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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES Vidéos

Avignon 2017- “Les lispoètes” sauvent les planches.

Elle est sur scène, nous regarde, presque apeurée, alors que l’on cumule pas loin de vingt minutes de retard. Elle arpente le plateau avec ses gros cahiers à spirales. Elle s’arrête, nous fixe et reprend sa marche. Le public s’impatiente, elle cherche du regard à comprendre.

Nous apprenons très vite qu’elle ne dit pas, “la directrice du théâtre”, mais la “directrice de mon théâtre”. Nuance. Tentative: Olivier Py, directeur de Mon Festival d’Avignon. Il ne résisterait pas longtemps à cette nomination…

Elle est de noir vêtu, car sa discrétion est proportionnelle à l’indiscrétion des artistes! Elle est souffleuse dans un théâtre. Elle est une rescapée de la modernité, de la technique omniprésente, de l’acteur infaillible et tout-puissant. Elle murmure comme nous le faisions à l’école pour donner la solution magique à celui qui l’avait perdue. Elle recolle les morceaux d’une mémoire qui joue les troubles-fête parce que l’inconscient, le sentiment amoureux, finissent toujours par reprendre leurs droits. Elle est derrière chaque actrice, chaque acteur. Elle en a vu des nez de profil, des fesses et des coudes! Elle voit ce que nous ne verrons jamais. Voir de dos, comme une psychanalyste.

Ce soir, elle est là, face à nous, parce que Tiago Rodrigues l’a voulu. Elle a âprement négocié, amendé le scénario original afin qu’il ne soit pas un éloge de la nostalgie. Elle veut être moderne, de son temps, c’est-à-dire occuper le plateau par une présence. Elle va souffler aux acteurs le texte sur son propre rôle et faire confiance à Tiago Rodrigues pour la mettre en lumière en lui redonnant le rôle de sa vie: être la double absente. Elle arpente pendant plus de quatre-vingt-cinq minutes ce plateau fait de bois et de plantes: elle s’immisce dans le décor telle l’herbe résistante qui pousse dans le béton.

Tiago Rodrigues s’amuse à jongler avec ses théâtres à elle, va oser mettre en scène, mettre en corps, son métier de souffleuse. Pour cela, il ne se contente pas de réduire le souffle à donner la réplique quand le trou s’impose. Tiago Rodrigues nous invite dans ce trou où s’engouffre le souffle. Nous voici donc emporté dans un tourbillon de rôles et de textes où l’on ne sait plus qui souffle quoi et à qui, ni où situer la réalité par rapport à la fiction. Nous entrons peu à peu dans ce trou de mémoire où le vide invite toutes les images en même temps, où le complexe se substitue au linéaire pour ressentir le mouvement des mots et le sens du geste. En l’élargissant peu à peu, ce trou finit par me happer tant Tiago Rodrigues est un virtuose de la mise en scène: c’est notre mémoire théâtrale qu’il convoque, ce sont nos personnages de théâtre qu’il invite, c’est le spectateur dans les coulisses du quatrième mur qu’il fantasme. Il s’appuie sur un quintet de comédiens à la présence si délicate jusqu’à transformer notre souffleuse (Cristina Vidal) en marionnettiste de leur vie de théâtre.

Oui, “Sopro”, (souffle), est une oeuvre délicieuse, délicate. C’est une symphonie où les mots soufflés caressent notre mémoire.

Je l’imagine à mes côtés et me murmurer: “ne lâche pas, il n’y a rien à comprendre, perds ta mémoire, il n’y a que des souvenirs”…Il est presque minuit et me revient alors la seule photo de moi enfant où, lors du tournage d’un film, j’écoutais le souffle d’un coquillage. J’entendais ce que les autres ne pouvaient percevoir.

Ainsi naissait le spectateur.

Pascal Bély – Le Tadorne.

“Sopro” de Tiago Rodrigues au Festival d’Avignon du 7 au 16 juillet 2017.

 

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AUTOUR DE MONTPELLIER OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Est-ce bien nécessaire d’aller au Festival d’Avignon?

Depuis un certain temps, l’écriture ne vient plus. Certes, je continue à voir des oeuvres, mais tout glisse. Cela n’imprègne plus. Parce que les imprégnants ont peut-être rendu leur tablier immaculé de sueur et de sang pour des habits plus présentables fabriqués par des programmateurs soucieux de bienséance.

Que se joue-t-il aujourd’hui dans nos théâtres?

Christoph Martaler est annoncé au Printemps des Comédiens à Montpellier. Ce metteur en scène Suisse-Allemand fait partie de ma scène intérieure depuis tant d’années…au temps lointain où le Festival d’Avignon osait déplacer le public vers un chaos à la fois intime et politique. À plusieurs reprises, il a déplacé mes objets perdus et métamorphosé ma quête d’émancipation.

Sentiments connus, visages mêlés” est sa dernière création, jouée à la Volksbühne, ce théâtre berlinois dirigé par Frank Kastorf (autre déménageur que j’irai voir au Festival d’Avignon). Mais la direction va changer. Chris Dercon, ex-patron de la Tate Modern de Londres (musée d’art contemporain) en sera le prochain dirigeant. Autant dire un autre monde , un « Nouveau Monde en marche », mais vers où?

J’y suis. Face à moi, un décor immense, haut et profond, métaphore d’un théâtre qui ose explorer ce que l’art bouscule du sol au plafond. Ce soir, cette œuvre est celle d’un homme de théâtre conscient que son art est dans l’absolu le langage de l’inconscient.

Ils sont donc treize, femmes et hommes, âgés et sans âges. Je ne sais plus. Là, n’est plus la Question. Ils sont nos personnages tout à la fois obsessionnels, décalés, malades et fous, tristement joyeux et joyeusement tristes. D’où viennent-ils donc avec leurs apparats de lumières, leurs habits de vieux, leurs démarches droites et courbaturées? Un homme en habit de technicien les sort un par un des coulisses. Il ne peut s’empêcher de transformer ses gestes techniques en mouvements dansés pour jouer avec les films d’emballage et la mécanique du chariot. Lui, c’est peut-être nous, masses populaires qui ne pensent peut-être qu’à çà : danser coute que coute pour ne pas être perdu…

Empaqueté comme des colis, enfermés dans des boîtes de Pandore, notre homme dévoile un par un nos personnages. Nous rions de les (de nous) voir ainsi. Ils ne disent pas grand-chose, tout juste esquissent-ils des pas de danse, de toutes les danses. Tout juste chantent-ils des airs connus et inconnus, nos chants intérieurs, nos vacarmes en sourdine et nos rengaines communes. Le moindre espace est dédié au théâtre. Coute que coute ! Il faut les voir faire œuvre de danse contemporaine sur un chariot comme si seul comptait l’espace mental pour se mouvoir! Il faut les voir se glisser sous un piano, fuir et revenir par une fenêtre comme si le théâtre, l’art, était notre seule échappatoire. Les grandes portes s’ouvrent et se ferment à mesure de leur entrée et de leur sortie : jamais je n’ai ressenti avec autant de force la coulisse comme notre trésor caché, celui de l’enfance perdue à jamais. Marthaler ouvre nos enfances et convoque tous nos personnages. Ils sont faits d’art et de corps. De corps et d’âme. L’art a une âme quand le silence creuse en nous ce qu’il faut d’espace pour que cela résonne. Mon corps en tremblerait presque, mon corps se lèverait presque pour pousser la chanson, celle que chantait une mère imaginaire pour calmer l’angoisse causée par le monde nouveau.

Je me glisserais bien dans le décor, jouer le 14ème personnage et, face au mur, refaire ma galerie de portraits, en murmurant « ma petite cantate » de Barbara.

Mais je m’égare. Je divague. Ils sont toujours là, face à moi. Il ne reste plus grand-chose de leur grand orchestre d’antan. Chacun, avec un bout d’instrument, tente de jouer une symphonie : et si c’était l’hymne européen mis en sourdine ? Ils sont là, m’accompagnent à prendre cet ascenseur dont il faut faire d’abord péter les plombs pour qu’il vous monte vers un paradis perdu réduit à un premier étage. L’ascenseur, rare objet de notre moderne solitude, n’ouvre que sur le vide : est-ce donc là la visée de nos politiques culturelles ?

Mais il faut y croire. Continuer à y croire, poursuivre notre quête, convoquer un ventilateur, se prendre pour Marylin et ressentir le souffle du théâtre sur le corps, le souffle de l’esprit critique sur la pensée.

Ils ne leur restent plus qu’à nous remercier, qu’à éteindre la lumière, et nous faire confiance : nous emportons ces « sentiments connus, ces visages mêlés » pour les reconvoquer quand le théâtre s’effacera au profit d’ «installations» sans âme, de vidéos sans profondeur de champ, de jeux sans acteur.

Pascal Bély – Le Tadorne

Sentiments connus, visages mêlés” de Christoph Marthaler au Printemps des Comédiens de Montpellier le 1er juillet 2017.

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OEUVRES MAJEURES

“Un camp décolonial” en France, pays des arts et de la culture.

Aujourd’hui, première journée du “camp décolorial” des “racisés” prétendument victimes d’un racisme institutionnel venant d’une des démocraties sociales les plus interventionnistes et solidaires du monde, cette bonne vieille république française. Au point d’ailleurs que son Etat-providence est en faillite et surendetté, mais c’est un autre débat…Un camp décolonial  dont probablement les acteurs culturels prompts à décoloniser les arts ne trouveraient  rien à redire.

Suite à la lecture attentive des très nombreuses contributions sociologiques émérites (oxymore ?), qui invitent tout un chacun à distinguer : salafiste djihadiste, salafiste modérément djhiadiste, salafiste quiétiste mais qui aime les couteaux, salafiste quiétiste qui se contente de bâcher sa femme, salafiste post-moderne qui écoute du punk et boit des spritz en criant “No Futur“, burkini émancipateur et tentateur de luxure, burkini-sexy, burkini par-ci et par-là, je me demande si les mêmes vont pouvoir m’éclairer…Qui peut, de fait, participer à cette rencontre post-coloniale ? Par exemple, un blanc bronzé y a-t-il droit ? Un albinos sera-t-il exclu ? Le métis, mis au coin ? Nous manquons d’experts en blanchité ! Quelle degré de blancheur de peau produit la culpabilité ? Une chose me semble certaine : malgré sa couleur de peau, Jean-Mari(n)e Le Pen est invité(e) d’honneur…

Le même jour, La Cause Littéraire publie le dernier texte de Kamel Daoud, fort heureusement, revenu sur sa décision de cesser le journalisme. Quelle est la couleur de peau de Kamel Daoud ? C’est la couleur de la fatwa, qui le frappe depuis ses prises de position lors de l’affaire de Cologne. Fatwa de religieux, de sociologues, d’identitaires…

Si Kamel Daoud est l’un des grands écrivains de notre temps, c’est parce que la langue qu’il crée, ample et délicate, est au service d’une vision radicale du fait politique. Derrière celui-ci, il sonde l’âme des hommes, leur voracité, et l’attrait du mal. Comme Hannah Arendt en son temps, il interroge la force mystérieuse qui pousse les individus à la destruction : des autres, de soi. Dans ce cadre, il rencontre forcément le fascisme religieux, les hypocrites intellectuelles, les compromissions morales. D’Algérie, il déconstruit ainsi tous les discours de culpabilité post-coloniale en démontrant leur imposture. C’est un écrivain engagé, comme Philippe Lançon dans Charlie Hebdo peut l’être également.

Daoud et Lançon : les résistants humanistes que les collégiens étudieront dans 50 ans.

Ce que j’ai écrit sur nos liens malades avec le désir, le corps et la femme, je le maintiens et le défends cependant. Ce que je pense de nos monstruosités « culturelles » est ce que je vis, par le cœur et le corps, depuis toujours. Je suis algérien, je vis en Algérie, et je n’accepte pas que l’on pense à ma place, en mon nom. Ni au nom d’un Dieu, ni au nom d’une capitale, ni au nom d’un Ancêtre. »

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

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OEUVRES MAJEURES PAS CONTENT

Charlie, les identités et nous.

Première partie : Je suis Afropéen.

« Invasion ! ». C’est ainsi que le Théâtre National de La Criée de Marseille nomme le concept qui vise à inviter un seul artiste pendant plus d’une semaine. Premier décalage avec mes intentions : je vais au théâtre pour m’évader…La metteuse en scène Éva Doumbia a préféré transformer son invasion en Traversée. Les mots ont leur importance… Cela fait longtemps que je m’intéresse au travail d’Éva Doumbia. Notre dernière rencontre date du festival d’Avignon en 2013 où son spectacle « Afropéenne » à partir des textes de Léonara Miano m’avait enchanté. Son ode à la République vue par des femmes revendiquant leur africanité était un pur moment de rassemblement, d’union. Trois années plus tard, je suis serein à l’idée de la retrouver pour trois créations. J’ai assisté aux deux premières puis quitté La Criée avant la troisième.

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J’arrive à 19h, satisfait qu’une institution culturelle s’ouvre enfin aux écrivains des outre-mer et du continent africain, à un théâtre écrit, joué et mis en scène par des femmes. Le premier spectacle, « La vie sans fards (précédé de) Ségou » d’après Maryse Condé, est plutôt décevant. Le 7 avril 2015, Éva Doumbia regrettait dans Télérama que « le phrasé qu’on enseigne aux comédiens les sépare des quartiers populaires » : ce soir, je m’étonne du phrasé académique d’Édith Mérieau qui m’éloigne de l’écriture de Maryse Condé. Je ne suis pas issu des quartiers populaires, mais du monde ouvrier, et je reste à quai. Sans transition, la pièce bifurque pour nous raconter la vie de Maryse Condé. À l’opposé de la première partie, tout est limpide. Trop peut-être. La linéarité de la mise en scène me déconcerte, m’ennuie, trop sage, décalée au regard du parcours complexe de Maryse Condé. L’émission d’Apostrophes où elle fut invitée en 1984 sert de lien entre les deux parties. Bernard Pivot est à plusieurs reprises ridiculisé comme si son ignorance du parcours littéraire de Maryse Condé symbolisait les relents colonialistes d’un blanc qui peine à se projeter dans un art venu « d’ailleurs ». Mais ce soir, c’est à Éva Doumbia que revient la tâche de succéder à Bernard Pivot ! Pour l’instant, le théâtre Afropéen qu’elle revendique ne révolutionne pas les esthétiques conformistes du théâtre français…

Après une heure de pause, « Insulaires ou Seul limpossible pourra mapaiser » d’après Jamaïca Kincaid et Fabienne Kanor commence. Ici aussi, il y a deux parties. La première est un texte de Fabienne Kanor interprêté par Atsama Lafosse. Je décroche également. Le jeu est ampoulé, lourd, académique et peine à révéler la puissance supposée du texte de Fabienne Kanor. Je ne m’attends pas du tout à ce qui va suivre. Sans transition, l’actrice Maïmouna Coulibaly revêtue d’une tenue de carnaval rejoint Atsama Lafosse déguisée en touriste débarquant à Anitgua. Le contraste entre le désir du touriste de s’évader et l’invasion vécue par les indigènes est au cœur de l’écriture de Jamïca Kincaid. Sauf que très rapidement, je ressens un profond malaise. Maïmouna Coulibaly bute sur les mots, le ton devient agressif. Je suis colporté, sans transition, d’un jeu théâtral académique à une prise de pouvoir de la scène. Manifestement, la comédienne ne sait plus son texte. Improvise. M’insulte. Les phrases ne sont plus inscrites dans une littérature, mais bifurquent vers des effets de tribune. Des spectateurs lâchent des applaudissements tandis que d’autres, comme moi, sont consternés. J’ai envie de me lever, de stopper la pièce, pour revendiquer le respect. Mais je n’ose pas. J’aurais dû.

Les écueils de l’histoire (à savoir le lourd passé colonial de l’Europe et notamment de la France) s’essentialisent et me voilà englobé dans un tout où le blanc est coupable pour le restant de ses jours. Là où le théâtre afropéen d’Éva Doumbia revendique légitimement une visibilité, le propos de celui-ci se métamorphose en une équation linéaire : blanc = raciste. Ce passage sans transition de l’écueil à l’essence, de la faute à l’essentialisation, est un processus barbare, fasciste. Les mécanismes du pouvoir qui ont conduit aux graves errements de la colonisation se répètent ce soir, toute chose étant égale par ailleurs, sur une scène de théâtre : seule la couleur de peau change. À l’issue de la représentation, je quitte La Criée, totalement dépité.

Je cherche donc à comprendre. Comment un théâtre qui revendique sa place dans la République des idées et des arts, a-t-il pu tomber dans un tel obscurantisme? Avec d’autres artistes, Éva Doumbia revendique de « décoloniser les arts ». Elle a le soutien d’institutions culturelles prestigieuses (Le Centre Dramatique National de Haute Normandie dirigé par David Bobée qui nous avait déjà interpellé l’été dernier sur sa conception de la décolonisation, le Théâtre National de Chaillot à Paris, et bien d’autres). Mais comment décoloniser avec le même paradigme que celui qui a produit la colonisation, à savoir cette façon d’essentialiser à partir de la vision d’une partie (fût-elle dominante) alors que décoloniser suppose probablement de s’appuyer sur des lectures complexes pour que le tout soit plus que la somme des parties? Et si Éva Doumbia faisait confiance à une République laïque qu’il faut accompagner à se renouveller, plutôt qu’à une vision de notre société qui ne serait qu’une somme de communautés, chacune revendiquant sa légitimité sur le tout ? J’ai également été troublé par la manière dont Éva Doumbia évite les transitions entre les deux parties de ces pièces. Elle devrait pourtant les travailler. Car comme l’écrit Marie Darrieussecq dans le Charlie Hebdo du 30 mars 2016,  « Avec l’absence de transition, la logique d’un raisonnement est éludée au profit du montage. On passe d’une idée à l’autre sans justifier leur contact, et on les fait se contaminer, on mime ainsi une logique…Ça élude la complexité de la pensée et du monde ».

J’espère qu’Éva Doumbia retrouvera l’art de la transition, celui qui avait fait mouche dans «Afropéennes» : la transition entre elles et nous, entre elles et la République, entre elles et un théâtre de l’universel.

Pascal BélyLe Tadorne

Deuxième partie: Je suis Pippo Delbono

Depuis les attentats qui ont frappé à deux reprises la ville de Paris en 2015, il m’est difficile de retourner voir des spectacles vivants. Je me souviens que les jours qui suivirent les attaques de novembre, Roméo Castellucci présentait dans le cadre du Festival d’Automne, une performance fondée sur l’imitation de scènes d’urgence, “Le Metope del Partenone“. J’avais renoncé à m’y rendre. Lorsqu’une déflagration survient au coeur de l’existence, l’artifice devient insupportable. L’évènement exige au contraire un rapport interne fin et subtil entre la démarche artistique et le ressenti des spectateurs, afin de tisser des liens invisibles avec ce qui structure encore une humanité partagée.

À l’annonce de la venue de Pippo Delbono aux Bouffes du Nord pour un cycle de lectures musicales, je pense immédiatement aux chroniques que tient Philippe Lançon dans Charlie Hebdo; et notamment à cette phrase rédigée dans le numéro de cette semaine : « L’intelligence et la beauté font le vide – et le plein – dont nous avons besoin ».

Parmi les multiples commentaires qui nous assaillent au quotidien – les explications sociologiques, politiques, identitaires, économiques – subsiste toujours un point aveugle. Celui qui touche précisément à l’expérience esthétique. Cet enjeu a disparu des scènes, qu’elles soient politiques, médiatiques…et culturelles. Au lieu d’esthétiser l’angoissante équation du temps présent, on politise de façon binaire le spectacle vivant qui, dès lors, ne devient que la re-présentation de représentations politiques et médiatiques. L’écueil est alors de rejouer de façon travestie les revendications identitaires qu’on trouve déjà partout ailleurs…

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Or Pippo Delbono, tout comme Philippe Lançon, avance en poète pour penser le temps présent, et créer ainsi une communauté de sensible. Pour l’occasion, il transforme la lecture du texte de B.M. Koltès, “La Nuit juste avant les forêts”, en un tissu complexe de résonances individuelles et collectives. Pippo se reconnaît en Koltès, poète français homosexuel, mort du sida, militant de la cause communiste, dont la relation à la mère semble cruciale. Je reconnais pour ma part dans la salle, l’artiste d’art contemporian Sophie Calle, et me remémore à cette occasion sa rencontre avec Pippo dans l’église des Célestins lors d’un précédent Festival d’Avignon, à l’occasion de son exposition sur sa mère à elle, Rachel, Monique. Pippo s’identifie également aux migrants évoqués par le fils de Koltès, qui arrivent par la mer en Europe et posent, de fait, la question de l’accueil, du don, et de l’identité. Structuré en trois temps, le spectacle intercale le texte de Koltès d’abord dans une lettre de son fils François à Pippo; ensuite d’un courrier de Koltès à sa mère.

Se noue ainsi de façon très subtile un rapport à la filiation et à la reconnaissance : l’incompréhension de la mère de la Koltès face au travail de son fils faisant écho à celle ressentie par la mère de Pippo. Comment ne pas voir jouer les signifiants : la mère méditerranéenne, symbole de cette Europe recroquevillée sur SES enfants qu’elle ne comprend même pas, et qui dès lors engloutit tous les autres ?

Accompagné d’un ami guitariste, Pippo Delbono donne voix et corps à l’échappée belle poétique de Koltès. Très rapidement, je décroche de la traduction projetée sur les murs sang des Bouffes du Nord, et me laisse emporter par le rythme de la voix, du souffle, des cris; par les mouvements et gestes, le regard de clown triste, l’agressivité mal contenue et la bonté perceptible.

On pleure beaucoup lorsqu’on assiste aux spectacles de Pippo Delbono et le plus souvent, sans savoir pourquoi. Ces larmes ne sont pas nécessairement synonymes de tristesse, de passion négative. Ce sont surtout l’expression d’une émotion intense, de celles qui accompagnent la rencontre intime avec un point de vérité personnelle, d’authenticité et de justesse. On pleure de joie à la redécouverte de ce qui devrait constituer l’essence des relations humaines; et de tristesse que ce ne soit pas plus souvent le cas. Qu’il faille l’expérience esthétique pour jouer ce rôle de révélateur.

“La Nuit juste avant les forêts” est un chant rimbaldien, un appel à la marginalité créatrice, assumée. Nulle assignation identitaire au « je », au « nous », au « tu ». C’est un espace ouvert au champ des possibles. L’ «absence de transition» dénoncée par Marie Darrieussecq dans le Charlie Hebdo du 30 mars 2016 ne conduit pas nécessairement à la barbarie. Si elle est pensée, elle peut également, écrit-elle : « être poétique et gorgée de significations».

La signification principale est de nous instituer comme corps commun, tissu d’émotions et de perceptions. La marginalité de ce fait n’a plus ni couleur ni culture, ni identité ni croyance, c’est avant tout une affaire de rapport au monde. De rapport aux normes, aux relations de pouvoir, de domination, de domestication.

De capacité à se reconnaître dans un cri.

Synonyme de liberté.

Sylvain Saint-Pierre- Tadorne

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D’Avignon et d’Ailleurs…

Trois mois après la fin du festival d’Avignon, nous inaugurons une série d’articles sur les résonances du théâtre avec des contextes troublés. Jérôme Marusinski évoque une oeuvre théâtrale qui raconte autrement le conflit entre Israël et la Palestine….

Alors qu’en 1997 Edouard Glissant forge le concept de « Chaos-monde » comme étant « le choc actuel de tant de cultures qui s’embrasent, se repoussent, disparaissent, subsistent pourtant, s’endorment », il appelle de ses vœux «tous les peuples de Caraïbes à se réunir d’un seul corps pour tenter quelque grand ouvrage». Ce « grand ouvrage », Ido Shaked et Lauren Houda Hussein, fondateurs de théâtre Majâz l’ont réalisé au théâtre non pas dans l’archipel caribéen mais à partir de l’histoire d’Israël et de la Palestine à travers leur première création collective « Les Optimistes » qui a vu le jour au Théâtre du Soleil avant d’être reprise à deux occasions au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

Le propos du spectacle n’est pas de se pencher sur la situation actuelle d’Israël, mais plutôt de revisiter l’histoire passée de cet Etat au moment de sa création en 1948 et de l’expulsion massive des Arabes palestiniens. Pourtant cette plongée dans le passé reste ancrée dans le présent sur lequel commence l’histoire du spectacle « Les Optimistes ». Ce présent est celui d’une conférence sur la poésie palestinienne à Paris au cours de laquelle Taha Radwan se met à lire les premiers vers d’un de ses poèmes qui appelle à la haine et au combat. Mais la lecture est très vite mise en suspens pour laisser place à une fable qui va réinventer le passé. A ce moment, le spectacle semble convoquer les propos formulés par Mahmoud Darwich dans son poème en prose La Chronique de la tristesse ordinaire « Ecrivons ensemble une pièce de théâtre ? Une maison convoitée par plusieurs personnes. Tel serait le nœud de la pièce. »

Effectivement, le point de départ des « Optimistes » est celui d’une maison, située à Jaffa, qu’un jeune européen prénommé Samuel destine à la vente à la suite de la mort de son grand-père. Il y vient pour la première fois et il se trouve confronté à un empilement de cartons chargés de souvenirs qu’il se met à ouvrir aussitôt. Il découvre alors le passé de son aïeul, Beno, un juif polonais rescapé des camps de la mort venu construire le rêve sioniste à Jaffa où il hérite d’une maison sans savoir que les anciens propriétaires en ont été chassés. L’une des forces du spectacle est alors de faire se superposer les temporalités et de nous donner à voir simultanément les découvertes de Samuel et celles de son grand-père. Arrive alors miraculeusement une lettre écrite en arabe dans laquelle une famille de palestiniens réfugiés au Liban après la création d’Israël formule au nouveau propriétaire de la maison cette requête bouleversante : « Si vous pouvez nous envoyer dans une boîte un peu de notre brise au parfum d’orange si délicat ! […] L’enthousiasme est grand, nos yeux et nos cœurs ont faim. »

Le spectacle glisse alors dans le domaine du conte puisque Beno qui comprend qu’il se trouve dans la situation de reproduire ce qu’il a subi en Europe, à savoir la persécution et le déracinement, ne choisit pas de révéler la vérité ; au contraire il la réécrit, l’arrange et l’enjolive pour le plus grand bonheur de tous ! Toute une communauté (palestiniens, juifs, prêtre orthodoxe) baptisée « Les Optimistes » s’unit autour de ce projet de composer des lettres ressuscitant Jaffa et de les faire parvenir aux réfugiés palestiniens qui attendent le retour dans leur patrie. Les différences au sein de ce groupe des Optimistes qu’elles soient d’ordre culturel, religieux ou social se trouvent alors balayées. L’engagement de ces individus est tellement fort que la correspondance va très vite se transformer en journal clandestin qui circulera dans les camps de réfugiés palestiniens afin de soutenir leur moral. Cette réécriture de l’Histoire offre une vision pleine de tendresse et d’émotion sur le vivre ensemble. Même si la réalité finit par rattraper les personnages, leur entreprise aura au moins montré la possibilité d’un dialogue entre les cultures, la capacité de pouvoir construire un projet ensemble et surtout « en ces jours de ténèbres (…) aura rempli cette mission : apporter aux vaisseaux qui errent dans le noir la lueur obstinée d’un phare » comme le déclaraient les derniers mots des « Naufragés du Fol Espoir » d’Ariane Mnouchkine.

On ne peut qu’être ému lorsque Samuel parvient à faire revivre à distance via Skype le passé de sa grand-mère Malka dont elle a fait table rase et lorsqu’il comprend les raisons pour lesquelles elle a quitté son mari. Mais le spectacle regorge aussi de personnages pittoresques et haut en couleurs que ce soit le promoteur immobilier chargé d’assurer la mise en vente de la maison de Beno, le réparateur de la machine à imprimer en proie à la paranoïa ou encore un prêtre orthodoxe loufoque et cinéphile, nommé Boutros, qui se laisse aisément persuader par de simples gestes dans une salle de cinéma de participer héroïquement à l’aventure de faire circuler les lettres dans les camps palestiniens.

Mais derrière cette fable le spectacle célèbre aussi le geste artistique des personnages à plusieurs niveaux : Samuel qui mène une quête sur ses origines se jette à corps perdu dans l’Histoire et la fait revivre comme un artiste. Le groupe des Optimistes apparaît aussi comme des créateurs qui ont fait le choix de l’imaginaire de l’écriture et du cinéma comme réponse à la souffrance et au chaos et qui n’hésitent à le reconnaître : « Nous n’avons pas de langue, pas de religion, pas de couleur. Nous sommes le peuple des lettres, des photos, des films. Nous, nous portons nos maisons sur le dos. » Il n’est donc pas surprenant d’entendre dans le spectacle le même comédien parler l’arabe et l’hébreu lorsqu’il incarne le présentateur d’une radio arabe qui diffuse les lettres des palestiniens en quête de leur famille et le présentateur d’une radio israélienne qui participe à la recherche des survivants de l’Holocauste. L’apothéose du spectacle a lieu quand le prêtre orthodoxe Boutros se met à chanter l’Internationale en arabe ! L’histoire racontée au cours de ce spectacle pourrait être envisagée comme une métaphore (tel est le sens du nom Majâz) du travail de la compagnie où l’union sacrée est à l’oeuvre au sein de cette troupe qui réunit français, israélien, palestiniens, libanais, iranien, espagnol, marocain. Cet esprit de troupe où se mélangent les cultures s’inscrit pleinement dans la lignée du travail accompli par Ariane Mnouchkine.

Même si la fiction est inventée de toute pièce dans « Les Optimistes » elle s’appuie sur une véritable enquête menée par Ido Shaked et Lauren Houda Hussein qui se poursuivra dans leur prochaine création à travers les archives du procès d’« Eichmann à Jérusalem » dont le projet a été présenté au Théâtre de la Parenthèse à Avignon le 19 juillet à l’occasion du midi de la belle scène Saint-Denis. Le Théâtre Majâz envisage alors un autre pan de l’Histoire, celui de la libération de la parole en Israël au moment du procès de l’administrateur du génocide des Juifs : il s’agira non pas de se livrer à une reconstitution historique du procès mais de s’interroger sur l’identité du bourreau et sur la représentation du procès non seulement parce qu’il a été filmé mais aussi parce qu’il a eu lieu dans une salle de théâtre, La Maison du Peuple, transformée pour l’occasion en tribunal.

Ce spectacle prolongera ainsi le travail de la compagnie sur la vérité de l’histoire et sur la possibilité de parler de théâtre derrière la réalité !

Jérôme MARUSINSKI – Tadorne

« Les Optimistes » les 13 et 14 octobre 2015 au Théâtre Firmin Gémier / La Piscine à Châtenay-Malabry, les 16 et 17 octobre 2015 au Théâtre Jean Arp à Clamart, les 17 et 18 novembre 2015 au Théâtre Les Treize Arches à Brive-la-Gaillarde, le 24 novembre au Théâtre du Vésinet
« Eichmann à Jérusalem » du 9 mars au 1er avril 2016 au Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis
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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Avignon OFF 2015- “Tutu”de Philippe Lafeuille…et si la danse m’était contée?

Le Festival OFF d’Avignon va remettre le prix du public 2015 à  “Tutu”  de Philippe Lafeuille. Sylvie Lefrère revient sur cette oeuvre, vue en avant première à Marseille le 1er octobre 2014.

Pour ouvrir le bal de cette nouvelle saison, je n’ai pas hésité à faire l’aller et retour entre Montpellier et Marseille. La compagnie «Les Chicos Mambos», emmenés par Philippe Lafeuille,  fait son grand retour après «Méli-mélo», succès planétaire. Pour fêter ses 20 ans, elle m’a emporté dans une vague ! Après les intempéries d’il y a quelques jours, la scène de Klap, Maison pour la danse, va m’inonder de flots émotionnels. J’ai rangé ma robe de sirène pour la troquer avec celle en tulle.

Pour ce spectacle, la costumière Corinne Petitpierre a créé les plus beaux tutus que la danse n’ait jamais vu. Ils peuvent être une fine corolle scintillante, ou longs et ronds; en forme de chapeaux, de cygnes; des pompons, en plissé. Ce sont toutes les diversités d’enveloppes qui recouvrent le corps des danseurs. Le tutu en tulle, symbole de la danse, est aussi cette matière fine, transparente, perforée, comme les alvéoles d’une ruche. Le groupe de six danseurs (Anthony Couroyer, Loic Consalvo, Mikael Fau, Pierre-Emmanuel Langry, Julien Mercier, Alexis Ochin) symbolise nos abeilles nourricières, jeunes artisans faits de force et d’humour, magnifiquement célébrés par la  création lumière de Dominique Mabileau. Chacun laisse éclater sa singularité à travers ses muscles tendus, l’expression de son visage. Ils sont uniques et ils font corps, choeur de danseurs qui nous entrainent dans le mouvement de l’histoire de la danse.

Une succession de scène m’enthousiasme. Pour cette avant-première, le public est composé majoritairement de professionnels du spectacle : je le sens vibrer, à l’image d’un mouvement qui s’immisce entre les fines couches de tulle. Les spectateurs respirent de plaisir, laissent éclater librement leurs rires, jusqu’à saluer par leurs applaudissements les notes d’humour jubilatoires et culottées. « Tutu » célèbre la danse, art vivant qui montre depuis quelque temps un propos épuisé sur scène. Ici, les schémas esthétiques habituels explosent pour nous faire entrer dans un lâcher-prise libératoire. Philippe Lafeuille use de sa liberté d’expression sans se soucier de plaire, sans laisser la moindre place au consensus mou. Dans cette course effrénée, la danse se met dans tous ses états. Elle relie, croise, superpose toutes ses formes, classiques, internationales, temporelles, urbaines, sportives, sensationnelles. Elle nous touche dans ce que nous avons été, ce que nous sommes. Le futur s’accroche à l’énergie des danseurs.

«  Tutu » restera gravé dans ma mémoire, car au-delà d’une fresque de tous les états du geste, je traverse mon histoire de danse (adolescente,  le « Boléro» de Béjart m’a ouvert mes émotions dansées). Avec «Tutu», le végétal et l’animal rejoignent l’humain. Je me frotte contre l’ourson bienveillant, je caresse les cygnes omniprésents, je ressens la liberté de l’oiseau migrateur. Je frôle le dos musclé de l’ange qui nous tourne le dos pour mieux nous faire front. L’humour est palpable dans les moindres froufrous, mais il reste toujours sur une ligne fine, à la lisière du cabaret, sans jamais franchir la vulgarité et le déjà vu.

La danse n’est plus le monopole de l’esthétique féminin. Philippe Lafeuille est un chorégraphe qui bouleverse les codes, mélange les genres. Il ose et devient le magicien d’un jardin extraordinaire. Les références au passé valsent, tournent entre les âges et les modes . J’y observe ces corps d’hommes qui se transforment. La grâce des jeux de jambes dans un tango endiablé, qui se confondent  avec celles du rugbyman Néozélandais qui exprime une danse tribale pour se donner du courage et impressionner l’adversaire. Force et séduction deviennent poreuses jusque dans ses représentations les plus classiques. La part du féminin/ masculin est en chacun de nous et nous oscillons dans le paradoxe.

Le lendemain matin, me revient la sublime scène des bébés tutus, premiers corps dansants. Françoise Dolto disait « tout est langage». Philippe Lafeuille prolonge le propos : «tout est tutu…je tutu nous…tout est corps!». Je garde l’image finale des ces boules de tulles colorées déposées sur le plateau comme les cailloux du petit poucet pour éclairer un chemin. La musique du film de Wong Kar-Wai, «In the mood for love»,  flotte dans l’air et pulse le mouvement du cheminement.

« Tutu », c’est nos liens intimes à la danse.

C’est l’image d’une révolution éclatante.

Nous sommes en marche.

Pour une réévolution en tutu.

Sylvie Lefrère – Tadorne.

Photos: Michel Cavalca.

« Tutu » de Philippe Lafeuille. A Klap, Maison pour la Danse à Marseille, en avant-première le 1er octobre 2014 dans le cadre du festival « Questions de danse ».
 
En tournée dans toute la France en 2015-2016
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Avignon OFF 2015- Avec « Love and money », le OFF n’est pas qu’un marché.

Ils sont attablés. De rouge et de blanc. La fête semble finie, mais nous sentons que ça va saigner.

Il s’avance. Droit, déterminé. David et Jess sont mariés pour le meilleur et surtout pour les pires des situations. Dès la première scène, David évoque un échange de mails avec sa maîtresse. Calmement, surement. Par mails, tout passe, même l’horreur la plus indescriptible quand il évoque les circonstances de la mort de sa femme. Le ton est donné. Nous rions de nos façons de communiquer. Mais le rire est jaune.

Rouge, blanc, jaune.

À ce rythme-là, le théâtre ne prend pas de gant, pour élaborer la peinture de notre modernité.

Love & Money” de Denis Kelly mis en scène par Illia Delaigle de la compagnie Kalisto, nous propose une représentation d’un système complexe où l’intime, le jeu amoureux, se trouvent happés par des logiques économiques. Elles échappent aux protagonistes et provoquent l’éclatement du couple, du récit, au profit d’un renversement des valeurs dont seul le capitalisme financier tire profit.

Nous sommes après 2006, crise des Subprimes, aux ravages tant systémiques qu’invisibles. Nous sentons confusément que les appuis se perdent, que les points de repère disparaissent, que les tables sont renversées. Nous sommes comme ces personnages sur scène, même s’ils semblent nous devancer dans le temps : face aux points limites, ils en reviennent aux questions fondamentales que la société de consommation veut faire oublier. Quel sens trouver au travail ? Aux relations humaines ?

La crise a fait basculer la société : la consommation est désormais liée intrinsèquement à la dette. Cette charge, devenue insoutenable, fait vaciller les édifices humanistes qui semblaient les plus solidement ancrés. David, cet enseignant passionné de pédagogie, se trouve dans l’obligation de prendre un deuxième travail, dans une banque, embauché par son ex-petite amie. Comment ne pas songer à la Grèce ou à la précarité désormais implantée en France ? Qu’est-ce qui se joue de la responsabilité individuelle dans ce naufrage collectif ? Tous les personnages sont traversés par le culte de l’argent roi et du matérialisme, sentant bien confusément que cet idéal ne peut constituer le seul horizon existentiel. Dans ce monde moderne, une nouvelle forme d’aliénation se donne à voir : c’est une course tragique et dérisoire pour échapper à l’horizon de l’endettement, endettement auquel nous avons nous-mêmes consenti pour nous fondre dans le culte des objets.

Pour donner à voir cela, tout le talent de la mise en scène repose sur un mélange de simplicité et de sophistication dans la relation avec le public. Dans leurs corps, leurs expressions, les comédiens nous ressemblent : nous faisons cause commune avec eux, même lorsqu’ils manifestent de la cruauté. Cet espace psychique s’articule à l’espace scénique : une table de mariage devient pierre tombale, hôpital psychiatrique. La musique portée par un guitariste présent sur scène colmate les blessures infligées par le monde moderne.

La pièce est un chemin de croix vers l’empathie alors même que la narration est bouleversée : la fin est au commencement et inversement. Tel un fleuve en crue, le final emporte avec lui nos émotions paradoxales pour les conduire vers un paysage aérien, débarrassé de nos dettes aliénantes.

Le caractère implacable du capitalisme est alors contrebalancé par un humanisme que seul le théâtre peut sauver.

Sylvain Saint-Pierre – Pascal Bély- Tadornes.

"Love & Money" de Denis Kelly mis en scène par Illia Delaigle est à la Manufacture d'Avignon jusqu'au 25 juillet à 16h40.
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Avignon 2015- Tiago Rodrigues inspire.

C’est le troisième Shakespeare de cette 69ème édition du festival. Après « Le Roi Lear », mise en scène par Olivier Py, puis « Richard III » par Thomas Ostermeier, Tiago Rodrigues propose « Antoine et Cléopatre ». Un français, un allemand, un portugais. Cela pourrait former une trilogie européenne. Mais les mises en scène paraissent si éloignées les unes des autres qu’il serait vain de vouloir les relier : Olivier Py s’imagine en Roi Lear d’Avignon, Ostermeier manipule Richard III pour célébrer sa théâtralité foisonnante. De son côté, Tiago Rodrigues imagine Shakespeare, auteur d’un poème amoureux, où le pouvoir s’entendrait dans ce qu’il y a de plus intime. C’est un moment théâtral assez incongru dans ce festival dur, un peu asséché, où le texte tout puissant épouse l’effondrement ambiant et paraît impuissant à dégager une vision.

Elle, c’est Sofia Dias. Elle est enceinte, ce qui confère au rôle de Cléopatra un doux mélange de douceur et de détermination. Ce ventre fait tiers dans sa relation si complexe avec Antoinio. Il symbolise une planète avec comme seul océan, une mer méditerranée, liquide amniotique de notre culture commune.

Lui, c’est Vitor Roriz. Il incarne un Antonio doux et guerrier. Il irradie le plateau par sa façon si particulière de ne rien lâcher de cette dualité : l’amour du pouvoir, le pouvoir est amour…

Séparément, l’un parle à l’Autre tandis que l’Autre répond aux uns et aux autres (c’est à dire à nous Autres). Comment évoquer une telle écriture théâtrale tant il faut en faire l’expérience ? Tous les deux engagent leur corps pour accompagner des phrases qui ne dépassent pas quelques mots. Cela forme un dialogue surréaliste, rythmé par l’intensité de la relation, où la poésie est seule à pouvoir évoquer le pouvoir par la relation amoureuse.

Antonio, respire

Cleopatra, respire.

Antonio, expire

Cleopatra, expire.

C’est subjuguant de transformer une scène en nuage pour nous inviter à rêver d’une autre dramaturgie du pouvoir, à vivre une nouvelle expérience Shakespearienne. Sur le plateau tombe une œuvre d’art composée de cercles en plastique colorés ; il forme un squelette où se projette leurs visages, où leurs énergies, leurs déplacements reconfigurent l’œuvre et lui donne chair. La relation amoureuse est probablement cette œuvre, cette construction à l’équilibre si fragile. Comment parler d’amour si ce n’est par le pouvoir des mots ? Comment incarner le pouvoir si ce n’est par l’amour des mots ? C’est lui qui donne au corps institué cette agilité de la pensée (avez-vous remarqué le langage du corps de nos dirigeants européens, mécaniques, à l’image de la novlangue qu’ils utilisent ?).

Je savoure de m’y perdre avec eux, tel un spectateur profondément amoureux de ce théâtre-là, où le sensible développe une pensée circulaire et autorise tous les liens possibles. Ici, la vision d’un théâtre politique se ressource par la poésie des corps et la musicalité des mots (je pense à cette dernière scène où Antonio vit ses derniers instants…Cléopatra tente de le sauver par une corde où les mots s’étirent, se nouent, se métamorphosent…Merveilleux).

Ici, Tiago Rodrigues nous rend puissants parce que notre imaginaire transforme le jeu du pouvoir en une chorégraphie d’ombres et de lumières, en une comédie musicale où la partition des corps accompagne le tumulte d’une guerre sournoise des tranchées, en une installation où les corps créent les codes d’un nouveau langage amoureux.

Antonio expire,

Cléopatra respire,

Le théâtre inspire.

Pascal Bély – Tadorne

"Antoine et Cléopâtre" par Tiago Rodrigues au Festival d'Avignon 2015.

 

 

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Avignon 2015- Madame rêve…

Et si Avignon m’était conté ? Je n’y suis pas cette année…mais…

Madame rêve… De merveilleux…d’énergie qui entrainerait tout sur son passage pour que nos sens soient excités au plus haut point.

Madame rêve…Dans un premier cycle du sommeil, celle de la phase d’endormissement où ma conscience reste en veille, je rencontrerais Phia Menard et sa dernière création «Belle d’hier». Une pièce où d’un bloc, sorte de lingot Factory de Warhol, recouvert de matière brillante, émerge un laboratoire glacial. On y extrait des fantômes pétrifiés, comme dans la légende où des moines avaient été transformés en pierre pour avoir osé regarder des femmes.

Ces christs encapuchonnés se délitent tout comme les valeurs religieuses de nos jours. Les dogmes s’écroulent et la révolte gronde. Un grand nettoyage s’opère, pour laver toute cette saleté qui nous envahit. Cela nécessite des efforts. Les tissus sont foulés aussi énergiquement que les raisins lors des vendanges. Nous avons à extraire un nouveau jus, plus vif, plus savoureux, sans rester derrière un rideau qui occulte la réalité. La volonté engagée pousse jusqu’à la folie, car tout renouveau fait basculer dans l’inconnu. Un bruit assourdissant nous envahit et vient à bout de ma fatigue.

Madame rêve…J’entame une sieste plus profonde dans cet été torride. J’entre dans un sommeil réparateur. Avignon, ville de festival international, pourrait nous entrainer vers la création belge. « En avant marche ! » d’Alain Platel et de Frank Van Laecke m’accueille.

Un ange noir y déploie ses ailes cymbales. Les vibrations cinglantes sortent de ces disques dorés. De cet éclat exulte ses maux. Ses cordes vocales sont anesthésiées d’avoir trop longtemps usé ses mots d’amour, et de luttes. La maladie a tétanisé son organe, son souffle lui manque, son trombone, porte voix est au repos, réduit au silence.

Il s’économise en nous délivrant ses langues multiples. Il a le timbre d’ un parrain, patriarche qui détient le pouvoir, le savoir, mais il n’est pas celui qui écrase son entourage. Il est libre et aimant. Son corps est à l’image du poids de ses émotions, de ses expériences vécues. De façon régulière, il a besoin de se ressourcer en s’allongeant pour puiser une part de rêve dans un sommeil de bébé, où il serre contre lui son instrument objet transitionnel, « Ours à vent ou à percussion » suivant ses humeurs.

Il soulève son corps massif et évolue joyeusement autour des autres musiciens. Artistes, facteur, fleuriste et ingénieur se retrouvent tous à la même enseigne. La puissance d’un collectif pluriel. Les femmes sont des majorettes, au corps débordant de séduction et de dextérité. L’une boit les paroles de celui qu’elle aime, l’autre plus volage, préfère être l’objet du désir d’un des jeunes acrobates. On s’aime profondément, ou pour le plaisir. Il a besoin de lâcher prise. Pour cela son corps s’accorde à celui d’un jeune athlète aux accents slaves. Leur danse est celle de l’Europe, entre Français, Flamands, Wallons, Anglais. Tous ils se croisent, entrelacées de phrases cultes de chansons » Putain, putain, nous sommes tous des Européens ». Cette fanfare à l’élégance surannée dans ses martingales, habits de représentation, est gainée comme des soldats de plomb.

Ils apparaissent et disparaissent dans le décor. Nous sommes bien loin de la Cour du Palais des Papes, et pourtant un sentiment de déjà vu. Un vaisseau de rouille à l’oeil nu, qui quand on se rapproche, est un tulle tendu de couleur rousse. Ce qui nous apparaît comme imposant et usé n’est finalement qu’une fine matière transparente. D’où la nécessité de prendre le temps de regarder et de découvrir, et de ne pas se laisser aveugler et impressionner.

Nous sommes accueillis par un roi qui relie toutes ces femmes libres dans leur corps, et ses hommes dans tous leurs états artistiques. Leurs rythmes, leurs chants, leurs langues sont universels et nous accompagnent dans cette énergie collective jusqu’à la fin. Des sursauts nous font tressaillir et révèlent l’esthétique de l’homme où qu’il soit.

Madame rêve…Je continue ma nuit Avignonaise dans un sommeil paradoxal, agité, celui des rêves…

Maguy Marin nous y attend. Avec “BIT“, elle nous entraine dans une farandole, digne de celle de Zorba le Grec. Petite espagnole, elle part de ses origines pour nous interpeller. Elle cherche à mettre en jeu le lien populaire, celui dont nous sommes tous pétris. Mais des pentes nous cernent. Perspectives ou descentes ? Les ascensions sont difficiles, les descentes ludiques. Après l’allégresse, elle met une ombre au tableau. Méfiance…Tout peut si vite basculer dans l’horreur. Le monstrueux apparaît. Celui qu’on ne supsconnait pas quelques minutes auparavant.

La parité est représentée, mais la gente féminine se fait encore «  niquer ». Faibles femmes impuissantes, elles réduiront pourtant leurs agresseurs en vulgaires cloportes qui jouent aux combats de coqs.

Un déferlement de souffrances se repend. La religion se couvre aussi de capuchons pour voiler ses exactions. Ils sont sans visage, tantôt bourreaux, tantôt observateurs voyeurs.

Mais la vie continue avec ses hauts et ses bas. Les fils se déroulent des quenouilles, se tendent, sans jamais se rompre. La musique nous percute jusqu’à soulever nos diaphragmes en rythme. Nous retrouvons la sensation de respirer dans un second souffle. Notre corps prend le pouvoir sans le savoir, en « Bit ».

Le « Py »(re) est passé, et on peut retrouver à nouveau la joie de vivre, en cherchant encore et toujours à se relier et à créer des moments de grâce. Pour cela les prises de risque sont nécessaires. Osons sauter dans le vide ! Et après ?…Le réveil sonne.

Nous sommes à Avignon. Ce n’était qu’un rêve. Pas de Platel, pas de Phia, Pas de Maguy…

Kristian Lupa a ouvert la danse sur le pont d’Avignon, alors tentons de continuer d’avancer dans ce festival tout en sachant qu’au bout le pont est coupé et que la fête va bientôt finir.

Sylvie Lefrère – Tadorne

Phia Ménard, "Belle d'hier" au Festival Montpellier Danse les 26 et 27 juin 2015.
Alain Plater et Frank Van Laecke au Printemps des Comédiens de Montpellier les 22 et 23 juin 2015.
Maguy Marin, "Bit" à Montpellier Danse les 7 et 8 juillet 2015.
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Avignon 2015- Le splendide requiem de Krystian Lupa.

C’est le premier spectacle du Festival d’Avignon. À l’heure où le doute m’envahit, où mes questions essentielles (et existentielles !) sur comment penser autrement le rôle de la culture et de l’art trouvent si peu d’écho dans le cercle fermé des sachants, Krystian Lupa m’accueille avec « Des arbres à abattre » de Thomas Bernhard.

Alors que nous nous apprêtons à vivre 4h30 de théâtre polonais en pleine après-midi caniculaire, l’accueil pensé par Krystian Lupa prend tout son sens. En prenant place dix minutes avant le début du spectacle, il nous projette l’interview de Joana, celle qui « apprend aux artistes à marcher ». Entre deux silences, ses réponses me bouleversent : son art est une quête d’absolu. Le journaliste ne résiste pas très longtemps tant ses questions binaires sont prises dans le tourbillon d’une pensée, où dialoguerait psychanalyse et désir d’une utopie partagée. Je rêve d’entendre une telle parole aujourd’hui, où l’artiste évoquerait son art sans magnifier son égo. Avec Lupa, nous sommes à mille lieues de l’accueil autoritaire que nous avait réservé l’an dernier Claude Regy qui exigeait de nous le silence le plus absolu en entrant dans la salle…

Le décor se dévoile. Les époux Auersberger préparent un «dîner artistique» en l’honneur d’un vieux comédien du Théâtre National qui donne ce soir la première du « Canard Sauvage ». Thomas, le narrateur, se tient tantôt à l’écart (à l’image d’un psychanalyste assis sur son fauteuil écoutant les névroses d’un entre-soi mortifère), tantôt à l’intérieur de ce huit clos étoufant réunissant l’intelligencia autrichienne. Mais un événement vient dérégler la mécanique de ce dîner : tous reviennent de l’enterrement de Joanna, qui s’est pendu quelques jours auparavant. Ecrivains, chanteurs, acteurs se bousculent pour assister au diner, presque en boitant….

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Treize comédiens vont ainsi offrir au public d’Avignon ce que le théâtre peut donner de meilleur. Il faut être un très grand metteur en scène pour oser un jeu polysémique où notre regard circule entre un ici et maintenant, un ici et un avant (une vidéo filme le jour de l’enterrement), un ici et un ailleurs (Thomas et Johana se retrouvent nus pour un requiem à deux voix sur l’art). À ce triple jeu, s’ajoute la voix off de Thomas évoquant ce bal de faux semblants et Krystian Lupa lui-même qui, assis sagement au premier étage de la salle, micro à la main, laisse échapper ses rires et d’étranges sons, comme pour nous alerter de l’impensé de ce huit clos. Lupa orchestre son art total où les mouvements de la caméra vidéo épousent la psychologie complexe des protagonistes ; où la musique (dont le célèbre Bolléro de Ravel) nourrit un requiem théâtral en hommage à tous ceux qui n’en sont pas revenus ; où les corps sont si textuels que les surtitrages sont des notations du mouvement. Lupa donne à son art polysémique tout le temps qu’il lui faut pour se déployer, tout en nous invitant à devenir des écoutants, où notre empathie fraye son chemin dans cet entre-soi où rien ne peut le pénétrer. Lupa nous donne les clefs pour le comprendre, tout en mettant en scène ce que nous aurions peut-être perdu de vue : notre relation à l’art est-elle cette quête d’absolu incarnée par Joana (sinon, pourquoi serions-nous là, dans cette salle ?)

En ce tout début de Festival, Lupa m’accueille, jusqu’à réparer mon identité de blogueur, de spectateur critique qui a eu à souffrir de l’entre-soi culturel français et de ces huit clos qui font et défont les réputations, qui ne pensent plus l’art, mais la façon de faire réseau pour hiérarchiser les bons et les mauvais. Avec Lupa, l’entre-soi est une esthétique de l’effondrement où les corps s’affaissent, mais parviennent encore à réagir au Boléro de Ravel pour s’y abandonner. Lupa transforme cet effondrement en une quête absolu, d’un amour de l’art à mort. Cet entre-soi est ce lieu étroit où la représentation de l’art se violente, où l’art d’en vivre conduit vers l’art d’en finir. C’est un entre-soi où le peuple aimant n’entre pas, à l’image de la bonne qui finit par divaguer tel un fantôme.

L’ami de Johanna est bien seul au milieu de cette forêt d’arbres abattus. Sa douleur le maintient droit, mais il quittera la soirée pour ne pas laisser aspirer par la puissance de n’en rien dire. Cet ami résonne avec le désarroi que j’éprouve à l’égard de cette micro société qui ne fait plus société.

Je hais l’entre-soi et tous les diners artistiques, mais Lupa m’accueille pour ne plus en souffrir.

Lupa m’accueille et je vous l’écris : Joana est revenue.

Pascal Bély – Le Tadorne

"Des arbres à abattre" d'après Thomas Bernhard; Adaptation et mise en scène de Krystian  Lupa au Festival d'Avignon du 4 au 8 juillet 2015.