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Avec “Machine sans cible”, la recherche décomplexée de Gildas Milin.

C’est un groupe de sept acteurs, circulant dans un environnement tout blanc, où sur les murs des photos et dessins de papillons sont posés telles des radiographies (de notre métamorphose en chenille?). À terre, des canettes de bière au graphisme papillonné forment une oeuvre d’art contemporain. Avec « Machine sans cible », l’auteur et metteur en scène Gildas Millin soumet sa troupe à une expérience grandeur nature devant un public dont on ne sait plus à la fin ce qu’il fait là… Il s’agit de disserter entre amis sur « l’amour et l’intelligence ». Magnifique trouvaille que celle de proposer au groupe une telle reliance : l’irrationnel à la pensée, l’individuel au collectif, le passionnel à la construction. Nous pourrions égrainer à l’infini les combinaisons possibles. Il n’y a donc rien d’étonnant à voir le groupe élaborer des stratégies d’évitement pour contourner la question (ils en font des tonnes et finissent par lasser un peu). Le leader se prend lui-même les pieds dans le tapis et même s’il paraît touchant de naïveté, on aurait préféré qu’il fasse preuve d’un peu plus d’intelligence dans sa manière d’accompagner l’équipe. Millin semble lui aussi contaminé par ces effets de scène plus proche du café théâtre qui n’apportent pas grand-chose, si ce n’est de remplir du vide.
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Il faut donc attendre (cela fait peut-être parti du processus) pour que les acteurs dévoilent leurs intentions. Inviduellement, ils tentent de répondre à la question et entrent quasiment tous dans un état de confusion où le bégaiement fait langage, où la transe communique sur l’émotionnel. Aucun n’est ridicule, mais Millin (présent sur scène) contrôle en positionnant les autres acteurs comme spectateur du solo. J’ai l’étrange sensation qu’il y a un écran entre nous et ce qui se joue. Alors bien sûr, la langue déconstruite de Millin n’est pas celle de Novarina. Il faut attendre que le corps parle pour prendre la mesure du chaos. C’est la talentueuse danseuse et comédienne Julia Cima (repéré aux Hivernales, chez Boris Charmatz) qui donne à son solo une puissance phénoménale : son corps traduit l’articulation entre « l’amour et l’intelligence ». Magnifique.
Malheureusement, la danse va progressivement s’effacer pour faire place nette au robot. Celui-ci pourrait-il réagir aux messages mentaux d’amour en modifiant sa trajectoire ? Le groupe tente l’expérience….à chacun de se faire sa réponse. L’irrationnel au coeur du rationnel méritait un texte plus travaillé plutôt que ce «n’importe quoi » censé être en soi un acte porteur de sens. Je m’ennuie ferme jusqu’à l’imprévu : la petite amie d’Adrien (joué par Milin) vient d’avoir un accident de voiture. Le groupe fuit, vers à l’hôpital. Seul, il danse, crie, proche de la folie et de la raison. C’est un très beau numéro d’acteur, mais qui n’ouvre pas comme si Gildas Milin se perdait dans son dispositif, dépassé par ce qu’il produit. Je reste en rase campagne, incapable d’applaudir cette performance d’acteurs, dépité face au résultat alors que « Machine sans cible » porte en elle les ressorts de l’intelligence. Au final, une oeuvre « ovni », expérimentale, assumée. Pas sûr d’y voir plus clair à l’heure où l’amour se débat dans une société numérisée, ipodée, portabilisée à outrance. On patine, mais reconnaissons à Gildas Milin de mettre en scène avec créativité ses recherches d’artistes. 

 

Pascal Bély
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Ps : on préfere « L’homme de février » programmé un peut partout en France et notament à la Scène Nationale de Cavaillon au cours de la saison 2007-2008.

« Machine sans cible »de Gildas Milin a été joué le le 17 juillet 2007 dans le cadre du Festival d’Avignon.

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Au Festival d’Avignon, “L’échange” poussiereux de Julie Brochen.

Le Cloître des Célestins accueille Julie Brochen et son Théâtre de l’Aquarium pour « L’échange »  de Paul Claudel. Le décor fait de planches, de bidons, de tapis et de linges étendus sur une corde, évoque la précarité. En fond de scène, un étrange musicien (Fréderic Le Junter), crée un environnement sonore à partir d’instruments pour le moins originaux, tel un scaphandrier plongé dans les profondeurs obscures de la musique contemporaine. À lui seul, il va donner à cette pièce ennuyeuse les raisons qui justifient sa programmation dans le Festival d’Avignon. Car, pour le reste…
Deux couples (Marthe – Louis Laine / Thomas Pollock – Lechy Elbernon), socialement et culturellement différents, vont s’affronter lors de jeux de séduction et de pouvoir, où alliances et coalitions brouillent les cartes pour mieux les redistribuer. L’argent sert de monnaie d’échange pour posséder l’autre, mais conduit le quartet à sa perte. Nous sommes au coeur d’une tragédie jouée avec les rites d’un opéra à partir d’une mise en scène aussi lourde que le poids d’un secret. file-3955W.jpg
J’attends patiemment que la pièce se termine pour quitter au plus vite cet espace clostrophobique. Tout est incohérent : à l’intensité du drame, Julie Brochen y répond par une distance physique incompréhensible entre les acteurs (la scène est si longue que notre regard ne suffit même pas pour suivre les liens). Tout se joue aux extrémités du plateau, rarement au centre, d’où l’étrange sensation que l’oeuvre s’incarne « à la marge ».  Le Cloître est utilisé pour produire des effets « sensationnels » en totale contradiction avec le décor comme si Julie Brochen hésitait entre une scène de théâtre et l’espace d’un opéra ! Dans le rôle de Lechy, l’actrice Cecile Péricone habite laborieusement le rôle de la rivale réduite, par des effets de voix appuyés insupportables, à une méchante commère. Les autres rivalisent de gesticulations pour donner de la consistance, mais je les ressens vide de l’intérieur. Ce quartet ne fonctionne pas : je ne vois ni les couples, ni les amants. J’assiste à des chemins parallèles qui ne croisent jamais. Le tout est tellement à distance que mes affects le sont aussi, restreignant mon écoute aux mots de Claudel, noyés dans le jeu rigide des comédiens.
Le tout est figé, ampoulé, ennuyeux comme un repas dans une bonne famille bourgeoise. J’entends le travail de Julie Brochen, mais je ne trouve pas d’engagement chez les acteurs comme s’ils étaient à côté pour scruter les réactions du public à leur jeu égocentré.
« L’échange » s’avère être une pièce à sens unique. J’ai connu des théâtres plus circulaires.
Pascal Bély
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« L’échange » par Julie Brochen a été joué le 16 juillet dans le cadre du Festival d’Avignon.

 

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Au Festival d’Avignon, Char écrasé, Fisbach dissocié, public complice.

J’arrive dans la Cour d’Honneur. Le choc. Alors que le public s’installe comme si de rien n’était, je scrute le décor des « Feuillets d’Hypnos » de René Char mis en scène par Frédéric Fisbach avec angoisse et déjà colère. Imaginez, un long loft, quasiment dessiné par la production de TF1, sur la scène d’un lieu mythique. Cette imposante baraque, avec ses appartements, sa place, ses petits gradins, envahit toute la cour. Fisbach se fout du passé. Il l’écrase de sa suffisance et de son bon droit d’artiste associé du Festival d’Avignon, à l’image d’un directeur des programmes d’une chaîne publique qui n’a que le vocable « audimat » comme argument. Mais personne autour de moi pour s’en émouvoir. J’ai envie de vomir. La suite va confirmer mon dégoût…
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Deux centre trente-sept feuillets, poèmes, de René Char se mettent en scène dans cette ambiance trash. Les comédiens dégueulent leurs mots (mention toute particulière à Nicolas Maury, caricature de lui-même), gesticulent, prennent une douche, aboient. Ils déconstruisent les vers de René Char, les rendent quasiment incompréhensibles. Une entreprise de démolition est en marche. René Char, l’enfant du pays, le résistant est ridiculisé, avec l’accent. Je commence à protester. À côté de moi, la clameur monte, mais la présence des proches des amateurs nous empêche d’aller plus loin. Certains partent bruyamment en imitant le bruit des bottes…Quarante-cinq minutes qui font honte au théâtre français, mais toujours aucune manifestation d’un public que l’on a connu bien plus sévère en 2005, lors des spectacles de Jan Fabre.
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Après ce premier carnage, une centaine d’amateurs disséminés dans les gradins atteignent la scène. Ils l’occupent pour mieux noyer ces comédiens. L’effet masse est impressionnant. Les textes retrouvent leur consistance malgré les quelques happenings déplacés de la troupe de Fisbach. Soudain, la fumée envahit les pièces du loft, le lieu même où un homme nu prenait sa douche, où une femme se maquillait quelques miniutes auparavant. Fisbach simule les chambres à gaz. En l’espace d’une heure, il transforme le décor pour manipuler l’histoire à sa guise, utilise des amateurs pour revenir au théâtre, enferme le public dans la passivité (comment peut-il protester alors qu’il est métaphoriquement sur scène ?). Resister aurait été de descendre, de monter avec les amateurs pour mettre fin à cette mascarade. Nous sommes plusieurs en avoir envie mais le courage nous manque. Lors des applaudissements complaisants d’une partie du public, alors qu’une autre reste silencieuse comme sidérée, je me dirige vers les comédiens pour leur tendre un poing vengeur (« c’est une honte »).
Je quitte la cour. Je repense aux leçons de résistance données par Edgar Morin dans l’après-midi lors du « Théâtre des Idées » devant un nombreux public. Je pense à son sourire, à sa pensée lumineuse. Je l’imagine aux côtés de René Char. Mais j’ai mal partout. Deux amis me rejoignent dans un café. Miracle du Festival, nous entamons un débat avec un couple d’Allemands. Ils sortent de la Cour d’Honneur. Ils y ont vu une « bonne lecture publique » (Fisbach perd son statut de metteur en scène !), s’attristent sur les chambres à gaz, saluent les amateurs pour avoir procuré du corps au texte. Nos échanges sont beaux, lumineux. Edgar Morin est là,presque parmi nous.
Monsieur Fisbach n’existe déjà plus. Il peut ranger son loft. Il n’aura même pas les honneurs de l’histoire. Juste la honte de l’avoir bafoué.

Pascal Bély
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« Feuillets d’Hypnos » de René Char par Fréderic Fisbach a été joué le 17 juillet 2007 dans le cadre du Festival d’Avignon.

Crédit photo: © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES Vidéos

“Le silence des communistes” illumine Avignon et la gauche.

Comment se remettre du voyage au long cours des «Éphémères » de Mnouchkine proposé hier par le Festival d’Avignon ? Par un curieux hasard de la programmation, « Le silence des communistes » dans une mise en espace de Jean-Pierre Vincent poursuit le travail entamé la veille ! Quelle oeuvre ! Emu jusqu’aux larmes (encore?), je me lève pour applaudir ce trio d’acteurs exceptionnels (Gilles David, Melania Giglio, Charlie Nelson) en étant conscient d’avoir assisté à un moment inoubliable du festival, mais aussi d’avoir vécu un tournant dans ma vie d’homme de gauche.
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« Le silence des communistes » est un ensemble de lettres échangées entre des militants de la gauche italienne. L’un d’entre eux, Vittorio Foa, interroge deux de ses camarades sur leur silence à propos de la disparition de leur parti et plus généralement sur l’époque où le PCI est une force politique incontournable en Italie. Rien n’est esquivé, mais tout est posé avec panache, respect et sincérité. Gilles David incarne Vittorio Foa avec la puissance qui sied à ce personnage. Il est pour l’instant seul et se tient dans un coin, assis à une table de bistrot. Il se lève pour venir au centre de la scène, quasiment dans l’ombre pour nous fixer dans les yeux. Dans ce déplacement a priori anodin, Vincent interpelle avec délicatesse le public, comme pour l’inclure dans ce questionnement et l’interroger lui aussi sur la disparition du PC en France et sur la faiblesse de la gauche en général. Tout au long de la représentation, ces aller-retour entre les extrémités de la scène et son coeur se poursuivront pour maintenir magistralement ce « pas de côté » qui nous autorise à lire l’avenir de la gauche française à partir de la situation italienne. L’Europe est vivante, Vincent la met en mouvement.
L’arrivée de Melania Giglio dans le rôle de Miriam Mafai apporte les premières réponses. Elle interroge tout autant la doctrine passée du Parti que son rôle dans le déclin. Son engagement féministe transparaît et l’on sent chez cette femme une détermination à persévérer, à reconstruire la gauche sur d’autres bases. Elle entend, comprend les changements induits par la globalisation. Loin de la rejeter, elle intègre la nouvelle donne pour définir un nouveau paradigme. Sa voix, son corps, ses gestes traduisent ce changement. Je ressens la force de cette quête de sens. À l’issue de sa réponse, elle s’assoit, dos au public, lettres à la main, pour écouter le dernier protagoniste de cette épopée intellectuelle.
Charlie Nelson arrive et campe avec discrétion le personnage d’Alfredo Reichlin. Il ouvre le questionnement, pose de nouveaux enjeux avec la grâce d’un félin. On sent qu’il commence à tisser la toile entre ces trois personnages allant de l’un vers l’autre à l’image d’une maïeutique.
C’est à ce moment précis que Gilles David reprend la main, reformule, énonce les problématiques (ouvertes, questionnantes, complexes, incertaines, créatives, …).

La gauche renaît, là, sous mes yeux, au Festival d’Avignon. Je suis loin du sectarisme du Parti Socialiste, je ressens la pensée du sociologue et philosophe Edgar Morin, j’entends les termes posés par Ségolène Royal et François Bayrou. J’en tremble tant j’éprouve l’impérieuse nécessité de poursuivre leur débat (qu’ils jouent en dix secondes et provoquent le grand éclat de rire final du public !). La force de la mise en scène c’est de l’avoir inscrite dans cette salle (à Champfleury, où la déco est en phase avec l’ambiance d’une cellule du parti !), à distance du centre-ville comme pour mieux métaphoriser l’urgence de prendre du recul suite à la victoire de Sarkosy. C’est aussi d’avoir positionné le théâtre comme médiant entre les politiques et nous-mêmes, pour mieux signifier que sans la culture, les penseurs et les chercheurs, la refondation de la gauche est impossible. Jean-Pierre Vincent est donc passé à l’acte. Avec brio, justesse et talent. Que ces quelques mots puissent le remercier.
Il y a décidément des silences qui en disent long…

Pascal Bély.
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 « Le silence des communistes » mis en espace par Jean-Pierre Vincent a été joué le 15 juillet 2007 dans le cadre du Festival d’Avignon.

Crédit photo: © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Avec “Les Ephémères” d’Ariane Mnouchkine au Festival d’Avignon, tout devient possible.

Sous un soleil de plomb, nous arrivons à 14 heures, au Parc des expositions de Chateaublanc, au sud d’Avignon. L’endroit est laid, angoissant, à l’image d’une ville désertée après un bombardement radioactif. En franchissant l’entrée, nous ressentons déjà que la troupe du Théâtre du Soleil a investi le lieu pour retrouver, après douze années d’absence, le public du Festival d’Avignon. La crise des intermittents de 2003 avait annulé les représentations du « dernier Caravansérail » malgré l’obstination d’Ariane Mnouchkine à vouloir poursuivre le Festival. Je me souviens de son intervention décalée sur France Inter comme le souvenir d’une rupture entre elle et moi, entre elle et la communauté culturelle. Son retour en 2007 signe les retrouvailles avec l’intégrale des Éphémères en deux recueils de trois heures chacun. Toute la troupe est là, investissant différents hangars d’où s’échappent déjà des odeurs de grillades. À l’intérieur, c’est un beau décor entre cirque et théâtre qui nous accueille. La petite scène ovale est entourée de gradins illuminés par des loupiottes. Elles s’allumeront parfois au cours du spectacle, témoin de notre présence et métaphore de notre émerveillement.
J’arrive grippé (38° au compteur), épuisé par les deux spectacles de la veille (Waltz, Garcia) : comment ne pas flancher ? Le Théâtre du Soleil va donc réaliser l’impensable : m’aider à tenir debout jusqu’à 22h30, sans faillir (ou presque!) passant de l’hypnose à la distance, des pleurs au rire, de moi, à nous, à eux, vers l’humanité. À 22h30, le public d’Avignon fait un triomphe de vingt minutes à cette troupe hors du commun. « Les éphémères » sont un cadeau, un joyau du théâtre populaire. Deux jours après, en écrivant cet article, toujours la même émotion. Ça monte…
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Sommes-nous seulement au théâtre ? Pas si sûr, alors que défilent différentes scènes, toutes jouées sur des minuscules décors sur roulettes. L’ensemble vous projette quasiment au cinéma (quand un tableau se termine par la gauche, un autre déboule par la droite). Tout semble millimétré comme pour signifier la fragilité de l’équilibre social, et la force du lien familial, intergénérationnel et collectif. Le premier acte campe les personnages (à eux tous, ils formeraient un quartier d’Avignon !) dans leur solitude affective, dans leur précarité, leur vulnérabilité psychologique. Les dialogues sont minimalistes, les scènes se jouent sur de minuscules espaces où la lenteur des mouvements évoque une longue plainte compationnelle. Sidérant. Émouvant jusqu’aux frissons comme une caisse de résonance qui entamerait son travail de l’intérieur. Le deuxième acte s’ouvre au collectif (souvent familial), s’éloigne de la complexité des individus, et s’attache à décrire des situations. Les deux derniers actes créent la dynamique, mettent en relief les problématiques, relient les scènes les unes aux autres pour créer une fresque humaine où nous sommes inclus à chaque instant.
« Les éphémères » donnent à chaque spectateur un bout de son histoire que Mnouchkine restitue avec génie. Elle produit le mouvement pour que notre inconscient soit de la partie, pour que chaque tableau soit une résonance. Chaque scène concentre l’émotion, mais la scénographie n’oublie jamais de laisser de l’espace pour que le lien entre eux et nous puisse opérer. « Les éphémères » serait le génogramme vivant de chaque spectateur tant nous pouvons retrouver ce qui nous constitue (notre histoire familiale, nos valeurs, nos mythes fondateurs). Mnouchkine nous aide à grandir en nous replongeant dans les petites attentions de l’enfance, celles-là mêmes que nous aurions perdu, mais que nous revivrons une fois vieux. Elle nous permet de dépasser nos jugements de valeur en plaçant tous les gestes de la vie quotidienne dans un contexte plus large car toujours relationnel.
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Mnouchkine remet la problématique sociale au centre de tout, de notre regard, à l’heure où notre société la fragmente plus que jamais. Tous les personnages sont la France d’aujourd’hui dans ses fractures les plus intimes que la société éclatée révèle, mais étouffe dans les non-dits. C’est une pièce d’avenir, car les enfants sont omniprésents. Elle redonne une puissance aux petits gestes quotidiens (apprendre à faire du vélo à un enfant) pour leur donner une force politique dans un contexte ou le chacun-pour-soi fait loi.

“Les éphémères“, c’est l’univers de l’infiniment petit pour devenir grand.

Pascal Bély
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« Les éphémères » par le  Théâtre du Soleil a été joué le 14 juillet 2007 dans le cadre du Festival d’Avignon.

Crédit photo: Michèle Laurent.

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Au Festival d’Avignon, Garcia se carbonise.

Comment relier « insideout » par Sacha Waltz à «Cruda. Vuelta y vuelta. Al punto. Chamuscada» de Rodrigo Garcia, deux oeuvres vues dans la même soirée ? C’est un exercice d’autant plus délicat que je sors de la première proposition déstabilisé et que la deuxième m’attend sans me donner la moindre occasion de souffler un peu ! Si Sacha Waltz me propose un nouveau positionnement dans ce monde chaotique, Garcia me le sert sur un plateau, avec les bruits, les odeurs et la pensée qui va avec. Mon cerveau n’a plus qu’à se laisser porter d’autant plus que je connais Rodrigo Garcia (peut-il encore me surprendre après « L’histoire de Ronald, le clown de McDonald’s » et « Borges + Goya ») et ses propos sur la place de l’humain dans la mondialisation.
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Ici en Avignon, le public est sagement assis et le restera. Point de provocation comme en mars 2006 où nous étions un des éléments du décor avec « Borges + Goya ». Point d’humiliation comme en 2004 où les corps n’étaient qu’une marchandise à l’heure de la malbouffe pilotée par McDonald’s. Ce soir, Garcia nous propose une (jolie) forme plus classique (le comédien Juan Loriente accompagné des « murgueros » de Buenos Aires, groupe carnavalesque) où la danse, la musique, les effets spéciaux servent la pensée toujours aussi torturée de Garcia sur l’évolution du monde à l’heure de la globalisation. Ici, il prend le temps de ce centrer sur ses personnages, laisse dans un premier temps le groupe s’exprimer comme force de contestation sociale. Le corps n’est plus un exutoire où l’on n’y jette que de la nourriture, mais une forme artistique à part entière (comme si Garcia se découvrait un tout petit peu chorégraphe), quitte à le mettre sous célophane ou créer une ambiance de fin du monde. Il peut alors distiller sur l’écran vidéo ses messages répétitifs, mille fois lus et entendus avec quelques attaques nauséabondes. Il s’en prend à la psychanalyse, thérapie pour petits bobos de bobos. Il catalogue ainsi des milliers de patients dans la case des acheteurs d’Ipod (ceux qui perdent une demie-journée pour choisir le bon modèle). Garcia ignore les raisons qui guident vers l’analyse, mais est-ce si important ? La démagogie ne supporte pas la psychanalyse, celle qui rend les individus autonomes, libre de penser. Garcia préfère asséner les amalgames, profitant du pouvoir que lui confèrent la scène et sa réputation. D’ailleurs, il n’hésite pas à détourner la psychanalyse en projetant sur l’écran vidéo des photos des enfants des « murgueros » (et leur zizi…) pour les faire parler sur leur paternité ! La ficelle est tout de même un peu grosse. Cela dit, il nous a évité le pipi – caca.
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Le groupe finit pas s’effacer pour aller prendre sa douche et récupérer des codes vestimentaires plus acceptables. Avec son comédien fétiche, Juan Loriente, Garcia reprend vite la main pour nous décrire un Nouveau Monde qui réagirait de la même manière qu’une vache qui ne retrouverait pas ses veaux, partis à l’abattoir.  C’est drôle, caricatural, enfermant. Alors que le groupe se reforme autour d’un corps qui se carbonise tel un enterrement, je suis stupéfait par cette vision de notre avenir. L’art ne sert que les théories (fumeuses) de Garcia. Il se trouve que la forme a de l’allure. Pour le fond, cette nourriture est un peu dure à avaler, mais finalement facile à digérer.
Pascal Bély
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 « Cruda. Vuelta y vuelta. Al punto. Chamuscada » de Rodrigo Garcia a été joué le 13 juillet 2007 dans le cadre du Festival d’Avignon.

Crédit photo: © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon.

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« Nord » de Frank Castorf s’explose au Festival d’Avignon.

Après le naïf « Tendre jeudi » de Mathieu Bauer adapté du roman de John Steinbeck, le Festival d’Avignon propose quelques heures plus tard au spectateur marathonien, un virage à 180° : « Nord », « une grand-guignolade de Louis-Ferdinand Céline » (en français dans le texte !) revisité par Frank Castorf, metteur en scène berlinois. Nous sommes prévenus dès l’entrée dans la cour du Lycée Saint-Joseph : les bruits de pistolets et autres pétarades peuvent abîmer les oreilles fragiles (avec Le Pen au second tour de l’élection en 2002, je me suis habitué aux vociférations). Des bouchons nous sont aimablement offerts : c’est la première provocation de Castorf pour stigmatiser une époque obsédée par le principe de précaution. Soit.
Le décor : longue barre transversale où s’étalent des sigles monétaires (euro, dollar, yen) ; en arrière-plan, rideaux de plastiques gris avec slogan germanique. La société marchande s’affiche pour mieux dégueuler son passé pas si lointain. Les premières minutes de la pièce ne tardent pas à nous jeter à la figure le contexte nauséabond d’une Allemagne dévastée, ruinée, que l’écrivain français Louis-Ferdinand Céline traversait pour fuir la France et dont le roman « Nord » retrace l’épopée.
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Nous voilà donc embarqués pour trois heures dans ce wagon gris placé au coeur de la scène, théâtre du chaos, de l’horreur, sur les voies qui mènent de l’Allemagne à Copenhague. Treize comédiens, tour à tour Céline, officier SS, artiste habité par le rôle de Jésus-Christ (l’acteur Robert Le Vigan !), bourgeois décadents, prostitués, nous accompagnent dans ce voyage où l’argot allemand (souvent intraduisible) et la complexité de la langue de Céline provoquent une traduction française aléatoire et périlleuse. Est-ce si important ?
Le jeu des acteurs est époustouflant : ils donnent tout. Tout. Jusqu’à la nausée. Est-ce si grave au regard de ce champ de ruine intellectuel et moral? La farce et le drame s’enchevêtrent dans le récit de Celine, mais conduisent Castorf à ne privilégier qu’un processus : l’autodestruction. À mesure que la pièce avance, les acteurs s’enferment progressivement dans un jeu qui vise à tout casser, à caricaturer à outrance. Mais cette escalade dans le bruit, la fureur et la comédie suffit-elle à nous faire ressentir l’horreur de la guerre ?  Le tiers du public ne tient plus et s’en va, parfois accompagné par les comédiens eux-mêmes, comme un dernier geste de compassion d’Allemands envers des Français qui n’ont pas totalement fait l’introspection de leur histoire.
Je reste, car je n’y suis plus. L’autodestruction me met à distance et la mise en scène de Castorf devient le spectacle pour écrabouiller la misanthropie de Céline.
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Mais pour quoi cette pièce ? Qu’en faire pour comprendre l’histoire et notre futur ? Qui suis-je face à cette scène dévastée, à ce wagon de la mort, aux compagnons de route de Céline ? Je ne sais plus. Je n’arrive même plus à applaudir.
Castorf, par Céline, veut-il seulement que je ressente une quelconque empathie ou colère ? Pas si sûr. Céline, à l’image de tous ces livres jetés, écrasés, est à terre. Les Français n’ont plus qu’à tourner la page pour oublier cette farce morbide. Ils en ont l’habitude.

Pascal Bély – Le Tadorne

 «Norden» de Frank Castorf a été joué le 7 juillet dans le cadre du Festival d’Avignon.

Crédit photo: © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

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Festival d’Avignon 2006: le bilan.

La presse aime les raccourcis. Ici et là, elle évoquait une 60e édition du Festival d’Avignon « apaisée ». Que peut bien signifier ce vocable concernant le théâtre? Au lieu de rappeler la continuité avec 2005 à partir d’une réflexion globale, les critiques choisissent la rupture : 2006 est différent ! Je préfère y voir un prolongement, inclus dans le projet de la Direction du
Festival. Elle a d’ailleurs toujours souhaité être évaluée sur la totalité de son mandat (2004 – 2007).En 2005, Jan Fabre était l’artiste associé. D’innovantes formes théâtrales ont fait leur apparition comme c’est le cas depuis plus de dix ans en Belgique. La programmation du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles l’atteste. La plupart d’entre elles furent contestées, souvent par principe (le théâtre c’est du texte ; tout le reste n’est que manipulation). Les certitudes du public sur le langage du corps furent ébranlées sans accompagnement de la part des artistes et de la Direction du Festival.
Malgré tout, cette rupture dans l’architecture habituelle du Festival a familiarisé de nombreux spectateurs aux nouvelles expressions artistiques transdisciplinaires. Josef Nadj, le Directeur associé en 2006, n’avait plus qu’à ramasser la mise. Le public était prêt comme le prouvent le nombre record de billets vendus et les discussions toujours enflammées dans les files
d’attente. Avec un peu de recul, je vous propose un regard sur cette 60e édition. Apaisée ? Non, toujours aussi provocante…

L’Art traversé.

Le Festival d’Avignon m’a permis de traverser l’œuvre d’art pour atteindre une nouvelle dimension. Les formes classiques ont été bousculées, le regard s’est déplacé. Un processus de sublimation s’est joué comme si d’un espace fragmenté, j’avais «recollé » les morceaux à un autre niveau.

Sur ce point, «Paso doble» (Josef Nadj – Miquel Barcelo)  et « VSPRS » (Alain Platel) ont été deux propositions majeures. En permettant de dépasser le réel (l’argile pour le premier, la folie pour l’autre et les jugements de valeurs qui l’accompagne), j’ai accédé à de nouvelles formes du sacré. Le langage du corps a facilité ce changement. Suite à l’édition de 2005, j’étais prêt…

Sur un tout autre registre, «Les poulets n’ont pas de chaises» de Copi mis en scène par Marcial Di Fonzo Bo m’a permis de traverser le dessin. De statique, il s’est animé. Cette belle et touchante mise en mouvement a donné un sens presque universel aux dessins de Copi publiés dans le Nouvel Observateur dans les années 60-80.

Un langage théâtral renouvellé.

L’édition de 2005 s’est poursuivie en 2006 par la découverte de nouveaux langages qui décloisonnent les arts de la scène.  Deux auteurs – metteurs en scène ont créé l’événement par leur audace et leur contribution à moderniser l’art théâtral :

– Joël Pommerat avec «Au monde» et «Les marchands» a conféré au théâtre des airs de cinéma. Je n’avais pas compris l’an dernier le théâtre sans texte d’ombres et de lumières de Roméo Castelluci. Avec le temps, j’ai pu intégrer le suggestif dans une mise en scène. J’étais donc prêt pour accueillir le langage théâtral de Pommerat. Je me suis imprégné de cet univers où le texte ne prend sens que par la forme donnée par l’auteur (lumières, langage du corps, silence). Une belle découverte.

– Christophe Huysman avec «Human» nous a donné à voir et à entendre ! La poésie mise en scène à partir des arts du cirque a produit d’extraordinaires articulations entre le texte et le corps. Huysman a voulu recréer un nouvel espace horizontal pour le collectif loin des schémas linéaires usés et fatigués!

Quatre propositions n’ont pas réussi à renouveler le langage :
– «Mnemopark» du Suisse Stefan Kaegi a fortement séduit un public et une presse en quête de nouveauté pour faire tendance. Identifiée comme un «théâtre documentaire», cette proposition m’a beaucoup interpellé. Je suis encore étonné d’être quasiment le seul à m’interroger sur les messages douteux qu’elle véhicule.
– Le chorégraphe François Verret avec «Sans retour» a enfermé la danse et les arts du cirque dans une traduction linéaire d’un langage métaphorique.
– Le chorégraphe – auteur – plasticien – musicien – metteur en scène flamand Jan Lauwers a semé le désordre avec «Le bazar du Homard». Il n’a pas réussi, en déconstruisant l’histoire (il n’y a ni début, ni fin),  à transcender le chaos. Déconstruire, pourquoi pas. Encore faut-il que le propos artistique suive.
– Le russe Anatoli Vasiliev avec «Mozart et Salieri. Requiem» et «Iliade chant XXIII» a rencontré un public nostalgique d’un certain langage théâtral qui positionne l’acteur et le metteur en scène comme figure charismatique. Ce théâtre est dépassé : il est incapable de relier les nouvelles formes d’expressions artistiques et ne permet pas de comprendre les problématiques complexes du monde. Dans le cadre du projet de la Direction du Festival, je n’ai toujours pas repéré la pertinence d’avoir donné à Vassiliev une place si importante dans un lieu qui ne l’est pas moins (La Carrière de Boulbon).

Redevenir horizontal.
Entre récit autobiographique et devoir de mémoire, plus d’un tiers des spectacles visaient à redonner du sens à l’existence. La famille fut souvent interpellée dans ses secrets ;  l’Histoire officielle fut contestée dans ses mensonges. Le devoir de mémoire a fait lien entre le public, l’acteur et l’Histoire. Au final, ce fut un théâtre bruyant entre chroniques familiale, sociale et politique, loin du vacarme médiatique…

– «Rouge décanté» de Guy Cassiers fut le spectacle le plus fort, tant sur la forme que sur le fond.. Une œuvre rare.
– «Faut qu’on parle!» de Guy Alloucherie et Hamid Ben Mahi fut le coup de cœur de nombreux festivaliers. Nous étions tous un morceau de l’histoire d’Hamid, enfant d’immigré. Bouleversant.
– En reliant ses pièces (dont beaucoup furent présentées au Festival) au récit autobiographique, «Récit de juin» de Pipo Delbono a touché. Le concept de «lecture – spectacle» crée par Delbono fut magnifique et novateur.

Deux spectacles n’ont pas résonné chez moi, alors que leurs qualités artistiques étaient incontestables. Étrange comme commentaire, non ?
– «La poursuite du vent» d’après le récit autobiographique de Claire Goll, mise en scène par Jan Lauwers et interprétée par Viviane de Munck. Entre elle et moi, ce n’est pas passé…
–  «Le journal d’inquiétude» de Thierry Baë. Vu en 2005 lors du Festival « Danse à Aix », je n’ai pas revu ce spectacle dans le cadre d’Avignon. Entre lui et moi, ce n’était pas passé…
Deux spectacles, loin de faciliter l’horizontalité, le lien, ont au contraire soit perdu le spectateur par une mise en scène compliquée («Gens de Séoul» de Frédéric Fisbach), soit séduit le public par une lecture démagogique et parfois réactionnaire de la vie d’un homme («L’énigme Vilar» par Olivier Py).

Des messages universels.

Trois metteurs en scène ont donné au Festival d’Avignon une forte dimension politique : Arthur Nauzyciel pour «Combat de nègres et de chiens», Peter Brook pour «Sizwe Banzi est mort» et Alain Françon pour «Chaise»  et «Si ce n’est toi». Acteurs américains, Sud-Africains, auteur britannique ont repoussé les frontières de la langue, du temps (le passé raciste est toujours là), de l’espace géographique (les sans-papiers d’Afrique du Sud sont les mêmes qu’en Europe) pour nous offrir un théâtre de  témoignages alors que la société tend à se déshumaniser. À l’issue de chaque spectacle, je me suis ressenti Citoyen du monde.

Une esthétique du théâtre.

Cette édition a consacré le plaisir de voir du théâtre ! Loin du divertissement qui abrutit, trois metteurs en scène, par leur parti pris esthétique, ont offert des moments inoubliables:

– Joël Pommerat avec «Au monde» et «Les marchands»
– «La tour de la Défense» de Copi par Marcial Di Fonzo Bo.
– «Les Barbares» de Gorki par Eric Lacascade.
– «Pluie d’été» de Marguerite Duras par Éric Vignier.
Entre dispositif bifrontal, acteurs extraordinaires (Marina Foïs chez Copi, Nicolas Marchand chez Duras) et troupes de comédiens unis par le plaisir de jouer, le Festival n’a pas faillit à sa mission : proposer une certaine forme de théâtre populaire.
À côté, «Asobu» de Josef Nadj m’est apparu hermétique comme s’il n’était pas donné à tout le monde d’entrer dans le monde imaginaire de cet artiste génial.

À côté, si près, si loin.
Si loin: «Battuta» de Bartabas au Domaine de Roberty à 10 km du centre ville d’Avignon.  Si l’affluence a été record, je me questionne encore : en quoi Bartabas a-t-il contribué au Festival d’Avignon ? Sa présence a posé la question fatale:  à quoi sert Avignon ?

Si près: Le Festival Contre – Courant géré par la CCAS sur l’Île de la Bartelasse. Je ne connaissais pas cette manifestation et ce fut une agréable surprise. Au cœur de son projet social, elle a programmé des oeuvres en complémentarité avec le Festival («Le numéro d’équilibre» d’Edward Bond ; «Eva Perron» par Martial Di Fonzo Bo). Vilar aurait été plutôt fier de ce festival !

Très loin:«5 minutes avant l’aube». Dans la nuit du 16 au 17 juillet, le Ministère de la Culture avait organisé une manifestation pour fêter le 60e anniversaire du festival. Dans le Verger des Doms, chaque spectateur rencontrait individuellement trois comédiens qui lui faisait part d’un secret né de la littérature ou du théâtre. J’avais quitté le jardin troublé, ému et profondément seul ! Avec qui pouvais-je partager cette émotion ? Le théâtre n’est-il pas avant tout une rencontre collective? En individualisant le lien, le Ministère a signé sa politique : une culture pour l’individu, dans sa bulle, loin du théâtre de masse. À oublier. Vilar aurait eu honte de cette manifestation.

Si loin: «Depuis hier, 4 habitants» de Michel Laubu au Jardin des Doms. Tout était en place pour une belle rencontre entre ce théâtre d’objets et le public. Dans le cadre d’Avignon, le sens n’a pas émergé. Intraitable festival !
Si près:Les Rencontres de la Chartreuseà Villeneuve lez Avignon. La programmation était de qualité comme l’a prouvé Christophe Huysman en résidence dans ce lieu exceptionnel. Hors festival, ces rencontres nous ont réservé une belle surprise («Lever les yeux au ciel» de Michel Beretti).  Programmation à suivre de beaucoup plus près en 2007!

Si près: Le sujet à vif nous a permis de faire la connaissance de deux beaux danseurs : le portugais Joao Pereira Dos Santos et l’Éthiopien Junaid Jemal Sendi. Le chorégraphe Olivier Dubois a enchanté le public. A eux trois, ils nous ont donné une énergie communicative !
Décidément, la danse est vivace, créative et questionne toujours le sens.
Seule note négative ; le duo affligeant deKarine PontiésetNicole Moussouxqu’on avait connues plus inspirées…

À côté : Le Festival « Off ».
Avec plus de 800 pièces, j’ai bien tenté deux incursions.
– L’une réussie au Théâtre des Hivernales pour la dernière création de la Compagnie Kubilai Khan Investigations avec
Gyrations of barbarous tribes“. Une chorégraphie rare à voir de toute urgence lors de sa tournée.
– L’autre ennuyeuse avec «Le cul de Judas» interprété et mis en scène par François Duval. Une heure trente d’un long monologue écrit pourtant par Antonio Lobo Antunes. Ce spectacle était recommandé par « Le masque et la plume »…

Trop loin : la Direction du Festival.
En 2004, Hortense Archambault et Vincent Baudriller étaient visibles partout, à chaque coin de rue. En 2005, j’arrivais à les apostropher pour leur donner mes ressentis. Cette année,  je n’ai jamais pu les approcher : absents, lointains…On est très loin de la proximité qu’a la Direction du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles avec son public. En 2004, le chorégraphe Jérôme Bel avait imaginé une émission de télévision fictive où il recevait acteurs, direction et spectateurs (actifs!) sur un plateau. J’avais beaucoup aimé ces moments de libre échange encadré dans un jeu de rôles. Le Festival d’Avignon pourrait réfléchir à d’autres modalités que ces rencontres du matin au Cloître Saint Louis. Il n’y vient que les vacanciers et les professionnels; l’estrade rigidifie des rapports qui mériteraient d’être un peu plus fluides.
À noter aussi, l’absence d’articles de la blogosphère dans la revue de presse quotidienne du Festival.
Encore une édition en 2007 pour créer de nouveaux liens…

Pascal Bély – Le Tadorne.

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Avec “Les marchands” au Festival d’’Avignon, Joël Pommerat fait du beau travail.

Après «Au monde», mise en scène subtile et recherchée, je suis enthousiaste à l’idée de voir «Les marchands», la deuxième oeuvre de Joël Pommerat proposée au Festival d’Avignon. La forme et le fond changent radicalement, mais sa vision transversale reste.

C’est l’histoire de deux amies. Elles vivent dans la même tour d’un immeuble de trente étages. L’une est l’employée d’une grande industrie, l’autre est orpheline et mère d’un petit garçon. Celle-ci rêve de travailler dans cette usine, mais échoue à toutes ses tentatives. Elle tuera son enfant pour éviter que l’entreprise ferme alors même qu’elle n’y était pas employée. Cette histoire n’est pas dialoguée, mais racontée par celle qui travaille (à gauche sur la photo). Elle est aussi une héroïne parce qu’elle finit corsetée, du à un mal au dos paralysant.
Les scènes durent à peine une à deux minutes et sont mimées par des comédiens aux talents exceptionnels. Les va-et-vient de lumières et des changements de décor font penser au théâtre suggestif de Roméo Castellucci. Avec cette mise en scène, la pièce devient une fable moderne. À première vue, avoir du travail est au coeur de tous les rapports humains et sociaux. Joël Pommerat amplifie le discours médiatique qui fait du travail la valeur centrale alors qu’il rend aussi malade, presque fou, jusqu’à l’infanticide. En tuant son enfant, cette femme libère ses amis qui vont pouvoir retourner à l’usine. Il y a dans cet acte, un sacrifice religieux alors que l’homme politique est impuissant, l’action collective quasi inexistante. Avec «Les marchands», triomphe le «je» pour le «nous». C’est terrifiant et émouvant à la fois.
Mais Joël Pommerat n’en reste pas là, il nous raconte aussi le rapport invisible, inconscient qu’entretient cette femme sans ressource au travail. L’auteur fait appel à la psychanalyse et à l’approche systémique de la famille pour signifier les autres enjeux. Deux personnages clefs symbolisent cette complexité. Alors qu’elle croule sous les dettes, arrive un homme, presque plus âgé qu’elle, qu’elle présente comme son « grand » fils. Alors que sa soeur refuse de payer les créanciers, une autre voisine propose avec insistance de l’aider sans que l’on sache pourquoi. Ces deux personnages mystérieux jouent leur fonction de lien entre les parents disparus, le poids d’un secret familial et le rapport névrotique qu’entretient l’héroïne avec le monde du travail. À deux, ils relient la famille et l’environnement économique. Joël Pommerat donne ainsi quelques clefs qui permettraient aux professionnels médico-sociaux d’élargir leur regard pour intégrer la famille dans les dispositifs d’accompagnement. L’individu est toujours en interaction avec un contexte, une histoire, voire même avec un secret familial. « Les marchands » est ainsi parsemé de métaphores qui invitent le spectateur à appréhender le travail dans toute sa complexité.
Malgré tout, l’aspect moralisateur de l’ensemble est parfois pesant (il y a les bons et les méchants). L’histoire est racontée en continu ce qui est lasse parfois alors qu’on aimerait plus de silence pour laisser ces corps parler d’eux-mêmes.
Mais le tout donne à penser, à voir. Une fois vue, c’est une oeuvre qui poursuit son chemin. Elle évoque le lien social et familial par des effets scéniques magnifiques et une histoire particulièrement touchante. Elle invite le spectateur à faire ses propres liens, à élaborer sa vision de l’articulation entre le travail et l’individu. Joël Pommerat nous en propose une vision complexe loin des clichés médiatiques et des propos parfois caricaturaux des partenaires sociaux qui réduisent au lieu de complexifier.
Le Festival d’Avignon a renoué avec le théâtre populaire. On se prend à rêver que « Les marchands » deviennent un théâtre itinérant où de ville en ville, ils suivraient les roulottes de Bartabas.

Pascal Bély – 
www.festivalier.net
 

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Au Festival d’’Avignon, « Combat de nègre et de chiens » résonne.

Festival d’Avignon, le 13 juillet 2006,

Au Gymnase Aubanel, le metteur en scène Arthur Nauzyciel présente « Combat de nègre et de chiens » de Bernard- Marie Koltès. Assis au dernier rang, je suis surpris par cette scène très profonde et ce voile très fin qui la sépare du public. Nous sommes en Afrique sur un chantier de construction qui emploie de la main-d’oeuvre locale. Horn, le patron, est l’ami-amant de Léone. Ils arrivent d’un long séjour à Paris. Alboury cherche le corps de son frère mort mystérieusement sous les yeux du contremaître Cal. Pendant deux heures trente, j’assiste, médusé, à la confrontation de deux mondes (L’Afrique et l’Occident), à la violence des rapports amoureux hors norme (Léone et Alboury finissent par s’aimer) et au racisme le plus ordinaire. Ce sont tous des acteurs américains magnifiques. À quatre, ils tissent patiemment la trame dramatique de cette histoire qui résonne pour tous les peuples colonisateurs, dont les Français.

Le début surprend certains spectateurs qui n’hésitent pas, au bout d’une heure, à quitter la salle. Mon corps est lourd et je lutte : vais-je tenir tant cela me paraît long ? La mise en scène entretient cette lourdeur: lumière tamisée, lenteur des déplacements, dialogues sur mesure pour signifier le poids du passé et des clichés. Elle suggère par petite touche la montée en puissance de ce combat: Alboury qui parlemente derrière le voile, Cal qui prend sa douche pour se laver de la (sa) boue, Léone et Horn qui échangent leurs lointaines impressions. Cette distance, voulue par le metteur en scène, se réduit au fur et à mesure de l’intensité des relations. Et puis, tout se craquelle : Cal devient de plus en plus violent, Alboury qui ne peut aimer Léone sans trahir les siens, Horn qui trompe la confiance d’Alboury. On s’attache à chacun de ces personnages, car rien n’est survolé. Le langage analogique est puissant (le sol qui devient boueux alors que tout s’écroule pour Leone, le décor qui s’embellit à mesure que l’histoire d’amour se construit, le son qui nous plonge dans la nuit africaine). Rien n’est totalement dévoilé pour laisser au spectateur la possibilité d’interagir avec chacun des protagonistes.

J’ai l’impression de voir un film de cinéma, d’assister à une chorégraphie, de ressentir la profondeur du décor comme du texte, tant cette mise en scène est intelligente. Elle ne fait pas appel à la compassion du spectateur, mais elle lui permet d’avoir la bonne distance émotionnelle pour l’inviter à réfléchir, à faire les liens avec le contexte français. Car le racisme est un processus complexe qui ne peut-être réduit à des jugements à l’emporte-pièce. Nauzyciel rend profond ce qui ne l’est pas à première vue. Son travail de l’espace scénique suggère le dedans- le dehors, seule posture capable d’appréhender le racisme.

Arthur Nauzyciel m’a offert un très beau moment de théâtre. Il l’a rendu possible alors que mon corps s’apprêtait à flancher. Je n’ai pas abandonné la partie. Les menaces qui pèsent sur notre société et le monde ne le permettent pas.

 Pascal Bély, Le Tadorne.