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Voyage théâtral en Hollandie (ou en Sarkozye, suivant votre sensibilité).

« Pourquoi n’écris-tu plus sur le Tadorne ? ».

« Parce que le théâtre ne me donne plus la parole »…

Depuis la rentrée (le processus avait déjà commencé au festival d’Avignon, génération Py), je suis un spectateur passif, en attente d’une expérience qui ne vient pas. Je ressens un fossé, un gouffre, entre des gestes artistiques verticaux et ma capacité à les accueillir, avec mes doutes, mes forces et mes questionnements. Je reçois des propos qui ne me sont pas adressés, juste pensés pour un microcosme culturel qui adoube, exclut, promeut. A lui seul, il a souvent été public d’un soir…notamment lors du festival de création contemporaine Actoral à Marseille. Ce que j’y ai vu m’est apparu désincarné, hors de propos parce que sans corps. Le spectacle dit « vivant » s’est révélé mortifère: le rapport au public n’est plus LA question.

Il y a bien eu le metteur en scène japonais Toshiki Okada avec « Super Premium Sof Double ». Son écriture où se mêlent mouvements et mots est une avancée pour relier corps et pensée visant à nous décrire l’extrême solitude des travailleurs japonais qui trouvent dans les supermarchés ouverts la nuit de quoi puiser l’énergie d’un espoir de changement. Je suis resté longtemps attaché à ces personnages à priori automatisés dans leurs gestes, mais où se nichent des interstices où la poésie prend le pouvoir.

Il y a bien eu « La noce » de Bertolt Brecht par le collectif In Vitro emmené par Julie Deliquet au TGP dans le cadre du festival d’Automne à Paris. Une table, un mariage, une famille et des amis. C’est magnifiquement joué, incroyablement incarné pour décrire cette époque (les années 70) où la question du corps était politique. Mais une impression de déjà vu (Gwenaël Morin, Sylvain Creuzevault) me rend trop familier avec le jeu des acteurs pour que j’y voie un théâtre qui renouvellerait sa pensée.

Avec Vincent Macaigne à la 12’45mn – Le Before du 23/10

Il y a eu Vincent Macaigne avec “Idiot! parce que nous aurions dû nous aimer“, chouchou des institutions et de la presse depuis son dernier succès à Avignon. À peine arrivé au Théâtre de la Ville à Paris, le bruit est une violence. Vincent Macaigne et ses acteurs s’agitent dans le hall et dans la rue. Les mégaphones nous invitent à fêter l’anniversaire d’Anastasia, l’une des héroïnes  de « L’idiot » de Fiodor Dostoïevski. En entrant dans la salle, nous sommes conviés à monter sur scène, « pour boire un verre »…Ainsi, le public est chauffeur de salle, réduit à un élément du décor. Il règne une ambiance insurrectionnelle: quelques spectateurs sont sur scène tandis qu’un acteur (le Prince) observe, immobile, illuminé par un faisceau de lumière. C’est fascinant parce que le sens du théâtre s’entend. Mais cette force va rapidement s’épuiser. Parce que Vincent Macaigne s’amuse comme un gosse à qui l’on aurait donné tout l’or du monde (ici, l’argent public coule à flot) pour transposer cet Idiot en évitant de passer par la case politique. Car il n’a aucun sens politique : on se casse la gueule pour faire diversion (genre humour plateau de télé), on gueule pour habiter les personnages, on noie le propos dans une scénographie d’un type parvenu au sommet parce que les professionnels culturels sont aveuglés par le pouvoir de la communication. Macaigne leur rend bien : tout respire la vision d’un communicant. Jusqu’à cette scène surréaliste à l’entracte où, face au bar, il pousse un caisson tandis que se tient debout le Prince. Macaigne pousse…invite le public à applaudir (mais qui ne répond pas). La scène aurait pu faire de l’image, mais Macagine est pris à son propre piège : il fait du très mauvais théâtre de rue. Mais qu’importe, le jeune public et une classe sociale branchée y trouvent leur compte : le théâtre peut aussi faire du bruit et de l’image, célébrer le paraître et la vacuité de l’époque. On se perd très vite dans les personnages parce que l’effet prend le pas sur la relation (souvent réduite à un geste, une interpellation), parce que les dialogues sont à l’image d’un fil de discussion sur Facebook.

Avec Vincent Macaigne, le théâtre est un produit de surconsommation. C’est pathétique parce que les acteurs se débattent en gueulant et que cela ne fait jamais silence; parce que Macaigne se fait une étrange conception du public: à son service. C’est pathétique parce que ce théâtre du chaos ne crée aucun désordre: il profite juste de nos errances.

Il y a bien eu « Impermanence » du Théâtre de l’Entrouvert, spectacle dit « jeune public » co-diffusé par le Théâtre Massalia et la Criée de Marseille. Dans la salle, une fois de plus, beaucoup de professionnels. Il y a très peu d’enfants. Au cœur de la Belle de Mai, il n’y a aucune famille de ce quartier très populaire. Jeune public ou pas, la fracture sociale est la même. Le théâtre dit contemporain ne s’adresse plus au peuple. S’adresse-t-il seulement aux enfants alors que mon filleul de 9 ans ne voit pas toute la scène parce qu’il est trop petit (le théâtre ne dispose d’aucun coussin pour lui)? La feuille de salle est un texte très hermétique à l’image d’une pièce qui reprend tous les poncifs de la création contemporaine. Au cours de ce voyage théâtral sans but, l’artiste évoque « la perte de sens » (on ne saurait mieux écrire). Ici se mélangent musique vrombissante, images, numéro allégé de cirque, marionnette inanimée. Tout est mortifère à l’image d’un pays pétrifié dans la peur de faire. Toutes les esthétiques sont là pour satisfaire les programmateurs. C’est décourageant de constater que les logiques de l’entre soi sont maintenant imposées aux enfants.

Dans ce paysage morose, il y a une lueur d’espoir. Elle vient d’un metteur en scène, Jacques Livchine, qui répond José-Manuel Gonçalvès, directeur du 104 à Paris après son interview dans Telerama. Un paragraphe a retenu mon attention : « Il y a quelque chose qui ne va pas dans le théâtre, il n’y a pas de projet commun, rien ne nous relie les uns les autres, On est dans le chacun pour soi, le ministère de la Culture est incapable de nous donner le moindre élan. Les petites sources de théâtre ne deviennent pas des ruisseaux ou des rivières qui alimenteraient un grand fleuve, non, c’est le marché libéral, la course aux places, aux contrats, les symboles se sont envolés, nous sommes tous devenus des petits boutiquiers comptables. Il faudrait se mettre tous ensemble pour dire qu’on en a marre, qu’il faut que nos forces s’additionnent pour une seule cause, celle de retrouver “la fibre populaire”. On a besoin d’un défi collectif, le théâtre ne doit plus s’adresser à un public, mais à la ville toute entière. »

Ce défi ne se fera pas avec le ministère de la Culture et ses employés obéissants. Il se fera à la marge, par la base, par un long travail de réappropriation de l’art par ceux qui veulent que la relation humaine soit au centre de tout. Les théâtres subventionnés ont depuis longtemps abandonné ce centre-là pour jouer à la périphérie afin de maintenir leurs pouvoirs et leurs corporatismes.

Pascal Bély – Le Tadorne.

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Festival d’Automne de Paris: Pourquoi “Partita 2” peut-être une pièce-clé et comment a-t-elle créé le dissensus?

Du 26 novembre au 2 décembre 2013, les chorégraphes Anne Teresa de Keersmaker et Boris Charmatz présenteront «Partita 2» au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne. Nous sommes nombreux parmi les Tadornes à l’avoir vu au Palais des Papes lors du dernier Festival d’Avignon. Je me souviens encore de nos colères à la sortie d’un spectacle que nous n’avons pas accepté tant l’art de l’entre-soi considère le public comme une variable d’ajustement. Une véritable fracture était apparue entre les professionnels de «la culture» et les spectateurs : d’un côté, une critique d’érudits; de l’autre un public qui n’aurait pas compris. Cela faisait longtemps que l’on ne m’avait pas classé dans les ignorants. Soit.

Nous publions le regard de Sylvain Pack à qui je reconnais un beau travail de recherche, mais qui ne parvient pas à relier ma sensibilité à ce travail chorégraphique trop en hauteur…de vue?

Pascal Bély- Tadorne.

Anne Teresa de Keersmaker et Boris Charmatz n’auront pas besoin de mon regard pour défendre la pièce qu’ils ont interprétée en clôture du dernier Festival d’Avignon, mais je souhaite expliquer pourquoi je me dissocie autant de la critique entendue depuis qu’ils l’ont présenté dans la cour d’honneur. Prétentieuse, fainéante, élitiste, mesquine, plusieurs adjectifs qui résumeraient les reproches lus et formulés contre l’expérience proposée.

La structure en 3 actes : le temps de l’écoute, le temps de la danse, le temps de la rencontre entre son et mouvement semble pourtant être le meilleur choix pour offrir aux spectateurs les points de vue cardinaux sur l’objet d’une recherche scénique. Recherche de deux chorégraphes liés par l’écriture de la danse, la musicalité dans la danse et les avant-gardes en danse contemporaine. Ces deux artistes ont rencontré, collaboré et étudié les ruptures décisives (Lucinda Childs, Odile Duboc, Yvonne Rainer Deborah Hay, Simone Forti, ou plus récemment Julyen Hamilton, Mark Tompkins, David Zambrano…) Faisant un écho tardif aux arts plastiques, ces positionnements d’artistes ont permis à la danse de se dégager de la notion de représentation en se concentrant sur le quotidien du mouvement humain, en permettant aux danseurs d’utiliser les découvertes kinesthésiques, les relations somatiques aux gestes, un rapport plus naturel au sol et aux éléments, imposant de fait un nouveau lien au public. Mais celui-ci n’a pas encore eu accès à tout ce travail de fourmis, soit parce qu’il n’a pas été suffisamment présenté et expliqué sur les scènes nationales, soit parce qu’il est resté là, comme un malentendu technique, à l’abri, dans les studios de répétitions… me reviennent en mémoire des pièces de Merce Cunningham présentées il y a quelques années à l’Opéra de Paris, huées pendant la représentation ! Je crois qu’il est bon d’admettre que le public est sérieusement en retard et ce serait signe d’humilité de le reconnaître, ce qui n’est pas trop dans le caractère français. Avec Partita 2, nous avons donc eu la chance d’assister à une étude de premier choix. L’écoute d’un son intimiste et rigoureux, une chorégraphie intérieure et sans effet et enfin comment ces deux partitions peuvent s’influencer. L’art de la danse quitte ses apprêts et Anne Teresa de Keersmaker nous invite à la table avec un associé plus jeune, gourmand de contact, de buto, de danse urbaine. Ensemble, sciemment, ils ne choisissent pas la voie de la facilité : peu de portée, aucune acrobatie, pas de dramaturgie ni de décor, une partition lumière, à minima, accompagnant les 3 actes de la pièce.


Nous assistons à l’écriture de la rencontre en train de se faire. On rejoint de nouveau l’art contemporain et son goût du processus rendu visible. Deux chorégraphes et Amandine Beyer, violoniste à l’écoute, en attention, ramène cet espace « sacralisé » par son lien à l’art vivant, à l’atelier brut de l’artiste au travail, comme celui de Bruce Nauman, se filmant, traçant un carré au sol et marchant patiemment sur la ligne, jouant une note de violon jusqu’à épuisement. Ils montrent leur faille, dévoilant les imperfections spectaculaires du plaisir brut lorsqu’il est exposé, et de gestes plus internes, se risquant sur des questions inconfortables de danse : verticalité, marche, arrêt. Je pense qu’il est bon alors d’insister sur la cohérence de l’écriture : l’hésitation, la pauvreté, la nuance, la douleur, l’amour du mouvement dansé sont des motifs émotionnels qui ont dû, à plusieurs reprises, et en écho à Bach, être pensés. De ce temps nettoyé du savoir et de la technique, affleurent les raisons profondes et la vibration qu’il s’en dégage, l’enfance de l’art, le jeu absurde et répétitif qui permet de nous séparer de tout tuteur, mais qui lui demande cependant d’être le témoin de ses bêtises. Devenu complice, doit-on alors leur imposer les limites de notre raison et les codes esthétiques que nous avons retenus ? Ne peut-on pas accepter de nous mettre au niveau « souterrain » du jeu qu’ils nous proposent, réduisant nos ambitions de fantasmeurs professionnels, se tenant simplement assis dans cet immense espace rendu à sa taille humaine, en laissant passer le temps puis en réalisant enfin que nous avons en face de nous 2 chorégraphes qui ont une pleine maîtrise de leur langage (leur répertoire le prouve amplement), et nous livrent en secret cailloux et joyaux mélangés  ?

Cette proposition peut faire objet de défi à qui veut l’entendre et confirme le chemin que j’imagine dans la nouvelle voie engagée par Anne Teresa de Keersmaker depuis «En attendant» et «Cesena». Sa danse s’est subtilement détachée de l’illustration et de la narration musicale, comme si elle reprenait très lentement pour elle-même le changement de paradigme artistique du siècle dernier, confirmant cette transition en collaborant directement avec Boris Charmatz, qui a déjà assimilé ces modifications, né à la danse dans ce contexte et recevant une reconnaissance immédiate de ses pairs par la saisie convergente d’expressions physiques processuels.

Sylvain Pack.

«Partita 2» d’Anne Teresa de Keersmaker et Boris Charmatz  au Festival d’Avignon du 23 au 26 juillet 2013 puis au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne du 26 novembre au 2 décembre 2013.

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Gwenaël Morin et son théâtre d’immergés.

Depuis le Festival d’ Avignon, nos corps de spectateur étaient au repos. Aujourd’hui, nous avons rendez-vous avec Gwenaël Morin au Théâtre de la Bastille à Paris. Cet homme et sa troupe nous ont à plusieurs reprises bouleversés et nous l’avons écrit : avec enthousiasme, plaisir et gravité. Aujourd’hui, nous retrouvons ce théâtre avec sa petite jauge de spectateurs qui permet cette proximité avec les acteurs sans qu’elle soit outrancière ou démagogique. Nous nous apprêtons à vivre cinq heures de théâtre autour de quatre œuvres de Rainer Werner Fassbinder («Anarchie en Bavière», «Liberté à Brême», «Gouttes dans l’océan» et «Le village en flammes»). Nous allons vivre cinq heures d’une scène joyeuse et dramatique ponctuées par nos rires légers et nerveux. Tout cela pourrait paraître long et pourtant: tout passe à la vitesse d’une symphonie lumineuse orchestrée par une narratrice au ton cynique, parfois autoritaire, qui nous délivre des didascalies (que nous ne verrons pas toujours !) comme autant de petites déviations pour nous détourner du droit chemin ! Le rythme est pulsé par un son de grosse caisse, façon de réveiller nos préjugés. Plus tard, le tintement d’un triangle ponctuera les phrases, pour une succession d’idées lumineuses…Virginie Colemyn est éblouissante dans cet anti rôle pour un «antiteatre» qui nourrit parce que l’interaction est partout, surtout là où l’on ne l’attend pas…

Ici, la troupe s’incarne là où ailleurs, nous n’entendons qu’une «distribution». Gwenaël Morin a l’art de donner à chacun une présence extraordinaire comme s’il amateurisait leur jeu: leurs corps singuliers et imparfaits nous touchent d’autant plus qu’il n’y a pas de jeunes premiers, ou de «vieux beaux». Tous dégagent une «esthétique» de l’épanouissement qui finit par troubler. Le décor est épuré, juste quelques chaises, une table et des affiches interchangeables pour le paysage. La scénographie est ailleurs…nichée au cœur de nos imaginaires…

Quatre œuvres où la famille concentre en son sein tous les maux de notre époque: crise de la pensée politique, plafond de verre pour les femmes, rationalisation et manipulation de la relation amoureuse pour servir le jeu de pouvoir, surdité et impotence des corps constitués. Ici, le nez rouge se porte comme un gant. La famille se fait troupe de cirque tandis que les hommes forment une caste de tristes sires. Le viol est la pratique d’un fascisme de salon qui étouffe les cris des corps meurtris par la violence de « gouverneurs » sans vision, englués dans des dogmes usés, car trop répétés. Ici, on crie et les objets se jettent à la figure comme autant de mots que l’on découpe d’un poème. Les colères jaillissent pour mieux saisir la force du cynisme des situations. À travers l’écriture de Fassbinder, Gwenaël Morin nous éclabousse, à l’image d’un enfant provocateur qui sauterait dans une flaque de boue pour esquisser une fresque sur le mur érigé par nos peurs. Englués dans nos représentations, nous accueillons avec bienveillance ce jaillissement de mots au ton cinglant, en quête de vérité, qui nous éclatent au visage sans toutefois nous aveugler.

La force de la mise en scène de Gwenaël Morin est de ne jamais s’éloigner de nous, de ce qui pourrait faire résonance. Il dévoile ce que nous ne pouvons plus dire…Il aborde la virulence comme un secret qui se manifeste bruyamment. Il fait jouer la violence familiale comme un système culturel où le désir et la passion se confrontent à la frustration du pouvoir. Il explore les champs relationnels homme/femme et les tentatives de recherches de solutions pour survivre.

Cinq heures tourbillonnantes où nous sommes en continu englobés dans le jeu, où le temps qui passe n’a plus d’emprise sur nous. L’horloge se dérègle et laisse sa place à l’espace de la transformation pour que changent nos représentations. Les allers-retours permanents des acteurs entre la salle et la scène ne sont pas un gadget dramaturgique, mais bien un processus pour nous connecter au propos dans un « corps à corps » entre l’artiste et le spectateur. C’est souvent drôle, toujours grave. Lorsque la maîtrise du jeu fait éloigner le sens du propos, Gwenaël Morin autorise ses acteurs à tout lâcher notamment lors d’un entracte mémorable où l’on revivrait presque la danse de  «The Show must go on» du chorégraphe Jérôme Bel (celui-ci aurait été bien inspiré de se nourrir de ce théâtre-là pour «Cour d’honneur» présenté cet été au Festival d’Avignon !)

Ce soir, un vent de liberté a soufflé dans la douceur de l’automne. Nous avons quitté un contexte alourdi par les propos d’une classe politique épuisée pour rejoindre une contrée où des artistes abordent la douleur sociale en agitant la pensée créative d’un auteur.

Inutile de discourir plus longtemps sur le théâtre populaire. Il est là. Bien là. Grâce à des acteurs exceptionnels : Barbara Jung, Renaud Béchet, Mélanie Bourgeois, Julian Eggerickx, Ulysse Pujo, Nathalie Royer, Brahim Tekfa, Kathleen Dol, Pierre Germain, François Gorrissen.

Il n’y a que les savants pour le théoriser et s’enfermer dans leur impuissance à promouvoir ceux qui le portent haut.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadornes.

“Antiteatre” d’Après Rainer Werner Fassbinder, mise en scène de Gwenaël Morin. Au Théâtre de la Bastille à Paris dans le cadre du Festival d’Automne du 18 septembre au 13 octobre 2013.

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Unique, double Angélica Liddell.

Deux heures et quarante minutes de représentation s’achèvent par une clameur. Le public réagit chaleureusement; ému, pensif, il semble avoir traversé des océans pour échouer sur une île, seul. Ce voyage est celui des hautes solitudes. La sidération laisse place au dépouillement, mélange de trop-plein et de vide. Il fait nuit dans la cour du Lycée Saint-Joseph; l’obscurité est en soi. Je me demande pourtant s’il convient d’applaudir. Aimer cette femme jusqu’à se perdre semblerait un geste plus approprié. Résister à sa fureur pour lui prouver qu’elle dispose malgré tout, de compagnons d’infortune. Être là, juste.

Longtemps, durant la représentation de «Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy)», je me suis dit que je ne comprenais rien. Chaos scénique (chaises renversées, monticule de terre, pétales disposés à même le sol), morcellement intérieur des caractères et fragmentation du monde empêchent toute lecture linéaire, toute reconstitution d’un récit. Mais il est impossible de décrocher. Comme par le passé, Angélica Liddell compose une beauté monstrueuse, touchant tous les registres. Personnage à la grâce ophélienne et à la blancheur diaphane, ou spectre squelettique au début de la pièce ; corps prostré de douleur et de rage en fin de spectacle. Délicates valses, foudroyantes scènes d’orgasmes onanistes. Combien sont-elles en elle ? Angélica Liddell joue Wendy, mais sur scène, son engagement personnel, à la fois physique et psychique, est tel qu’on ne sait plus si l’on a affaire à sa propre histoire ou au jeu d’une comédienne. L’ambiguïté floute les limites de la représentation. L’effet de réel est au service d’une esthétique de la terreur.

Wendy est censée s’enfuir de la réalité pour gagner, avec Peter Pan, l’île de la jeunesse éternelle. Elle échouera à Utoya, lieu du massacre perpétré par Breivik. Par la suite, elle trouvera refuge en Asie, Shanghai précisément. Wendy, cependant, n’est pas là pour apporter «un supplément de dignité», une dénonciation confortable et moralement satisfaisante des crimes commis par ce fou. Elle fusille les bons sentiments, assassine les «mères» et leur bonne conscience venimeuse. D’une certaine manière, elle semble avoir pactisé avec le mal, consciente que ce qui a été n’est plus. Je crois assister au glissement des identités : Angélica Liddell-Wendy…Peter Pan-Breivik ? Wendy, cette «meurtrière de la joie / Ton vide s’est rempli de cadavres». Qui est qui ? Qui dit quoi ? L’Espagnole donne corps au monstre, à sa folie destructrice. Elle s’offre à lui, chair et âme, parle de l’horreur en se situant de son côté, jusqu’à la nausée. Dégoût des faux-semblants et de l’hypocrisie sociale, indéfectible solitude. Le monstre vomit l’humanité, sombre dans l’abject lorsqu’il évoque ses conversations nocturnes avec des «pervers».

 

Jeunesse, beauté, tout s’effile, s’écoule et s’effondre. La littérature et le mal, une nouvelle fois réunis. Seule joie pour elle, la masturbation, épiphanie solitaire. Pourtant, tout n’est pas si simple : «nous puiserons / Nos forces dans ce qui n’est plus». Susurrés, affirmés, hurlés ou raillés lors de la représentation, ces vers de Wordsworth doivent être entendus. L’attentat poétique à l’œuvre sur scène énonce en réalité une exigence de vie…et d’amour. Wendy, d’ailleurs, est qualifiée de «monstre d’amour». Les «pervers» pensaient faire corps avec elle ; elle leur oppose son désir de «beauté radicale» et les renvoie à leur propre solitude. La beauté, c’est cette valse mélancolique interprétée par les deux danseurs de Shanghai qui, par leur âge avancé, défient le temps, l’espace et les mœurs. Ils recousent, par leurs gestes, le tissu des corps déchirés.

Par-delà chaos et décrépitude, la demande d’amour effleure… «L’amour. L’amour. C’est mon unique sentiment»…heureux celui ou celle qui saura le saisir…

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

«Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy)» d’Angelica Liddell au Festival d’Avignon du 6 au 11 juillet 2013.
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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES L'IMAGINAIRE AU POUVOIR Marseille Provence 2013 OEUVRES MAJEURES Vidéos

J’me fais mon cinéma.

Est-il possible que le cinéma puisse émerger du théâtre ? Depuis trop longtemps, j’ai subi l’image sur un plateau où la vidéo est venue se plaquer pour remplir le vide d’un propos égaré. Trop souvent, le numérique s’est imposé pour que je lâche le théâtre au profit d’effets spéciaux très spécieux. La liste serait trop longue à dérouler de tous ces spectacles dits hybrides qui ont noyé le sens dans la forme. Il est d’ailleurs troublant de constater que ce mouvement «moderne» se prolonge aujourd’hui à Marseille où une Scène Nationale nous propose des ballades sonores, de dormir au théâtre (si, si), où le « Off » de Marseille Provence 2013, installe un campement…Dans un article pour le Monde, le philosophe Alain Badiou écrivait: «Les modernes eux-mêmes ont énoncé que tout art authentique devait en finir avec la représentation, se tenir au plus près du dynamisme vital dont les corps sont porteurs et abolir la funeste distance entre acteurs et public, scène et salle, afin de fonder un collectif festif où tous auront indistinctement leur place active. L’idée fait ainsi son chemin d’un “théâtre” sans aucune théâtralité, d’un théâtre qui abolit le théâtre. Religion contemporaine, peut-être, que ce désir éperdu de se confondre avec le réel nu de corps que rien ne représente, et qui ne représentent rien.»


Mais fort heureusement, des artistes pensent le théâtre comme un art global. Il me revient en mémoire le spectacle éblouissant de l’Allemande Katie Mitchell au Festival d’Avignon en 2011 où «Christine, d’après Mademoiselle Julie» librement adapté d’August Strindberg fut d’une telle virtuosité qu’elle m’avait permis d’être l’auteur de mon cinéma théâtral ! Le film s’élaborait en direct, sans montage, car le théâtre ordonnait tout ! Toute la machinerie n’était qu’au service de la poésie pour entendre et comprendre la douleur de Christine.


L’an dernier, toujours au Festival d’Avignon,  Markus Öhrn  dans «Conte d’amour» avait osé la vidéo pour projeter l’horreur qui se déroulait dans la cave où Joseph Fritzl séquestra pendant vingt-quatre ans sa fille Élisabeth et trois des enfants nés des différents viols incestueux. Comment transposer une telle horreur au théâtre si ce n’est en «déréglant» le système de la représentation? Pour que cela soit suffisamment mis à distance pour nous toucher, Markus Öhrn n’avait pas le choix: la cave, floutée par une bâche de plastique, était la scène où le cinéma se fondait dans le théâtre pour rendre compte de la violence de cet amour (et de la créativité qu’il génère pour le bourreau et les victimes). Sans ce cinéma d’art et d’essai, point de théâtre de corps, d’objets, de marionnettes et de refrains musicaux.

Récemment, l’image a surgi du théâtre sans aucun artifice technologie particulier (si ce n’est un ordinateur qui explose à la fin, un congélateur qui se déplace en fonction des vibrations de son moteur déréglé !).  C’était au dernier Festival des Arts de Bruxelles. Le metteur en scène Belge Claude Schmitz y présentait «Mélanie Daniels», protagoniste du film d’Alfred Hitchcock, «Les oiseaux», incarnée à l’époque par Tippi Hedren. Ici, il ne s’agit pas de transposer au théâtre ce chef d’œuvre cinématographique, mais de vivre le processus de création d’une improbable suite où émerge, à la fin du spectacle, l’Image, celle produite par le théâtre et co réalisée par l’inconscient groupal d’une salle de spectateurs attentive, rieuse et sidérée.

Il faut imaginer une équipe de tournage à l’œuvre, mais désœuvrée, parce que rien ne va: le metteur en scène est en panne d’inspiration, l’attachée de production se détache trop, le technicien du son subit le goutte à goutte d’une fuite d’eau. Pendant de longues minutes, j’erre avec eux, ne sachant plus très bien à qui et à quoi me raccrocher. Tous régressent, à l’image de leur goût immodéré du freeze que l’on puise dans un congélateur, métaphore d’une malle à jouets pour adolescents dépressifs. À cet instant, la création théâtrale est embourbée dans une vision mélancolique du monde (autocentrée et infantile) prisonnière de ses pulsions de contrôle: comment ne pas penser à cette génération d’artistes qui, n’ayant rien à dire, occupe le théâtre plutôt que de s’occuper du théâtre…Ainsi, Claude Schmitz ose décrire le processus par lequel la création s’enlise (lire à ce sujet, un article écrit lors du dernier Festival d’Avignon: l’inquiétante dérive d’un certain théâtre français). Mais parce que tout est complexe, il ne lâche rien, nous propose une autre image, celle qui s’élabore, presque à notre insu: le premier niveau narratif peut bien s’effondrer (au sens propre!), le second, celui où l’art émerge, apparaît peu à peu: les corps lâchent, l’esprit vagabonde pour se perdre dans la vision burlesque de Chaplin, le bruit du vol des oiseaux nous surprend par derrière (comme un rêve éveillé), la figure mythique de l’actrice Tippi Hedren erre, rode…

Le théâtre se fond lentement dans l’univers d’Hitchcock, de la profondeur horizontale du plateau vers ces fenêtres en fond de scène où je projette mes désirs. C’est drôle et grave comme si le sens n’était pas seulement dans l’histoire d’un collectif qui peine à filmer, mais ailleurs, dans ce cheminement où le théâtre nous guide vers le cinéma, où il est l’art de l’art. Peu à peu, l’œuvre d’Hitchcock se prolonge: Claude Schmitz ne propose aucune suite, mais la relie dans un nouvel espace mental pour et vers le spectateur où le cinéma ne se “fabrique pas”, mais où l’Image est une émergence d’un traveling théâtral.  La dernière scène me plonge dans une mise en abime, dans un océan de beauté, où je m’émancipe de la narration, où l’art de Claude Schmitz m’aide à ressentir ce lien si particulier à la scène.

À cet instant précis, alors que le public lui fait un triomphe, cet homme me réconcilie avec la modernité où n’est image, que théâtre.

Pascal Bély – Le Tadorne

Mais encore…

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Toujours au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles ; toujours au sujet du cinéma. L’œuvre théâtrale de Mariano Pensotti, «Cineastas», sera présentée au prochain Festival d’Automne à Paris. Ici, le théâtre et le cinéma cohabitent dans un même espace vertical. Au premier étage, le tournage…au rez-de-chaussée, la dramaturgie de la vie de l’auteur. Il faut imaginer quatre cinéastes argentins, qui ne se croisent jamais, où le spectateur est positionné comme témoin de la genèse de leur film…où leur intimité se joue au rez-de-chaussée tandis que le film s’élabore au premier étage. Ainsi, chaque acteur passe du rôle de cinéaste à celui d’acteur d’un autre film sans aucune rupture de temps!

Le scénario cinématographique de chacun se métamorphose à mesure que le théâtre met en scène la complexité du rapport entre leur visée d’artiste et l’intimité de leur vision. Le cinéma est alors objet d’analyse (ou objet de l’Analyse…) et nous permet de nous projeter à deux niveaux en même temps : la narration et l’écriture de l’histoire entre le cinéma et le théâtre. Ainsi, le spectateur est en permanence sollicité pour faire les liens entre ces quatre «mises en scène», le contexte historique (celui de l’Argentine, de la Russie, …) et le processus par lequel l’image nait du théâtre. C’est palpitant, enivrant et enthousiasmant de constater que la scène est décidément l’un des rares espaces où se pense et s’élabore la complexité.

Crédit photo: © Jorge Macchi

Plus loin encore…

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C’est à Marseille. Dans le cadre des propositions de la capitale culturelle. Je suis pris dans les embouteillages. Soudain, le quartier de la Belle de Mai se révèle. À l’approche d’une école, sur les murs, deux pans photographiques se dévoilent. Un groupe d’enfants entre dans le même mouvement à soixante années d’écart. C’est subjuguant. Mais je n’ai encore rien vu. Sur le toit panorama de la Friche Belle de Mai, je découvre le travail du photographe JR en plusieurs dimensions. Il a séjourné dans le quartier pour révéler sa mémoire, à partir de groupes d’enfants photographiés à des époques différentes. Les murs opèrent le dialogue. La mémoire du dedans des appartements semble surgir vers l’extérieur, vers nous. L’histoire dessine une nouvelle architecture du quartier pour une modernité qui relie les générations. C’est fascinant. JR  photographie le peuple et le propulse sur la scène pour une urbanité poétique. L’Image surgit à l’articulation de la photographie d’art, de la mémoire collective et de notre destin commun. Chapeau l’artiste.

 Crédit photo: © wonder brunette
 
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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS THEATRE MODERNE

La fête des vieux au Festival d’Automne.

À peine entré dans le Théâtre des Abbesses à Paris, je suis surpris et rassuré: le décor hésite entre atelier de création et Palais Royal occupé. Le sensible, le geste va se mouler dans l’institué pour renouveler une fois de plus le genre théâtral, art ouvert aux quatre vents de la modernité.

Elles vivent à Berlin et constituent le collectif She She Pop. Ce soir, avec leurs pères, elles interprètent «Testament» pour une écriture théâtrale en trois dimensions. Il y a le texte du «Roi Lear» de William Shakespeare accroché à un paper-board, projeté sur grand écran, où chaque acteur peut raturer, écrire sa part de vérité, choisir la vitesse de défilement comme s’il feuilletait un album de famille. Il y a ces dialogues savoureux, poignants, percutants entre pères et filles qui, en écho à la tragédie shakespearienne, abordent la délicate question de la transmission et de la prise en charge de la vieillesse par une génération frappée par la récession économique et une crise de valeurs.

Il y a nous, spectateurs actifs, interpellés par cette mise en abyme où pour entrer dans l’Histoire, nous écoutons leurs trajectoires et nos vrombrissements intérieurs. Je suis en dialogue avec cette mise en scène cohérente où ces dimensions se relient dans un tout englobant qui respecte la spécificité de chacun. Cette articulation entre un texte mythique de Shakespeare, des «pères rois» déchus par la vieillesse, des  “filles reines” triomphantes, mais souvent impuissantes, et nos expériences, constitue une écriture théâtrale inédite. En effet, les dialogues, les corps et la salle métaphorisent ce rapport entre l’art et le social: mobiliser nos ressentis pour créer les liens; entrer en communication avec un texte classique par une résonance intérieure; se laisser guider par le jeu des acteurs au-delà de leur statut d’amateur et de professionnel. Ce soir, l’accompagnement de la vieillesse est sorti du trou noir dans lequel nous l’avions peut-être plongé pour l’éclairer avec humour, gravité, grâce et beauté. N’est-ce pas cela la «politique» quand le théâtre contemporain s’en mêle?

Pourtant, ce n’est pas facile d’entrer dans un tel dialogue. Orphelin depuis dix ans, la question de la prise en charge de mes parents ne s’est jamais posée. Jeune, ils étaient déjà âgés. Leur vieillesse a façonné ma jeunesse et orienté mon regard vers la toute petite enfance et les vieux, là où l’imaginaire peut circuler.

Avec She She Pop, cela va au-delà: ce n’est pas tant l’âge qui est mis en scène que le lien de transmission. La vieillesse n’existe pas en soi, sauf à vouloir la réduire à sa dimension physiologique. Elle prend sens dans une filiation dépendante d’un contexte politique et social. She She Pop va bien au-delà du drame du Roi Lear, car l’intime est ici dévoilé avec une telle force qu’il fait propos universel (au prix d’une esthétique théâtrale qui dégoûte l’un des pères!).

Parce que le lien entre générations ne peut plus être descendant et binaire, «Testament» met en scène sa  complexité et ses nombreux enchevêtrements. Le royaume de nos vieux a probablement existé (on le nomme joliment «les 30 glorieuses»), mais il ne peut s’annexer aussi facilement à nos territoires (moment hilarant où, dessin à l’appui, on constate le déménagement impossible de la bibliothèque d’un des pères vers le petit appartement de sa fille). Leur vision du pouvoir n’a plus rien à voir avec la nôtre: là où le statut et le savoir suffisaient, c’est le travail de nos liens horizontaux qui nous donnent aujourd’hui de la puissance. À l’obligation de prendre en charge nos aînés (parce que c’est naturel), répondent des nécessités économiques et l’inégalité croissante des revenus au sein même d’une fratrie (dialogues truculents où l’une des filles, célibataire, fait le calcul de ce que lui doit son père pour s’être occupé de ses nièces et neveux !).

http://youtu.be/PRFugziUdgc

Vous l’aurez compris, ces femmes et leurs géniteurs font les comptes et ne se soustraient à aucune question, aucune interpellation. Les filles ne visent le trône de leur père que pour le partager et s’écouter (métaphore d’une démocratie renouvelée ?). Leur royaume est celui du pardon, en musique (symbole d’un langage partagé), car on ne «testa(ment)e» pas sur le ressenti(ment) et le mensonge. Le drapeau de leur nouveau territoire sera blanc, car le temps de la guerre des tranchées est terminé à moins de vouloir y creuser une fosse commune.

Avec She She Pop, le testament perd sa valeur juridique, mais gagne en altérité tandis que ces actrices métamorphosent le théâtre de Shakespeare en un dialogue social régénérant.

Pascal Bély – Le Tadorne

«Testament» par She She Pop et leurs pères du 28 novembre au 2 décembre 2012 pendant le Festival d’Automne de Paris.

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS LE THEATRE BELGE! THEATRE MODERNE Vidéos

Triple A pour la Belgique.

Le peuple souverain ne sait plus très bien où il va. À force de lui répéter depuis le choc pétrolier de 1974 que l’urgence est la sortie de crise, il peine à penser. La pensée est sous les décombres d’une civilisation européenne qui, depuis la Shoah, s’effondre peu à peu malgré la vitalité de sa technocratie à créer les outils pour donner l’illusion du progrès. Dans ce contexte, le peuple, et particulièrement sa classe moyenne, palabre, gaspille les mots, maltraite la relation, cloisonne le langage du corps et le poids de la parole, fait de l’oisiveté l’un des moteurs pour régénérer les neurones. Rien ne s’élabore tandis que la plainte individuelle fait office de protestation collective. On dénonce, mais rien ne s’énonce. Son éducation, ses savoirs ne sont plus mobilisés pour l’intérêt général, mais pour préserver son intime de la douleur du monde. Quant aux artistes, ils se noient dans le paraitre de leur cour, trahissent leurs idéaux au contact du pouvoir, et laissent l’intelligencia observer ce naufrage du haut de leurs fauteuils dorés (quand ils n’y sont pas assis eux-mêmes!). Le théâtre est une activité comme une autre, juste permet-il de changer de rôles (et de viser le premier). L’art s’accroche au mur pour égayer l’endroit tandis que la poésie se dilue dans le naturalisme avant de disparaître peu à peu sous le poids de la littérature qui raconte. Mais ne nous y trompons pas: l’énergie est là. Les corps bougent, l’espace est occupé; on s’affaire devant, derrière, sur les côtés; on fait pour défaire. On se croit compétent à maitriser ses pulsions animales quitte à les laisser déborder pour assouvir sa soif de domination envers les femmes. Et quand cela s’effondre à un endroit, les décombres se recyclent pour soutenir le modèle qui empêche tout renouvellement de paradigme. Avec la classe moyenne, la politique n’est même plus un sous-bassement avec lequel on élabore: elle est au mieux un spectacle, au pire un secret bien partagé. Avec la classe moyenne, dénier c’est penser.

Pour la chorégraphe Maguy Marin, «puisque tout est foutu, fêtons le pessimisme». Oui, fêtons, mais j’ai besoin des artistes. Pas ceux qui, de haut, assouvissent leur désir de pouvoir comptant sur mon potentiel de servitude. J’ai besoin d’artistes pour qui l’empathie nourrit la relation à l’art, pour qui l’acteur et le spectateur sont côte à côte pour élaborer la vision commune vers une visée. Puisque l’on est foutu, j’ai besoin d’artistes pour m’extraire de la tyrannie des mots et de leur tour de Babel et m’autoriser, sans culpabilisation, à voir le jeu pour le penser autrement.

Il est minuit. Je pense à ce qui est écrit plus haut. Je marche et je pense. J’ai l’énergie pour fêter le pessimisme. Je sors à peine du Théâtre de la Bastille à Paris où le collectif  flamand tg STAN vient d’interpréter «Les estivants» de Maxime Gorki. Cette ?uvre du début du 20ème siècle décrit un groupe en vacances d’été dans une datcha et qui «s’occupe» pour ne pas sombrer. Incarné par cette troupe flamande, le texte est d’une modernité stupéfiante. Vingt-deux rôles pour neuf acteurs. Autant dire que je m’y perds dans le «qui est qui ?» comme si les places étaient interchangeables pour cause de pensée unique. Ici, les conflits entre amis masquent finalement un accord souterrain pour que rien ne change entre le marteau ou l’enclume, entre penser ou subir?

Varja, incarnée par Jolente de Keersmaeker, est époustouflante. Mariée à un gros ours bien léché (exceptionnel Damiaan De Schrijver dans le rôle de Sergej Basov), elle doute sur ce qu’il se joue : rapidement, je me reconnais en elle (suis-je le seul dans la salle?). Elle porte à bout de bras ce collectif, métaphore de l’effondrement d’une société en crise (jusqu’au décor d’un théâtre improvisé qui se métamorphose en radeau de la méduse), où la moindre déclaration (qu’elle soit d’amour ou poétique) sombre dans une vanité ridicule. Pendant 2h30, cette société navigue totalement à vue. Elle ne voit pas qu’elle est politique (au sens de la vie dans la cité) et ne pense qu’à se vautrer dans des jeux amoureux. Cette mise en scène à l’énergie débordante occupe tout l’espace horizontal (on ne cesse d’aller de là à là, à la recherche d’un chemin sans but) tandis que la visée verticale est symbolisé par des cordes destinées à qui voudrait bien se pendre. Ici, tout est en jeu : rien n’est laissé au hasard jusqu’à la longue robe noire de Varja, rideau de théâtre quand son désir d’amour est trop fort, cache-misère lorsque ses secrets enfouis l’empêchent de libérer son corps.

Ces acteurs sont exceptionnels. Ils jouent comme ils pensent. Leur empathie me permet de ne jamais décrocher. Ici, le théâtre est un  acteur à part entière (il est même omniprésent jusqu’à la scène finale du banquet où les masques tombent, où le corps du collectif se disloque pour se remette à l’équilibre). Le théâtre façon tg STAN est l’une des réponses pour sortir de la crise morale que nous traversons, pour accompagner le changement de paradigme qui est en cours.

 Il me revient alors l’intervention  de l’écrivain Isabelle Sorente dans l’émission «Ce soir ou jamais» où elle évoquait la crise d’aujourd’hui, l’ampleur de «ce qui nous secoue». La force du tg STAN est de m’autoriser ce lien pour qu’au chaos ambiant, réponde ma pensée en mouvement.

Triple A pour la Belgique.

Pascal Bély, Le Tadorne.

«Les estivants » de Maxime Gorki par le tg STAN du 30 octobre 2012 au 17 novembre 2012 au Théâtre de la Bastille dans le cadre du Festival d’Automne de Paris.

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS

Je n’ai pu aller jusqu’au bout du rêve.

Je suis ce soir à Paris. Je sais ce que l’on pourrait me rétorquer. Qu’est-ce qui peut justifier un voyage aller-retour express Aix en Provence à Paris pour le théâtre? Le Festival d’Automne invite le metteur en scène polonais Krystian Lupa avec sa création, «La Cité du rêve». Je l’avais quitté au printemps à Béziers pour la dernière de «Salle d’attente» (Sous chapiteau, le théâtre de Krystian Lupa claque), allégorie du cauchemar européen et de nos espoirs dans la jeunesse. Quelques mois se sont écoulés. Je pars de la salle vers la cité. Ce soir, je ressens ma disponibilité pour entrer dans une recherche intérieure de près de quatre heures.

La salle est comble. Elle ne le restera pas. Les spectateurs semblent fatigués, lassés de ne plus trouver l’énergie pour «faire face», comme me le confiera plus tard ma voisine. Toujours est-il qu’à chaque entracte, le théâtre se vide peu à peu. Sur scène, les acteurs interrogeront à plusieurs reprises leur jeu («que racontons-nous?») provoquant une salve de rires et d’applaudissements. J’ai rarement ressenti une telle interaction d’autant plus que Krystian Lupa intègre dans sa mise en scène l’espace de la représentation. Nous sommes le plus souvent éclairés (je me retourne parfois pour chercher du regard mes congénères, à la recherche d’un soutien). Il crée une avant-scène avec des bandes blanches, espace transitoire entre l’inconscient et le conscient, entre la réalité perçue et la réalité psychique. Vient ce moment, cette interrogation: de leur «Cité du rêve», les habitants descendent dans la fosse pour un portrait de groupe. Mais sur la photo, les sièges sont vides. La réalité n’existe pas. Nous serions là, sans y être. Le rêve d’un public acteur s’est-il envolé ?

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Me voici donc propulsé vers cette Cité, adapté du roman du peintre Alfred Kubin. Dix comédiens incarnent ses habitants. Ils paraissent échoués là, sonnés…un peu comme nous. C’est une salle d’attente aux murs gris, ceux-là mêmes qu’affectionnaient Pina Bausch dans «Kontakthof». On y entre pour en sortir transformés d’autant plus que ces murs poreux projettent des vidéos qui scrutent l’inconscient et sculptent son langage. D’autant plus que trône une cage sans barreaux: à l’intérieur, ce divan vertical provoque le rêve éveillé, où les mots métamorphosent le visage à l’image de l’oeuvre de Dali, «Galatée aux sphères». Pour entrer dans cette cité quasi transparente, Krystian Lupa nous propose plusieurs espaces mentaux afin de se projeter dans la folle utopie de Patera, homme riche, qui créa cette cité au confluent de l’Asie. Nous y suivons Alfred et sa femme qui visitent ce pays, au bord de l’abyme. Le rêve s’est peu à peu transformé en cauchemar, même pour le spectateur.

Je suis rapidement happé par ces dix acteurs. Ils sont de tous âges. Sans âges. Comme si leur jeu dépassait leur rôle. Sont-ils notre humanité, notre civilisation européenne en perdition? Ils sont entre deux mondes. Ils sont passés par l’Expérience. Nous entendons la rumeur de la ville (est-ce une  manifestation, une symphonie humaine?). Chacun donne sa version entre mouvement unitaire et clameurs artistiques. Comment ne pas reconnaître la voix des peuples espagnol et grec qui souffrent face à une intelligencia prisonnière d’une idéologie fermée? Peu à peu, ils entrent dans cette salle, font un rapide arrêt dans la cage. L’un des habitants peut bien arriver nu avec ses belles chaussures pour nous faire croire qu’ici, la liberté est absolue. Personne n’y croit. Il finira avec un tissu tel un Jules César déchu. Un ange à la beauté fulgurante passe. Que vient-il faire ici, se demandent-ils? Même le poète fétichiste ne trouve pas la réponse. Le vide s’installe progressivement: les corps bougent à peine, presque statufiés. Cette cité est notre forteresse: psychologique, sociale et politique. À cet instant précis, la mise en scène millimétrique de Krystian Lupa décourage le public comme si cet «indéfinissable», ce gouffre, était insupportable. Je résiste. Lupa ne me retient pas, sauf quand il convoque l’assistant de Federico Fellini qui explique ce qu’est cette cité du rêve.Je ressens la disparition de l’Italie des artistes?

Au deuxième acte, Lupa zoome. La salle est la chambre d’un couple où trône une femme alitée. Que sommes-nous donc devenus? Le dialogue entre elle et lui est saisissant: je ne comprends pas tout, mais j’entends l’impossibilité d’aimer. Le langage du lien amoureux me touche. L’homme finit étalé. Je suis totalement éreinté. Je persiste à vouloir tenir le choc. Ma rangée de sièges se vide. Je suis seul, échoué. Vais-je échouer à me faire “cité” ?

Nous voilà à nouveau dans la grande salle. Tout va crescendo. Le premier acte a posé l’écoute, le deuxième la parole du sens?le troisième incarne le pouvoir et le chaos. Le quatrième, le franchissement de la limite, entre là-bas et ici, entre rêve et conscience. C’est tourbillonnant, car Lupa nous projette dans cette cité à plusieurs dimensions dans une même unité de temps (l’individu, le groupe, le sociétal) pour ressentir ce qui fait civilisation en chacun de nous. Mais le texte est ardu et laisse si peu de respiration (d’autant plus que la traduction et le surtitrage sont à la peine). Il manque la générosité du metteur en scène italien Pipo Delbono pour nous guider vers la folie sans nous prendre de haut. Il manque le courage artistique de la chorégraphe Maguy Marin pour faire l’Histoire à partir de la métamorphose des corps. Il manque la subtilité d’Arthur Nauzyciel qui sait introduire la danse dans le théâtre pour que le texte traverse notre inconscient.

Il manque tant dans ce théâtre où il y a tout?Quel paradoxe! Peu à peu, je m’éloigne de cette cité qui me ramène à ma fatigue, à ma faim. Il est près de 23h30 et je n’en peux plus. Dans le tableau final, Fellini peut bien lancer ses cordes de son poisson-nacelle aux âmes perdues. On peut bien me clamer «Soyez heureux de vivre!». C’est trop tard. Beaucoup trop tard.

La cité? Ma cécité?

Pascal Bély, Le Tadorne

“La cité du rêve” d’après l’autre coté d’Alfred Kubin, mis en scène par Kristian Lupa au Théatre de la Ville à Paris dans le cadre du Festival d’Automne. Du 5 au9 octobre 2012.

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS THEATRE MODERNE

Avec Daniel Veronese, ma crise de bonheur.

Il y a des applaudissements qui ne trompent pas tant leur musicalité exprime la joie. Une association de bienfaiteurs est à l’origine de ce moment harmonieux : les dix acteurs choisis par le metteur en scène Argentin Daniel Veronese ont tant de grâce que cela en devient miraculeux.

Après «Espia a una mujer que se mata» vue à Aix en Provence en 2008 et «le développement de la civilisation à venir» acclamée en 2010 au KunstenFestivaldesArts de Bruxelles, je ressens toujours cet engagement à proposer un théâtre de sueurs et de larmes où les mots accompagnent les corps à la dérive. Cette sensualité est une matière brute, apprivoisée par une mise en scène qui flirte souvent avec les happenings du théâtre de boulevard et les effets de travelings cinématographiques.

Ce soir, au Festival d’Automne de Paris, «les enfants se sont endormis» d’après «La Mouette» d’Anton Tchekhov est une oeuvre sans surprise pour ceux qui connaissent Daniel Veronese, mais qui produit toujours le même effet : nous y sommes. Il ne nous lâche jamais.

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Parce qu’au huit clos du décor (dont on a l’impression parfois qu’il s’avance vers nous), Daniel Veronese installe une scénographie du secret : la fenêtre qui donne sur les (im)possibles, les coulisses d’où se trame le drame. Chaque personnage, même absent sur scène, est omniprésent. Cette absence-présence produit un sentiment permanent de flottement qui traverse le jeu de ces dix acteurs exceptionnels. Vous reconnaîtrez sans peine les protagonistes de la pièce d’Anton Tchekhov mais Daniel Veronese les métamorphose en leur faisant porter le poids d’une civilisation du progrès à bout de course. Sur scène, on s’écroule sur le canapé pour se réfugier dans son théâtre intérieur, on siffle pour ordonner faute de savoir communiquer, on tape à la porte sans que l’on ne vous réponde, on aborde son statut comme seul signe d’un positionnement. Daniel Veronese installe le groupe à partir d’un mouvement circulaire et spiralé où les mots sont des balles qui traversent le corps de chacun et créent l’énergie d’un chaos maitrisé qui finit par vous entrainer. Ainsi, nous rions à notre décadence et assistons impuissant à la descente d’un plafond de verre qui écrase le désir sur un parterre de certitudes.

En accentuant la proximité des corps (l’espace de la mise en scène n’est que d’un mètre ou deux !), Daniel Veronese produit une micro société faite de magmas où la vision de chacun n’excède pas la distance entre le «moi» et le «je ».  Rien ne nous étonne à ce que le contexte de Tchekhov se fonde dans le nôtre. Daniel Veronese évoque dans la feuille de salle du Festival, «une façon d’attirer l’histoire vers le présent». Ici, le présent ne trouve plus sa force pour penser un futur d’autant plus que l’enfance de chacun est un refuge et non une embarcation collective. Progressivement, je me détache pour ne pas être emporté.  Daniel Veronese me donne l’espace pour m’affranchir de ce magma comme si la condition de l’artiste (thème central de la pièce), dépendait de l’émancipation du spectateur. Je ne vois, pour l’instant, pas d’autre explication à la particularité de cet article : en effet, je peine à évoquer l’histoire car je suis plongé dans une mise en abyme (une pièce dans la pièce) d’où il me plait d’écrire sur mon bonheur de spectateur.

Pascal Bély, Le Tadorne.

 

A propos d’«Une maison de poupée » d’ Henrik Ibsen publiée en 1879 et adaptée par le metteur en scène argentin Daniel Veronese («le développement de la civilisation à venir») vue au Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles en mai 2010 et présentée au Festival d’Automne en même temps que «les enfants se sont endormis».

 

À l’époque d’Ibsen, Nora (femme considérée comme « simplette » par son mari avocat, Torvald Helmer) est mère de trois enfants. Elle fait un faux en écriture pour trouver l’argent nécessaire à la guérison de son époux. Une fois la tricherie dévoilée, elle doit faire face à la colère de cet homme dont la vision du mariage reste subordonnée à la société bourgeoise. Chez Daniel Veronese, Nora a tout de la femme émancipée : dynamique, jean’s moulant, danseuse à ses heures. Son mari est un ancien avocat qui a fait faillite pour devenir banquier.

Veronese amplifie les contrastes : au décor dépouillé digne d’une maison après le passage des huissiers (incarnée par la frêle silhouette de Christina, une amie dans le dénuement), il oppose les corps gros du mari, du prêteur et de l’amie médecin. La force de la mise en scène est d’accentuer l’étau entre le milieu bancaire qui impose ses valeurs jusque dans le couple et la corruption qui gangrène la société argentine. Le propos politique (à l’exception du désir d’émancipation de Nora) s’efface au profit des dictats de l’économie financière. Le salon devient un espace intermédiaire entre la rue et le bureau à domicile du banquier où circulent les flux d’une économie rigide pilotée par le pouvoir masculin. Daniel Veronese humanise ce que la banque voudrait bien gommer : la fragilité de chacun d’entre eux face à cette économie qui leur enlève leurs capacités à poser des choix. Alors que les femmes se sont émancipées par l’accès au savoir et à l’éducation, qu’elles ne sont plus sous le joug du religieux, qu’adviendra-t-il de leur autonomie alors que le pouvoir économique reste aux mains des hommes ? La dernière scène (que nous ne pouvons divulguer) esquisse une réponse et bouleverse le public jusqu’à ressentir dans la salle une peur collective qui n’annonce rien de bon.

Pascal Bély, Le Tadorne.

 «Les enfants se sont endormis» et « Le développement de la civilisation à venir » par Daniel Veronese au Festival d’Automne de Paris du 21 septembre au 2 octobre 2011.

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS PAS CONTENT

La danse ignoble de DV8.

Stupéfait. Sidéré. Comment le Festival d’Automne a-t-il pu programmer une oeuvre aussi ignoble ? «Can we talk about this» de la compagnie DV8 de Lloyd Newson est une proposition « artistique » déplacée, clivante, sans perspective, qui s’appuie sur la paresse des spectateurs pour distiller sa vision binaire de la société multiculturelle britannique.

«Multiculturelle» : le mot est lâché. Lloyd Newson et ses onze danseurs investissent un décor de salle des fêtes un peu vieillot pour y installer le conflit et toutes les cloisons qui l’accompagnent. Assis au premier rang, je dois dès la première minute lever les yeux pour lire les sous-titres d’une logorrhée de plus d’une heure trente. Je remercie chaleureusement l’éclairagiste pour y avoir braqué un projecteur…Mais qu’importe. Suis-je venu au théâtre pour assister à une oeuvre structurée comme un documentaire télévisé ? Suis-je là pour écouter passivement une charge contre l’Islam (d’où le titre de la pièce, «Can we talk about this ?»). Je subis une succession de témoignages (de l’affaire Rushdie, en passant par le cinéaste hollandais  Théo Van Gogh assassiné par les fondamentalistes, en faisant quelques détours par des femmes forcées au mariage,…), illustrés par une chorégraphie mécanique assujettie au texte. Le tout finit par donner la désagréable impression d’être soumis à un propos moralisateur et clivant. Les  figures de style visent à faire du corps un objet de propagande. En empilant les attaques répétées des fondamentalistes religieux contre la démocratie, Lloyd Newson assimile islamisme et musulmans.

Le plus scandaleux dans cette proposition est sa suffisance: elle sort les témoignages de leur contexte au profit d’une dénonciation linéaire sans que ne soit posée une problématique complexe. J’identifie ce même processus lorsque des metteurs en scène font jouer aux enfants des rôles d’adultes. «Can we talk about this» voudrait libérer la parole autour de l’Islam, mais l’enlève au spectateur : il n’y a rien à penser, tout à gober.

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Ainsi, la rhétorique des médias de masse se déploie sans difficulté pour nous matraquer de faits qui, bout à bout, démontre l’impossible cohabitation de l’Islam avec nos démocraties. La danse s’efface peu à peu au profit d’une gestuelle caricaturale, enfermant Lloyd Newson dans ses certitudes. Dénoncer est une chose, énoncer en est une autre.

La danse est un art qui va au-delà du discours pour signifier qu’il n’y a pas de vérité. Seulement des constructions de la réalité.

«Can we talk about this ?» m’a insulté.

Pascal Bély, Le Tadorne.

«Can we talk about this ? » de Lloyd Newson au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne de Paris. Du 28 septembre au 6 octobre 2011.