Pour la première fois depuis des années, j’assiste au début du Festival d’Avignon de loin, sans prendre part aux spectacles et à la ville. Cette mise à distance permet d’observer l’étrange concomitance de ce qui s’y joue et de ce qu’il est convenu d’appeler la «crise Grecque» ou plus globalement de l’Europe. Ces champs magnétiques apparaissent alors dans toute leur complexité et se superposent : Avignon-Athènes, Olivier Py (directeur du Festival d’Avignon) – Le Roi Lear (la dernière création du directeur)- François Hollande, donnent à voir un même processus de dislocation, qui interroge de façon radicale les liens entre vision et pouvoir.
Nous sommes aujourd’hui le 7 juillet, date stratégique : trois jours après le début du Festival (et de la première dans la Cour d’Honneur du Roi Lear), sur-lendemain du « non » au référendum grec, et journée qualifiée de « décisive » qui donnera lieu à un sommet européen sur l’avenir de la Grèce dans la zone euro. Ces évènements tissent un réseau de correspondances qui nous enchevêtrent tous.
Olivier Py préside au Festival d’Avignon pour la 2e année consécutive. L’an dernier, nous étions quelques-uns à déplorer la privatisation du Festival à son usage personnel. En faisant disparaître la fonction d’artiste associé (chère au tadem précédent, Archambault – Baudriller) à son profit, il indiquait de fait aux spectateurs qu’il serait davantage qu’un simple programmateur de Festival. Hélas, ni la programmation, ni ses propres pièces proposées n’étaient en mesure de satisfaire des festivaliers habitués aux fulgurances d’Angelica Liddell, Christoph Marthaler, Roméo Castellucci, etc.
L’imposture se dissimulait mal derrière la couverture médiatique hors-norme, petit monde qui croyait trouver en Py l’héritier de Jean Vilar et de René Char. C’était oublier qu’il ne tenait son poste que par l’entremise d’un savant jeu de rôle et d’une connivence toute sarkoziste.
Cette année, Olivier Py poursuit la même démarche : de nouveau, trois pièces proposées dont une dans la Cour d’Honneur, Le Roi Lear (qu’il traduit et met en scène). Ce sera d’ailleurs la seule oeuvre de théâtre dans ce lieu mythique. En un mot, Py se prolonge en Lear. Lear, ce roi vieillissant qui, au seuil de sa vie, convoque ses trois filles pour interroger l’affection qu’elles lui portent : plus elles l’expriment, plus il leur attribuera une part importante du royaume. Plus son orgueil et sa folie seront flattés, plus il sombrera dans la folie et le pouvoir s’affaissera. Lear est un dirigeant politique d’une grande modernité : il substitue les affects au rationnel, l’ego au collectif, ne cherchant ainsi que complaisance et narcissisme dans des relations de miroir. Il pourrait donc parfaitement être à la tête du Festival d’Avignon…
Cordélia, elle, est spectatrice de cette triste parade. Son refus des faux-semblants lui vaut d’être chassée du royaume pour sa franchise : « il me manque l’art volubile et mielleux / de parler sans avoir le besoin d’agir. » Cordélia ne dissocie jamais la parole et l’action. Elle observe, pense, agit, et métaphorise à merveille la figure d’une spectatrice du Festival d’Avignon, assistant, consternée, à la dislocation du territoire, à sa transformation en lieu de pouvoir. Elle seule porte une vision ; Lear lui, perdra la vue, après avoir sombré dans la folie.
En 2015, Cordélia est rendue muette dans la pièce de Py : tout un symbole. Inutile de s’attarder sur la traduction et la mise en scène grand-guignol du Roi Lear par Py. La presse célèbre unanimement ce désastre (Cf. Le Monde, Libération, Rue 89). À force de postures, le royaume se fissure et le roi est nu. Reste son divertissement.
D’Avignon à Athènes, en passant par Paris, Berlin, des processus profonds semblent converger et faire sens. La question du maintien de la Grèce dans la zone euro atteint un point de non-retour, le « royaume européen » est à présent menacé de dislocation : Syriza en Grèce, mais aussi Podemos en Espagne et le Front National en France, en dépit de leurs divergences idéologiques, jouent sur les failles démocratiques d’une techno-structure européenne qui s’est peu à peu coupée des peuples.
La situation rappelle les tragédies grecques : aider la Grèce, c’est prendre le risque de financer à fond perdu un Etat en faillite et d’alimenter une fois encore le tonneau des danaïdes ; abandonner la Grèce, c’est tourner le dos aux principes et aux valeurs européennes, et faire courir un danger systémique sur toute la zone euro. Les deux solutions portent en germe un risque de dislocation, lié sans doute au défaut de construction de la zone euro : une monnaie unique sans pour autant d’intégration politique, c’est-à-dire fiscale, sociale, liée à des projets de grande ampleur. Il faudrait oser le mot de civilisation.
Les peuples ne peuvent plus se contenter de rustines, des mannes financières qui alimentent un système périmé : un saut dans l’inconnu va se produire.
Il manque à l’Europe une vision ; nous avons trop de Lear à sa tête ou dans les Etats, alors même qu’il faudrait écouter Cordélia : « Je sais ce que vous êtes » puis « Ô Dieux bienveillants, / Guérissez cette immense brèche dans sa nature malmenée ! / Réajustez les sens désaccordés et dissonants / De ce père torturé par ses enfants. » Lear n’est pas seulement à Avignon : Paris, Berlin, Athènes ?
Cordélia est inaudible, alors même qu’elle nous invite à retisser les liens du royaume, déchiqueté par des enfants avides de pouvoir et qui se prennent pour des rois. Dans tout ce fatras, certaines paroles passent inaperçues alors même qu’elles portent en elles les bases d’une re-fondation. L’interview accordée par Thomas Piketty au journal Le Monde propose cette vision d’un saut qualitatif vers une véritable intégration politique. Elle repose sur quelques principes-cadres : affirmation irréductible de l’appartenance de la Grèce à la zone euro, restructuration des dettes européennes, mutualisation des dettes européennes (toutes !) supérieures à 60%, nouvelle gouvernance démocratique, harmonisation fiscale et ciblage de la fiscalité sur les hauts revenus, financement de projets politiques, réajustement financier en faveur des jeunes générations, etc. Sans projet, sans vision, nous n’aurons que désolation et dislocation.
D’Avignon à Athènes, la crise contient en germes des processus de destruction autant que de re-fondation. Le théâtre, lui, porte cette conscience aiguë de son temps, telles ces paroles finales exprimées par Edgar : « Au fardeau de ce triste temps nous devons obéir, / Exprimer ce que nous sentons, non ce qu’il faudrait dire / Les plus vieux ont souffert le plus : nous les cadets / N’en verrons jamais tant, ni ne vivrons autant d’années ».
Sylvain Saint-Pierre – Tadorne