Avez-vous déjà écouté un public crier de joie lors d’un spectacle de danse contemporaine ? Qu’est-ce qu’il peut bien se jouer pour que, peu à peu, femmes, hommes et jeunes enfants se lâchent à ce point, jusqu’à faire entendre un cri presque primal? Ce soir, à Gap, ils sont tous là (belle diversité du public) pour «Asphalte», chorégraphie de Pierre Rigal. Sa dernière création au Festival d’Avignon («Micro») avait fait vibrer la Chapelle des Pénitents Blancs lors d’un concert rock chorégraphié. Ce soir, il provoque à nouveau une forme de transe où les applaudissements se fondent progressivement à la musique grésillante, alarmiste et envoûtante de Julien Lepreux.
Mois : mai 2011
«Fallait-il aller à Bruxelles?» me demande une amie à mon retour du KunstenFestivalDesArts. Moment d’hésitation. Comme un blanc. Ce qui me semblait une évidence les années précédentes, ne l’est plus aujourd’hui, comme si je ressentais un décalage entre le bouillonnement de la planète et des créations sans relief apparent.
Oui, il fallait s’y rendre même si l’absence de pont a découragé bon nombre de français (je n’ai croisé aucun programmateur de ma région!). Au total, j’ai passé six jours dans la capitale belge pour quatorze propositions (soit la moitié de la programmation). À noter l’augmentation croissante de coproductions européennes : certaines oeuvres sont à l’affiche du Festival d’Automne de Paris et du Festival d’Avignon. Dit autrement, le Kunsten est-il encore indépendant dans ses choix artistiques ?
Oui, il fallait s’y rendre, car le Kunsten, en croisant les arts, stimule le positionnement du festivalier. Le documentaire de Sven Augustijnen sur le passé colonial de la Belgique avait autant de force que la performance de Walid Raad sur les chemins de traverse de l’art contemporain. L’opéra d’Henry Purcell par Jan Decorte a enthousiasmé en ouvrant le théâtre vers une discipline peu réceptive à la pluridisciplinarité. La performance de Miet Warlop a évoqué le corps amputé en chorégraphiant les déplacements des spectateurs tandis que Mariano Pensotti convoquait le public dans le métro pour le socialiser à partir de dialogues poétiques. Dit autrement, le Kunsten nous raconte des histoires pour traverser les arts, faire bouger le regard et positionner le spectateur actif. C’est un festival qui stimule d’habitude la transdisciplinarité, mais avec moins de force cette année.
Oui, il fallait s’y rendre, car le Kunsten restitue une certaine vision de l’Europe. Cette année, le tableau a été très noir avec un sentiment d’oppression, d’étouffement comme si le Vieux Continent déclinait inexorablement à force de ne pas réinterroger son modèle démocratique et économique. Il a fallu tout le talent de deux Belges, Fabrice Murgia et Anne-Cécile Vandalem pour, à partir de cette crise, créer une mise en scène particulièrement inventive. Mais l’Europe n’a pas brillé du côté de ses créateurs. Le Berlinois René Pollesch m’a ennuyé avec son discours infantilisant sur le théâtre ; le chorégraphe Philipp Gehmacher a plombé le public avec sa danse vidée de sa sensibilité (est-il encore nécessaire de conceptualiser à ce point ?), tandis qu’Eszter Salamon a osé nous convoquer au théâtre sans objet théâtral. De son côté, Manah Depauw, en célébrant l’homme des cavernes, s’est dispensée d’un propos pour aller au-delà de l’histoire. La danse s’est laissé contaminer par l’art contemporain. Au Kunsten, le corps ne nous a pas parlé de la douleur du monde et de ses révolutions (à l’exception notable de la Marocaine Bouchra Ouizguen avec «Madame Plaza» créée au festival Montpellier Danse en 2009).
Oui, il fallait y aller, car le Kunsten reste un festival ouvert au Monde. Toshiki Okada avec deux propositions (dont l’une vue au dernier festival d’Automne) a de nouveau conquis le public. Pour le reste, deux déceptions : nous n’avons rien compris à la création indienne de Zuleikha et Manish Chaudhari tandis que le collectif mexicain Lagartijas Tiradas al Sol nous a noyé dans des anecdotes des guérillas des années 1960-70.
Oui, il fallait aller à Bruxelles et pourtant. Je m’interroge. Je n’ai pas retrouvé l’impulsion des années précédentes à l’image du lieu qui rassemble spectateurs, professionnels et artistes. Je me souviens encore de l’effervescence qui régnait en 2008 au Beursschouwburg, lieu de partage et d’émulation créative. Cette année, le Kunsten a choisi une école (le Rits) dans une salle qui fait office de cafétéria, aménagée par le plasticien Simon Siegmann. La scénographie n’est pas sans rappeler l’atmosphère low-cost de certains hôtels et autres restaurants en recherche de «branchitude». Je n’y ai rencontré personne. Cet «assèchement» relationnel est inquiétant, car le Kunsten a toujours été un festival du dialogue. N’est-il pas aujourd’hui en voie d’uniformisation ? N’est-il pas temps d’interroger sa vision d’un festival des arts ouvert sur le monde capable de stimuler un projet européen de la culture ?
Rendez-vous en 2012, juste après les élections présidentielles françaises, épiphénomène face aux nombreux bouleversements planétaires qui nous attendent.
Pascal Bély, le Tadorne
Le KunstenFestivaldesArts de Bruxelles du 6 au 28 mai 2011.
Le public semble sonné. Le théâtre (sur)réaliste belge a encore frappé. On devrait pourtant s’y habituer. Ce pays s’empare de la question sociale pour la porter sur scène et métamorphoser le corps du théâtre. Seuls les Belges sont aujourd’hui capables d’introspecter notre inconscient collectif à partir d’une scénographie sans cesse réinventée. Anne-Cécile Vandalem avec «Habit(u)ation» s’inscrit donc dans la lignée du collectif Peeping Tom et du chorégraphe Alain Platel en portant sur scène une famille en crise de nerfs et de sens, en décomposition, mais dont la régénérescence démontre une fois de plus qu’un changement de civilisation est en marche.
Annie est une jeune enfant. Elle rêve d’une expédition en Norvège, là où siège l’entreprise de son père. Alain, découpe du saumon dans l’appartement. Sa société est sous embargo pour produits impropres à la consommation. Le voyage attendra…Nous voilà propulsés au coeur d’une famille transformée en outil de production où la mère (Claudia) assure dans une société d’assurance tandis qu’Yvonne (la tante) subit les réorganisations de sa compagnie de bus. Le décor fait penser à un vieux théâtre de boulevard mais l’appartement donne sur un jardin que l’on imagine florissant. En quelques minutes, Anne-Cécile Vandalem traduit les effets de la mondialisation sur le fonctionnement familial. Le mal de vivre est saisissant. La communication au sein de cette famille semble rythmée par les conventions sociales et éducatives d’un autre temps. Chacun est en perte de statut, mais s’accroche à des gestes et des rites, même s’ils n’ont plus de sens.
Les dialogues s’assèchent comme le poisson dont le père extrait la chair pour la mettre sous vide. Ce système familial est autarcique, à l’image d’un continent européen en panne de projet pour s’inventer un nouveau destin. Même les médias ne jouent plus leur fonction d’éducation et de culture : dans cet appartement qui sent le rance, la radio diffuse ce que les protagonistes vivent toute la journée, à savoir la marchandisation de l’humain. Tout se vend. C’est le triomphe de la communication quitte à transformer les vêtements de nos enfants en panneau publicitaire. Il y a cette phrase qui résonne, glaçante: «ce n’est pas de gober dont nous manquons dans la famille, mais c’est de souffler». Dans ce contexte-là, Annie cherche sa place. Par sa justesse de jeu, elle vit ce que nous faisons subir aux enfants. Dès leur plus jeune âge, ils doivent acquérir les gestes et postures de la soumission à un capitalisme financier dont ils ne sont qu’une variable d’ajustement. Qui s’étonne aujourd’hui du projet du Ministère de l’Éducation Nationale Français de faire apprendre l’anglais aux enfants de trois ans ? Quels sont les parents offusqués, trop soulagés de trouver dans cette proposition un remède à leur angoisse sur l’avenir de leur chérubin ?
« Habit(u)ation » d'Anne Cécile Vandalem du 20 au 23 mai 2011 dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.
Crédit photo: Phile Deprez.
Comment une telle production a-t-elle été possible? Comment accepter qu’une artiste de la stature d‘Eszter Salamon se (nous) perde à ce point ? Comment expliquer que le KunstenFestivaldesArts de Bruxelles, le Centre Pompidou de Paris, l’IRCAM, le festival Tanz im August de Berlin, les Subsistances de Lyon et tant d’autres n’aient pas clarifié une intention aussi floue, qui n’est pas sans évoquer une esthétique de la relaxation (sic): «Comment peut-on s’extraire de son propre corps ? Pendant combien de temps peut-on rester en dehors de soi-même avant de se perdre définitivement ? TAKES OF THE BODILESS explore une condition difficile à imaginer à moins de l’expérimenter soi-même : un monde sans corps». Mais en même temps, ce projet est séduisant parce qu’il est proposé par une chorégraphe. Or, la danse innove souvent pour créer des formes transdisciplinaires. Mais peut-on imaginer une oeuvre sans corps pour évoquer l’absence de corps, sauf à refuser la turbulence et privilégier une esthétique de l’image? Comment Eszter Salamon a-t-elle pu nous embarquer dans cette relation binaire de cause à effet ?
Tout commence par une jeune femme qui s’avance face à nous pour raviver l’histoire d’un théâtre qui aurait pris feu. Elle parle en anglais, mais rien n’est surtitré. Il s’agit probablement de poser un contexte censé nous mettre en émoi…S’ensuit un long moment où le public est plongé dans le noir. Immersion classique pour inviter le spectateur à lâcher prise. Ces dix minutes sont interminables. Mais que devrais-je lâcher et pourquoi ? Des textes toujours lus en anglais (ne rien comprendre doit faire partie du processus) sont diffusés alors que des mannequins apparaissent sur scène avant de nous proposer une longue série de figures à base de fumigènes censées représenter cet au-delà. Eszter Salamon semble s’inspirer de l’univers de Roméo Castellucci, mais visiblement rien ne passe. Mon corps ne ressent rien et mes voisins spectateurs s’impatientent calmement. C’est le vide sensoriel, abyssal comme si créer des figures avec de la fumée et une bande-son en quadriphonie pouvait transcender. Eszter Salamon n’est pas William Turner, encore moins Steve Reich.
Il y a de quoi être inquiet par cette génération d’artistes qui assujettissent nos sens à la technique. «Tales of the Bodiless» est une proposition inutile parce qu’elle maltraite le lien du spectateur au corps, sous prétexte d’innover. La danse peut tout explorer (même l’inimaginable) à partir d’un corps savant. À condition d’avoir un propos chorégraphique et confiance dans la capacité du spectateur à se créer un langage dans un espace ouvert où le sens amplifierait sa sensibilité. Mais ici, rien de cela.
À peine descendu du TGV à Bruxelles, je me propulse au Bronks…Surréaliste ? Cela ne fait que commencer. J’entre. Rien pour s’asseoir. Où poser mon sac ? Les spectateurs arrivent peu à peu et finissent par former une assemblée. On se croirait dans la salle d’un musée d’art contemporain sans oeuvres, mais les déplacements du public vous informent où cela se «passe». Un bruit médiatique en quelque sorte amplifié par les crissements des talons d’une femme qui tient par un fil notre ballon de l’enfance. Métaphore de nos utopies à la dérive, sa progression m’émeut particulièrement.
Je repère un espace où poser mon bagage. Je m’approche. Là, quatre «hommes chevaux» à la queue joliment peignée à l’arrière avec une longue perruque sur la tête sont face au mur. Ils me font sursauter. Avec leur imperméable noir, ils m’évoquent le chanteur androgyne Antony and the Johnson. Leur présence fantomatique ne cesse de me poursuivre alors que je déambule dans la salle. Entre allure poétique et comportements décalés, ils sont là pour déranger l’ordre établi, affirmer l’hybridité de l’homme avec l’animal, de la poésie avec le réel.
Miet Warlop, « Art / Collection, trailer Park » du 19 au 24 mai 2011 au Bronks dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.
Qu’allons-nous risquer au théâtre ? C’est probablement l’une des interrogations les plus intimes qu’il soit. Cela va chercher loin tout ça. J’aime le KunstenFestivalDesArts de Bruxelles parce qu’il bouleverse mon désir de théâtre, en me faisant entrer dans un clair-obscur là où je me ressens un peu figé après une saison artistiquement faible dans ma région.
Tout commence par cette Question, au centre de l’oeuvre de René Pollesh. La feuille de salle pose l’enjeu: «Ich schau dir in die augen, gesellschaftlicher verblendungszusammenhang» («je te regarde dans les yeux, lieu d’éblouissement social ! ») est une pièce majeure dans la carrière du metteur en scène berlinois. Aucun doute ne serait donc permis. L’acteur Fabian Hinrichs est seul sur scène et prend soin, dès son arrivée, de démontrer son engagement en finissant en slip. Cette posture provocante ne le quittera pas. Pendant quatre-vingt-dix minutes, il se moque de la relation que nous entretenons avec le théâtre et de notre désir de lien social. Il sidère par son culot et sa façon d’occuper l’espace. Mais cela ne passe pas : l’hyperactivité de l’acteur ne laisse pas le temps pour comprendre ce qui se joue d’autant plus que la traduction en français est catastrophique. J’observe alors qu’il devrait me parler. Peut-être ce corps turbulent cache-t-il une peur du public que le théâtre de René Pollesh peine à surmonter. La confiance n’y est pas. Obscur.
Jan Decorte est un autre homme de théâtre, célèbre en Belgique. Lors du Festival d’Avignon en 2005, la rencontre n’avait pas eu lieu avec le public. Six ans plus tard, les Français le retrouvent pour un opéra. Je sais par avance que cet art n’est pas pour moi, qu’il ne m’a jamais «rencontré». Mais avec le Kunsten, j’ai longtemps posé un principe, comme un rituel : ouvrir, accueillir. «The Indian Queen» est donc un opéra d’Henry Purcell qui conte le sort d’une reine indienne, souveraine du Mexique, en guerre contre le héros aztèque Moctezuma. Une “servante” (éblouissante Sigrid Vinks) se tient de côté puis pose un à un des objets sur le devant de la scène avant de les retirer peu à peu pour les confier à l’un des quatre chanteurs. Ce geste épuré me réconforte : l’histoire m’échappe, mais pas l’Histoire que j’assimile à une chorégraphie des sens. Elle est un rituel où l’objet symbolique désacralise l’opéra tout en sacralisant la relation amoureuse entre deux amants antagonistes. Elle lui fait perdre sa linéarité pour l’accueillir dans une théâtralité où la musique fait corps avec le coeur (dans tous les sens du terme). Peu à peu, les chanteurs rayonnent comme si Sigrid Vinks leur donnait une puissance de jeu. Alors que la dernière scène s’approche d’une fresque vivante, la couleur du tableau projette vers nous une lumière orangée. Ce théâtre-opéra illumine : la force est en nous pour de nouveau croire aux contes de fées.
À la sortie, direction le métro Botanique, caverne des temps modernes. Il accueille le collectif brésilien de Mariano Pensotti pour «Sometimes I think, I can see you». Quatre écrivains, iMac sur les genoux, sont disposés sur les deux quais, aux deux extrémités. Tandis que le métro quadrille leur papier, des écrans géants retranscrivent leurs observations. Au c?ur du lieu le plus désocialisé qu’il soit, ils créent le dialogue. C’est savoureux, profondément poétique. Alors qu’un enfant vêtu de rouge se fait remarquer, l’une des écrivaines invite un homme en rouge à “s’approcher de son enfance“. À cet instant, tout s’illumine. Puis s’approche un adolescent habillé d’un short militaire qui fixe l’écran : «pourquoi portes-tu un tel uniforme en temps de paix alors que tu as un si beau sourire ?». Il répond, de sa voie forte et assumée : « parce que c’est la guerre ». Différentes pépites suivront. Alors qu’une rame de métro arrive sur l’autre quai, j’observe les passagers. Et je vois la pellicule du film de ma caverne d’amis babas…
À peine sorti, direction le beau théâtre des Brigittines pour une oeuvre inclassable, «Eden Central» de Manah Depauw. Cinq acteurs simulent l’avant Adan et Eve pour nous immerger au coeur de notre animalité. La reconstitution est troublante parce qu’elle rapproche nos cavernes d’aujourd’hui de celle d’antan ! Le corps des acteurs transpire de toute part jusqu’à créer l’illusion : ils sont nos ancêtres. L’utilisation d’un espace scénique minuscule renforce la dimension tribale et autorise toutes les audaces. Le parti pris de « jouer à » est d’autant plus assumé que c’est excessivement drôle. Mais je ne ressens pas le dialogue créé au métro Botanique avec Mariano Pensotti. A vouloir forcer le trait pour sa démonstration finale, Mana Depauw raconte l’histoire là où nous attendrions un langage chorégraphique capable d’aller chercher dans cette animalité des cavernes ce qui ferait poésie aujourd’hui. C’est de cela qu’il s’agit, le reste n’étant qu’agitation joyeuse pour spectateurs tribu-terre...
Pascal Bély – « Le Tadorne ».
Mariano Pensotti, « Sometimes I think, I can see you », station Botanique, metro de Bruxelles du 13 au 22 mai 2011.
Mana Depauw, ?Eden Central? au Théâtre des Brigittines du 11 au 15 mai 2011.
Jan Decorte, « The Indian Queen » au Kaai Theater du 14 au 16 mai 2011.
L’exercice est toujours périlleux : comment présenter en une heure une programmation tout en éveillant le désir et la curiosité? Beau pari pour le collectif de la Manufacture à Avignon qui réussit, par ses choix pluridisciplinaires, à dépasser la frontière entre le festival «In» et «Off». Pas moins de quatre lieux pour croiser l’esprit manufacturé : la Manufacture (intra-muros), la Patinoire (extra-muros), l’Espace 40 (librairie et rencontres en tous genres avec des journalistes, rue Thiers) et le parking du Marché d’Intérêt National (pour vivre des expériences insolites avec la compagnie Appel d’Air pour le premier Drive in de danse !).
On s’étonne encore : mais pourquoi partir au KunstenFestivaldesArts de Bruxelles ? Je donne toujours la même réponse : le théâtre et le monde s’y enchevêtrent. Loin du climat autocentré français, ce festival propose des aventures artistiques et des rencontres qui enrichissent le regard sur cet ailleurs qui interagit tant avec mon ici et maintenant. Retour sur quelques voyages;;;
Presque chaque année, le Kunsten interroge le passé colonial de la Belgique. Imaginez ce processus entre le Festival d’Avignon et l’Algérie…On attend encore. Rendez-vous est donné dans un centre d’art contemporain («le Wiels») pour la projection de «Spectres», documentaire de Sven Augustijnen. Il revient sur l’assassinat en 1961 de Patrice Lumumba, premier ministre du nouveau Congo indépendant. Ce jour-là, était présent un haut fonctionnaire belge, aujourd’hui auteur d’une thèse d’histoire sur l’évènement. Sven Augustijnen l’accompagne lors d’un récent voyage au Congo. L’immersion dans ce passé encore douloureux est palpitante, car la caméra restitue ce que les mots ne peuvent dire (la Belgique aurait donné son aval à ce meurtre). Elle s’approche des corps pour les théâtraliser jusqu’à créer la tragédie du devoir de mémoire. Alors que l’historien reconstitue, tel un enquêteur judiciaire, la scène de l’exécution de Patrice Lumumba, la caméra nous rend témoin d’un moment unique : loin de faire repentance, cet homme revit l’instant pour être à nouveau traversé et devenir le messager de sa vérité (qui n’est probablement pas historique). Ce document est précieux.
Direction le Liban. Nous avons déjà approché ce pays avec le théâtre de Wajdi Mouawad, de Darina Al Joundi et les performances de Lina Saneh et Rabih Mroué. Mais jamais à partir de l’art contemporain. Walid Raad a investit une salle des Halles de Schaerbeek. Quelques tabourets nous attendent tandis qu’est projeté sur un large panneau, le monde global de l’Art Contemporain, au croisement d’un fond de pension pour artistes et d’une entreprise spécialisée dans le renseignement pour l’armée israélienne. Le narrateur (brillant Carlos Chahine) nous raconte une histoire où il tire les fils d’un réseau mondial dans lequel les oeuvres d’art sont traversées par des noeuds de connexion. Très vite, il met en mouvement notre lien à l’art même lorsqu’il s’agit d’évoquer les projets pharaoniques du prochain Guggenheim de Dubaï.
Peu à peu, il nous déplace physiquement dans cet espace pour démontrer comment les matières, les couleurs, la taille des oeuvres n’existent pas en soi. C’est notre regard, notre lien à l’art qui les font durer tandis que l’histoire, les guerres, peuvent les faire disparaître ou apparaître. Un réseau mondial de connexions peut créer des tendances sur le marché de l’art, mais c’est l’humain, ses hallucinations collectives, ses mémoires vives, ses traces, qui font l’oeuvre et déciderons de sa destinée. L’art ne serait alors qu’une suite d’apparitions, de disparations, telle une évanescence au coeur du mouvement dansé, comme aime à le préciser le chorégraphe Michel Kelemenis. Avec «Scratching on things I could disavow: a history of art in the arab world», Walid Raad fait bouger les lignes; bien au-delà de la toile.
Pascal Bély – « Le Tadorne »
« El rumor del Incendio » par le collectif « Lagartijas tiradas al sol » du 7 au 13 mai 2011 à Bruxelles puis au prochain Festival d'Automne de Paris.
« Spectres », documentaire de Sven Augustijnen au Wiels de Bruxelles jusqu'à la fin juillet 2011.
« Scratching on things I could disavow : a history of art in the arab world » de Walid Raad du 8 au 15 mai 2011 à Bruxelles.
Le KunstenFestivalDesArts de Bruxelles a commencé depuis quelques jours et le spectacle de Fabrice Murgia («Life : reset / chronique d’une ville épuisée») semble avoir marqué certains esprits. Pour s’y rendre, il faut monter les raides escaliers du Théâtre National qui nous conduisent au 3e étage. Un bruit sourd envahit la salle. Dans l’attente, nous crions pour nous faire entendre. L’assemblée des spectateurs et les entrées symbolisent la ville bruyante. D’un coup, le vacarme s’arrête. Un grand mur vidéo nous affronte pour nous plonger, dans un silence quasi religieux, dans le flot incessant de la circulation de la capitale belge. Le corps est en totale symbiose avec l’automobile. L’anonymat le plus absolu.
Tandis que l’actrice-comédienne Olivia Carrère apparaît du fond de son lit rouge sang, le théâtre s’incruste peu à peu. Nue, elle regarde le monde au travers des stores. À cet instant précis, le théâtre fait son cinéma pour filmer théâtralement la solitude d’une jeune femme. Pas un mot ne sera prononcé, tout juste résonneront «Dis quand reviendras-tu?» de Barbara et «The winner takes it all» du groupe Abba. Les premiers tableaux me rappellent «Le concert à la carte» de Franz-Xaver Kroetz, mise en scène par Thomas Ostermeier et présenté au Festival d’Avignon 2004. Mais ici, la solitude est en troisième dimension: le corps en scène, le mal de vivre en film, la quête d’un amour absolu en internet. Face à un tel dispositif, nous sommes probablement aussi seuls qu’elle : notre désir d’une certaine théâtralité doit cohabiter avec des effets scéniques qui nous éloignent peu à peu d’un propos que nous voudrions limpide.
L’atmosphère rappelle “Inland Empire» de David Lynch comme pour renforcer sa descente aux enfers et nous guider vers l’inexplicable : elle préfère son avatar tandis qu’elle déforme son corps; elle s’ouvre vers la toile pour s’enfermer chez elle et finir barricadée alors que la ville capitale grouille d’humains. Fabrice Murgia filme, théâtralise, connecte pour distancier, isoler tout en tissant des liens d’effets et de causes. Nous vivons en direct, ce processus qui paraît inéluctable : le plus petit acte répétitif du quotidien fait sens, le corps ne répond plus au désir de le rendre beau, l’internet est une prison ouverte à partir de connexions infinies avec un homme-lapin, mais qui réduisent et définitisent tout. Effrayant. Nous voilà à distance alors que probablement, nous souffrons d’une solitude imposée par une société qui objective le subjectif, cloisonne l’inséparable. Désirons nous humaniser pour communiquer ? Supportons-nous l’improbable quand internet nous promet l’autre à notre image ? Acceptons-nous le corps biologique alors que le virtuel nous propose un lien amical désincarné ? Toutes ces questions sont superbement portées sur scène, au croisement des esthétiques qui, une par une, symbolise notre rapport au corps, au temps, à la représentation de la réalité. Le sort de cette jeune femme émeut à peine (sauf quand elle chante Abba avec sa belle robe rouge), comme si nous étions trop occupés à ressentir ce qui se joue sur la toile, cette réalité «psychique» dont nous ignorons encore les ressorts.
Fabrice Murgia mouvemente l’interconnexion du théâtre, du cinéma et de l’internet. Il ouvre des possibles pour mettre en scène nos connexions entre virtualité et réalité.
Il nous offre un art théâtral pour éclairer le Nouveau Monde.
Pascal Bély – « Le Tadorne ».
« Life : reset / chronique d’une ville épuisée » de Christophe Murgia au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles du 10 au 14 mai 2011. Puis à la Manufacture pendant le Festival d’Avignon 2011.
Je retrouve ce soir Laurent Bourbousson, contributeur pour le Tadorne, à la Scène Nationale de Cavaillon autour de Michel Laubu et son «Turak Théâtre». Deux escapades dont la première («Les fenêtres éclairées») nous laisse à quai tandis que la deuxième «nouvelles et courtes pierres» voit Laurent s’exiler poétiquement.
La Turakie de Sarkozy ?
Ce plateau est en soi un cadeau pour échapper au discours préalable qui assomme. Composé de briques et de brocs, le décor nous installe dans une atmosphère calfeutrée. Le noir se fait enfin. Ils sont quatre à entrer sur scène pour animer objets, marionnettes et instruments de musique.
Les premières mélopées nous embarquent en «Sarkozie», au coeur de Pôle emploi, projet emblématique d’un pouvoir qui mécanise le lien entre le citoyen et le Service Public. La marionnette est notre peur de chômage, de solitude, et de recherche d’amour. Mais rien n’est figé : le bruit des flots nous arrache à cette folie suicidaire pour nous guider vers son île. La nôtre.