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THEATRE MODERNE

« Les Bancs Publics », le labo libéré.

Nous sommes quelques-uns à attendre ; certains fument sur le trottoir tandis que d’autres se restaurent. Tout le monde semble se connaître jusqu’à former un archipel d’acteurs culturels ! Nous sommes réunis le temps d’une soirée pour ces «Rencontres à l’échelle» où l’on expérimente ce que l’on pourrait bien retrouver sur nos scènes dans quelques années. L’endroit, « Les bancs publics » paraît fait de bric et de broc, à l’équilibre précaire. Ce lieu est en soi un décor de théâtre où se jouent des oeuvres entrées par effraction dans un paysage culturel pour le moins déstabilisé.
Elle, c’est Emy Chauveau. Pas plus haute que trois barreaux d’échelle, elle a tout l’air d’une grande. Avec un magnétophone à cassettes tout pourri, un bureau récupéré dans une administration décadente, un micro, des feuilles écrites et quelques livres, elle nous livre sa « Lecture activée ». Sa table est sa surface de récupération, de réparation: là des sons (cut-up sur K7, voix et radio), ici des fragments des « Cahiers » de Vaslav Nijinski ou ses propres carnets. Car Emy Chauveau est une belle plume sonore et écrite. Elle mixe le sens, les émotions, ses enchantements et pas mal de désillusions. Elle provoque, se perd parfois quand elle pousse la performance jusqu’à se disqualifier. Mais qu’importe : on se laisse emporter par une vague de mots sonore qui n’est pas sans rappeler nos déconstructions par chaos créatif, par gros temps amoureux. Emy Chauveau est un bateau ivre sur la mer calme de nos certitudes.
Lui, c’est Nicolas Ferrier. Ici, c’est une « performance conférencée » ! Retenez cette appellation, elle pourrait bien envahir nos universités et nos théâtres dans quelque temps. À ceux qui se demandent comment réunir artistes et chercheurs, Guillaume Quiquerez, l’auteur de cette idée originale, a créé cet espace stimulant. On oubliera vite le titre (« Nous sommes de toute manière toujours déjà trop vieux – non, ce n’est pas tout à fait ça- ») pour se concentrer sur cet étudiant qui soutient par anticipation sa thèse sur les situationnistes et le théâtre. Trente minutes d’un éloge du savoir, dynamique, engagée, engageante, où la vidéo, les déplacements calculés de notre homme, confère à cette antithèse les propriétés d’une pédagogie ingénieuse. Ici, on apprend à partir de son ressenti ; les mots de Nicolas Ferrier se relient à notre expérience de spectateur ; la vidéo nous met dans la posture de nous observer au théâtre, devant la télévision, au cinéma, en méta vision. La pensée de Guy Debord trouve ici un espace « théâtral » finalement éloigné de la société du spectacle qu’il dénonçait. On quitte la salle heureux d’être en définitive un spectateur post-moderne.
Elles, c’est Anaïs Durin et Olivia Sabran de la Cie 21.29.7. « Essai de rêves avec chiens » est l’une des propositions les plus stimulantes qu’il m’ait été donné de voir cette année. Plus de quarante-cinq minutes d’une plongée dans un enfer anthropophagique ! À notre arrivée (décidément, il se passe toujours quelque chose alors que les spectateurs s’installent), deux femmes, à peine éclairées par une lampe, petrissent la pâte. Un four chauffe déjà à nos pieds pour qu’à l’issue de la représentation, la multiplication des petits pains se substitue aux applaudissements de rigueur ! Maternantes et endiablantes au départ, elles posent sur leur visage cette pâte, peau, masque. Vieilles femmes, elles finiront chiens par la grâce d’un intervalle où entre scène de théâtre et espace vidéo, elles nous font cauchemarder sur la perte d’identité. La mise en scène d’Anaïs Pélaquier est un bijou d’ingéniosité pour nous aider à ressentir avec précision, le processus complexe d’un cauchemar éveillé.
Cette année, ces « Rencontres à l’échelle » dégagent l’horizon pendant que le sol craquelle. A suivre jusqu’au 25 octobre à Marseille.

Pascal Bély
www.festivalier.net