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« Les Bancs Publics », le labo libéré.

Nous sommes quelques-uns à attendre ; certains fument sur le trottoir tandis que d’autres se restaurent. Tout le monde semble se connaître jusqu’à former un archipel d’acteurs culturels ! Nous sommes réunis le temps d’une soirée pour ces «Rencontres à l’échelle» où l’on expérimente ce que l’on pourrait bien retrouver sur nos scènes dans quelques années. L’endroit, « Les bancs publics » paraît fait de bric et de broc, à l’équilibre précaire. Ce lieu est en soi un décor de théâtre où se jouent des oeuvres entrées par effraction dans un paysage culturel pour le moins déstabilisé.
Elle, c’est Emy Chauveau. Pas plus haute que trois barreaux d’échelle, elle a tout l’air d’une grande. Avec un magnétophone à cassettes tout pourri, un bureau récupéré dans une administration décadente, un micro, des feuilles écrites et quelques livres, elle nous livre sa « Lecture activée ». Sa table est sa surface de récupération, de réparation: là des sons (cut-up sur K7, voix et radio), ici des fragments des « Cahiers » de Vaslav Nijinski ou ses propres carnets. Car Emy Chauveau est une belle plume sonore et écrite. Elle mixe le sens, les émotions, ses enchantements et pas mal de désillusions. Elle provoque, se perd parfois quand elle pousse la performance jusqu’à se disqualifier. Mais qu’importe : on se laisse emporter par une vague de mots sonore qui n’est pas sans rappeler nos déconstructions par chaos créatif, par gros temps amoureux. Emy Chauveau est un bateau ivre sur la mer calme de nos certitudes.
Lui, c’est Nicolas Ferrier. Ici, c’est une « performance conférencée » ! Retenez cette appellation, elle pourrait bien envahir nos universités et nos théâtres dans quelque temps. À ceux qui se demandent comment réunir artistes et chercheurs, Guillaume Quiquerez, l’auteur de cette idée originale, a créé cet espace stimulant. On oubliera vite le titre (« Nous sommes de toute manière toujours déjà trop vieux – non, ce n’est pas tout à fait ça- ») pour se concentrer sur cet étudiant qui soutient par anticipation sa thèse sur les situationnistes et le théâtre. Trente minutes d’un éloge du savoir, dynamique, engagée, engageante, où la vidéo, les déplacements calculés de notre homme, confère à cette antithèse les propriétés d’une pédagogie ingénieuse. Ici, on apprend à partir de son ressenti ; les mots de Nicolas Ferrier se relient à notre expérience de spectateur ; la vidéo nous met dans la posture de nous observer au théâtre, devant la télévision, au cinéma, en méta vision. La pensée de Guy Debord trouve ici un espace « théâtral » finalement éloigné de la société du spectacle qu’il dénonçait. On quitte la salle heureux d’être en définitive un spectateur post-moderne.
Elles, c’est Anaïs Durin et Olivia Sabran de la Cie 21.29.7. « Essai de rêves avec chiens » est l’une des propositions les plus stimulantes qu’il m’ait été donné de voir cette année. Plus de quarante-cinq minutes d’une plongée dans un enfer anthropophagique ! À notre arrivée (décidément, il se passe toujours quelque chose alors que les spectateurs s’installent), deux femmes, à peine éclairées par une lampe, petrissent la pâte. Un four chauffe déjà à nos pieds pour qu’à l’issue de la représentation, la multiplication des petits pains se substitue aux applaudissements de rigueur ! Maternantes et endiablantes au départ, elles posent sur leur visage cette pâte, peau, masque. Vieilles femmes, elles finiront chiens par la grâce d’un intervalle où entre scène de théâtre et espace vidéo, elles nous font cauchemarder sur la perte d’identité. La mise en scène d’Anaïs Pélaquier est un bijou d’ingéniosité pour nous aider à ressentir avec précision, le processus complexe d’un cauchemar éveillé.
Cette année, ces « Rencontres à l’échelle » dégagent l’horizon pendant que le sol craquelle. A suivre jusqu’au 25 octobre à Marseille.

Pascal Bély
www.festivalier.net
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«Je tremble» de Joël Pommerat : deux contre un.

En mai dernier, le Théâtre du Merlan à Marseille, programmait “Je tremble (1)” de Joël Pommerat. A l’affiche du Festival d’Avignon, j’ai donc revu le (1) pour voir le (2). Joël Pommerat a de la suite dans les idées, mais semble s’égarer dans ce deuxième épisode très convenu et pour tout dire, sans intérêt majeur.
J’ai de nouveau rendez-vous avec lui, avec eux. Je les reconnais quasiment tous depuis notre dernière rencontre mémorable lors du Festival d’Avignon en 2006. Lui, c’est Joël Pommerat, metteur en scène. Eux, de la compagnie Louis Brouillard, c’est peut-être vous, c’est sûrement une partie de moi, c’est à coup sûr un fragment animé de notre lien social. C’est une troupe de comédiens qui jouent avec nos maux, nos parts d’ombres et de lumières, pour remettre en mouvement ce que nous figeons, faute d’espace et de liens. «Je tremble (1)» m’essore, me plie et me déplie, comme un processus d’inclusion et d’exclusion permanent.
Cela n’échappe plus à personne. Le politique se fond dans la société du spectacle. Encore une fois au cours de cette saison théâtrale, un animateur (télévisé?) ouvre le bal sur fond de rideau pailleté. Sur un ton décomplexé et détaché, il nous annonce qu’il va mourir ce soir, sous nos yeux. Puis se met à danser sur «Sex bomb». Nous voilà donc positionnés en voyeur d’une tragédie humaine que nous feignons tous d’ignorer à force de fusionner le lien social dans le lien économique et médiatique. Joël Pommerat pose d’emblée le contexte en insinuant, «regardez ce que nous avons fait de notre vivre ensemble». Il accentue le malaise quand une jeune femme s’approche du micro pour hurler son besoin vital de rêver, de se projeter, de faire appel à son imaginaire. Elle finit par dénoncer le silence des intellectuels et des politiques.
«Je tremble (1)» est une succession de tableaux, qui en disent long sur la déliquescence du lien social. Joël Pommerat allume les projecteurs, les éteint puis remet la lumière là où nous aurions bien remis une couche de paillettes. Avec empathie, il nous montre une souffrance à la fois intime et sociétale, loin du misérabilisme marchand de nos médias et de l’humanisme calculé de nos politiques. Ce modèle que nous co-construisons depuis une vingtaine d’années fait souffrir parce que nous ignorons «le vivre ensemble», nous enfermons l’autre dans une lecture comportementaliste, nous marchandons notre corps, nous censurons l’utopie. Il ressent notre impuissance alors que nous sommes habités d’intentions honorables (issus des idéaux de mai 68) mais qui ne peuvent plus rien face à ce modèle économique destructeur du lien social groupal. La force de Joël Pommerat est d’offrir un bel espace à l’expression de cette souffrance tout en suggérant, par sa mise en mouvement des mots et des corps, que nous pourrions imaginer un autre futur en nous appuyant sur le collectif comme force transcendante. Il positionne constamment le spectateur dans un dedans – dehors troublant, entre introspection, interpellation, mise à distance, dans un mouvement perpétuel entre le «moi» et le «nous», propice pour inventer nos utopies.
«Je tremble (1)» est la magnifique fresque d’un homme profondément à notre écoute. Joël Pommerat est un clinicien du sociétal, un peintre impressionniste d’une société déprimée.
Mais «Je tremble (2)» casse ce bel équilibre entre le «nous» et le «je». L’animateur du cabaret devient central et nous propose sa descente aux enfers, dans les entrailles du «mal». À partir de cette métaphore, Joël Pommerat met en lumières ses représentations du «mal» mais on finit par se perdre dans une confusion des niveaux logiques. Entre la scène du tribunal où les témoins sont corrompus, les petits meurtres entre amis, la mutilation du corps des femmes par soumission au désir des hommes, les trahisons dans le couple, le spectateur ne sait plus comment relier ces instantanés. Joël Pommerat met au même niveau des scènes du réel, d’autres plus symboliques où il questionne les paradigmes dominants. Mais on cherche la cohérence de l’ensemble. Le texte se désincarne, ne dit rien de bien nouveau comme si l’auteur et le metteur en scène n’étaient plus en lien, comme si le réel n’était plus transcendé. Joël Pommerat répète son propos en tentant de conceptualiser ce qu’il positionnait  auparavant sur un terrain beaucoup plus «résonnant». «Je tremble (2)» se refroidit sans qu’une pensée émergente puisse nous stimuler.
Comme beaucoup d’artistes, Joël Pommerat bute lui aussi à dessiner les contours d’une nouvelle société, d’un nouveau monde. Il semble tourner en rond et je me surprends à m’ennuyer.
«Je tremble (1)» se suffisait à lui-même. Le (2) n’est qu’un tremblement, là ou j’attendais la secousse.

Pascal Bély. www.festivalier.net

Je tremble” (1) et (2) de Joël Pommerat a été joué le 24 juillet 2008 au Festival d’Avignon.

 

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Avec Philippe Quesne, autant être cool comme un dragon.

Inutile de s’énerver.
Inutile.
Cela ne sert à rien.
Autant rester cool et zen après le naufrage de ce week-end où le Tadorne a perdu sa plume après tant de propositions frôlant l’imposture (Superamas), l’inutile (Emio Greco) et l’enfermement (Benjamin Verdonck, le Théâtre du Radeau).
Cool, zen.
On en remercierait presque Philippe Quesne et sa «Mélancolie des dragons» de nous proposer un spectacle aussi inutile, vain, mais tellement cool.
Alors que le mistral se déchaîne dans le Cloître des Célestins provoquant un bruit infernal (l’enfer est très tendance cette année à Avignon), ils sont sept hommes des cavernes à s’extraire d’une Ax Citroën en panne, au beau milieu d’un paysage enneigé. Le chien, Hermès, sort tranquillement tandis que l’autoradio passe subitement d’AC/DC à la musique du moyen-âge. Isabelle, arrive sur son vélo et propose de les aider. Elle finit dans le moteur et diagnostique un changement de delco. Vive les femmes…
Alors qu’il faut attendre une semaine pour réparer la voiture, nos compagnons d’infortune vont présenter à Isabelle leur prochain spectacle, embryon d’exposition d’art contemporain itinérant, inclut dans un parc d’attraction (dont ils n’ont pas encore trouvé le nom…) où l’air, l’eau, le feu, les bulles de savon et la nature forment une oeuvre globale. Isabelle en a donc la primeur : une générale individuelle en quelque sorte.
Cool, zen.
C’est incroyablement ridicule. Je souris, car c’est poétique («on est finalement tous des artistes en devenir »). Je m’inquiète souvent (« ils n’ont trouvé que cette idée pour démontrer l’absence de propos et de créativité des artistes français en ces temps troublés … »). Je m’endors parfois («respire, détends-toi, tu es au 62e festival d’Avignon»).
Cool, zen.

Et puis…cela commence à bien faire. Où sont Jan Fabre (édition 2005), Olivier DuboisChristophe Haleb ? Que le mistral emporte ces ballons de pacotilles et qu’on dépêche illico le régisseur pour acheter en urgence un delco pour Ax année 90 chez un concessionnaire d’Avignon. Qu’ils libèrent enfin le plateau!
Cool, zen.
J’ai presque envie de pleurer. Je pense à Pippo Delbono. Je me sens mélancolique
Cool, zen.
Mais ils sont si fragiles sur ce plateau. Ils parlent si doucement. Ils ont l’air si improductif dans un pays où le slogan «travailler plus pour gagner plus » va finir par orner les façades des écoles, des théâtres et des entreprises. Ils sont incroyables dans leur processus de création à s’appuyer sur tant d’immatérialité pour nous offrir, là, rien que pour nous, une oeuvre d’art contemporain . Et je comprends qu’il faut se laisser porter, sans chercher le sens caché si ce n’est celui d’une émotion tant contenue depuis deux jours. Ces ballons gonflés emportés par le mistral dans ce paysage enneigé ne sont-ils pas une réponse construite à l’envahissement des jolies formes dans le spectacle vivant (Roméo Castellucci serait-il un peu visé ?)
Cool, zen.
J’applaudis à peine presque plus intéressé par les réactions du public : enthousiasme, circonspection, indifférence polie….
A la sortie, j’entame le débat avec quelques spectateurs. Un jeune homme accompagne Laura (il était peut-être caché dans la malle de l’AX). Il me regarde attentivement, tout en souriant, me dépatouiller avec mes explications un peu fumeuses.
Il me regarde.
Cool, zen.
En les quittant, je chante dans la rue.
Prêt à m’envoler comme un ballon dégonflé.Pascal Bély

"La mélancolie des dragons" de Philippe Quesne a été joué le 20juillet 2008 dans le cadre du Festival d'Avignon.
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Au Festival d’Avignon, Thomas Ostermeier-Hamlet : la terre…enfin!

Thomas Ostermeier n’en revient pas lui-même de l’accueil chaleureux du public d’Avignon. La Cour d’honneur applaudit comme si elle était surprise d’aimer un «Hamlet» aussi provocant. Je me lève pour saluer ce metteur en scène exceptionnel, étonné de m’être laissé emporter par cette mise en abîme où la folie d’Hamlet s’incruste dans la déliquescence d’un système politique (européen ?) qui court à sa perte. Cette année, au Festival d’Avignon, le Nord de l’Europe (Guy Cassiers, Ivan Van Hove et Thomas Ostermeier) donne une leçon de théâtre. Pendant que l’on continue à commémorer 1968, même en Avignon, ce triumvirat fait la révolution sur le plateau.
Le premier tableau est saisissant. Tel le banquet de Platon, la table et les six protagonistes sont cachés derrière un rideau de lamelles dorées. La scène, posée sur des rails s’approche sur la musique rock symphonique de Nils Ostendorf. Un à un, ils franchissent cette séparation, s’avancent vers nous. Comme dans la série américaine humoristico-macabre «Six Feet Under», nous assistons médusés à l’enterrement du Roi du Danemark, tué par son frère Claudius. Le cercueil tombe (il ne pleut que sur cette minuscule parcelle de territoire dans l’immensité de la Cour d’Honneur), et les corps trébuchent dans la terre. Du sol métallique du banquet à la scène recouverte de terre où est enterré le Roi, Thomas Ostermeier ne cessera de jouer sur ce contraste des matières pour inscrire cet «Hamlet» dans le terrain glissant de la folie et la structure d’un pouvoir corrompu, rouillé par la bêtise. Car c’est un « Hamlet » de folie qui nous est présenté, le manifeste d’un metteur en scène Allemand qui me paraît s’inquiéter de cette Europe confisquée par des politiques «bling-bling” opportunistes (le Roi, lunettes Ray Ban et son épouse qui n’hésite pas à pousser la chansonnette…la France serait-elle ridiculisée ?), menacée par le terrorisme (ce Claudius barbu m’effraie), gangrenée par le Show Bizz. Avec Ostermeier, on passe dans la seconde de l’enterrement au mariage de Claudius avec Gertrude (sa belle soeur). Je m’interroge sur le piétinement des valeurs:  l’Europe serait-elle dans la boue ?
Dans ce contexte, la folie d’Hamlet (incarnée par Lars Eidinger, exceptionnel) est un processus de résistance actif, où il ne suffit pas de penser le changement, encore faut-il l’acter dans une démarche globale. Sa folie, c’est notre peur de changer, notre angoisse de la postmodernité. Et ne croyez pas que je sois sagement assis. Hamlet et Claudius quittent la scène pour venir nous chercher, nous apostropher, nous prendre à témoin. À un moment, nous aurions pu descendre sur le plateau pour fouler la terre, la retourner pour reconstruire!
Rarement je n’ai vu une scène aussi ouverte vers le public : elle avance, puis recule comme un mouvement permanent entre folie et raison, soumission et insoumission, conscient et inconscient. Car Ostermeier ne cède pas : la folie d’Hamlet, il l’affronte quitte à plonger la tête des comédiens dans la boue, à leur faire bouffer le fruit de leurs lâchetés. Une camera vidéo circule et autorise chaque acteur d’être le metteur en scène de l’autre : elle paraît devenir objet de manipulation au service d’un pouvoir corrompu (suivez mon regard), elle permet au cinéma de s’incruster dans le théâtre pour scruter l’indicible, mettre en scène le tragique de notre époque (la mort d’Ophélie projetée sur le rideau ressemble à un film de david Lynch) et offrir aux spectateurs des images de folie sur la folie du monde. C’est ainsi que je vois ce rideau comme la paroi poreuse entre sphères privée et publique, société du divertissement et vie politique. Il est l’espace de transformation de notre regard qui nous permet d’accueillir le corps gras et flasque d’Hamlet. Ce corps, ainsi transformé, m’a soulagé : nous avons bien changé d’époque (plus ronde, plus large, plus insaisissable aussi).

Entre terre boueuse et rideau de la métamorphose, Ostermeier me réveille : ce qui se joue actuellement en Europe vaut la trahison de Claudius. Pendant quelques temps, il va falloir faire avec la folie des hommes apeurés 
Ce soir, Hamlet est plus qu’un soixante fuit tard. Il est « un deux mille huit tant ». Il était temps.Pascal Bély – www.festivalier.netCredit photo: Arno Declair.

  “Hamlet” de William Shakespeare par Thomas Ostermeier a été joué le 16 juillet 2008 au Festival d’Avignon. 
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La bombe Eichmann au Festival Off d’Avignon.

Etrangement catalogué «comédie», « Je suis Adolf Eichmann » de l’auteur Finlandais Jari Juutinen et mise en scène par Marja-Leena Junker fait l’effet d’une bombe à retardement, d’un boomerang, dans la programmation foisonnante du Off. Autour d’un verre Place Pie, j’invite Clément, étudiant au Conservatoire de Rouen, à échanger sur cette oeuvre pour croiser nos regards. Nous n’avons ni le même âge, ni le même rapport à cette histoire (mon père a été prisonnier de guerre en 1942). Le consensus est immédiat : en ces temps troublés, cette pièce est majeure.
Il arrive. Il se présente le plus simplement du monde : « je m’appelle Adolf Eichmann ». Il pourrait être notre voisin de palier ou même notre collègue de travail. Il n’est pas tout seul. Cinq comédiens l’encerclent, tour à tour juge, collaborateurs nazis, présentatrice de talk-show, pute chez Cauet sur TF1, pasteur. Ces comédiens, parfois sur la corde raide, font preuve d’une belle générosité pour démontrer l’impensable : nous sommes tous des Adolf Eichmann en puissance.
Peu à peu, nous assistons, sidérés, à l’audience de ce nazi dans un cadre qui ne cesse de bouger, où s’entrechoquent jeu télévisé, procès à Jérusalem en 1961, réunion en 1942 à la conférence de Wannsee (il y fut décidé la solution finale). Si les passages d’un contexte à l’autre sont parfois maladroits, il n’en reste pas moins vrai que la démonstration a de quoi troubler : la société du diversement est tout aussi totalitaire que l’étaient les réunions entre nazis de l’époque (décisions arbitraires, humour potache, approches linéaires et cloisonnées). Pris dans de tels processus, Adolf Eichmann apparaît comme vous et moi et la pièce, tant dans sa structure, que dans le propos, nous éloigne d’une vision manichéenne du nazisme. Scandale ? Pas vraiment. La pièce démontre comment d’un positionnement de soumission, l’homme peut tendre vers la barbarie.
Les expressions quotidiennes entendues ici au travail (« moi, je ne fais qu’exécuter »), là dans les médias (« on va se marrer pour ne pas se prendre la tête ») résonnent comme autant de flèches empoisonnées dans le coeur de la démocratie. L’inhumanité n’est pas bien loin. Que sommes-nous actuellement en train de préparer ?
A la sortie du spectacle, le théâtre nous fait un beau cadeau, celui de se ressentir résistant.
Comme en quarante.
Pascal Bély
www.festivalier.net

 « Je suis Adolf Eichmann» de Jari juutinen, mise en scène par Maarja Leena Junker à Presence Pasteur jusqu’au 2 août 2008.
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Au Festival d’Avignon, le beau théâtre post-moderne d’Ivo Van Hove.

Chers lecteurs et lectrices du « Tadorne »,
Vous risquez de ne pas me lire jusqu’au bout tant je suis intarissable sur «Tragédies Romaines» d’Ivo Van Hove. Au Festival d’Avignon, on peut assister pendant six heures à du Shakespeare, tout en sirotant un jus de fruit au bar installé au fond de la scène, consulter ses mails et s’allonger sur les canapés pour s’assoupir (après tout, Shakespeare, cela peut fatiguer au bout d’un certain temps). Sans prendre garde, on peut voir César en découdre avec Brutus à côté de soi, et trembler de tout son corps de peur qu’il vous en mette une. Ce théâtre-là n’est pas français, mais néerlandais. Alors bien sur, il faut négocier avec le surtitrage quand les mots voltigent. Qu’importe si nous les attrapons parfois au vol. À l’issue de ce marathon théâtral (car cela en est un), Ivo Van Hove et sa troupe reçoivent une ovation de quinze minutes, dans la salle du Gymnase surchauffée. « Tragédies Romaines » sera l’un des moments inoubliables du Festival d’Avignon 2008.
Les trois pièces de William Shakespeare (« Coriolan », « Jules César » et « Antoine et Cléopâtre ») sont proposées à un rythme si soutenu que l’on se croit inclus dans la série américaine « 24 heures ». Entre les changements de décor, le spectateur n’a que cinq minutes pour s’aérer et se restaurer, l’?il rivé sur le compte à rebours des écrans de télévision avec un speaker en « big Brother » qui rappelle inlassablement les consignes. Le stress fait partie intégrante de la représentation et sa fonction de ne fait aucun doute : démontrer que le pouvoir est dans le jeu. Pour l’appréhender, autant immerger le spectateur dans l’arène à laquelle il participe, qu’il le veuille ou non. Surfer sur Internet, être passif, ou se déplacer dans le jeu contribuent aujourd’hui à la tragédie du pouvoir. Pari réussi. Je quitte le Gymnase du lycée épuisé par cette immersion.
Le plateau est un espace impressionnant structuré par des canapés, où des recoins permettent au spectateur d’observer la scène sur des écrans de télévision. Il peut aussi s’approcher des acteurs ; des gradins, sa posture est plus classique, mais il doit intégrer dans son champ de vision les allers et venues du public. Impossible donc ne pas appréhender le pouvoir dans toute sa complexité. En fond de scène, proche des coulisses, les spectateurs peuvent se restaurer, mais aussi assister au maquillage des comédiens, à l’arrière-cour d’un jeu qu’il ne voit jamais. Un studio de télévision est également installé pour retransmettre le journal d’information continue en direct des combats qui sévissent alors que Coriolan pactise avec Aufidius pour prendre Rome. Entre acteurs et spectateurs se dessine un interstice: théâtre et jeu de rôles,, fiction et réalité, immatérialité du vivant et mécanique immuable du pouvoir, monde réel et univers du virtuel.
Vous l’aurez deviné. Les références au quatrième pouvoir sont omniprésentes. Elles actualisent avec force les trois oeuvres de Shakespeare : il y a un désir évident de désacraliser le texte pour le mettre en résonance dans le médiatique (après tout il envahit notre vie tous les jours). Nous sommes étonnamment loin du gadget, car Ivo Van Hove accompagne l’élargissement de l’espace par un enchevêtrement magnifique de disciplines artistiques. Tout est filmé en vidéo, caméra sur l’épaule, comme des reporters d’image quand les protagonistes bousculent l’histoire. Le cinéma entre dans le champ théâtral quand il restitue la tragédie, ou vie privée et publique s’entremêlent, notamment avec la mère de Coriolan ou entre Antoine et Cléopâtre. On reste subjugué par la beauté des plans, par ce kaléidoscope d’images. Jamais je n’ai ressenti une telle intensité dramatique parce qu’elle nous est montrée à plusieurs niveaux en même temps (on peut passer de l’écran à la scène en fonction des enjeux. Jouissif !). Ivo Van Hove a réussi ce qu’aucun n’a osé faire : faire du cinéma au théâtre pour la télévision. Cela n’est possible qu’avec des acteurs exceptionnels dont le jeu transcende les frontières artistiques.
Ces enchevêtrements permettent au spectateur de comprendre le pouvoir non dans un lien qui serait exclusivement vertical, mais dans des jeux où trahison, loyauté, amour forment un tout.
Le théâtre d’Ivo Van Hove libère le public, donnent du pouvoir aux acteurs, revisitent les mythes à l’aube de la postmodernité (nous voilà rassuré, Sarkozy n’invente rien. Par contre, notre regard sur ce qu’il joue pourrait changer). Il réinvente la tragédie, celle au temps de l’Internet et de l’information en continu, où le moindre geste de l’homme privé résonne dans l’espace public pour lui donner sens, où le corps biologique s’immisce dans le corps institué, où la décision politique loin d’être rationnelle emprunte les voies de l’imprédictibilité et de l’irrationalité.
Six heures où le spectateur savoure le pouvoir qu’on lui offre. Celui de penser par lui-même (comment en témoignent les questions des spectateurs, captées sur Internet au cours de la représentation et qui défilent à la fin des applaudissements) et de participer à une aventure théâtrale où son immersion fait partie du jeu.
Ce soir, en quittant le Festival d’Avignon, j’ai le sentiment d’avoir basculé dans un nouvel espace théâtral.
Qu’attend donc le théâtre français pour poursuivre?

Pascal Bély
www.festivalier.net

“Tragédies Romaines” de William Shakespeare par Ivo Van Hove ont été jouées le 14 juillet 2008 au Festival d’Avignon. 
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Au Festival ActOral, “Mon képi blanc”, le beau monologue du pénis d’Hubert Colas.

Seul sur la scène de ce petit théâtre au coeur de la Friche Belle de Mai à Marseille, cheveux gominés, costume impeccable, il nous regarde sans sourciller. Il est légionnaire et son double se projette en direct dans une télévision décorée de ses apparats. Des micros sont tendus comme autant de perches pour entendre de sa bouche les mots de l’écrivaine Sonia Chiambretto. En entrant, je suis saisi par la beauté et la modernité du décor, proche de l’univers du metteur en scène allemand, Thomas Ostermeier. La scénographie audacieuse d’Hubert Colas met en relief le propos alors que le corps de l’acteur donne au texte des airs de musique militaire sur une partition d’opéra.

Manuel Vallade est exceptionnel. Son corps transpire à certains moments comme autant d’émotions refrénées qui s’immiscent dans le texte. Il fait corps, à corps défendant, avec cet esprit de corps. Sa beauté nous renvoie au film “Beau travail” de Claire Denis qui avait su nous restituer l’atmosphère de la légion à partir d’une chorégraphie endurante et sensuelle. En quarante minutes, se crée une alchimie faite de pureté, d’un engagement sans limites et d’une souffrance contenue. Je ne le quitte pas des yeux de peur que cet humain à l’état brut(e) ne tombe à terre.
Alors que les applaudissements se font chaleureux, “face au mur” (beau clin d’oeil à l’autre mise en scène de Colas actuellement au Gymnase), des prénoms de toutes les nationalités se projettent sur son dos comme un monument aux vivants.

La terre patrie défile. Sublime.

Pascal  Bély – Le Tadorne

”  Mon képi blanc”de Sonia Chiambretto par Hubert Colas a été joue le 6 octobre 2007 dans le cadre d’Actoral.6

 

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Warlikowski met fin au « silence des hétérosexuels » lors du Festival d’Avignon.

 La cour du lycée Saint-Joseph accueille Krzysztof Warlikowski, pour « Angels in América I et II ». Ce metteur en scène polonais, habitué du festival d’Avignon, est un réconciliateur. En 2005, au coeur de la tourmente provoquée par l’artiste associé de l’époque (Jan Fabre), « Kroum » avait fait l’effet d’un baume apaisant. Aujourd’hui, il revient pour nous conter le roman de Tony Kushner sur les années sida dans l’Amérique de Reagan. Cette tragédie fait trembler les murs et les gradins, réveille le mistral glacial, et résonne dans cette France décidément bien trop calme.
En juin dernier, le Festival Montpellier Danse s’interrogeait et commémorait les victimes: comment le sida a-t-il influencé la danse ? Quel rôle joue-t-il aujourd’hui ? Comment alerter l’opinion publique sur le drame qui secoue l’Afrique ? Avignon prolonge le débat en inscrivant l’épidémie à l’articulation du politique et de l’intime. Curieuse coïncidence tout de même au moment où l’équipe de Sarkosy, néolibérale et puritaine, brouille les cartes, abat les cloisons pour clore les controverses et marginaliser un peu plus ceux qui pensent différemment. Le théâtre de Warlikowski est donc une bouffée d’oxygène qui repositionne la marginalité au coeur du progrès social, du processus créatif et invite les hétérosexuels (majoritaires) à cesser de considérer l’homosexualité à partir de leur moralité, qu’ils reconnaissent au Sida sa dimension sociale, politique et culturelle. Ces 5h30 donnent à cette tragédie les images d’un film de David Lynch, les métamorphoses d’un Roméo Castellucci, les rythmes d’un Joël Pommerat. Warlikowski réunit mes références théâtrales, incarne mon histoire face au sida dans le jeu exceptionnel des acteurs pour la restituer en fresque vivante
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Deux hommes s’aiment ; l’un est atteint du sida, l’autre pas. Plus loin dans la ville, un couple se déchire : l’un est attiré par les ballades dans les parcs pour y observer les hommes, l’une prend des cachets dans l’attente d’avoir un enfant. À côté de ces amoureux transits, un avocat, proche de l’équipe Reagan, a le sida qu’il dissimule en cancer, hanté d’avoir plaidé la peine de mort pour Ethel Rosemberg. Tous les acteurs de cette tragédie sont reliés, mais profondément isolés dans leur souffrance. Ils sont des marionnettes manipulées par les oligarchies religieuses, enfermés dans les jeux de leur caste professionnelle, prisonnier de leur idéologie. Qui tient les fils ? Comment s’en échapper ?  
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C’est là que Warlikowski démontre toute la puissance de son art : guérir du « sid’amour », c’est ouvrir les espaces de dialogue, libérer les peurs, tisser des liens de solidarité, laisser la place à l’inconscient pour qu’il fasse son travail d’introspection et de réparation. A l’image de l’unité de lieu (grande pièce aux murs argentés, au mobilier d’un ancien pays communiste, à la fois salle d’église et de réunion du parti) qu’il transforme en chambre d’hôpital, en pays imaginaire de l’Antartique, en coulisse de la mort pour mieux relier, élargir là où le sida enferme, cloisonne, tue à petit feu. La mise en scène de Warlikowski est une approche politique face à une maladie réduite par les hétérosexuels à la sphère de l’intime. Elle met en mouvement le lien que les malades ont tissé avec leurs proches: dire, mais pas tout, suggérer pour éviter le voyeurisme, donner du sens à l’inacceptable pour préserver la vie. Warlikowski a tout compris de cette maladie, de sa complexité, mais aussi des enjeux sociétaux : ce sont les minorités qui enclenchent le changement. Il ne simplifie rien, mais ouvre en permanence jusqu’à la scène finale où tous les acteurs assis face à nous, dissertent sur le sens de la vie, nous aident à nous réapproprier la question du sida, facilitent le passage de la fiction à la réalité (l’histoire est toujours en oeuvre avec ce virus).
Deux jours après, une spectatrice me confiera : « il ne faudrait pas réduire « Angels in América » à une pièce sur les homosexuels ». Qui lui parle de réduire ?

Pascal Bély
www.festivalier.net

« Angels in América » par Krzysztof Warlikowski a été joué le  20 juillet 2007 dans le cadre du Festival d’Avignon.

Crédit photo: © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

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Au Festival d’Avignon, Galin Stoev rejoint le monde des éphémères.

“Genèse n°2”, par le Bulgare Galin Stoev, restera l’une des belles surprises du Festival d’Avignon. J’avais fait la connaissance de cette petite troupe à Marseille au printemps dernier pour “Oxygène où j’avais pu remarquer le potentiel (chaotique) créatif de ce collectif européen (composé de Belges, français, suisses) où déjà leur lien avec l’auteur russe Ivan Viripaev était prometteur. Aujourd’hui, Galin Stoev a mûri dans sa mise en scène, accompagné par trois acteurs magnifiques. C’est donc un jeune théâtre européen, ouvert vers la Russie, incluant trois musiciens sur scène et jouant avec la vidéo comme prolongement du texte. Ce processus d’ouverture alimente en continu cette pièce puisqu’elle est le fruit d’une rencontre entre Ivan Viripaev et Antonia Velikanova, patiente schizophrène. Elle lui a confié un texte, à lui d’y ajouter ce qui lui semble bon (il insère des extraits de leurs correspondances, des chansons comiques).
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Le résultat est époustouflant! Imaginez Dieu, la femme de Loth et le prophète Jean embarqués dans un combat de mots et de corps pour connaître enfin la vérité: qu’existe-t-il après la mort? À cette question se greffent en musique de fond, les rapports d’ Antonia Velikanova avec son médecin (Arkadii Ilyitch, nom qu’elle donne à Dieu dans son roman!). Nous sommes ainsi propulsés à plusieurs niveaux de lecture en même temps auxquels faudrait ajouter notre lien personnel à la religion, à l’au-delà. C’est toutes ces imbrications qui font de Genèse n°2 un petit bijou théâtral où le jeu magnifique de Vincent Lécuyer (Arkadii Ilyitch) emporte tout sur son passage. Au delà du lien à Dieu (finalement, est-il au centre de tout?), cette oeuvre nous embarque (spatialement?!) dans la schizophrénie où la religion tient une place de choix. La mise en scène épouse les contours de cette maladie comme le ferait un peintre face à son modèle: elle met en relief le rapport à Dieu, dessine en arrière-plan les liens verticaux entre le médecin et sa patiente, pose ici et là des touches de poésie. Le tableau s’anime tel film de cinéma en trois-huit, éveille notre regard d’enfant (l’imaginaire comme réponse au sectarisme religieux), nous plonge dans la douce musique de la déconstruction des mots.
On se prend nous aussi à rêver d’un autre monde et d’embarquer dans leur navette spatiale. La destination, certains d’entre nous la connaissent déjà: et si Antonia Velikanova était de la planète des éphémères, si chère à Ariane Mnouchkine?

Attendez-moi, j’arrive…

Pascal Bély
www.festivalier.net

Genèse n°2 par Galin Stoev a été joué le 20 juillet 2007 dans le cadre du Festival d’Avignon.

Crédit photo: © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

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Avec “Les marchands” au Festival d’’Avignon, Joël Pommerat fait du beau travail.

Après «Au monde», mise en scène subtile et recherchée, je suis enthousiaste à l’idée de voir «Les marchands», la deuxième oeuvre de Joël Pommerat proposée au Festival d’Avignon. La forme et le fond changent radicalement, mais sa vision transversale reste.

C’est l’histoire de deux amies. Elles vivent dans la même tour d’un immeuble de trente étages. L’une est l’employée d’une grande industrie, l’autre est orpheline et mère d’un petit garçon. Celle-ci rêve de travailler dans cette usine, mais échoue à toutes ses tentatives. Elle tuera son enfant pour éviter que l’entreprise ferme alors même qu’elle n’y était pas employée. Cette histoire n’est pas dialoguée, mais racontée par celle qui travaille (à gauche sur la photo). Elle est aussi une héroïne parce qu’elle finit corsetée, du à un mal au dos paralysant.
Les scènes durent à peine une à deux minutes et sont mimées par des comédiens aux talents exceptionnels. Les va-et-vient de lumières et des changements de décor font penser au théâtre suggestif de Roméo Castellucci. Avec cette mise en scène, la pièce devient une fable moderne. À première vue, avoir du travail est au coeur de tous les rapports humains et sociaux. Joël Pommerat amplifie le discours médiatique qui fait du travail la valeur centrale alors qu’il rend aussi malade, presque fou, jusqu’à l’infanticide. En tuant son enfant, cette femme libère ses amis qui vont pouvoir retourner à l’usine. Il y a dans cet acte, un sacrifice religieux alors que l’homme politique est impuissant, l’action collective quasi inexistante. Avec «Les marchands», triomphe le «je» pour le «nous». C’est terrifiant et émouvant à la fois.
Mais Joël Pommerat n’en reste pas là, il nous raconte aussi le rapport invisible, inconscient qu’entretient cette femme sans ressource au travail. L’auteur fait appel à la psychanalyse et à l’approche systémique de la famille pour signifier les autres enjeux. Deux personnages clefs symbolisent cette complexité. Alors qu’elle croule sous les dettes, arrive un homme, presque plus âgé qu’elle, qu’elle présente comme son « grand » fils. Alors que sa soeur refuse de payer les créanciers, une autre voisine propose avec insistance de l’aider sans que l’on sache pourquoi. Ces deux personnages mystérieux jouent leur fonction de lien entre les parents disparus, le poids d’un secret familial et le rapport névrotique qu’entretient l’héroïne avec le monde du travail. À deux, ils relient la famille et l’environnement économique. Joël Pommerat donne ainsi quelques clefs qui permettraient aux professionnels médico-sociaux d’élargir leur regard pour intégrer la famille dans les dispositifs d’accompagnement. L’individu est toujours en interaction avec un contexte, une histoire, voire même avec un secret familial. « Les marchands » est ainsi parsemé de métaphores qui invitent le spectateur à appréhender le travail dans toute sa complexité.
Malgré tout, l’aspect moralisateur de l’ensemble est parfois pesant (il y a les bons et les méchants). L’histoire est racontée en continu ce qui est lasse parfois alors qu’on aimerait plus de silence pour laisser ces corps parler d’eux-mêmes.
Mais le tout donne à penser, à voir. Une fois vue, c’est une oeuvre qui poursuit son chemin. Elle évoque le lien social et familial par des effets scéniques magnifiques et une histoire particulièrement touchante. Elle invite le spectateur à faire ses propres liens, à élaborer sa vision de l’articulation entre le travail et l’individu. Joël Pommerat nous en propose une vision complexe loin des clichés médiatiques et des propos parfois caricaturaux des partenaires sociaux qui réduisent au lieu de complexifier.
Le Festival d’Avignon a renoué avec le théâtre populaire. On se prend à rêver que « Les marchands » deviennent un théâtre itinérant où de ville en ville, ils suivraient les roulottes de Bartabas.

Pascal Bély – 
www.festivalier.net