jacques Goldman) et du Bach (est-ce si sûr ? Qu’importe, j’ai entendu du Bach) pour raviver la mémoire du corps joyeux, créatif, amoureux. J’ai presque une envie de danser!


Cette pièce est un vrai bonheur. Parce qu’elle met en jeu la naïveté de se poser une telle question d’autant plus que le naïf est mis à mal dans une époque où  le trait doit être droit. Parce qu’on y invite un penseur, un philosophe, Robert Misrahi. Il a consacré l’essentiel de son travail à traiter de la question du bonheur. Sa pensée traverse les dialogues, les corps et l’espace. Il faut toute l’ingéniosité d’Alain Timar pour nous inviter à entendre une telle musicalité dans les mots, à percevoir l’ampleur de la «tâche» quitte à glisser d’autres citations (celles de Stig Dagerman, Koltès, Claudel, Montaigne,…).

Qu’est-ce que le bonheur? Notre couple d’acteurs se réfugie dans le dictionnaire; celui-ci en donne une définition bien plate et rationnelle. Il passe alors aux travaux pratiques. En son temps, croquer la pomme avait changé le sort des humains vers les voies impénétrables du bonheur et du malheur. Mais en 2012? Tout au plus, ce fruit procure-t-il de la satisfaction! Alors, ils en remettent une couche. Celle du peintre qui se lève pour symboliser le bonheur avec son pinceau «fou chantant». Cela ne fait que raviver les plaies: Pauline craque. À genoux. À terre. Ses larmes sont la peinture qui dégouline de la toile lorsque l’art ne peut plus rien pour nous. Elle me fait trembler alors qu’elle déclame la liste des malheurs sur la terre, des maladies qui nous traversent (elle aurait pu citer les «mauvais spectacles» du festival!). Peut-on questionner le bonheur, connaissant tout ce qui nous empêche de le penser? Quel paradoxe! Pauline continue et bute sur ses neuf tentatives de suicide. Le bonheur n’est pas pour elle. Paul finit par la prendre aux maux. Mais chut….

Alors le peintre poursuit son oeuvre, coûte que coûte. Le plateau est toile parce que le bonheur est cette quête permanente de recherche sur soi à travers le geste qui nous redessine, nous montre à voir autrement, nous met dans l’action pour produire le sens?Pauline et Paul continuent à s’interroger, mais butent à chaque fois?ils ne trouvent pas. Définir le bonheur n’en  procure-t-il pas déjà lorsque résonne dans le théâtre des captations sonores de «gens» qui cherchent aussi?leurs définitions toutes personnelles révèlent à quel point la question mobilise chez chacun d’entre nous l’imaginaire, la créativité, la pensée en mouvement. Mais cela ne suffit pas?La définition est si complexe que l’on n’en viendra jamais à bout.

Ne reste plus qu’à convoquer l’absurde: le rêve impossible, l’utopie. L’UTOPIE! Je jubile alors à l’idée de ce festin mondial, où le lapin serait plus consistant qu’une pomme, où nous pourrions tous ensemble…Tous ensemble?

Mais pourquoi ne peux-tu pas venir ?

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Bonheur titre provisoire » d’Alain Timar au Théâtre des Halles jusqu’au 28 juillet 2012 à 16h30.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Avignon Off 2012: Les beaux travaux de Pauline Sales et Thierry Baë.

Retour sur deux propositions du Festival Off d’Avignon, l’une de théâtre et l’autre de danse, comme s’il était temps de déconstruire l’imaginaire des représentations.

La mémoire comme vecteur, les souvenirs se font et se défont, la construction laisse place à la déconstruction. L’humain est un objet en constante mutation. Avec «En travaux», Pauline Sales, metteuse en scène, nous présente une pièce au sujet original. L’arrivée, sur un chantier, d’une jeune travailleuse émigrée, provoque le déroulé d’une rencontre amoureuse. La comédienne, Hélène Viviès, nous offre une interprétation particulièrement dynamique, enveloppée d’un accent biélorusse étonnant. Avec ses cheveux courts et sa posture corporelle engagée, on découvre l’image d’un jeune garçon, avec ses rires et ses réactions frustes du quotidien…Nous sommes tous dupés; spectateurs, employeur…Comme dans le film “Victor Victoria” de Blake Edwards. Autour d’une banale discussion sur des cassettes vidéo, la parole se libère. L’image intime se dévoile. Sous couvert d’ouvrir son bleu de travail, la féminité de l’ouvrière sort de sa chrysalide. Après les humiliations faites à toute jeune recrue, sa résistance lui offre une installation dans un salon, plus confortable, et la présentation de son travail créatif de sculpteur.

Derrière toute personne, homme/ femme, un volet caché peut se déployer. Qui se souvient de l’institutrice algérienne travaillant comme agent d’entretien en crèche, du chirurgien syrien considéré en France comme interne hospitalier, de l’artiste africain devenu maçon?
Paulines Sales déconstruit pièce après pièce les identités de nos deux personnages. Elle interfère dans notre perception de l’individu et nous questionne alors sur la valeur de l’humain. Son écriture est d’une belle mécanique qui permet l’installation des personnages, des émotions où les pistes multiples prennent le temps de se déployer, pour être précipitées dans une fin brutale. Si tout est lisse au début, l’écriture plonge le public dans une spirale dont on connaît sensiblement la fin. La mutation du regard du chef de chantier à l’aspect directif vers une sensibilité nous oblige à changer de vision. Nous nous questionnons presque sur la personne assise à côté de nous: “Sommes-nous si sûr, de bien la connaitre?
Entrainés dans un élan poétique, cette rencontre nous a troublés. Nous avons quitté la réalité de ce contexte, transformé sous nos yeux, en friche émotionnelle.

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L’enjeu de «Je cherchai dans mes poches» de Thierry Baë est aussi de dépasser le réel pour sortir des codes de représentation. Si Pauline Sales déconstruit, rend le tout à l’état de sable, Thierry Baë est à l’inverse. Sur le plateau, quatre identités. Chacun la sienne. Rien ne les oppose, mais rien ne les rapproche. Telles des comètes, chacun part dans son registre. Le musicien, la danseuse, la comédienne et le chorégraphe, retiré sur le côté du plateau. Ils font ce qu’ils sont, essayant de se rapprocher, pour mieux faire éclater leurs différences. Nous tentons de nous raccrocher à des codes de représentations, des automatismes, mais rien n’y fait. Nous sommes laissés de côté, balancés de droite à gauche et de gauche à droite. Nous  persistons. Nous regardons. Nous observons. Nous commençons, nous aussi, à chercher dans nos poches. Nous y trouvons Marlène Dietrich, Pina Bausch, la musique des films muets, et une émotion émerge. Les tableaux s’enchaînent, les personnalités se déploient, les identités deviennent fortes.

Sabine Macher est d’une élégance folle. Elle est le miroir de nos êtres. Corinne Garcia, la jeunesse incarnée. Benoît Delbecq, le maître de cérémonie, rythmant avec ses notes, le temps qui défile. Et Thierry Baë, se dévoilant à la toute fin, comme pour saluer d’un air de trompette, celui qui “est”.

Nous rembobinons la bande. Nous élaborons ce qui nous semblait être un néant. Le tout est subtil, sur le fil.  D’un tas de sable, Thierry Baë construit une maison, une forteresse, où il est bon de se réfugier quand la vague à l’âme se fait sentir.

Sylvie Lefrere , Laurent Bourbousson. Tadornes.

Le regard de Pascal Bély sur “Je cherchais dans mes poches”.

En travaux, de Pauline Sales – Théâtre de la Manufacture, jusqu’au 27 juillet (relâche le 17 juillet), 18h30

Je cherchai dans mes poches, de Thierry Baë CDC Les Hivernales, jusqu’au 21 juillet (relâche le 15 juillet) 21h30

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Terne bilan chorégraphique au Festival d’Avignon.

Trois chorégraphes ont été artistes associés au Festival d’Avignon. Jan Fabre en 2005, Joseph Nadj en 2006 et Boris Charmatz en 2011. Au final, quelles traces ont-ils laissés dans ce festival prestigieux reconnu surtout pour son engagement dans la création théâtrale? Quelle représentation se font les directeurs, Hortense Archambault et Vincent Baudriller, d’un art qui irrigue la création contemporaine par ses prises de risques?

Jérôme Bel et Steven Cohen s’inscrivent dans la ligne promue par la direction depuis 2004 : le premier interroge les codes de la représentation pour une danse engagée, décomplexée (Au Festival d’Avignon, l’art brut de Jérôme Bel). Le second métamorphose le corps intime pour nourrir notre mémoire collective autour de la Shoah (Au Festival d’Avignon, Steven Cohen, vertigineux petit rat des camps). Quant à Mitia Fedotenko dans le «Sujet à vif», il a réussi son pari artistique avec François Tanguy: celui d’oser chorégraphier un Hamlet déchiré entre le Danemark et la Russie de Poutine (Au Festival d’Avignon, Hamlet, le vrai).

Pour le reste de la programmation, le bilan n’est pas bon. Le refrain est toujours le même à savoir une danse cérébrale, célébrant les bons sentiments, s’enfermant dans une esthétique  influencée par les arts «plastiques» où le corps n’est que matière. Pour la première fois cette année, la danse ne se permet plus de penser la complexité.

Je ne m’étendrais pas ici sur le spectacle caricatural de Régine Chopinot. «Very Wetr !» n’avait pas sa place à Avignon  (Au Festival d’Avignon, la triste colonie de vacances de Régine Chopinot). L’absence de création chorégraphique associée à une posture autoritaire à l’égard des danseurs kanaks a jeté le trouble. Pourquoi la danse est-elle réduite en un divertissement folklorique pour chorégraphe en quête de reconnaissance ?

J’ai refusé d’acheter mon billet pour «Puz/zle» de Sidi Larbi Cherkaoui à la Carrière de Boulbon. Mon chemin s’est durablement éloigné de ce chorégraphe enfermé  dans un propos teinté de bons sentiments. Une belle danse qui tourne souvent à vide. Bernard Gaurier, contributeur pour le Tadorne, a vu : «Dans ce Puz/zle rien ne permet à nos pierres de rencontrer celles du lieu, nous sommes « trop » dans le spectaculaire pour trouver un espace où entendre se démêler nos enchevêtrements» (Au Festival d’Avignon, les trop jolies «Zimages» de Sidi Larbi Cherkaoui) .  

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De son côté, Joseph Nadj nous  propose, un «Atem le souffle» pour le moins hermétique. Comment suivre ce bel homme dans sa quête spirituelle, dans sa lecture complexe de l’une des oeuvres majeures de Dürer, «Melencolia» (1514)? Avec Anne-Sophie Lancelin, ils forment un couple étrange à transformer leur minuscule espace en toile de maître et musée de leurs obsessions. Peut-on accompagner quelqu’un dans un pèlerinage ou qui prie dans une église? C’est le type de chemin que je ne veux plus emprunter: celui d’un enfermement là où je réclame un espace ouvert pour penser en mouvement.

Nacera Belaza m’avait époustouflé avec «Le cri» en 2009. Cette année, elle nous propose «Le trait». oeuvre rectiligne qui ne mène nulle part. Découpé en trois tableaux, le premier est pourtant de toute beauté. Deux hommes dans un carré entrent en transe. Leur tête désarticulée commande une énergie verticale qui voit peut à peu leurs corps ancrés dans le sol se libérer. Mais les deux soli qui suivent reprennent largement le propos de ses anciennes créations. Nacera Belaza revient trop vite au Festival. Son image en a pâti: de nombreux spectateurs n’ont pas compris pourquoi ils devaient payer une place pour une ébauche de projet.

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Deux soli ont conquis le public, mais m’ont laissé perplexe. Le premier de Christian RizzoC’est l’oeil que tu protèges qui sera perforé») où Kerem Gelebek évolue dans un espace qu’il transforme peu à peu. Poème sur l’exil, le danseur métamorphose l’écriture de Christian Rizzo connu pour ses pauses au croisement de l’art plastique et chorégraphique. Mais rapidement, le malaise s’installe malgré un engagement esthétique évident: le mouvement est au service d’une «installation» où l’on passe trop vite d’un «ici» à un «là». La danse élabore trop, sculpte trop l’espace pour que je puisse me laisser apprivoiser: entre lui et moi, il y a Christian Rizzo et ses désirs de plasticien. La danse de Kerem Gelebek manque d’énergie pour m’aider à comprendre ce qu’exil veut dire pour un corps contraint au déplacement.

Le deuxième solo est une jolie «ficelle», un peu trop grosse à ma vue de spectateur fidèle du festival.  Romeu Runa est un danseur des Ballets C de a B. Nous l’avions repéré en «Out of context (for Pina)» où sa gestuelle désarticulée proche du langage du fou avait étonné. Échappé de chez Alain Platel, il la reproduit avec le chorégraphe Miguel Moreira. Toujours produit par les Ballets C de a B, «The old King» est un solo siglé “Platel” telle une marque de fabrique que l’on me ressert chaque année. Avec cette danse très consensuelle qui produit son lot d’images, chacun peut puiser pour faire sa petite histoire. Alain Platel devient ainsi le «fournisseur officiel» du Festival d’Avignon.

À une semaine de la fin du Festival, il ne reste plus qu’Olivier Dubois avec «Tragédies» pour sauver ce qui peut l’être. Après «Révolution» et «Rouge», il devrait provoquer le choc dont nous avons besoin. Car jusqu’à preuve du contraire, la danse est l’art de l’intranquillité.

Pascal Bély , Le Tadorne.

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FESTIVAL D'AVIGNON HIVERNALES D'AVIGNON

Avignon Off 2012: striptease postmoderne…

Pere Faura, chorégraphe catalan, présente un «Striptease» postmoderne aux Hivernales dans lequel on finit tous à poil! Accueilli en salle par une musique pour salon privé, le public prend de la hauteur tandis que les agents d’accueil nous demandent de préférer le premier rang. Je m’incline et m’assieds à l’endroit indiqué. Tout un imaginaire se met en place: la musique confère déjà au propos, l’ambiance est feutrée. Les codes sont là. Le spectacle peut commencer. Dans un dispositif scénique dépouillé, Pere Faura fait son entrée: borsalino sur la tête, cravate, chemise blanche, short. Il s’arrête derrière une caméra. Appuie sur le bouton «on» et l’enregistrement démarre. Souriez, vous êtes filmé !

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Il débute alors son strip. Tous les codes sont réunis : les déhanchés, la mise à nu, les regards coquins jetés au public et les ralentis aux poses suggestives laissent place aux phantasmes dont nous serions prisonniers. Sommes-nous tous ici pour voir un corps nu? Il y a de l’ironie dans son regard. Il nous invite à laisser tomber notre retenue, à paraître tel qu’il est. Le striptease bien engagé, il se saisit de sa caméra et descend dans le public, filme les visages, s’amuse avec les personnes du premier rang. Et puis tout s’arrête. D’un seul coup. Pere Faura prend la parole et nous tient conférence sur l’objet du désir que nous voulons voir en lui.

Avec son ton décalé, les propos sur l’art du striptease apportent matière à la réflexion. Si le modernisme place l’auteur et la création au centre de son esthétique, le postmodernisme fait jouer ce rôle à l’interprétation et au regard du spectateur. La boucle se met en dynamique. Le regardons-nous comme un objet sexuel ou bien comme un danseur? Quelle image lui donnons-nous à interpréter? Notre imaginaire sexué passe-t-il par notre regard? Qu’attendons-nous réellement de cet effeuillage? Autant de questions qui trouvent réponses dans les images captées auparavant et projetées sur l’écran en fond de scène.

Pere Faura reprend son striptease, je le et nous observe. Les images se chevauchent. L’émotion que suscite le nu à venir est palpable dans les regards, dans les respirations. De la gêne, il y en a, des sourires se dessinent aussi sur les visages, pour la cacher. Une certaine violence dans les images paraît et pourtant nous sommes les acteurs de l’interprétation que nous donnons aux mouvements de son corps.

J’apparais sur l’écran en gros plan. Les quelques secondes des images de mon visage sont des minutes interminables. Autant jouer le jeu jusqu’au bout, la caméra m’effeuille aux yeux de tous, je finis nu comme un ver.

Un tour d’intelligence rarement vue, assez subtil et fin pour être souligné. Une proposition qui se voit de près, de très près.

Laurent Bourbousson – Le Tadorne.

« Striptease » de Pere Faura aux Hivernales, jusqu’au 21 juillet à 18h00.

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FESTIVAL D'AVIGNON LECTURE

Avignon Off 2012: Au-delà des remparts, les hommes sont fragiles.

Il se passe quelque chose de l’autre côté de la voie ferrée. Dans ce sympathique endroit qu’est «L’entrepôt», l’Association TAMAM (Théâtre des Arts du Monde Arabe et de la Méditerranée) a invité une pièce tunisienne de Mériam Bousselmi. Pour (au moins) deux raisons, cette proposition mérite d’être soutenue et vue.

La première: malgré le désengagement du Théâtre National tunisien, empêchant le spectacle d’être présenté dans sa forme habituelle, l’auteure et metteure en scène à tenu à venir faire vivre ses mots. Elle a traduit l’oeuvre en français et en propose une lecture, mise en espace.

La deuxième: nous passons là, simplement, une belle heure. Cette «variation» de l’oeuvre est, malgré ses imperfections, d’une vraie qualité. Les deux comédiens qui ont accepté le projet, préparé en trois jours, le tissent de leur «en chantier». Ce contexte permet de sentir, voir de palper à certains moments, ce qui les “touche”, ce qui «accroche» ou les «écorche» dans ce dialogue entre père et fils. On est ici dans un entre-deux ; ce qui est écrit et ce qui s’écrit se construit. Entre ce qui est dit et ce qui affleure à se dire.

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Les mots offerts sous cette forme habillent de fragile les corps des acteurs; cela permet une belle présence vivante où un travail est en train de se faire. Les corps laissent entendre ce qu’ils n’ont pas «ingéré», «banalisé» et «dompté» de ce texte. Ils sont traversés parce que les mots ne sont pas fluides en bouche et font encore aspérité. Ils ne sont pas «maîtrisés» et laissent alors, un peu  “brut”, le mouvement corporel là où ils s’entrechoquent encore.

Ce beau moment «d’en cours» ouvre à ce texte fort des espaces où se glissent d’autres sens, empreints de notre mémoire d’enfants fragiles. Pour peu qu’elle ne soit pas encore en totale retraite et que les frémissements qu’elle procure ne soient pas «ensevelis», nous laissant toujours quelque peu «imparfaits» entre «souvenir et amnésie».

Bernard Gaurier, Le Tadorne

«Mémoire en retraite» texte et mise en espace Mériam Bousselmi. Mise en voix et en corps Kristof Lorion et Marcel Leccia. Du 16 au 20 juillet 21h30 à L’Entrepôt

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Au Festival d’Avignon, les trop jolies «Zimages» de Sidi Larbi Cherkaoui.

Dans le cadre magnifique de Boulbon, Sidi Larbi Cherkaoui nous propose un «Puz/zle» d’une grande beauté. Trop, justement. Les images finissent par se tuer toutes seules, et l’on fini par trouver la proposition interminable! Dommage, tous les éléments sont là pour r/éveiller l’émotion, mais ce tout se fait lourd. On est envahi par l’esthétique et par l’accumulation de propos qui en deviennent clichés. On se retrouve happé par une lecture de premier degré trop imposée, empêchant de se laisser aller à des «voyages» plus intimement propres à nous mettre en marche.

Dans ce «Puz/zle» rien ne permet à nos pierres de rencontrer celles du lieu, nous sommes «trop» dans le spectaculaire pour trouver un espace où entendre se démêler nos enchevêtrements. Trop d’évidences nous bloquent pour déconstruire «palais» et «forteresses» afin d’y rencontrer un tangram-puzzle à agencer d’autre manière que celles dessinées. La belle danse du chorégraphe ne porte pas d’ouverture tant elle est enfermée dans un propos trop abondant, trop lisible et référencé. Le songe est impossible.

Pourtant la première scène est de bon augure. Sur la pierre, les images en boucle d’un musée vidé de son contenu. J’entends s’ouvrir  l’invitation à repeupler ces salles en voyageant au gré du temps «puzzlé» pour déconstruire, construire, reconstruire, créer. J’entrevois que cet espace m’est ouvert pour y déposer les «oeuvres» qui m’ont conduit jusque-là, pour y inviter les êtres chers et chair croisés sur le chemin à figurer traces et signatures de mon musée. Ouverture? Du corps, de la voix, Boulbon va raisonner de nos singularités pour s’ouvrir pluriels.

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Très vite, l’enfermement. Des Histoire(s) écrite(s), imposée(s). Pierres aux multiples noms d’un Dieu. Pierres fléaux et armes des humains en détresse ou en lutte. Pierre in-tranquille tant on la veut en mouvement, ordonnée, en mathématique avec probabilité calculée pour agencer des palais pacotilles, blocs destinés à porter la gloire un peu plus haut, illusoires abris aux corps friables. Alors la vague des corps «achoppe» en «angularité» et seule la voix porte encore le possible des mélanges. Axes étrangers perdant l’accord possible. Le groupal n’a pu trouver son langage «partagé» autrement que dans l’agencement de blocs de fausse pierre et dans une succession de soli. Dans ce travail, les corps en voix s’accorde et «font» «spectacle».

Mais, les corps en danse sont perdus dans le beau geste à ne plus être que des corps dé-singularisés en performances collectives commandées et de fait en désordre au milieu d’un «Kapla» géant. Les découpes de pièces d’un puzzle sont toutes en rondeurs. Ici en lieu des courbes ondulatoires, pourtant toutes en puissance chez Monsieur Cherkaoui, je n’ai trouvé en écho à la barre séparant les deux Z du titre, qu’une zébrure noire ou blanche séparant les hommes en bande solitaire.

Boulbon ce soir m’a été amer et le temps interminable. En ce lieu minéral, aucun son de corps n’a frotté le roc «en vrai même pour de faux» afin d’offrir en harmonie à ces polyphonies du mélange vocal autre chose qu’un mur, pour de faux, en vrai désincarné.

Bernard Gaurier, Le Tadorne

«Puz/zle» de Sidi Larbi Cherkaoui, Carriére de Boulbon du 10 au 20 juillet 2012 dans le cadre du Festival d’Avignon.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES Vidéos

“Conte d’Amour” : le choc du Festival d’Avignon.

Article écrit lors du Festival d’Avignon 2012.
Fait rarissime. Nous y sommes revenus. Nous avions lancé le pari («et si nous repartions une deuxième fois à Vedène?»). On nous a suivis. Folie de festivalier en résonance avec ce «Conte d’Amour» de Markus Öhrn qui sera probablement l’un des rares événements théâtraux du Festival d’Avignon 2012. Et pour cause. Cet ovni artistique ne correspond à aucune classification d’autant plus que la vidéo y occupe une place prépondérante. Avant même que cette odyssée dans l’horreur de l’amour commence, un film projette la construction d’un mur. Le béton coule à flot telle une matière fécale. À ceux qui verraient dans ce conte «une grosse merde» (expression expéditive souvent entendue cette année), Markus Öhrn prend les devants et s’avance vers nous pour se présenter. Avec son look d’adolescent, il nous dit qu’il est fier d’être là pour cette production finlando-allemande. Humilité et force. Rare.

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Vous souvenez-vous de ce fait divers survenu en Autriche où l’on apprit que Joseph Fritzl séquestra pendant vingt-quatre ans sa fille Élisabeth et trois des enfants nés des différents viols incestueux. Il aura fallu vingt-quatre ans pour fonder une famille sans éveiller le moindre soupçon de la part du voisinage. Comment transposer une telle horreur au théâtre si ce n’est en «déréglant» le système de la représentation? Nous ne voyons pas grand-chose sur scène, tout au plus faisons nous connaissance dès le premier quart d’heure avec le personnage paternel tout puissant (exceptionnel Rasmus Slatis) qui touche ses enfants «officiels» (ici, des poupées de chiffon) de la même façon qu’il manipule chips et bouteille de coca. Sa désinvolture en dit long sur le pouvoir du mâle dans la société capitaliste à la sexualité active, dépouillée de sentiment, enfermée dans la routine de sa robe de chambre.

Un seul désir l’anime, tel un accroc drogué: c’est dans la cave qu’il veut aller. Dans son sarcophage de béton. Dans sa caverne où nous percevons à peine les silhouettes à travers une bâche de plastique. C’est dans l’enfer sous terrain de notre intime où nous sommes invités à descendre, où les corps de l’enfance, de la mère, de la fratrie se perdent entre cris et débauche. Tout est filmé et projeté sur la scène. Ici, il n’y a pas de modèle féminin, sauf sous les traits d’Elmer Back, acteur au regard doux et à la voix chaude qui nous apporte un peu de réconfort. Lorsque le cadet endosse le rôle de la mère pour donner le sein au tout petit (incroyable scène d’amour), le père hurlera «tu n’es pas ma maman». La caméra colle à la peau de chaque comédien, épousant toutes les parties de leur corps, sans oublier les plus intimes. La musique live s’invite lorsque la fille prend le micro pour chanter des standards pop qui donnent une dimension toute particulière à notre mémoire amoureuse. Ces reprises nous raccrochent à leur désir d’amour quand, en quête de l’autre, nous l’attendions  lors de soirées tardives et enfumées.

Dans ce trou, les jouets se transforment et deviennent démoniaques. Le totem clame le tabou de l’inceste et la porcelaine fragile des ours, trolls, dragons dévoile l’enveloppe enfantine perverse dormant en chacun de nous. Markus Ohrn donne à voir nos jeux intérieurs. Il nous aveugle, nous inonde, nous abonde à travers l’absorption de hamburger, nourriture de la société libérale. Nous frémissons. Nous tremblons. Notre colère monte (« non, pas ça?»). Nos valeurs culturelles entre famille et religion volent en éclat. Plus rien à quoi se raccrocher d’autant plus que la bâche en plastique rend opaque le réel. La force de l’image est de magnifier notre voyeurisme, d’éclairer leurs modes de fonctionnement, de surligner ce collectif puisque chacun devient cameraman à son tour. À l’incantation hurlée du père («Je suis tout-puissant»), répond le partage de la caméra qui se transforme en appareil pour photos de famille et des «sentiments qui vont avec».

À chaque scène d’amour résonne la violence et le délire où le père, dans ses différentes décompensations, incarne notre folie collective: le pouvoir du mâle occidental puise sa force dans sa domination à l’égard de l’homme africain (n’a-t-on pas dit d’ailleurs «qu’il n’était pas entré dans l’histoire» ?). Pendant plus d’une demi-heure, Rasmus Slatis transforme la cave en jungle, joue au médecin sans frontière, terrorise ses enfants devenus soudainement africains. Le spectacle controversé de Régine Chopinot présenté quelques jours auparavant émerge tandis que ce groupe tribal est forcé à agiter des instruments. Pour retrouver leur identité perdue, il leur faudra crier ensemble «je suis une victime» et convoquer l’ange de la mort vêtu de rouge. Pour que cela soit entendable par chacun de nous (c’est-à-dire suffisamment mis à distance pour nous toucher), Markus Ohrn n’a pas le choix: cette cave est une scène où le cinéma doit se fondre dans le théâtre. Les codes habituels de la représentation ont explosé pour rendre compte de la violence de cet amour (et de la créativité qu’il génère pour le bourreau et les victimes). Sans ce cinéma d’art et d’essai, point de théâtre de corps, d’objets, de marionnettes et de refrains musicaux. Avec «Conte d’amour», l’exploit est un art.

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Une chanson de Chris Isaac clôture cette performance et permet à chacun de sortir de la bâche et de se présenter face à nous. Leur beauté en dit long sur ce qu’ils nous ont donnés. Nous n’avons pas tout à fait vu le même spectacle lors de nos deux représentations: à la première, submergés par nos peurs, enfermés dans nos jugements de valeur, nous avons eu mal. Épuisés, nous avons quitté le théâtre avec ce gout de l’inachevé, de la main trop vite tendue et retirée. À la deuxième, accueillants, le théâtre a pu faire son «travail». Nous sommes redevenus spectateurs aimants de cet art qui prend tous les risques, sans tabou et nous émancipe de la religion d’un théâtre français décidément trop conservateur pour descendre dans nos cavernes coulé
es dans le béton.

Sylvie Lefrere, Pascal Bély, Tadornes. Le regard différent de Sylvain Saint-Pierre sur “Conte d’amour”.

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«C’est quelque chose qui reste en nous gravé. Violence étouffée. Ironie au bord du cul. Grincement des sexes. Loufoquerie des hystéries. Tendresse malgré tout. Folie meurtrière et attachement sensuel néanmoins. Tout est caché, voyeur de bâches. Désormais le Hamburger aura le gout acide de la violence. La perversité du Ketchup versé n’adoucira pas les moeurs ».

Francis Braun sur la page Facebook du Tadorne.

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En Off, les Belges s’incrustent. Baal jubile !

Qu’ont-ils donc ces Belges pour transformer l’espace théâtral en aire de reliance et de jeux pour un plaisir partagé avec les spectateurs? Qu’ont-ils de plus que nous pour savoir inscrire l’art dans le lien social? Quasiment absents de la programmation du Festival «In», je les retrouve à la Manufacture pour «Baal» de Bertolt Brecht, mise en scène par Raven Ruël et Jos Verbist. Deux metteurs en scène pour une troupe d’acteurs francophones et flamands. En soi, c’est déjà un propos.

À notre arrivée dans la salle, l’espace scénique est séparé par un rideau de panneaux en bois. Il fait office d’écran vidéo;  il ne touche pas le sol pour permettre aux acteurs d’entrer ou sortir vers l‘Autre scène. À elle seule, cette scénographie évoque la complexité de la psychologie de Baal, jeune poète rebelle, provocateur, fou et libre presque égaré dans une société qui consomme du spectacle au kilomètre. Deux scènes parce que tous les personnages ont un rôle taillé sur mesure et qu’une fois le rideau franchit, Baal leur ôte le masque.  Sûr de son pouvoir d’attraction (qui peut résister à sa fougue, à sa folle virilité ?), il les fait venir un à un pour qu’ils tombent dans ses bras, à ses pieds. Vincent Hennebicq est exceptionnel dans le rôle d’un chef d’orchestre d’une microsociété qui cherche dans sa décadence des raisons d’apaiser les conflits de classe et religieux.

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Avec sa caméra, il transpire d’amour et de colère et filme la part de mystère de chaque visage. Amis, amante, patron, collègue?tous finissent par déclamer un «moi» qui se projette en «je» dans ses yeux et sur l’écran. Cette mise en scène de la métamorphose est éblouissante parce que j’y suis inclus. Chaque acteur joue avec mon désir: là où j’attends une mère de Baal droite dans ses bottes vient un acteur masculin courbé et tremblant qui, du fond des profondeurs, remet Baal dans une filiation. Là où je rêve d’une grande scène, chacun la rétrécit pour y installer la force de son personnage dans la relation étroite qu’ils entretiennent avec Baal. Étroite parce que dépendante. Tous portent une part de Baal en eux, magnifiquement électrisée par une guitare branchée sans crier gare.

Collectivement, la belle troupe du Theater Antigone donne à chaque acteur sa part de rêve, de liberté, de créativité pour y jouer la Scène de leur vie. Magnifique instant où, soudain, la jeune fille se met à danser pour entrer dans le monde des grands; troublant moment où Baal fait sa déclaration d’amour à une inconnue qui, anneau de tasse à café à la main, fait brûler dans ses veines le sang de la vie…Époustouflante scène à l’hôpital des fous où Baal baisse la garde pour se reconnaître dans ses pairs. Émouvant tableau de la mort de sa mère qui, telle Marie, finit dans les bras d’un Baal bientôt crucifié.

Peu à peu, la scène est un long traveling de cinéma où le théâtre s’invite des coulisses, à l’image des fous qui troublent «l’ordre public». Chaque acteur magnifie la chair de son rôle pour que l’on ne perde aucun détail de cette galerie de portraits, de cette fresque humaine.

«Baal» est une belle pièce parce qu’elle repose sur un collectif engagé qui joue la proximité sans tomber dans le racolage. A l’époque, Berthold Brecht ne savait pas que Baal demanderait la nationalité belge.

Pascal Bély, Le Tadorne

«Baal» de Bertolt Brecht par le Théâtre Antigone. À la Manufacture d’Avignon du 8 au 27 juillet 2012 à 20h30.

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FESTIVAL D'AVIGNON THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, l’art brut de Jérôme Bel.

Disabled Theater” de Jérôme Bel est un choc émotionnel, peut-être le premier d’un Festival dominé jusqu’à présent par l’excès de maîtrise et le manque de lâcher-prise. À l’heure où la vidéo semble occuper le premier plan des dispositifs scéniques, où les troupes françaises sedistinguent par leur absence d’audace et leur conformisme souvent narcissique (lire l’article “Au Festival d’Avignon, l’inquiétante dérive d’un certain théâtre français“), au moment où les Jan Fabre, Pippo Delbono et Angelica Liddell manquent cruellement aux amateurs d’émotions fortes, la proposition de Jérôme Bel (comment appeler autrement ce “théâtre empêché” ?) est un geste de rupture et d’ouverture.
Rupture avec tout, ou presque des formes théâtrales classiques et modernes proposées au Festival. D’ouverture, parce que l’issue du spectacle laisse le spectateur avec ses interrogations, ses doutes, ses enthousiasmes. Car cette proposition constitue une énigme sans doute impossible à résoudre, une équation théâtrale qui a le mérite d’interroger notre regard sur la différence humaine et, à travers elle, sur la différence théâtrale. Et s’ouvrir à l’un, c’est appréhender l’autre. Cette pièce, d’une intelligence bouleversante, ne va pas sans frôler à plusieurs reprises la sortie de route. Mais à l’heure de célébrer le centenaire de la naissance de Jean Vilar, elle fait sienne l’exigence d’un des pères fondateurs du Festival, le poète René Char: “Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience“.
Disabled Theater” s’inscrit dans la continuité du triptyque “Véronique Doisneau“, “Pichet Klunchun and myself, “Cédric Andrieux“. Il reprend l’idée qui a précédé l’élaboration de ces pièces: exhiber les artifices du théâtre, mettre en scène la personne même du comédien ou du danseur, trouver l’art là où on ne l’attend pas. Mais ici, la reprise se fait variation. Jérôme Bel introduit un élément nouveau et non des moindres: ses comédiens sont atteints de handicaps mentaux. Cette nouveauté est une déflagration à l’encontre des rares conventions théâtrales qui subsistaient encore.

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En réalité, la proposition est simple, pour ne pas dire simpliste, ce qui ne va pas sans créer parfois des mouvements de réserve, voire de rejet. Les onze comédiens viennent les uns après les autres: observer le public en face à face, décliner leur identité (nom, âge, handicap), exécuter une danse, dire ce qu’ils pensent du spectacle, et enfin saluer les spectateurs. À chaque fois, on craint une forme d’imposture qui consisterait à masquer le manque d’inspiration ou d’idées derrière l’exhibition de personnes à la marge de la société. On se dit que Jérôme Bel envisage le théâtre comme un objet désincarné, à partir de concepts, qu’il porte un regard clinicien, distancié, voire cynique sur ses comédiens. On s’en agace, on se sent piégé, mais on a tort: ce qu’on observe, en réalité, est saisissant. Sur scène, nulle idée froide; mais le vécu dans toute sa belle et forte complexité.
La première séquence repose sur l’idée que chaque comédien doit venir observer le public une minute durant. Les personnes, à leur façon, vont alors pulvériser cette convention inutile. Et nous rappeler de façon ironique d’autres règles qui par le passé avaient artificiellement déterminé l’espace théâtral (règle des trois unités par exemple). Des comédiens avancent tête baissée, semblent porter la misère du monde sur leurs épaules; certains tentent d’adresser un regard de défi aux spectateurs; d’autres ne résistent pas à l’envie de quitter la scène au bout de quelques secondes seulement. Combien durent ces instants de face-à-face frontal? Sans jouer à compter inutilement les secondes, il est évident que le compte exact n’est presque jamais atteint. Comme si la présence humaine et sa durée propre ne pouvaient que déjouer les attentes. L’espace théâtral semble figé ; en réalité, il s’ouvre à l’imprévu, celui des sensibilités à peine perceptibles, des histoires douloureuses des intervenants. Le dispositif donne à voir des portraits qui semblent à la fois photographiés et mouvants. Le théâtre, parce qu’il est empêché, s’ouvre à d’autres formes d’art.
Les acteurs viennent ensuite d’asseoir, en demi-cercle, face au public. Là encore, leurs poses éclatent les bienséances théâtrales, à tel point qu’on se demande forcément où se situe la frontière entre le jeu et le naturel. Elle est tout simplement impossible à situer. Car les personnes martèlent toute cette vérité : “Je suis un comédien/Je suis une comédienne“, au même moment où leurs corps semblent leur échapper. Ils produisent des gestes habituellement proscrits au théâtre, comme par exemple se mettre les doigts dans la bouche, bailler, etc. Cette mise en question est dérangeante; elle est surtout passionnante. Nous assistons, troublés, à de l’art brut scénique. Bien sûr, ces gestes ne présentent aucune valeur symbolique, esthétique, dramaturgique. Mais ils interrogent nécessairement notre conception de l’art, du théâtre, de la représentation. Les comédiens continuent de nous observer, même de manière différente.
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La troisième séquence est sans doute la plus réussie : sous des airs de musique POP, électro ou rock, chaque comédien vient interpréter une chorégraphie. L’humour, la grâce se mêlent au kitsch et à la mélancolie durant tout ce moment. C’est là même qu’un petit miracle se produit. Peut-on, à ce titre, parler de “naissance d’une comédienne” ? On avait déjà remarqué, au coeur du dispositif, la petite “Julia”, jogging bleu clair, air renfrogné, baillant aux corneilles lorsque ses camarades assuraient le spectacle. Quand son tour arrive de danser, elle commence par quitter brusquement la scène. On s’en inquiète. Elle prépare en fait son entrée. Qui sera fracassante. Sous un air de Michael Jackson, “They don’t care about us“, elle déboule, décidée à régler ses comptes avec ce qu’on devine trop bien. Ses gestes contiennent la joie désespérée d’une héroïne tragique. Sa chorégraphie, tout en déséquilibre, rappellent les sublimes Pippo Delbono, Pina Bausch. C’est beau, tristement, joyeusement beau. Le propos, mis dans un territoire étranger, prend une tout autre coloration : “They don’t care about us“, semblent nous crier sesgestes. Plus généralement, on i
magine que la séquence permet à Jérôme Bel de réintégrer son travail autour de “The Show Must Go On” aux portraits de ses comédiens danseurs. Leurs corps en mouvement se heurtent à l’imaginaire culturel produit par les tubes pop. Leur rage d’appartenir à la communauté, même musicale, met en valeur leur exclusion. Mais ils ne sont pas en reste et ripostent à leur façon: leurs danses désarticulées révèlent la vacuité des stéréotypes véhiculés par cette culture de masse.
Nous nous craignions d’assister à un théâtre d’idées, nous avons eu de la chair ; de participer à un théâtre vidé, il fut un art total.
Sylvain Saint-Pierre – Le Tadorne.
“Disabled Theater” par Jérôme Bel et le Theater Hora. Au Festival d’Avignon du 9 au 15 juillet 2012.