Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON

Avignon Off 2012: Les beaux travaux de Pauline Sales et Thierry Baë.

Retour sur deux propositions du Festival Off d’Avignon, l’une de théâtre et l’autre de danse, comme s’il était temps de déconstruire l’imaginaire des représentations.

La mémoire comme vecteur, les souvenirs se font et se défont, la construction laisse place à la déconstruction. L’humain est un objet en constante mutation. Avec «En travaux», Pauline Sales, metteuse en scène, nous présente une pièce au sujet original. L’arrivée, sur un chantier, d’une jeune travailleuse émigrée, provoque le déroulé d’une rencontre amoureuse. La comédienne, Hélène Viviès, nous offre une interprétation particulièrement dynamique, enveloppée d’un accent biélorusse étonnant. Avec ses cheveux courts et sa posture corporelle engagée, on découvre l’image d’un jeune garçon, avec ses rires et ses réactions frustes du quotidien…Nous sommes tous dupés; spectateurs, employeur…Comme dans le film “Victor Victoria” de Blake Edwards. Autour d’une banale discussion sur des cassettes vidéo, la parole se libère. L’image intime se dévoile. Sous couvert d’ouvrir son bleu de travail, la féminité de l’ouvrière sort de sa chrysalide. Après les humiliations faites à toute jeune recrue, sa résistance lui offre une installation dans un salon, plus confortable, et la présentation de son travail créatif de sculpteur.

Derrière toute personne, homme/ femme, un volet caché peut se déployer. Qui se souvient de l’institutrice algérienne travaillant comme agent d’entretien en crèche, du chirurgien syrien considéré en France comme interne hospitalier, de l’artiste africain devenu maçon?
Paulines Sales déconstruit pièce après pièce les identités de nos deux personnages. Elle interfère dans notre perception de l’individu et nous questionne alors sur la valeur de l’humain. Son écriture est d’une belle mécanique qui permet l’installation des personnages, des émotions où les pistes multiples prennent le temps de se déployer, pour être précipitées dans une fin brutale. Si tout est lisse au début, l’écriture plonge le public dans une spirale dont on connaît sensiblement la fin. La mutation du regard du chef de chantier à l’aspect directif vers une sensibilité nous oblige à changer de vision. Nous nous questionnons presque sur la personne assise à côté de nous: “Sommes-nous si sûr, de bien la connaitre?
Entrainés dans un élan poétique, cette rencontre nous a troublés. Nous avons quitté la réalité de ce contexte, transformé sous nos yeux, en friche émotionnelle.

les_trois.jpg

L’enjeu de «Je cherchai dans mes poches» de Thierry Baë est aussi de dépasser le réel pour sortir des codes de représentation. Si Pauline Sales déconstruit, rend le tout à l’état de sable, Thierry Baë est à l’inverse. Sur le plateau, quatre identités. Chacun la sienne. Rien ne les oppose, mais rien ne les rapproche. Telles des comètes, chacun part dans son registre. Le musicien, la danseuse, la comédienne et le chorégraphe, retiré sur le côté du plateau. Ils font ce qu’ils sont, essayant de se rapprocher, pour mieux faire éclater leurs différences. Nous tentons de nous raccrocher à des codes de représentations, des automatismes, mais rien n’y fait. Nous sommes laissés de côté, balancés de droite à gauche et de gauche à droite. Nous  persistons. Nous regardons. Nous observons. Nous commençons, nous aussi, à chercher dans nos poches. Nous y trouvons Marlène Dietrich, Pina Bausch, la musique des films muets, et une émotion émerge. Les tableaux s’enchaînent, les personnalités se déploient, les identités deviennent fortes.

Sabine Macher est d’une élégance folle. Elle est le miroir de nos êtres. Corinne Garcia, la jeunesse incarnée. Benoît Delbecq, le maître de cérémonie, rythmant avec ses notes, le temps qui défile. Et Thierry Baë, se dévoilant à la toute fin, comme pour saluer d’un air de trompette, celui qui “est”.

Nous rembobinons la bande. Nous élaborons ce qui nous semblait être un néant. Le tout est subtil, sur le fil.  D’un tas de sable, Thierry Baë construit une maison, une forteresse, où il est bon de se réfugier quand la vague à l’âme se fait sentir.

Sylvie Lefrere , Laurent Bourbousson. Tadornes.

Le regard de Pascal Bély sur “Je cherchais dans mes poches”.

En travaux, de Pauline Sales – Théâtre de la Manufacture, jusqu’au 27 juillet (relâche le 17 juillet), 18h30

Je cherchai dans mes poches, de Thierry Baë CDC Les Hivernales, jusqu’au 21 juillet (relâche le 15 juillet) 21h30

Catégories
HIVERNALES D'AVIGNON

Avignon Off 2012 / Thierry Baë m’a fait les poches.

Depuis la création du Tadorne, j’ai à deux reprises croisé le chorégraphe Thierry Baë (au début de mon parcours en 2005 avec «Journal d’inquiétude» puis en 2007 avec «Thierry Baë a disparu»). À chaque fois, la rencontre n’a pas eu lieue…Les récits autobiographiques de ce chercheur infatigable ne m’ont jamais touché. Trop d’entre soi.

Ce soir, pour sa dernière création, «Je cherchai dans mes poches», Thierry Baë réunit autour de lui trois artistes : Corinne Garcia (danseuse), Sabine Macher (auteur et danseuse) et Benoît Delbecq (musicien). À quatre, ils font le pari d’un récit commun fait d’événements marquants de leur vie, reliés par ce propos intriguant: «Refus d’oublier ses premiers rêves, peur de ne pas avoir tout réalisé, mais jubilation de l’artiste de le dire»

?Jubilation du spectateur de pouvoir écrire?

les-3.JPG

Ce spectacle est un espace de dialogue permanent entre ces quatre artistes et le public, à condition qu’il accepte de se laisser relier?Car Thierry Baë ouvre sa mise en scène pour que nous puissions y entendre un souvenir, une émotion, un fragment, un fil, sa pelote, nos noeuds. Les leurs. Ce soir, il nous offre cet envers du décor (comment des artistes font-ils oeuvre commune?) en y incluant, un cinquième récit : le nôtre. Pour cela, Thierry Baë célèbre l’hésitation, le fragile, mélange les évocations pour les rendre perméables les unes des autres et finit par forcer notre écoute sans pathos, ni artifice de mise en scène (même la vidéo se fait discrète, juste là pour tirer un fil supplémentaire). Tout n’est qu’espace. Rien n’est «droit», linéaire : Thierry Baë pratique l’art de l’oblique et donne à ce récit, un aspect bancal, qui ne démontre rien : aucune leçon de vie, aucun conte de fées, juste des corps en mouvement qui ne veulent pas crever sous le poids d’une société qui vante en permanence la performance quantitative.

duo.JPG

À chaque instant, j’entends le récit de l’une en percevant le corps de l’autre tandis que je me laisse émouvoir par la musique d’un ailleurs. Peu à peu, Thierry Baë me confie le pouvoir de tirer les fils et de construire la trame de l’histoire. Il nous donne ce qui peut faire résonnance chez chacun d’entre nous: le cadre contraint qui rend créatif; l’enfant abandonné là, posé sur un cintre pour faire galerie; le corps empêché; la démarche gauche tout en devant marcher droit; l’art de la maladresse sans cesse recadré,…

Ce récit commun laisse entrevoir tant de possibles : nos ressorts créatifs sont au coeur de nos contraintes ; un propos tient même (et surtout) dans le chaos ; la désinvolture ne résiste pas à la danse ; se mettre à nu ne signifie pas se mettre à poil ; glisser ses pas dans celui d’un autre fête le mouvement; un corps, quel qu’il soit, peut traverser les mots pour célébrer la poésie; la pluridisciplinarité, c’est du vivant qui relie;  il n’y a pas de destin, seulement «le renoncement de soi, pour l’avancement de soi-même» (Louis Jouvet).

Peu à peu, la danse virtuose de Corinne la métamorphose en Cendrillon émancipée.

Peu à peu le jeu théâtral de Sabine fait d’elle une des enfants de Pina Bausch.

Peu à peu la partition de Benoît le propulse dans un film de Jacques Tati.

Peu à peu, Thierry Baë quitte le premier rang d’où il écrit sur sa table d’écolier pour rejoindre la danse avec sa trompette, vers un souffle retrouvé.

Peu à peu, je fouille dans mes poches; je n’ai plus froid.

Pascal Bély, Le Tadorne

« Je cherchai dans mes poches » de Thierry Baë, Aux Hivernales – Avignon Off- à 21h30.

Crédit photo: Esther Gonon – Théâtre Durance.