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FESTIVAL D'AVIGNON

Avignon 2016 – Triste Festival de théâtre (im)populaire.

Enfin ! Olivier Py, le Directeur du Festival d’Avignon, tient son spectacle contre le Front National qui accompagnera ses tribunes dans les journaux dès que le FN menacera à nouveau la ville ou la région. L’œuvre nous vient de Belgique. Le public l’acclame debout et la presse est dithyrambique. Le 13 juillet 2016, date où j’assiste à la représentation, Olivier Py reçoit Christian Estrosi, le Président de la Région PACA, pour une conférence de presse sur le plateau de la Cour du Palais des Papes. Étrange télescopage. Le pouvoir politique régional occupe la scène pour mener une opération de réhabilitation de la droite dure par le milieu culturel. Christian Estrosi, de l’ex-UMP, s’est retrouvé au second tour des élections face à Marion Maréchal Le Pen. Quelques semaines après sa victoire, il allongeait la subvention du Conseil Régional de 50 000 euros en faveur du Festival d’Avignon. Cette connivence entre le pouvoir et l’élite culturelle est un terreau qui fait progresser le FN car de cet argent donné, le peuple d’Avignon n’en verra probablement pas la couleur.

Notre héroïne est donc la metteuse en scène belge, Anne-Cecile Vandalem. En 2001, j’avais vu au Festival des Arts de Bruxelles, une belle œuvre, « Habitu(a)tion » où une famille incarnait les ravages de la mondialisation.

Avec « Tristesses », les théâtres vont pouvoir donner une touche « engagée » à leur programmation. Mais pourquoi ce spectacle m’a-t-il exaspéré jusqu’à envisager de quitter la salle ?

Il faut imaginer l’île, Tristesses, appartenant au Royaume du Danemark. Nous sommes en 2015. Il ne reste plus que huit habitants alors qu’elle en comptait des centaines du temps où les abattoirs fonctionnaient. Une vielle femme se pend autour du drapeau. Elle est la mère de la présidente du parti d’extrême droite et future première ministre. Le jour d’après, celle-ci se rend sur l’île après avoir exigé que l’on ne descende pas le corps. Nous entrons alors dans le cœur du réacteur idéologique et rhétorique de l’extrême droite. Les dialogues grincent comme des coups de ciseaux, les jeux d’acteurs sont moulés avec une extrême précision dans la caricature du peuple beauf. Ce spectacle nommé « musical » voit les musiciens déambuler pour incarner les fantômes des morts de l’île. Des maisons sont parsemées sur scène et donnent un caractère étouffant d’autant plus que plus de la moitié du spectacle est filmé à l’intérieur des habitations. Tout est léché, travaillé. Mais quelque chose m’effraie.

L’extrême précision à incarner le fascisme « moderne » sur une scène de théâtre finit par créer un dialogue entre les deux extrêmes. D’un côté la figure de l’extrême droite (jouée par Anne-Cécile Vandalem elle-même), de l’autre une metteuse en scène qui met en jeu sa supposée toute-puissance d’artiste pour combattre le mal.

L’extrême droite envisage de transformer l’île en studio de cinéma pour créer des films de propagande sur le grand remplacement. En symétrie, Anne-Cécile utilise à outrance la vidéo comme si le théâtre ne pouvait plus à lui tout seul explorer la complexité de la situation. Cette omniprésence de la vidéo change ma posture de spectateur : l’image m’empêche d’élaborer à partir de mes ressentis, je la suis, elle me pèse, m’impose. L’image oriente, verrouille. Une des protagonistes finit par crier à la présidente du parti : « ton discours m’enferme et je ne peux plus te répondre ».  Je pourrais clamer la même chose à Anne-Cecile Vandalem qui produit un théâtre-vidéo autoritaire, là où le théâtre seul serait bien incapable d’une telle « propagande » !

L’extrême droite caricature toute situation complexe : elle réduit les interactions au profit d’une vision unilatérale censée donner le pouvoir au peuple. Sur scène, chaque personnage est enfermé dans une caricature. Les rires du public accompagnent l’autoritarisme d’Anne-Cécile Vandalem : les sachants se moquent des ignorants. Peu à peu, l’étau se resserre sur scène, mais aussi dans la salle : il n’y pas d’autres échappatoires que la disparition des habitants (ils finissent par s’entretuer…scène grotesque et lourdingue). Cette disparition n’est pas sans évoquer la posture adoptée par les acteurs culturels pour qui le peuple est toujours ignorant de ce qu’il devrait savoir: autant le faire disparaître en ne le conviant plus dans les salles au profit d’un entre-soi éduqué!

Cette pièce signe la détestation du peuple qui vote FN. Elle incarne la toute-puissance du milieu culturel qui, faute d’être avec le peuple,  le fantasme. « Tristesses » est un fantasme assumé. Cette œuvre ne questionne rien, ne met rien en mouvement. Elle ne produit que deux heures de jugements. Elle offre une vision du peuple quasi monolithique alors qu’il est multiple, multidimensionnel. C’est un théâtre qui substitue aux valeurs de l’accompagnement, du soin, une approche descendante qui conforte le spectateur-sachant dans sa certitude qu’il est du bon côté.

Deux heures après ce spectacle, lors d’une file d’attente, j’évoque la pièce avec deux spectatrices venues de Paris. L’échange est vif jusqu’à la sentence finale : « Monsieur, le peuple a TF1, de quoi se plaint-il ? Que l’on nous laisse ARTE et le Festival d’Avignon !».

Me revient alors une phrase du philosophe Bernard Stiegler : « Il ne faut pas accuser 
les électeurs du Front national, mais en prendre soin, car prendre soin des électeurs du FN, c’est prendre soin de la société tout entière ».

Me revient alors les paroles de Jean Vilar qui évoquait le Théâtre National populaire de Jean Vilar : « La première des choses que nous devions faire, d’après notre cahier des charges au sein du TNP, c’était de faire venir dans notre salle non pas l’élite, non pas les gens fortunés, mais d’abord ceux qui peut-être se sont éloignés des questions artistiques, esthétiques, etc. Et surtout ne pas, et surtout faire en sorte que l’art ne soit pas considéré par certaines classes défavorisées, comme une chose qui ne leur appartient pas, mais au contraire, une chose qui leur appartient ».

Ce soir, le festival ne m’appartient plus.

Olivier Py et Christian Estrosi sauront-ils me le restituer ?

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Pascal Bély – Le Tadorne

 

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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES LE THEATRE BELGE!

Comme d’habitude, le théâtre belge nous habite.

Le public semble sonné. Le théâtre (sur)réaliste belge a encore frappé. On devrait pourtant s’y habituer. Ce pays s’empare de la question sociale pour la porter sur scène et métamorphoser le corps du théâtre. Seuls les Belges sont aujourd’hui capables d’introspecter notre inconscient collectif à partir d’une scénographie sans cesse réinventée. Anne-Cécile Vandalem avec «Habit(u)ation» s’inscrit donc dans la lignée du collectif Peeping Tom et du chorégraphe Alain Platel en portant sur scène une famille en crise de nerfs et de sens, en décomposition, mais dont la régénérescence démontre une fois de plus qu’un changement de civilisation est en marche.

Annie est une jeune enfant. Elle rêve d’une expédition en Norvège, là où siège l’entreprise de son père. Alain, découpe du saumon dans l’appartement. Sa société est sous embargo pour produits impropres à la consommation. Le voyage attendra…Nous voilà propulsés au coeur d’une famille transformée en outil de production où la mère (Claudia) assure dans une société d’assurance tandis qu’Yvonne (la tante) subit les réorganisations de sa compagnie de bus. Le décor fait penser à un vieux théâtre de boulevard mais l’appartement donne sur un jardin que l’on imagine florissant. En quelques minutes, Anne-Cécile Vandalem traduit les effets de la mondialisation sur le fonctionnement familial. Le mal de vivre est saisissant.  La communication au sein de cette famille semble rythmée par les conventions sociales et éducatives d’un autre temps. Chacun est en perte de statut, mais s’accroche à des gestes et des rites, même s’ils n’ont plus de sens.

Les dialogues s’assèchent comme le poisson dont le père extrait la chair pour la mettre sous vide. Ce système familial est autarcique, à l’image d’un continent européen en panne de projet  pour s’inventer un nouveau destin. Même les médias ne jouent plus leur fonction d’éducation et de culture : dans cet appartement qui sent le rance, la radio diffuse ce que les protagonistes vivent toute la journée, à savoir la marchandisation de l’humain. Tout se vend. C’est le triomphe de la communication quitte à transformer les vêtements de nos enfants en panneau publicitaire. Il y a cette phrase qui résonne, glaçante: «ce n’est pas de gober dont nous manquons dans la famille, mais c’est de souffler». Dans ce contexte-là, Annie cherche sa place. Par sa justesse de jeu, elle vit ce que nous faisons subir aux enfants. Dès leur plus jeune âge, ils doivent acquérir les gestes et postures de la soumission à un capitalisme financier dont ils ne sont qu’une variable d’ajustement. Qui s’étonne aujourd’hui du projet du Ministère de l’Éducation Nationale Français de faire apprendre l’anglais aux enfants de trois ans ? Quels sont les parents offusqués, trop soulagés de trouver dans cette proposition un  remède à leur angoisse sur l’avenir de leur chérubin ?

C’est alors que tout bascule, parce que le théâtre redonne « corps » à cette famille. Rarement une scénographie n’est allée aussi loin dans la décomposition et la régénération. Peu à peu, la parole s’efface, ensevelie par la lente métamorphose des corps et des liens (un peu trop appuyé ce qui laisse supposer qu’Anne-Cécile Vandalem s’inclue dans le processus). On navigue entre un thriller (comment ne pas penser au drame familial intervenu à Nantes en avril dernier ?) et un voyage au coeur de la Renaissance italienne, à moins que cela ne soit une allégorie de la catastrophe pour nous réinventer. Il est probable que la mise en scène soit anxiogène (elle résonne avec le contexte actuel où les fléaux naturels et nucléaires s’enchevêtrent avec les révolutions arabes et la lente décomposition du politique né de la civilisation industrielle). Le spectateur est enseveli dans ce déluge de créativité jusqu’à perdre son regard critique tant les images sont saisissantes. Anne-Cécile Vandalem et ses acteurs (tous exceptionnels) donnent l’impression qu’ils ne maîtrisent pas tout. C’est probablement cette fragilité qui sécurise et humanise profondément cette machinerie théâtrale qui semble totalement incontrôlable.
Habit(u)ation” mériterait d’être prolongé par un débat avec le public, les artistes, des chercheurs et des politiques. Car cette oeuvre parle à tous, nous relie et peut-être vécue comme une catharsis de nos peurs contemporaines. N’est-ce pas là, la fonction d’un théâtre engagé et populaire ?
Pascal Bély- « Le Tadorne »
« Habit(u)ation » d'Anne Cécile Vandalem du 20 au 23 mai 2011 dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.
Crédit photo: Phile Deprez.