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ETRE SPECTATEUR LA VIE DU BLOG OEUVRES MAJEURES

Dix oeuvres majeures en 2012.

Dix œuvres majeures ont jalonné l’année 2012. Quasiment aucune n’est venue à moi. J’y suis allé, au prix de nombreux déplacements et de temps passé à arracher une place. Dix œuvres de l’humain vers l’humanité, de soi vers nous. Dix œuvres pour hurler, se faire entendre au moment où l’Europe s’effondre. Dix oeuvres pour trouver l’embarcation qui ne promet rien, mais qui rêve du tout.

«La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel a divisé la critique lors du festival d’Avignon. Rarement, je n’ai ressenti une telle humanité en jeu: les artistes ont accueilli mes fragilités pour me restituer une vision sur la place de l’art dans une société en crise. J’en suis sorti plus fort, plus habité. Mouette.

«Dopo la Battaglia» est une autre victoire. Celle de Pippo Delbono. Son Théâtre n’a pas abdiqué. À corps et à cris, il a dénoncé, en célébrant la danse: l’incurie médiatique, la lâcheté du politique, l’inculture triomphante des communicants qui torturent le sens des mots pour tordre les corps épuisés par la crise. «Dopo la Battaglia» a été un moment généreux: par vagues successives de tableaux vivants, ce théâtre-là a porté haut «l’être» l’humain, et posé son écume sur nos corps desséchés. Pippo Delbono est l’héritier de Pina Bausch et poursuit son œuvre: faire confiance en l’intime pour questionner la folie du monde.

Avec «Tragédie», Olivier Dubois a frappé fort avec efficacité. Avec 18 femmes et hommes nus, il a créé «l’image», celle qui pourrait faire «humanité» pour chacun d’entre nous. Il a réussi à sculpter le groupe pour qu’émerge un tout: celui qui nous sauvera de notre tragédie de n’être qu’homme, entité sociale et sexuée. «Tragédie» m’a offert une vision éclairée de notre destin commun.

Sophie Calle n’est pas une artiste de théâtre. Elle expose. Et pourtant, elle a créé la scène autour de sa mère, décédée en 2006, jusqu’à lire quotidiennement son journal intime. «Rachel, Monique» était à l’Église des Célestins. Tel un rendez-vous avec une chanson de Barbara, nous y sommes revenus plusieurs fois comme un besoin vital de ressentir une nostalgie créative. Le 28 juillet 2012 à 17h, nous étions présents alors qu’elle lisait les dernières pages. Sophie Calle a créé le rituel pour nous rassembler, celui qui nous a tant manqué pendant le festival.

«Salle d’attente» de Krystian Lupa a été un choc théâtral en deux actes, porté par une troupe de quinze jeunes comédiens. Ils ont incarné avec force la vision d’un idéal européen en miettes à l’heure où la Grèce s’accroche vaille que vaille. Tandis que le deuxième acte nous incluait dans une «renaissance», le premier nous plongeait dans nos «inexistences». Choc frontal et bilatéral.

«Mesure pour mesure» de William Shakespeare par Thomas Ostermeier m’avait impressionné. Sur scène, j’y ai vu le jeu d’une civilisation épuisée par un système démocratique où le pouvoir pulsionnel transforme la raison d’État en déraison psychique. Un  cochon pendu métaphorisait notre piètre condition humaine prise en tenaille entre le religieux et la finance toute puissante. Ne reste que la justice pour décrocher ou choisir le croc le plus adapté…

Le collectif flamand tg STAN est moderne: son interprétation des«Estivants» de Maxime Gorki m’a littéralement emporté dans un système de pensée revigorant. Cette œuvre du début du 20ème siècle décrit un groupe en vacances d’été dans une datcha et qui «s’occupe» pour ne pas sombrer. Ici, les conflits entre amis masquent finalement un accord souterrain pour que rien ne change entre le marteau ou l’enclume, entre penser ou subir…

Le collectif berlinois She She Pop est culotté: avec leurs pères, trois actrices ont interprété «Testament», écriture théâtrale en deux dimensions (le texte du «Roi Lear» de William Shakespeare enchevêtrés dans des dialogues percutants entre pères et filles). C’est ainsi que fut abordée la délicate question de la transmission et de la prise en charge de la vieillesse par une génération frappée par la récession économique. Avec She She Pop, le testament a perdu sa valeur juridique, mais a gagné en altérité métamorphosant le théâtre de Shakespeare en un dialogue social régénérant.

Autre transmission avec Radhouane El Meddeb et Thomas Lebrun qui avec «Sous leurs pieds, le paradis», m’ont offert l’une des chorégraphies les plus sensibles de l’année. J’y ai vu Radhouane El Meddeb entrer dans la danse pour peu à peu se féminiser, embrasser la peau musicale d’Oum Kalthoum et y recevoir la force du baiser de la résistance. J’y ai vu une mer de courants artistiques où l’art chorégraphique a rencontré le chant. Sous leurs pieds, le théâtre a mis les voiles vers des contrées où la danse est un chant de la démocratie.

Autre voile, avec «La barque le soir» de Tarjei Vesaas, mise en scène par Claude Régy. À aucun moment l’embarcation n’est figurée: elle est bien là, au plus profond de notre imaginaire, en dialogue continu avec le corps qui danse (magnifique Yann Boudaud), avec le chaos de la scène vers la sérénité du tableau. Claude Régy sait créer l’espace où se rencontre le poète, l’acteur et le spectateur. Nous sommes liés, dans la même embarcation, celle qui nous guide vers un au-delà.

Entre les deux rives, notre unique bien-être: l’art comme embarcadère vers ces dix œuvres majeures.

1- “La mouette” par Arthur Nauzyciel (Festival d’Avignon)
2- “Dopo la Battaglia” par Pippo Delbono (Comédie de Valence).
3- “Tragédie» d’Olivier Dubois (Festival d’Avignon).
4- «Rachel, Monique» de Sophie Calle (Festival d’Avignon).
5- «Salle d’attente» par Krystian Lupa (Sortie Ouest -Béziers).
6- «Mesure pour mesure» par Thomas Ostermeier (Théâtre de l’Odéon, Paris).
7- «Les estivants» par la tg STAN (Festival d’ Automne de Paris).
8- ” La barque le soir” par Claude Régy (Festival d’Automne de Paris).
9- «Sous leurs pieds, le paradis» de Thomas Lebrun etRadhouane El Meddeb (Montpellier Danse)
10- «Testament» par She She Pop et leurs pères (Festival d’Automne de Paris).

Pascal Bély – Le Tadorne.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Bilan du Festival d’Avignon 2012 : nos présences, nos absences et leur indignité.

Qu’un festival ne soit plus populaire, qu’il ne me permette plus de m’inscrire dans un mouvement, est inquiétant. Sur toute la durée de cette 66ème édition, j’ai vu 38 spectacles pour un coût total de 1850 € (830€ de places et 1020€ de location d’appartement). Seulement neuf d’entre elles m’ont éclairé, enthousiasmé, tourmenté. Respecté, j’ai eu envie d’écrire. Passionnément. Neuf, soit moitié moins que les années précédentes. Neuf soit vingt-neuf propositions où j’ai, au mieux erré, au pire sombré dans le néant.

Cette proportion est inquiétante et signe une crise de sens, de valeurs, de propos. Trop rares ont été les moments où j’ai pu penser, faire mon chemin. Me revient alors le jugement éclairé d’un spectateur, posté sur sa page Facebook: «Cette année le public est absent d’Avignon. Vous ne comprenez pas la différence entre tenir compte du gout du public et simplement tenir compte de sa présence…».

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Notre présence.

Le public était présent. J’étais là pour «La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel. Rarement, je n’ai vu une telle humanité en jeu dans cette cour qui écrase tout. Ici, l’art a repris ses droits et les artistes ont dansé pour caresser les murs et calmer cet espace autoritaire. Ils ont accueilli mes fragilités pour me restituer une vision sur la place de l’art dans une société en crise. J’en suis sorti plus fort, plus habité. Mouette.

Sophie Calle n’est pas une artiste de théâtre. Elle expose. Et pourtant, elle a créé la scène autour de sa mère, décédée en 2006, jusqu’à lire quotidiennement son journal intime. «Rachel, Monique» était à l’Église des Célestins .Tel un rendez-vous avec une chanson de Barbara, nous y sommes revenus plusieurs fois comme un besoin vital de ressentir une nostalgie créative. Le 28 juillet à 17h, nous étions présents alors qu’elle lisait les dernières pages. Sophie Calle a créé le rituel pour nous rassembler, celui qui nous a tant manqué pendant le festival.

Le chorégraphe Olivier Dubois est arrivé le 25 juillet et a provoqué le séisme que nous attendions. Avec «Tragédie», nous étions spectateurs et acteurs de notre humanité en mouvement. Nous avons ovationné ces dix-huit danseurs. Pas un seul n’a échappé à mon empathie. Processus identique avec Jérôme Bel où dans «Disabled Theater» des acteurs handicapés mentaux ont réduit la distance pour que la danse fasse lien au-delà des codes usés de la représentation. Avec «33 tours et quelques secondes», Lina Saneh et Rabih Mroué ont tenté de renouveler ces codes à partir d’un dispositif sans comédien. Sans ma présence, cette pièce ne pouvait exister. J’étais là parce que l’absence a donné une âme au théâtre .

En nous convoquant sous la scène du Palais des Papes, le performeur sud-africain Steven Cohen nous a plongés au sens propre dans les bas fonds de l’humanité pour y vivre l’horreur de l’extermination des juifs. On ne s’en sortira jamais. Un regret: peu de spectateurs ont vu cette performance (jauge d’à peine 50 places) et n’auront fait connaissance avec cet artiste hors du commun qu’avec «Le Berceau de l’humanité», oeuvre bien moins aboutie.

Avec «Conte d’amour», le suédois Markus Öhrn nous a lui aussi donné rendez-vous au sous-sol pour y vivre, par caméra interposée, l’effroi de l’amour incestueux. Rarement je n’ai senti un public aussi présent face à une bâche de plastique qui nous séparait des acteurs. Même présence pour «Disgrâce», mise en scène par Kornel Mundruczo qui m’a donné envie de lire cet été, le roman de J.M Coetzee. Du théâtre vers l’écrit pour lire autrement.

Au cours de ce festival, j’ai parfois ressenti l’effondrement de notre civilisation. Seul Roméo Castellucci pouvait s’emparer de ce trou noir qui pourrait nous sauver. «The Four Seasons Restaurant» n’était qu’une initiation. Un autre monde est à venir.

 Le goût du public.

Festival d’Avignon, festival de création ? Pas si sûr…Comme tant de théâtres en saison, il s’est moulé dans le consensus mou qui ne fait émerger aucune idée, à peine incarnée par des acteurs. Les logiques de coproduction priment sur des prises de risque assumées comme si la responsabilité des deux programmateurs d’Avignon se diluait dans des contrats à multiples feuillets.

Il y avait d’ailleurs une certaine indécence à nous proposer «Les contrats du commerçant. Une comédie économique» de Nicolas Stemann à 36 euros la place, prix à payer pour subir un délire de clichés rabâchés sur la crise financière et la possibilité de quitter le spectacle pour la buvette installée pour l’occasion. Le public aisé (présent ou absent, là n’était plus la question !) a beaucoup aimé. Moi pas. .

Autre propos démagogue. Celui de Thomas Ostermeier (artiste associé du festival en 2004) qui m’avait habitué à plus de rigueur. Son théâtre participatif autour d’ «Un ennemi du peuple» d’Henrik Ibsen n’était qu’une énième reproduction d’un système de pensée que l’on répète à l’infini. Ce théâtre bourgeois sans vision va à coup sûr plaire aux programmateurs qui trouveront là, à moindres frais, de quoi faire de leur établissement un lieu de citoyenneté! Est-ce du niveau du Festival d’Avignon ?

Le public aime Christoph Marthaler (artiste associé du festival en 2008). Était-ce bien judicieux de nous proposer «My Fair Lady, un laboratoire de langues», spectacle certes très drôle, mais si vain. Le public aime Joseph Nadj (artiste associé du festival en 2006). Certes. Mais «Atem le souffle» était une oeuvre venue d’en haut vers le bas. Si Avignon est une chapelle, je n’ai pas choisi d’être pénitent ou pèlerin.

Additionnées, ces propositions ont provoqué  une censure sourde qui n’autorise presque plus aucune élévation de la pensée. La danse a nourri ce processus jusqu’à servir d’appât, elle qui stimulait il y a seulement quelques années, des débats sans fin. Romeu Runa produit par les Ballets C de La B (fournisseur officiel annuel du Festival. Je fais le pari qu’ils seront programmés en 2013), Sidi Larbi Cherkaoui, et Régine Chopinot. n’ont été que des «produits» d’appel: une danse du vide pour un trop-plein de clichés et de déjà vu. J’ai regretté l’échec de la proposition de Nacera Belaza: «Le trait» n’était finalement qu’une courbe s’épuisant sur elle-même. Tout comme ais-je été déçu par le peu d’énergie dans «C’est l’oeil que tu protèges qui sera perforé» de Christian Rizzo: le mouvement était au service d’une «installation» où l’on est passé trop vite d’un «ici» à un «là».

À mes remarques, une affirmation est revenue, comme seule réponse: «oui, mais il y avait de belles images». En tant qu’artiste associé, Simon McBurney nous a imposé sa critique du théâtre: peut-il aujourd’hui transcender sans l’image? Dans «Le maitre et Marguerite» à la Cour d’Honneur, il nous  infligé un surtitrage aberrant, permettant au théâtre d’abdiquer face au poids de l’image. Le public a aimé. Et alors ?

Notre dignité, notre potentiel, notre rôle.

Dans un article publié dans Libération en mars dernier, le philosophe Bernard Stiegler et l’acteur Robin Renucci écrivaient: «Jean Vilar a inventé une place pour le spectateur en affirmant sa dignité, son potentiel et son rôle. Réinventons dans notre contexte la relation entre l’art et la société dans un souci d’élévation permanente». Tout au long du festival, cette relation a souffert.  L’artiste associé, Simon McBurney, y a largement participé: il nous a imposé son réseau qui nous a négligés. La palme revient à Katie Mitchell qui a démissionné avec une oeuvre radiophonique («Les anneaux de saturne») et une conférence sur le réchauffement climatique («Ten billion»)! Mais de quel théâtre de création s’agit-il? Avec «La négation du temps», William Kentridge a recyclé sur scène son installation actuellement exposée à la Documenta de Kassel. Mais quel ennui ! Avec «L’orage à venir», le collectif Forced Entertainment m’a bien fait marré la première heure, mais à la seconde, j’ai décroché: s’interroger sur la narration au théâtre aurait pu les amener quelque part sauf qu’ils n’ont cessé de recommencer. Mais pour qui nous prend-on? La palme de l’oeuvre indigne revient probablement à Katya et John Berger pour «Est-ce que tu dors?». Cette proposition de médiation culturelle au musée était obscène. Le père et la fille ne se rendant pas compte que leur dissertation d’un niveau terminale sur l’oeuvre d’Andréa Mantegna («la chambre d’amour») ne visait finalement qu’à se coucher dans le même lit. Personne n’a quitté la Chapelle des Pénitents Blancs pour autant à la différence de “Conte d’amour“!

Les Français Sandrine Buring et Stéphane Olry n’ont pas été en reste. Avec «Ch(ose) / Hic Sunt Leones», ils ont osé nous faire dormir sur des transats pour mieux nous enfumer sur leur incapacité à finir une oeuvre dans les temps. Pourquoi les avoir programmés ?

Les enfants? Ils n’existent toujours pas dans ce festival. C’est un non-public, jusqu’à leur infliger «Les animaux et les enfants envahissent la rue» de Suzanne Andrade et Paul Barritt. Trois comédiens se baladent dans une bande dessinée projetée en vidéo avec pour seul horizon, l’histoire d’un quartier où les gamins sont voués à ne jamais sortir de leur misère. C’était un spectacle à la pauvreté scénique déconcertante, bête et dépressif.

 Notre absence.

Le théâtre français a incarné un «système» sans vision qui s’enferme dans un entre soi parisien terrifiant. Ce que j’ai vu à Avignon fut profondément mortifère, ancré dans un théâtre où la forme, les effets visuels prenaient le pas sur tout le reste. À chaque représentation, je me suis ressenti déconnecté, pas là. Consommateur, mais jamais sujet.

Éric Vigner pour«La faculté», Stéphane Braunschweig pour«Six personnages en quête d’auteur», Guillaume Vincent pour «La nuit tombe» et Séverine Chavrier pour «Plage ultime» ont pollués ce festival avec leur théâtre insignifiant.

À côté Bruno Meyssat avec «15%» et Jean-François Matignon avec «W/GB84» avaient un propos pour le Festival : sauf qu’ils nous ont perdus en route. L’un par excès poétique, l’autre par excès d’ambition.

Le 28 juillet, je décidais de me rendre aux dernières heures de la performance de Sophie Calle pour revoir ensuite «Tragédie» d‘Olivier Dubois et assister de nouveau au deuxième acte avec les acteurs de «La mouette» d’Arthur Nauzyciel.

Le 28 juillet fut mon festival. Comme une réponse aux programmateurs qui sont devenus, comme tant d’autres,  des techniciens du spectacle.

Sans projet.

Pascal Bély – Le Tadorne.

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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON

Festival d’Avignon : la der des ders?

Samedi 28 juillet 2012. C’est la dernière journée à Avignon. L’édition 2012 me laisse un étrange goût d’inachevé, comme si on m’avait confisqué une partie de mon projet, celui d’un spectateur au «travail», en pensée réflexive. Mon festival ne peut se terminer ainsi. Ce jour sera mien.

Depuis le 7 juillet, Sophie Calle propose à l’Église des Célestins une exposition émouvante autour de sa mère, disparue : «Rachel, Monique». Au début du festival, je l’avais parcourue avec deux «Tadornes», Sylvie Lefrere et Sylvain Saint-Pierre (Au Festival d’Avignon, Sophie Calle: la traversée d’un continent intérieur.). Pendant tout le mois, à certains moments de la journée, elle a lu des extraits du journal intime de sa mère. En ce 28 juillet, nous y revenons. Il y a foule.

Un autre Tadorne est là (Laurent Bourbousson), des amis, des connaissances, des spectateurs croisés pendant les trois semaines du festival. Sophie Calle nous offre le rituel qu’il nous faut avant de partir! Le metteur en scène Pippo Delbono est là, petite caméra en main. Il la filme. Nous nous approchons pour échanger avec lui. En confiance. Il nous a manqué. Amicalement, il pose sa main sur nos épaules, comme pour prolonger le geste de Sophie Calle: celui d’une grâce infinie.

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Quasi religieusement, des groupes de spectateurs se massent autour des haut-parleurs pour l’entendre lire les dernières pages. La voix est presque blanche. Nos visages sont graves. À ce moment précis, l’intensité de notre écoute en dit long sur la qualité de la rencontre avec cette artiste. «Rachel, Monique» est une exposition majeure parce que l’art projette l’intime dans un bien commun: n’est-ce pas dans l’esprit du Festival d’Avignon désiré par Jean Vilar? Sophie Calle a été l’artiste associée de tant de spectateurs?

Deux heures après, Francis Braun, contributeur pour le Tadorne, écrit sur Facebook. Il n’est pas avec nous, mais ressent ce qui est en train de se passer?

«C’est bizarre, en partant du Festival d’Avignon, nombreux sont ceux qui retournent voir l’exposition de Sophie Calle. C’est comme si elle et Rachel-Monique témoignaient, toutes les deux, d’un définitif départ. C’est comme si on allait dire, en même temps qu’au Festival, adieu à une ville, à des pierres, à des gens, à des moments choisis et des mains qui claquent, à des sentiments trop enfouis. C’est comme la fin d’un pèlerinage heureux, comme sorti d’une messe qui ne voudrait pas finir, c’est comme si on voulait pour toujours, garder des photos dans la tête, des images souvenirs, des instants de magie. C’est comme si on arrivait au bout de l’histoire d’un été, au but qu’on n’aurait pas voulu atteindre, à la ligne qu’on ne voudrait pas briser. Cette peur de franchir et regretter de dire: c’est fini, c’est déjà fini. Mais, c’est trop tôt. On décide autrement. On ne s’avoue pas vaincu. On a changé d’avis. On va, guidé par une force invisible, vers la Place des Célestins. C’est là que se tient l’exposition de Sophie Calle. C’est là qu’on se rend compte qu’on veut y retourner, même si on connait ce que l’on va voir. En franchissant les marches de l’Église, on s’incline comme pour donner à nos yeux les dernières images d’une mère qui n’en finit de partir…on pousse les rideaux et nous voilà submergés par une voix, une lancinante récitation d’un journal…Elle lit les mots de sa mère, véritable histoire d’un quotidien. Des mondanités, des déjeuners, des repas avec untel, des abandons, des solitudes…des courses, du shopping, des choses inintéressantes (c’est normal), des notes parfois acides, des choses belles, une vie quoi…

On marche sous les voûtes de l’Église , on est submergés, on aime et on se tait, car cela appartient à cette femme lunettes noires-bon sourire…on la laisse, et on s’éloigne, on est venu pour l’exposition et un peu pour l’entendre, c’est un moment de silence…à pas feutrés, on regarde, on y songe, on reste muet et on garde pour soi ces sentiments étranges… Salut Rachel, Monique, salut Festival, salut Simon, Steven et les autres, salut les amis de rencontres, salut à ceux qui étaient assis à côté, devant, ou derrière…salut aux passionnés..On réserve pour l’année prochaine? »

Nous quittons les Célestins, conscients d’avoir vécu un moment unique.

Il est tant de retrouver Benjamin Bertrand, Arnaud Boursain, Marie-Laure Caradec, Sylvain Decloître, Marianne Descamps, Virginie Garcia, Karine Girard, Carole Gomes, Inès Hernandez, Isabelle Kürzi, Sébastien Ledig, Filipe Lourenço, Thierry Micouin, Jorge More Calderón, Loren Palmer, Rafael Pardillo, Sébastien Perrault et Sandra Savin. Dix-huit danseurs qui nous ont embarqués mardi dernier. Nous voulons être à nouveau du voyage (Au Festival d’Avignon. Secoué). Cette chorégraphie est si généreuse qu’elle peut supporter plusieurs allers et retours. Avignon est un berceau de l’humanité que sa danse agite. Ce soir, «Tragédie» d’Olivier Dubois soulève le ch?ur et les c?urs des spectateurs: c’est aussi un rituel, comme si sa danse évoquait le long cheminement du spectateur du Festival. À cette heure-là, du Cloître des Carmes, Olivier Dubois chuchote à Sophie Calle : entre la mort et l’humanité, il y a l’artiste qui danse, il y a l’artiste qui expose l’âme.

Il est minuit trente. Nous décidons de rejoindre le Palais des Papes pour revivre le deuxième acte de «La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel (Au Festival d’Avignon, la beauté sidérante de “La mouette” d’Arthur Nauzyciel). Nous voulons clôturer notre festival avec cette troupe merveilleuse d’acteurs. Leurs destins tragiques résonnent particulièrement ce soir. Arthur Nauzyciel a permis à de nombreux spectateurs d’Avignon de se projeter dans une ?uvre où l’art et ses désirs les plus fous se confrontent à nos tragiques humanités. À 2h15 du matin, Sophie, Olivier et Arthur viennent de m’offrir le plus beau final: Nina danse, Konstantin tragédie, et nous voilà tous mouettes.

Tragiquement mouette.

Pascal Bély- Le Tadorne.

Photo Sophie Calle: Gilbert Traina.

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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON

Festival d’Avignon : promis, nous recommencerons?

Chaque année, le Festival d’Avignon est une performance, un défi : 33 spectacles vus dans le In, 15 dans le Off, auxquels il faut ajouter l’animation de six rendez-vous avec les spectateurs et les artistes lors des «Offinités du Tadorne» programmée au Village du Off.

Il est encore trop tôt pour écrire le bilan artistique. Mais à quelques heures du départ d’Avignon, quelques images?

Sur la Place des Corps Saints, je n’arrivais plus à quitter Sylvie et Sylvain. Nous venions de vivre un moment exceptionnel avec l’exposition de Sophie Calle, «Rachel, Monique».

Sur la place des Corps Saints, nous improvisions avec Sylvie un meeting de protestation avec des spectateurs du nord de la France contre le spectacle de  Régine Chopinot. Tous ensemble, tous ensemble !

Sur la Place Pie, j’avais envie d’une glace à la fraise. Dans « Bonheur titre provisoire», l’actrice Pauline Méreuze m’avait donné le goût d’y croire encore?

Sur la Place du Palais des Papes, il était 16h. Nous sortions des profondeurs du Palais. Les rats des camps avaient fait le voyage jusqu’à Avignon. Frigorifiés. Exténués. « Sans titre» de Steven Cohen restera pour longtemps une expérience hors du commun.

Sur la Place des Carmes, à la sortie de «Tragédie» d’Olivier Dubois, j’avais envie de danser avec Sylvie tant nos corps électrifiés avaient de l’énergie à revendre.

Sur la place de l’Horloge, nous étions comme des abrutis à chercher quelle direction prendre. Avec Sylvie, nous trouvions que la création de Thomas Ostermeier, «Un ennemi du peuple», ne nous rendait pas intelligent.

Au Palais des  Papes, c’était l’entracte de “La Mouette” d‘Arthur Nauzyciel. Avec Sylvie et Igor, nous n’en revenions pas d’assister à tant de virtuosité tandis que les acteurs mouettes s’échouaient sur la scène.

C’était le lendemain. «Et si on y revenait ?» lançais-je à Sylvie pour plaisanter. On a vu deux fois «Conte d’amour» de Markus Öhrn, parce qu’il le fallait, parce que cette oeuvre était surréaliste dans le paysage théâtral contemporain.

C’était à 18h45. Elle arriva. Julia dansa. Premier frisson du festival.  «Disabled Theater» de Jérôme Bel fut une grande leçon de théâtre.

 Dans le bus de la Manufacture, Bernard, Sylvie et moi-même trouvions que Facebook était une belle toile d’humains. Merci à  Renaud Cojo de nous avoir reliés.

Dans le bus de la Manufacture, Claire me souriait. Nous venions de nous rouler dans les prairies des  plaines fertiles de Belgique où «Baal» du Théâtre Antigone nous avait invités !

À la descente du bus de Montfavet, je découvrais ahuri le vol de ma selle et de ma tige de vélo. Je savais bien qu’il ne fallait pas voir «Le trait» de Nacera Belaza.

 «Sylvie, où êtes-vous ?» restera une phrase culte. Tandis que Sylvie Lefrere partait avec son micro à la rencontre des spectateurs, j’ouvrais les débats sous le chapiteau avec ceux qui étaient présents pour «Les Offinités du Tadorne». Nous avons aimé ces rendez-vous, souvent sans filet, mais en sécurité parce que c’était bienveillant. Je me souviendrais de la complicité des artistes que nous avions invités (Christiane Véricel, Étienne Schwartz, Michel Kelemenis, Renaud Cojo, Gilbert Traina), de la profondeur des regards portés sur les spectacles avec le public (ah, Pascale, je vous aime !), du soutien sans faille de Christophe Galent du Festival Off, de l’engagement des professionnels de la toute petite enfance. On recommencera?Promis.

 «Pas d’accord», «D’accord», «Es-tu sûr de vouloir rester sur Avignon ?», ?Ah, la page Facebook du Tadorne ! Elle a été notre mur des Lamentations, notre mur pour nos graffitis amoureux, notre mur pour nous frapper la tête, notre mur pour nous soutenir, notre mur pour pouvoir le sauter, notre mur contre vos façades, ?Merci à Robin, Marie-Anne, Gilbert, Pascal, Emeric, Jérôme, Martine, Clémence, Johanne, Catherine, Marc, Ludo,Virginie, Hugues, Sébastien, Pascale, Thomas, Nicolas, Robin, Céline, Agnès, Noonak, Mickey, Alain, Philippe, Charles-Eric, Loïc, Bertrand, Christiane, Rita, Marc, Pierre-Johann, Simon, Emeline, Tiago, Sophie, Frederike, Valerie, Clémentine, Nicolas, Marie, Thibaud , Monica, Isabelle, Magali, Karime,…Vous avez été plus de 35000 visiteurs uniques pendant tout le festival! On recommencera?Promis.

Et puis…Laurent, Francis, Sylvain, Bernard, Sylvain, Alexandra. Et vous Sylvie! On a fait une belle équipe de Tadornes. On recommencera? Promis.

Et puis. Il y a tous les lecteurs du Tadorne. Le blog a battu son record d’audience. Près de 25000 visiteurs uniques (contre 11 000 l’an dernier). Vous avez beaucoup consulté l’article de Sylvie sur Sophie Calle, mes coups de gueule à l’égard du théâtre français et contre le spectacle de Régine Chopinot, les critiques des spectacles d’Olivier Dubois et de Markus Öhrn. Nos différentes sélections sur le Off semblent avoir été appréciées.

On recommencera.Promis.

Promis.

Pascal Bély, Le Tadorne.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE Vidéos

En tournée, la beauté sidérante de “La mouette” d’Arthur Nauzyciel.

Arthur Stanislavski, Anton Nauzyciel.

Après avoir appelé mes amis pour leur transmettre le choc que j’ai reçu hier, j’envoie au plus vite ce témoignage pour inviter encore de potentiels spectateurs à se déplacer jusqu’au samedi 28 juillet au Festival d’Avignon, à faire le pied de grue, à racheter des places, à faire la démarche difficile de se rendre à 22h à la Cour d’honneur, pour voir “La Mouette” de Tchekhov dans une adaptation d’Arthur Nauzyciel durant quatre heures, valant tous ces efforts et toutes ces contraintes: une presse critique, paresseuse et vindicative, une retransmission télévisée ayant remporté la plus faible audience de l’année. Le théâtre n’est décidément pas fait pour l’écran. C’est pour cela que l’on a donné un autre nom que «théâtre filmé» au septième art, le cinéma.

Le premier film, réalisé par les frères lumières «Arrivée d’un train à la Ciotat», qui est diffusé sur une immense tôle, miroitante et marbrée, figurant les falaises côtières fréquentées par l’oiseau marin, peut nous sembler incongrue, hors de propos; et pourtant, ce premier décalage est savamment pensé, comme un message visuel, discret, qui va traverser notre inconscient durant la pièce, indiquant les aller-retour de la «famille» d’artistes russes entre campagne et ville, entre l’art du passé et la modernité qui pointe. Arthur Nauzyciel, ses comédiens et ses musiciens vont d’ailleurs procéder à une sorte de pont entre l’écriture de Tchekhov, son introspection poétique sur le sacrifice que nécessite la pratique de l’art et le drame qu’elle subit aujourd’hui, l’adversité qu’elle connaît sous le joug de l’uniformisation, de l’audimat. Ironie du sort, cette interprétation de la pièce que certains journalistes (Télérama, Figaro) considèrent comme éculée et emphatique, est d’une extraordinaire vigueur, fait montre de toutes les libertés que s’offrait l’expressionnisme au début du XXème siècle, au cinéma comme au théâtre (Meyerhold, Murnau, Wiene), et permet de percer la profondeur spirituelle travaillant ce huis clos, en exposant son énigme comme une chanson de geste. Pas de récompense sans effort, fut-elle indicible, et ceci, tout autant pour l’artiste que pour le spectateur.

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C’est beaucoup d’estime que de nous considérer d’abord comme des hommes et non comme des variables de plaisir, non comme des spectateurs, cuillère à la bouche, bons à juger, à mettre des notes. Le don de ces comédiens vibrant, tremblant, nous hisse jusqu’à cette réalité, si souvent étouffée, nous donnant l’occasion de rejoindre notre dignité, trop souvent perdue. Il n’y a qu’un art sérieux, avec des idées claires, répètent les personnages d’Anton Tchekhov. La difficulté est de poursuivre, de s’organiser et de ne pas céder à la gloriole, à l’illusion du succès et de la cour. Quand l’art atteint à cette patience, à la mesure de ses silences, de ses absences, c’est une leçon d’histoire renouvelée. Arthur Nauzyciel est l’investigateur d’une mémoire précieuse, fragile, on ne mesure pas notre chance, il nous ramène de cette époque quelque chose de non enregistré, de non filmé, un travail sonore perturbant, évident pour les oreilles inquiètes, ouvertes, qui cherchent la musique que demande la poésie, quand les dictions deviennent antiques et dérangeantes comme sonnaient les voix de Malraux, d’Apollinaire, comme devaient émettre les comédiens de Stanislavski, comme s’essayent maintenant les porte-voix de Claude Régy, rythme lancinant, «spoken words», enquête, expérimentale, gourmande, sur le conduit auditif. Ici, corps et cris de mouettes.

Sidérant cri du comédien Xavier Gallais, transformant le prénom de Nina en un «Vous!» sur-aiguë, déchirant la cour d’honneur, annonçant déjà sa chute. Yeux révulsés de la jeune Adèle Haenel. Enfin, bouleversante confession de Marie-Sophie Ferdane sur le métier d’artiste, jalousé, décrié, sacralisé, moqué, jugé, incompris, polémiqué, acclamé, instant passionnel qui, hier soir, m’a recentré, changeant ma vie un peu plus, celles de mes voisins sans doute, tant leur émotion était palpable, dure à contenir, tant la troupe autour d’elle («La mouette») s’unissait dans cette déclaration de guerre et d’amour mélangé. Sensation suffocante, et gênante devant la parole qui vous délivre? Je savais que je voyais et entendais quelque chose qu’il ne me faudra pas oublier, qu’il me faudra entretenir, peut-être même, mériter.

Il n’y a plus d’avant-garde. Les artistes du XXIème siècle, même s’ils tentent de nouvelles formes sont obligés de se pencher sur leur passé proche ou lointain. C’est être prétentieux ou fou de faire l’impasse sur le déchainement créatif et destructif du siècle dernier. Il fut une réserve d’objets, d’expériences ultimes de la représentation, de partage du savoir, d’éclatements de la narration, de tous les codes scéniques et musicaux. Il y a donc, à cause de ce tournant, de cette accélération de notre temps, un travail de conscience ou de réitération nécessaire à la digestion et à la préparation de notre futur. Choisir de montrer les débuts de cette révolte indépendantiste et artistique, presque planétaire, avec le «hit» de Tchekhov est un acte bien plus téméraire qu’on ne le pense. Qu’il créé désaccord et polémique, c’est un travail de «reliance», d’enracinement frais et difficile?

Sylvain Pack ( http://sylvainpack.blogspot.com) vers le Tadorne.

“La mouette” par Arthur Nauzyciel au Festival d’Avignon du 20 au 28 juillet 2012.Les dates de la tournée, ici.

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Au Festival d’Avignon, Jan Karski héros d’un théâtre de corps et de cris.

À chaque Festival d’Avignon, une oeuvre me sidère, colonise pour longtemps ma mémoire. Le metteur en scène Arthur Nauzyciel avec «Jan Karski (mon nom est une fiction)» offre au public d’Avignon une adaptation du roman «Jan Karski» de Yannick Haenel. Ce résistant polonais et catholique fut le témoin de la plus grande tragédie de l’histoire de l’Humanité : l’extermination des juifs du Ghetto de Varsovie. Tel un «messager», il partit à la rencontre des puissants, dont Franklin Roosevelt. En vain. «L’antisémitisme technocrate» a eu raison de l’Humanité.

Arthur Nauzyciel reprend les trois parties imaginées par Yannick Haenel : des extraits de l’entretien entre Jan Karski et Claude Lanzmann dans «Shoah» ; un résumé du livre de Jan Karski («Histoire d’un État secret») et une fiction sur certains éléments de sa vie. Pendant plus de deux heures et quarante-cinq minutes, le spectateur vit un cheminement qui dépasse de loin la vision linéaire d’une succession de trois chapitres.

Loin du sempiternel «devoir de mémoire» qui nous infantilise parfois en faisant fi de la complexité des personnages, Arthur Nauzyciel nous guide vers le corps de Jan Karski interprété dans la dernière partie par le magistral Laurent Poitrenaux. Depuis la Shoah, le  corps de l’Humanité a disparu. A jamais. Lorsqu’au premier chapitre apparaît Arthur Nauzyciel dans ses vêtements ternes sans Histoire et son expression impassible pour relater le dialogue entre Claude Lanzmann et Jan Karski, je comprends que le théâtre ne peut aller au-delà.  Pour l’instant. L’espace paraît vide. Nauzyciel s’assoit, puis se lève. Il raconte, raconte. Puis il entreprend un numéro saisissant de claquettes. Jan Karski était fou de music-hall avant la tragédie ?

Tout disparaît à nouveau au deuxième chapitre. Plus aucun acteur sur scène si ce n’est la voix de Marthe Keller posée sur la vidéo d’un plan du Ghetto de Varsovie, créée par le plasticien Miroslaw Balka. Quasiment vingt minutes où l’écran finit par donner mal aux yeux : tel un rat coincé dans une souricière, nous voilà enfermés dans ce récitt où l’image restitue la moindre parcelle du plan. C’est interminable. Mes voisins s’assoupissent comme dans le roman de Yannick Haenel où le Président Roosevelt baillait à l’exposé de Jan Karski sur la vie dans le Ghetto.

Je m’accroche. C’est mon devoir. Je tremble d’écoute.

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Apparaît alors Laurent Poitrenaux dans le décor splendide et angoissant d’un couloir de l’Opéra de Varsovie. Assis sur la banquette, nous ne le percevons que de loin. Il raconte à nouveau. Son corps paraît sortir des camps. À moins qu’il ne s’apprête à y entrer. Il est témoin de la fin de l’Humanité. Il est désossé. Il est le corbeau qui crie la mort. Il porte tout. À notre place. Le théâtre va l’alléger et nous alourdir : Laurent Poitrenaux parcourt l’espace théâtral comme si ses pas traçaient le chemin de Karski vers nous. Son jeu renoue les fils d’un dialogue rompu par la surdité («la ruse du mal») des puissants de l’époque. Les mots cognent d’autant plus que la lumière nous plonge parfois dans les ténèbres, métaphore d’un dialogue de sourds («Ne pas écouter faisait partie de la guerre» précise-t-il). Peu à peu, tout s’éclaire: l’?uvre m’éveille. Jamais l’humanité ne s’en remettra. Elle a disparu dans le Ghetto. Nous autorisons inconsciemment les politiques racistes : l’humanité ne peut plus les contrer. Nous gesticulons pour les combattre. C’est tout.

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Tandis que la danseuse Alexandra Gilbert apparaît, le corps de Poitrenaux se fige sur la banquette: cet immense acteur est son chorégraphe. La danse soulève les cadavres pour n’en faire qu’un. Celui de l’Humanité. Elle provoque l’écoute, celle qui a tant fait défaut à Karski. Elle est le spectre du Ghetto. Ma mémoire a maintenant des devoirs.

À l’instant où Laurent Poitrenaux s’éloigne, je serai courageux.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Jan Karski (mon nom est une fiction) » d'Arthur Nauzyciel du 6 au 14 juillet 2011 au Festival d'Avignon.
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Au Festival d’Avignon, la parole d’Ingrid dans « Ordet » par Arthur Nauzyciel.

Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, la religion a fait une entrée fracassante dans la sphère publique, politique et géopolitique. Ingrid Bétancourt alimente, sans le vouloir, la fragilité de notre société laïque en faisant l’apologie, à chaque interview, de son catholicisme. Dans ce contexte, « Ordet » (la parole) écrit par le pasteur Kaj Munk, mise en scène par Arthur Nauzyciel et traduite par Marie Darrieussecq, résonne tout particulièrement. Une ?uvre sur les croyants et leur rapport à Dieu qui tombe décidément mal. À moins que le théâtre fasse des miracles alors que je me sens saturé de religiosité. Je peux compter sur Arthur Nauzyciel qui déclare dans le document distribué à l’entrée du Cloître des Carmes : « Il serait réducteur de ne voir là qu’une pièce sur la religion. Elle ne nous interroge pas uniquement dans notre rapport à Dieu. Mais sur le doute, sur le désir ou la nécessité de croire. C’est intéressant aujourd’hui, alors qu’on amalgame « laïcité » et « athéisme », ou « religieux » et « intégriste ». Dire « je suis croyant » suffit pour être soupçonné de fondamentalisme. On confond la spiritualité et le dogme. On a peur d’aborder ces questions. Ce qui m’intéresse, c’est comment vivre ». Avec ces quelques mots, Arthur Nauzyciel aide à ne pas réduire. Homme éclaireur, sa mise en scène est éclairante, éblouissante.
Le décor frappe d’entrée : planches noires brillantes (on dirait le sol d’un duplex chic), structure métallique tranchante (est-ce un morceau de glace, un abri, une église?), immense tenture représentant un paysage de Fjords. Cette modernité contraste avec le contexte de l’époque (la pièce a été écrite en 1925 puis reprise au cinéma en 1954 par Carl Theodor Dreye). L’espace quasiment dépouillé m’évoque que nous ne sommes ni dans « un ici et maintenant », encore moins dans une linéarité historique (1925, 1954, 2008) à l’image des costumes, stylisés, entre science-fiction et peau de bête. Assis au premier rang, le décor surplombe.
Huit comédiens, deux familles, dont un pasteur, un médecin, un fou, un père joué par Pascal Gregory, l’un des meneurs les plus magnifiques du jeu. Deux visions du lien à Dieu que ne cesse d’interroger l’un des fils, devenu fou (c’est d’ailleurs mon «garde fou»). Entre dogme affiché par l’une des familles et approche singulière de la religion défendue avec engagement par l’autre (où celle-ci sert l’homme à s’émanciper), la mise en scène d’«Ordet » me donne ma place de spectateur athée, dans un intervalle, où je me glisse en toute liberté. Darrieussecq et Nauzyciel, à l’écoute de leur époque, font sonner les mots d’aujourd’hui et bouger nos corps emprunts de religiosité (quoique l’on en dise !). Il flotte alors une atmosphère de légèreté dans les gradins des spectateurs, comme si nous assistions à une ?uvre populaire, au sens noble du terme.
Finalement, Nauzyciel a fait une pièce «laïque», où chacun est libre de ressentir la douleur des Borgen et des Skraedder. Il nous aide à porter un regard profondément empathique sur ces deux familles traversées par la douleur, le doute ; le mouvement des acteurs sur scène (toujours circulaire) n’est pas sans rappeler celui d’une parole fluide, d’une écoute contenue. Ce théâtre contraste avec une société moderne saturée par la communication, mais dont on entend de moins en moins la parole singulière.

Nauzyciel interroge nos croyances quand il expose face au public un cercueil en plexiglas transparent d’où l’on voit le corps de la morte. Dans le rôle du fou (impressionnant Xavier Gallais qui à force de jouer le devient), il nous interpelle dans notre rapport à l’autre différent et si proche de nous. Au-delà du religieux, comment vivons-nous avec la complexité?
« Ordet » peut-être vu comme l’antichambre de nos angoisses qui ne trouve plus d’écho dans l’espace du sociétal. C’est probablement pour cette raison que le public semblait profondément heureux en quittant le Cloître (étrange coïncidence !).

À la sortie, une question m’effleure : six années, prisonnier dans la jungle. Comment fait-on?

Pascal Bély, www.festivalier.net

Ordet”  de Kaj Munk, mise en scène d’Arthur Nauzyciel a été joué le 6 juillet 2008 au Festival d’Avignon.

 

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Au Festival d’’Avignon, « Combat de nègre et de chiens » résonne.

Festival d’Avignon, le 13 juillet 2006,

Au Gymnase Aubanel, le metteur en scène Arthur Nauzyciel présente « Combat de nègre et de chiens » de Bernard- Marie Koltès. Assis au dernier rang, je suis surpris par cette scène très profonde et ce voile très fin qui la sépare du public. Nous sommes en Afrique sur un chantier de construction qui emploie de la main-d’oeuvre locale. Horn, le patron, est l’ami-amant de Léone. Ils arrivent d’un long séjour à Paris. Alboury cherche le corps de son frère mort mystérieusement sous les yeux du contremaître Cal. Pendant deux heures trente, j’assiste, médusé, à la confrontation de deux mondes (L’Afrique et l’Occident), à la violence des rapports amoureux hors norme (Léone et Alboury finissent par s’aimer) et au racisme le plus ordinaire. Ce sont tous des acteurs américains magnifiques. À quatre, ils tissent patiemment la trame dramatique de cette histoire qui résonne pour tous les peuples colonisateurs, dont les Français.

Le début surprend certains spectateurs qui n’hésitent pas, au bout d’une heure, à quitter la salle. Mon corps est lourd et je lutte : vais-je tenir tant cela me paraît long ? La mise en scène entretient cette lourdeur: lumière tamisée, lenteur des déplacements, dialogues sur mesure pour signifier le poids du passé et des clichés. Elle suggère par petite touche la montée en puissance de ce combat: Alboury qui parlemente derrière le voile, Cal qui prend sa douche pour se laver de la (sa) boue, Léone et Horn qui échangent leurs lointaines impressions. Cette distance, voulue par le metteur en scène, se réduit au fur et à mesure de l’intensité des relations. Et puis, tout se craquelle : Cal devient de plus en plus violent, Alboury qui ne peut aimer Léone sans trahir les siens, Horn qui trompe la confiance d’Alboury. On s’attache à chacun de ces personnages, car rien n’est survolé. Le langage analogique est puissant (le sol qui devient boueux alors que tout s’écroule pour Leone, le décor qui s’embellit à mesure que l’histoire d’amour se construit, le son qui nous plonge dans la nuit africaine). Rien n’est totalement dévoilé pour laisser au spectateur la possibilité d’interagir avec chacun des protagonistes.

J’ai l’impression de voir un film de cinéma, d’assister à une chorégraphie, de ressentir la profondeur du décor comme du texte, tant cette mise en scène est intelligente. Elle ne fait pas appel à la compassion du spectateur, mais elle lui permet d’avoir la bonne distance émotionnelle pour l’inviter à réfléchir, à faire les liens avec le contexte français. Car le racisme est un processus complexe qui ne peut-être réduit à des jugements à l’emporte-pièce. Nauzyciel rend profond ce qui ne l’est pas à première vue. Son travail de l’espace scénique suggère le dedans- le dehors, seule posture capable d’appréhender le racisme.

Arthur Nauzyciel m’a offert un très beau moment de théâtre. Il l’a rendu possible alors que mon corps s’apprêtait à flancher. Je n’ai pas abandonné la partie. Les menaces qui pèsent sur notre société et le monde ne le permettent pas.

 Pascal Bély, Le Tadorne.