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AUTOUR DE MONTPELLIER FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

Avignon 2015- Madame rêve…

Et si Avignon m’était conté ? Je n’y suis pas cette année…mais…

Madame rêve… De merveilleux…d’énergie qui entrainerait tout sur son passage pour que nos sens soient excités au plus haut point.

Madame rêve…Dans un premier cycle du sommeil, celle de la phase d’endormissement où ma conscience reste en veille, je rencontrerais Phia Menard et sa dernière création «Belle d’hier». Une pièce où d’un bloc, sorte de lingot Factory de Warhol, recouvert de matière brillante, émerge un laboratoire glacial. On y extrait des fantômes pétrifiés, comme dans la légende où des moines avaient été transformés en pierre pour avoir osé regarder des femmes.

Ces christs encapuchonnés se délitent tout comme les valeurs religieuses de nos jours. Les dogmes s’écroulent et la révolte gronde. Un grand nettoyage s’opère, pour laver toute cette saleté qui nous envahit. Cela nécessite des efforts. Les tissus sont foulés aussi énergiquement que les raisins lors des vendanges. Nous avons à extraire un nouveau jus, plus vif, plus savoureux, sans rester derrière un rideau qui occulte la réalité. La volonté engagée pousse jusqu’à la folie, car tout renouveau fait basculer dans l’inconnu. Un bruit assourdissant nous envahit et vient à bout de ma fatigue.

Madame rêve…J’entame une sieste plus profonde dans cet été torride. J’entre dans un sommeil réparateur. Avignon, ville de festival international, pourrait nous entrainer vers la création belge. « En avant marche ! » d’Alain Platel et de Frank Van Laecke m’accueille.

Un ange noir y déploie ses ailes cymbales. Les vibrations cinglantes sortent de ces disques dorés. De cet éclat exulte ses maux. Ses cordes vocales sont anesthésiées d’avoir trop longtemps usé ses mots d’amour, et de luttes. La maladie a tétanisé son organe, son souffle lui manque, son trombone, porte voix est au repos, réduit au silence.

Il s’économise en nous délivrant ses langues multiples. Il a le timbre d’ un parrain, patriarche qui détient le pouvoir, le savoir, mais il n’est pas celui qui écrase son entourage. Il est libre et aimant. Son corps est à l’image du poids de ses émotions, de ses expériences vécues. De façon régulière, il a besoin de se ressourcer en s’allongeant pour puiser une part de rêve dans un sommeil de bébé, où il serre contre lui son instrument objet transitionnel, « Ours à vent ou à percussion » suivant ses humeurs.

Il soulève son corps massif et évolue joyeusement autour des autres musiciens. Artistes, facteur, fleuriste et ingénieur se retrouvent tous à la même enseigne. La puissance d’un collectif pluriel. Les femmes sont des majorettes, au corps débordant de séduction et de dextérité. L’une boit les paroles de celui qu’elle aime, l’autre plus volage, préfère être l’objet du désir d’un des jeunes acrobates. On s’aime profondément, ou pour le plaisir. Il a besoin de lâcher prise. Pour cela son corps s’accorde à celui d’un jeune athlète aux accents slaves. Leur danse est celle de l’Europe, entre Français, Flamands, Wallons, Anglais. Tous ils se croisent, entrelacées de phrases cultes de chansons » Putain, putain, nous sommes tous des Européens ». Cette fanfare à l’élégance surannée dans ses martingales, habits de représentation, est gainée comme des soldats de plomb.

Ils apparaissent et disparaissent dans le décor. Nous sommes bien loin de la Cour du Palais des Papes, et pourtant un sentiment de déjà vu. Un vaisseau de rouille à l’oeil nu, qui quand on se rapproche, est un tulle tendu de couleur rousse. Ce qui nous apparaît comme imposant et usé n’est finalement qu’une fine matière transparente. D’où la nécessité de prendre le temps de regarder et de découvrir, et de ne pas se laisser aveugler et impressionner.

Nous sommes accueillis par un roi qui relie toutes ces femmes libres dans leur corps, et ses hommes dans tous leurs états artistiques. Leurs rythmes, leurs chants, leurs langues sont universels et nous accompagnent dans cette énergie collective jusqu’à la fin. Des sursauts nous font tressaillir et révèlent l’esthétique de l’homme où qu’il soit.

Madame rêve…Je continue ma nuit Avignonaise dans un sommeil paradoxal, agité, celui des rêves…

Maguy Marin nous y attend. Avec “BIT“, elle nous entraine dans une farandole, digne de celle de Zorba le Grec. Petite espagnole, elle part de ses origines pour nous interpeller. Elle cherche à mettre en jeu le lien populaire, celui dont nous sommes tous pétris. Mais des pentes nous cernent. Perspectives ou descentes ? Les ascensions sont difficiles, les descentes ludiques. Après l’allégresse, elle met une ombre au tableau. Méfiance…Tout peut si vite basculer dans l’horreur. Le monstrueux apparaît. Celui qu’on ne supsconnait pas quelques minutes auparavant.

La parité est représentée, mais la gente féminine se fait encore «  niquer ». Faibles femmes impuissantes, elles réduiront pourtant leurs agresseurs en vulgaires cloportes qui jouent aux combats de coqs.

Un déferlement de souffrances se repend. La religion se couvre aussi de capuchons pour voiler ses exactions. Ils sont sans visage, tantôt bourreaux, tantôt observateurs voyeurs.

Mais la vie continue avec ses hauts et ses bas. Les fils se déroulent des quenouilles, se tendent, sans jamais se rompre. La musique nous percute jusqu’à soulever nos diaphragmes en rythme. Nous retrouvons la sensation de respirer dans un second souffle. Notre corps prend le pouvoir sans le savoir, en « Bit ».

Le « Py »(re) est passé, et on peut retrouver à nouveau la joie de vivre, en cherchant encore et toujours à se relier et à créer des moments de grâce. Pour cela les prises de risque sont nécessaires. Osons sauter dans le vide ! Et après ?…Le réveil sonne.

Nous sommes à Avignon. Ce n’était qu’un rêve. Pas de Platel, pas de Phia, Pas de Maguy…

Kristian Lupa a ouvert la danse sur le pont d’Avignon, alors tentons de continuer d’avancer dans ce festival tout en sachant qu’au bout le pont est coupé et que la fête va bientôt finir.

Sylvie Lefrère – Tadorne

Phia Ménard, "Belle d'hier" au Festival Montpellier Danse les 26 et 27 juin 2015.
Alain Plater et Frank Van Laecke au Printemps des Comédiens de Montpellier les 22 et 23 juin 2015.
Maguy Marin, "Bit" à Montpellier Danse les 7 et 8 juillet 2015.
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FESTIVAL MONTPELLIER DANSE

Bouchra, Radhouane, et Hooman.

Cette année le Festival Montpellier Danse ne crée pas le vent de réactivité que j’avais connu l’année dernière, alors qu’il accueillait des artistes israéliens. Par contre, la programmation 2012 offre un regard intime sur le monde arabe et oriental.

En premier lieu, j’ai découvert  Bouchra Ouizguen et ses trois partenaires dans «Ha !». Leur représentation du quotidien de la femme à travers une voix masculine a bousculé les genres. J’ai vibré dans les secousses des gestes répétitifs de travailleuses acharnées; j’ai amorti les coups de reins dans les ébats forcés; j’ai souffert dans leur accouchement vers la liberté de bouger, de s’exprimer, de penser; j’ai souri, les yeux brillants, partageant leur plaisir vers de libres mouvements. Ce qui nous semble naturel dans notre pays se transforme en combat. Leur force collective m’a nourri jusqu’à partager leur dynamique.

Avec Radhouane el Meddeb dans «Sous leurs pieds, le paradis», j’ai voyagé en Égypte lors d’un concert mythique en 1966 au Caire.  Le chant d’Oum Kalthoum remplit tout l’espace. La musique des «sixties» rejoint la soif d’émancipation du 21ème siècle. Ce chant d’amour résonne jusqu’au bout des phalanges de Radhouane d’où l’on perçoit une forme d’extase. Son corps bien en chair porte la séduction de cette femme et de toutes les femmes; celles de Bouchra, celle des peuples arabes, celles du public. Son corps secoué de bas en haut traverse l’intérieur de nos viscères et de nos pensées. Nous assistons une fois de plus au «mélange des genres» : un homme porte la voix d’une femme avec un port de tête haut. Quel que soit l’artiste, le message d’amour, de révolte est le même. Les écrits réactionnaires et étriqués volent en éclats. Les voiles tombent. Seuls subsistent le corps et la voix transformés par un désir de survie. La force de ces représentations est d’unir hommes et femmes, ensemble. Ils rejoignent ainsi notre soif d’égalité encore absente dans nos sociétés occidentales. Mais j’ai un regret : la salle pour Radhouane El Meddeb est clairsemée. Ce moment méritait une plus large diffusion.

Le lendemain, dans la cour de l’Agora de la Cité de la Danse de Montpellier, un haut-parleur hurle. Les mots claquent contre les piliers de cet espace, vide et vierge comme le terrain laissé par l’après-révolution tunisienne. Le champ est libre. Tout est à reconstruire. Le public est autour de Radhouane qui reprend sa marche, ses vibrations charnelles. La pression monte, tout comme mon effroi, en même temps que la musique. Quel sens a cette représentation? Pour quel public se joue-t-elle? J’ai l’impression de me tromper d’endroit, tant les personnes autour de moi semblent plongées dans l’incompréhension. J’aimerai partager ce moment, dehors, dans des quartiers, des lieux de vie. La récente performance de François Rascalou revient à ma mémoire, ainsi que la surprise de ces habitants touchés par l’expression artistique au détour des galeries marchandes.

Là, dans la clarté  du cloitre, qui est vraiment touché, entre sexagénaires bourgeois et professionnels de la culture…? Je ressens une distance, confirmée par les propos d’une spectatrice autour du buffet d’après spectacle (“Je n’ai pas trouvé que c’était de la révolution dont il parlait.)»

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Quelques jours après, l’iranien Hooman Sharifi nous dévoile son âme. Il tord les corps, déchire le sol, hurle les voix, frappe les pierres, enserre les tissus avant de les jeter, crache lentement comme un enfant qui arrose pour rire, puis, ensuite, penché comme un adulte qui souffre dans son dégoût de vomir. Sa société perd ses fondements, son patrimoine, ses savoirs, sa richesse de la connaissance, son  humanité. Tout le plateau explose sur tous les plans. La vidéo expose des dessins noirs de personnages animalisés traversés d’objets contondants. Je repense à «Persepolis» de Marjane Satrapi. Je suis triste pour cette jeunesse créative sinistrée, mais admirative par cette nouvelle force d’exister à tout prix. Puis, Hooman Sharifi nous propose un feu d’artifice d’images, qui, en se rapprochant, deviennent plus nettes: notre vue globale s’affine pour mieux distinguer les détails de l’horreur. Oui, nous refusons de voir ce noir, cette souffrance si lointaine, mais si proche tout à coup. Le rêve pointe dans le rassemblement des papiers qui transforme les comédiens / danseurs en sorte de grands personnages extraordinaires. Leurs ailes nous emportent. Les paillettes, le métal renforcent la carapace de l’imaginaire. Dans le monstrueux, se révèle le beau, comme dans la noirceur de «La belle et la bête» de Cocteau. Nous sommes dans le surréalisme de l’enfer et du paradis.

Et j’y fouille encore…

Sylvie Lefrere de Ventdart vers le Tadorne.

Bouchra Ouizgen : “Ha!” – Radhouane el Meddeb et Thomas Lebrun : «Sous leurs pieds le paradis” –  Radhouane el Meddeb : ” 14 janvier 2011″  – Hooman Sharifi: ” Then love was found and set the world on fire”.

A Montpellier Danse, Juin/juillet 2012.

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En avril, au Théâtre de la Ville de Paris: le lien, avec Mathilde.

J’aime découvrir les prises de risque de Mathilde Monnier.

Ce soir, je me retrouve dans ce contexte. La batterie de ma voiture à plat, comment rejoindre le festival Montpellier Danse sans moyen de transport? La personne qui m’accompagne reste pantoise…Mais une véficule rouge surgit du sous-sol. Comme par enchantement, une sympathique conductrice nous dépose devant le Théâtre de Gramont à Montpellier, en se détournant quelques minutes de son chemin…

Pourquoi raconter cela? Parce que cet incident me relit au spectacle de ce soir. Une poussée d’adrénaline pour mieux se caler dans son fauteuil et savourer l’écoulement du temps.

Avec «Twin Paradox», Mathilde Monnier introduit ma pensée dans la douceur de l’été. On aime se lever tôt pour pouvoir profiter de l’éveil de la lumière, de l’éclosion de la nature encore humide de rosée, des vives discussions des ouvriers, du bruit répétitif des machines, des sifflements joyeux des oiseaux, des cigales que j’affectionne tant. Ce soir, les costumes des dix danseurs sont des tapis végétaux, dignes des tableaux impressionnistes. Leurs corps souples révèlent la douce rencontre du couple au petit matin qui s’éveille lentement dans des frôlements imperceptibles. Je me sens extraite du tumulte de ma journée pour rentrer dans une rêverie. Je suis comme ma batterie, épuisée, mais la rencontre improbable, rouge et sympathique me sort de l’anesthésie du blocage. L’énergie et la solidarité sont là où on ne les attend plus. Une véritable métaphore de la vie en mouvement.

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Du binôme professionnel au couple amoureux, la fusion s’y opère. Dans «Twin Paradox», les corps imbriqués des cinq couples qui s’enserrent restent reliés. Dans la distance, ils sont toujours connectés. Ils se tournent, se retournent, s’explorent. La rencontre de l’autre est une longue expérience. D’une complicité initiale découle un cheminement qui dure ici plus d’une heure et quarante minutes. La communication se renforce avec le temps. Être à deux, c’est entrer dans le plaisir et l’aliénation où des jeux de séduction peuvent se transformer en rapport de force, en jeux de pouvoir. Comment une douce relation peut devenir un vent de violence? Être à deux c’est aussi l’énergie de trouver la bonne distance. Celle qu’on se construit soi même. Finalement on est toujours seul…. C’est le paradoxe du couple où la fusion gémellaire finit par se métamorphoser.

Je me sens proche de ces artistes sur scène. Leur corps imprègne chaque minute mon mental jusqu’à rendre mes voisins spectateurs étrangers. C’est la force de la méditation; oublier le contexte environnant pour rentrer loin dans ses pensées. Les gestes secs des danseurs claquent dans l’intérieur de mon corps. Ils résonnent dans mon estomac tendu.

Les danseurs finissent par se séparer. Leurs mains se lâchent; après s’être laissés tomber de nombreuses fois au sol, pour pouvoir mieux se relever ensuite. Les sons qui accompagnent leurs corps sont des conversations en différents langages, extraits de différents voyages: le Japon, l’Allemagne…La communication n’est-elle qu’une succession de voyages dans le vif  de l’instant et dans l’analyse de ce qu’il se joue où toutes les langues se mêlent ?

Mathilde, artiste lointaine, mais pourtant si proche. Je la croise souvent dans la ville ou les différents lieux culturels. J’aime l’élégance qu’elle dégage, la force de caractère derrière ce sourire un peu froid. J’aime retrouver ses créations, comme des rendez-vous d’expériences engagées. Pour moi, son travail est chaque fois plus innovant, où elle puise l’hybridité dans sa relation avec ses différents partenaires. Fin 2013, Mathilde Monnier quittera le Centre Chorégraphique National de Montpellier. Comme dans une relation de couple, elle me manque déjà.

Twin paradox from Karim Zeriahen on Vimeo.

Deux heures de méditation se sont écoulées. Merci Mathilde pour ce temps de pause corporelle nourri d’intenses mouvements intérieurs. J’y ai fouillé comme dans un grenier. Je me sens spectateur “meunier”.

Les ailes de mon moulin tournent.

Sylvie Lefrere – Le Tadorne.

” Twin paradox” de Mathilde Monnierà Montpellier  Danse du 23 au 25 juin 2012.

Photos: Marc Coudrais.

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Radhouane El Meddeb, c’est mon paradis.

Article écrit lors du dernier festival Montpellier Danse.

Le plateau est en soi une oeuvre. Aux rideaux noirs échoués sur la scène, répondent de longs morceaux de tissus sombres qui pendent sans toucher le sol. L’ensemble forme une architecture en plusieurs dimensions où les coulisses font décor. Le vent d’une révolution a dû souffler pour que cela soit si ouvert et conservé. L’espace paraît d’un coup immense et fait place nette à la danse tout en lui laissant sa part de mystères faits d’apparitions et de disparitions. Cette mise en jeu du dévoilement est sublime. La scénographie d’Annie Tolleter me guide déjà vers la danse de Radhouane El Meddeb et Thomas Lebrun: avec elle, le décor entraîne le regard dans un mouvement spiralé où le corps du danseur surgira des coulisses pour habiter peu à peu la scène et nous conduire vers l’indéfinissable.

Radhouane El Meddeb arrive discrètement: son visage se cache sous le voile du rideau. Son corps semble prêt à en découdre, comme lors d’un accouchement où il faut couper le cordon pour renaître. Il se tient droit, de biais. Est-il un unijambiste qui retrouvera tout le sens de ses membres tandis que les clameurs du concert d’Oum Kalthoum donné au Caire en 1966 font trembler les murs du théâtre.  Est-il cette femme voilée qui se dévoilera, parce que ce chant-là vous déleste à jamais de nos oripeaux ?

Sous leurs pieds, le paradis  de Radhouane El Meddeb  & Thomas Lebrun

Radhouane El Meddeb est prêt pour s’engouffrer dans les plis du plateau joliment dessinés par Annie Tolleter.
Radhouane El Meddeb est prêt pour entrer dans la danse où l’homme va peu à peu se féminiser, embrasser la peau musicale d’Oum Kalthoum et y recevoir la force du baiser de la résistance.
Mais d’abord, il se doit de tout apprivoiser. D’occuper cet espace scénique où seul le chant résonne. En le parcourant par petites touches, le corps y trouve sa place. Avancer, s’arrêter. Se tenir droit. Et tendre un bras, puis deux, pour y chercher la force qui met tout le corps en mouvement. Ce bras tendu vers la terre, vers l’enfant, vers la vie que procure tout geste qui sort de soi. Oui, c’est cela. Radhouane El Meddeb sort de lui-même. À chaque instant où il s’arrête, il est statue. Il est peinture. Il est l’art qui apparaît. Peu à peu, le plateau ressemble à la salle d’un musée qu’il explore la nuit à la recherche des âmes: celle des artistes, celle des femmes. Celle de l’humanité. Il court, le regard ailleurs. Il danse l’égarement quand l’art nous transcende. Il marche à quelques mètres de moi: j’y suis. Je ne le quitte plus. Le corps de Radhouane El Meddeb est ma nacelle où je me déleste des poids. De cette exploration, il métamorphose la scène : les rideaux le dévoilent. Sa danse me voile. Le plateau est une mer de courants artistiques où l’art chorégraphique rencontre le chant d’Oum Kalthoum.

C’est l’entracte. Pas celui auquel nous sommes habitués. Ici, il est l’espace du recommencement pour que Radhouane El Meddeb, sous l’épais tissu du rideau, se voile à nouveau. Il semble porter le masque d’un personnage échappé de la Commedia dell’arte. Ses mains dansent: les bras ont trouvé leurs gestes! Peu à peu, il est double: je perçois le chorégraphe Thomas Lebrun avec lequel il cosigne ce magnifique «Sous leurs pieds, le paradis». Il est deux pour tout oser et faire la révolution : la danse se chante, le chant se danse parce que le changement est féminin à l’image de son visage qu’il transforme de ses mains de fée!  Pour «occuper» la «place», Thomas El Meddeb ose tout jusqu’à la transe où, couché, émergent les plis de son ventre, territoire des révolutions. Il ose la fusion avec Oum Kalthoum pour se séparer et la rejoindre. Radhouane Lebrun se métamorphose peu à peu en icône de l’évolution des corps pour une émancipation du mouvement. La scène semble balayée par le souffle de la liberté, traversée par un chant qui puise dans l’énergie des âmes «torturées» la force de vivre.
Radhouane et Thomas sont maintenant au paradis. Sous leurs pieds, le théâtre met les voiles vers les contrées où la danse est un chant de la démocratie.
Pascal Bély – Le Tadorne.
«Sous leurs pieds, le paradis » de Thomas Lebrun et Radhouane El Meddeb à Montpellier Danse du 1er au 3 juillet 2012.
 
Radhouane El Meddeb sur le Tadorne:
La danse du ventre. Ne me jette pas. A Montpellier Danse, Radhouane El Meddeb déroute.

 

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FESTIVAL MONTPELLIER DANSE PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Pour un théâtre zombie à Marseille!

Ces deux pièces n’ont rien en commun, si ce n’est d’avoir été vu à quelques jours d’intervalle. Et pourtant, il me plait de les inclure dans un même article pour démontrer, une fois de plus, que le théâtre est histoire de corps et que décidément, les chorégraphes sont des infatigables chercheurs.

«4.48 Psychose» de Sarah Kane par Thomas Fourneau au Théâtre des Bernardines de Marseille, déçoit par son aridité. Comment un texte d’une telle force peut-il à ce point s’assécher pour se métamorphoser en «objet» plastique (et encore que, cette matière peut s’avérer d’une grande sensibilité!). Ici, l’espace mental est dépouillé à l’extrême (seules quelques incrustations vidéos peuvent aider à s’échapper pour y puiser l’énergie de rester là). Les deux comédiennes (Rachel Ceysson et Marion Duquenne) sont aussi raides que leurs robes et leurs cheveux plaqués. Les mouvements du corps s’effacent au profit de déplacements linéaires et de gestes maniérés. À aucun moment, la mise en scène ne réduit l’abyme entre un texte d’une extrême complexité et le spectateur confortablement assis. Les mots se ferment à l’image de ces deux corps contraints comme si les pulsions de vies et de mort pouvaient à ce point s’objectiver pour gommer le chaos qu’elles provoquent. Cela se regarde. C’est tout. C’est un théâtre profondément mortifère, sans âme, qui amplifie la distance : mettre en scène un tel texte suppose probablement d’avoir travaillé. Sur soi. Pour éviter d’infliger aux autres une peur déconnectée du propos que l’on est censé servir.

À l’opposé, «Zombie Aporia» du chorégraphe américain Daniel Linehan m’a positionné dans un dedans dehors intéressant et ouvert ma réflexion alors que j’étais plutôt mitigé à la sortie de la représentation. Entourés de Salka Ardal Rosengren et de Thibault Lac, nos trois danseurs au look d’adolescent s’exercent : faire entrer la chanson pop dans le mouvement. Dit autrement, ils chantent et dansent. J’ai encore en mémoire la performance du  «Nature Theater of Oklahoma» qui, dans « Life and times» retranscrivait la vie d’une jeune adolescente tirée d’un enregistrement téléphonique. Rien ne nous avait été épargné : ni les «hum», ni les «genre». La partition fut totale: chorégraphique, chantée et musicale. Jubilatoire. Ici, paroles et musiques sont écrites par Daniel Linehan et chantées a cappella. Les Américains ont ce talent incroyable d’évoquer la jeunesse par le «mouvement musical». Et c’est plutôt bien vu : le chant véhicule ces petits «riens» qui finissent par dessiner le portrait cubiste d’un trio en recherche de liens. Cette succession de six «mini concerts» est autant de clics sur une toile qui piège une jeunesse incapable de penser en dehors d’un lien consumériste. Les mouvements  traduisent le désarroi d’une génération qui peine à trouver sa place, à se faire entendre malgré un langage global : le corps et la tête sont liés et intègrent même les nouvelles technologies qui, en imposant leurs déplacements, dénaturent le contexte (jusqu’à transformer les gradins du Centre Chorégraphique National de Montpellier en espace de jeu vidéo).

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Cette chorégraphie de l’égarement est accentuée par cette succession de tableaux qui, à force d’accumuler, me perdent. Le chant épouse la forme si particulière des mouvements où la recherche de l’unité bute sur la relation empêchée. La rupture du sens est permanente : la globalisation des corps et de la pensée, renforcée par la société de consommation et l’internet, bloque la communication. L’aspect performatif de «Zombie Aporia» amplifie le spectaculaire à l’image d’une société où la forme prime sur le fond, où le geste s’assimile au slogan pour masquer le gouffre. À mesure que le spectacle avance, un nouveau langage émerge, jamais vu et entendu ailleurs. Il percute ma façon d’appréhender la danse et crée une brèche dans mon système de représentations. Comme dans tout processus de changement, je résiste jusqu’à repenser ce que j’ai vu. J’écris avec la sensation d’avoir découvert une jeunesse qui célèbre l’hybridité et que je ne vois plus tant son contexte m’est devenu illisible. «Zombie Aporia» me propose un langage pour me reconnecter à elle . Pour penser la relation autrement. C’est peut-être à cette condition que le théâtre se régénéra à l’image du spectacle de Vincent Macaigne au dernier Festival d’Avignon qui vit la jeunesse monter sur le plateau pour y fêter l’absurde et le pessimisme, ode à la créativité.

Pascal Bély, Le Tadorne.

“4.48 Psychose” de Sarah Kane par Thomas Fourneau au Théâtre des Bernardines de Marseille du 12 au 22 janvier 2012.

“Zombie Aporia” de Daniel Linehan à Montpellier Danse le 23 janvier 2012.

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Galvánisé.

C’est impressionnant. Sidérant. Captivant. Halletant. Où trouver les mots pour décrire l’enthousiasme général provoqué par le danseur de flamenco Israel Galván, accompagné de Fernando Terremoto au chant et d’Alfredo Lagos à la guitare? Avec “La edad de Oro“, le public n’en revient pas d’assister à un spectacle d’une telle pureté et d’une telle grâce. Pour filer la métaphore, Israel Galván célèbre le Flamenco comme Anne Teresa de Keersmaeker épure la danse contemporaine. C’est pour dire. Il nous avait déjà époustouflé en 2009 avec “El final de este estado de cosas, redux” oeuvre scénarisée entre le Liban et l’Espagne pour une lecture très personnelle d’un texte biblique de l’Apocalypse.

Ce soir, à Montpellier Danse, point d’histoire. Juste le Flamenco. Israel Galván est en symbiose : avec les instruments, avec ses acolytes, avec le sol et la lumière. Son corps est une terre humide qui capte l’énergie pour nous la restituer. C’est ce mouvement perpétuel qui nous rend si joyeux, si perméable à sa danse. Il entre en nous pour abattre toutes nos barrières de défense. Sa féminité est une rose qu’il nous tend tout en se piquant les doigts. Il saigne, mais sa rage d’en découdre est son pansement. On le croirait trembler de la tête aux pieds, mais ce n’est que le bruit de ses ailes d’ange, comme un claquement de dents. La musique est une onde qu’il attrape au vol pour se laisser traverser et terrasser. Il se relève : l’art n’abdique jamais. Sa danse est un rapport de force pour imposer la paix des braves ; la musique et le chant, un hymne à la terrible beauté.

Israel Galván m’impressionne : sa féminité virile m’évoque une danseuse qui lancerait sa barre verticale pour créer un mouvement libératoire. Il peut tout oser : droit comme un chêne, souple comme un roseau, il accueille les feuilles qu’il ramasse à la pelle et nous offre un feu d’artifice végétal. Il réveille notre désir animal pour l’apprivoiser tendrement : de sa langue mouvementée aux doigts envolés, cet homme peut tout tant que l’art lui donne. Il épure son geste artistique tout en le tressant de violence et d’amour. Il chorégraphie l’altérité pour nous enrôler dans la complexité du Flamenco.

Alors que son corps ruisselle, la lumière des coulisses l’appelle. Il me plaît d’imaginer qu’il est au paradis pour y célébrer l’énergie créative de l’enfer.

Israel Galván est un immense artiste. 

Pascal Bély, Le Tadorne

« La edad de Oro » d’Israel Galván à Montpellier Danse les 24 et 25 juin 2011.

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La «maison Folie» d’Angela Laurier.

Le corps intime peut-il évoquer la douleur du monde ? Oui, si l’on en juge l’exceptionnelle proposition de l’Espagnole Angelica Liddell lors du Festival d’Avignon en 2010. Avec «La casa de la Fuerza », rarement une artiste ne s’était engagée aussi loin avec son corps, pour accueillir la poésie de nos âmes torturées par l’imbécillité des puissants. 

Le corps  « performé » peut-il évoquer la douleur intime ? Je me remémore avec émotion «j”aimerais pouvoir en rire» d’Angela Laurier vu à Lyon en 2010 et programmé cette année à Montpellier Danse. Elle était au sommet de son art :  son corps contorsionné libèré de la «performance» avait reçu la folie de son frère, pour une peinture chorégraphique majestueuse.

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Ce qu’une certaine danse contemporaine met à distance, Angela Laurier et Angelica Liddell le posent comme un principe : leur corps puise les ressorts du mouvement en amplifiant la porosité entre le corps biologique, son enveloppe psychologique, le corps social et politique. Ce processus nous ouvre à l’altérité et permet à notre imaginaire de renouer avec le sensible en effaçant la frontière entre vie privée, vie publique et enjeux sociétaux.

Cette année, Angela Laurier présente une deuxième oeuvre à Montpellier Danse, «Déversoir» qu’elle créa en 2008, bien avant «j’aimerais pouvoir rire». Pendant que la bande-son évoque Dominique, son frère schizophrène, elle s’avance vers nous, et opère sa mue : habillée d’une  robe blanche qu’elle porte comme une camisole de force, elle se défait des lanières dans un mouvement de rage saisissant.  Elle va danser pour exprimer ces choses-là et composer une chorégraphie à partir de ses gestes de contorsionniste. Son corps est une plaie, sa danse est un pansement pour une métamorphose, au coeur d’un festival qui, après trente éditions, fait preuve d’une belle ouverture en programmant une oeuvre si particulière.

Pendant près d’une heure, le public est témoin d’une thérapie familiale. Il y a Dominique, le père,  et la mère qui fait des enfants, parce que «féconde».  La vidéo alterne des séquences d’un road movie sur le chemin des vacances vers l’Alaska avec une séance où Angela interview son père sur son passé dépressif et ses liens avec son fils malade. Le corps contorsionné d’Angela fait  alors entendre la parole de Dominique et nous touche.  Elle se transforme à nouveau pour former l’image de sa mère féconde, puis incarne un peu plus tard le corps désarticulé provoqué par les crises de Dominique. Elle jette les ponts entre ces deux moments magnifiquement tournés et crée la communication entre eux et nous. Elle pose un entre-deux poreux où folie et «normalité» s’enchevêtrent.

Angela Laurier offre son corps pour que s’y projette les peurs, les angoisses tout en nous éclairant sur son travail d’équilibriste afin que la famille n’éclate pas. La scène met en dynamique le système familial par un va-et-vient permanent entre la vidéo et son corps, entre la folie et la société, entre Dominique et Maximilien son fils, entre eux et Angela où son ventre accouche d’images sublimes. Elle refuse de les isoler : l’art est son refuge et leur liberté. Elle rejoint la vision du metteur en scène italien Pipo Delbono qui poétise la folie pour la politiser à l’heure où les politiques sécuritaires enferment un peu plus les malades et leurs proches.

Avec «Déversoir», il nous arrive d’avoir mal, de détourner le regard vers un détail pour ne pas voir. Mais le désir d’accueillir cette famille comme une troupe de saltimbanques est plus fort. Parce que leur cabane au Canada au fin fond de l’Alaska est aussi notre coin de paradis dans l’enfer de nos névroses d’homo spectator.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Deversoir » d'Angéla Laurier a été joué le 25 juin 2011 dans le cadre du Festival Montpellier Danse
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Alban Richard : chorégraphiquement, cela s’entend.

Faut que ça danse! Il est temps d’ouvrir les portes, d’abattre les cloisons, de poser les passerelles. Faut que ça vole! Les musiciens des «Percussions de Strasbourg» arrivent sur scène. Avec leurs instruments sur roulettes, ils occupent tout le plateau. Ils sont prêts à se mettre en mouvement. Sur leurs habits noirs, s’incrustent des motifs brodés de paillettes. Ils sont nos aigles noirs. Lentement, de leurs ailes déployées, ils jouent «Pléiades» de Iannis Xénakis.
Faut s’entendre ! Amateurs de danse, nous sommes nombreux à savoir accueillir la musique contemporaine: elle s’invite dans bien des chorégraphies. Mais ce soir, tout est différent: musiciens et danseurs partagent la scène pour faire dialoguer la musique et le mouvement, pour que la danse  explore une partition musicale d’une étonnante complexité. La «pluridisciplinarité» s’incarne : elle n’est pas un empilement, mais une traversée. Nuance…Le chorégraphe Alban Richard et son ensemble L’Abrupt composé de six danseurs sont nos flûtes traversières. De passer à travers l’orchestre, ils nous traversent. Pour un final totalement jubilatoire.

La première partie pourrait ressembler à un concert classique. Sauf que les musiciens sont déjà en mouvement : à les regarder courir d’un instrument à l’autre, leurs corps accompagnent la partition. La musique s’entend dans cette tension, dans cette urgence, prête à recevoir les danseurs qui finissent par entrer pour créer l’espace de la rencontre. Entre Iannis Xénakis et Alban Richard, les danseurs interprètent une partition commune où le son se prolonge dans la danse et nous revient comme une invitation à l’échange. Alban Richard sait écouter notre rapport à la musique pour nous le restituer: quand notre imaginaire crée la tresse entre musique et corps, quand nous divaguons à l’infini dans une ronde qui n’en finit plus, quand nous élargissons ce qu’il nous est possible d’ouvrir pour accueillir et amplifier le plaisir, quand notre désir prend le pas et dépasse nos entendements!

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Tel des roseaux, les jambes des danseurs plient et ne rompent pas pour créer l’onde de choc vers l’ensemble du corps ; les bras embrassent l’espace pour faire place nette et recevoir le chaos musical de Xénakis. En tendant l’oreille, on les entend compter à tour de rôle (1, 2 et 3) car le moindre faux pas dans la simplicité apparente des mouvements peut causer la fausse note: peu à peu,  le spectateur tapote des pieds comme si le jazz s’invitait dans la danse pour reproduire cette tension entre le corps et la musique. Nous voilà joyeux d’avoir le pouvoir d’explorer la musique à partir d’un langage chorégraphique en apparence immuable, mais qui se métamorphose à mesure du dialogue que nous orchestrons. Le rapport égalitaire posé entre les deux entités par Alban Richard bouleverse: le danseur accorde le corps du musicien, tandis que le musicien désaccorde la rythmique du danseur. Le résultat est troublant : qui est qui ?

«Pléiades» est une oeuvre populaire : elle désacralise la musique contemporaine et nous apprend que le corps est un chaos permanent. Maintenant, cela s’entend.

Quelques notes, trois fois rien?

Pascal Bély, Le Tadorne

« Pléiades » par l'Ensemble l'Abrupt et les Percussions de Strasbourg le 24 juin 2011  dans le cadre du Festival Montpellier Danse. 

Crédit photo: Agathe Poupeney.


		
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« Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus »

Il est assis à côté de moi. Costume noir. Impeccable. Il bouge à peine. Raide comme un bâton. Étrange posture avant un spectacle de danse. Je remue sans arrêt. Tendu. Puis un homme arrive sur scène. Tel un chef d’orchestre, il fait lever huit personnes dans le public qui à tour de rôle clament “je me souviens”, en hommage à Georges Perec. Les souvenirs fusent comme des tirs de feu d’artifice. J’ai envie de participer (“je me souviens de mon premier spectacle de danse»). L’homme à côté décline sa poésie en espagnol. Il parle fort. Il faut que ça sorte. La mémoire vive se met en mouvement.

Spectacle vivant.

Spectateur déjà presque debout comme si nous devions nous mettre en jeu : ne rien en attendre, mais entrer dans la danse !

Montpellier Danse nous fait là un beau cadeau : programmer l’oeuvre d’Anna Halprin et Morton Subotnick («Parades and changes, replay in expansion») créée en 1965, censurée pendant 20 ans aux États-Unis et revisitée par la chorégraphe Anne Collod. Une pièce matrice de la danse contemporaine à l’image de cet échafaudage dans lequel dix danseurs se glissent pour transformer la structure métallique en espace quasi végétal. Une oeuvre majeure pour ceux qui se questionnent sur la réforme de notre société et nos façons de penser l’évolution pour sortir d’une vision monolithique du progrès. La chorégraphie d’Anna Halprin résonne particulièrement avec notre contexte : nous sommes saturés de murs, de cités imprenables, d’ossatures en béton, aux mains des techniciens experts qui supportent les parties sans mettre en mouvement le tout. Le peuple n’a plus qu’à taper des pieds et faire entendre le vacarme de sa plainte. Il y en aura toujours pour leur donner l’estrade.

Mais l’enjeu est ailleurs : il nous faut réhumaniser ce que le progrès a compartimenté. C’est ainsi que les danseurs se délestent peu à peu de leur costume (l’habit ne fait-il que le moine?) pour quitter leur petite scène d’un jour, leur posture et créer le mouvement à partir d’une pose poétique. Cela pourrait durer indéfiniment parce que l’accueil, la rencontre se dansent. Ma joie monte crescendo alors qu’un défilé se met en place avec au sol, des objets de notre société consumériste. Les corps s’en saisissent et la métamorphose s’opère : l’humain supporte le poids. L’Oeuvre est en jeu. L’Art, au-delà de tout.
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«Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus» affirmait Pina Bausch dans le film de Wim Wenders, «For Pina». Anna Halprin l’a précédé. Alors, ils dansent et s’emparent de toute la machinerie théâtrale pour faire vibrer les pores des murs à partir de «niches» de résistance qui nourrissent le solide par le liquide de la pluridisciplinarité (le cirque s’entremêle à la danse). Ici, la technique (échelle, projecteurs, passerelle) est au service d’une chorégraphie groupale dont le mot d’ordre serait : «mouvementons, mouvementons, sinon nous sommes exclus».  Peu à peu la tension monte parce que ces humains défient la matérialité pour préférer le processus qui crée l’interdépendance. Ils réinventent le «comment» pour sortir de notre hystérie de l’attachement au «quoi». Tout s’articule, tout s’amplifie pourvu que cela soit au profit du vivant : ils peuvent à nouveau revenir vers nous, sans bruit, en rang et se déshabiller sans nous quitter du regard. Le temps de l’humain prend son temps. La nudité spectaculaire et honteuse laisse la place au tableau : je le ressens comme une victoire contre l’oppression du vertical et de la morale, du faire à tout prix, du mot qui dirait tout.
C’est ainsi, qu’en 1965, Anna Halprin (re)définissait la modernité à partir du geste, du positionnement créatif. La dernière scène emporte tout : tandis que le bruit crée le mouvement, les corps font du bruit.
Peu à peu, je me réveille, m’éveille, m’émerveille : la danse est un art total qui nous déshabille pour nous inclure dans la parade du chacun pour tous.
Pascal Bély – Le Tadorne.
A lire aussi le regard de Guy Degeorges d’Un soir ou un autre.
Les photos sont de Jérôme Delatour. A lire son regard sur Images de Danse.
« Parades and changes, replay in expansion » d’Anna Halprin et Morton Subotnick réinterprété par Anne Collod avec Nuno Bizarro, Anne Collod , Yoann Demichelis, Ghyslaine Gau , Ignacio Herrero Lopez, Saskia Hölbling , Chloé Moura, Laurent Pichaud, Fabrice Ramalingom, joué au Théâtre de Grammont dans le cadre de Montpellier Danse le 20 avril 2011.
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EN COURS DE REFORMATAGE FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES PAS CONTENT Vidéos

Anne Teresa de Keersmaeker ne fête pas les 30 ans de Montpellier Danse.

“C’est une pièce culte”; “A ne pas manquer”; “comment ça, tu ne l’as pas encore vue?”. La pression est forte à la veille de “Rosas Danst Rosas” d’Anne Teresa de Keersmaeker, jouée au Festival Montpellier Danse. Cette pièce, créée en 1983 pour quatre danseuses (dont la chorégraphe) est une oeuvre majeure du répertoire de la danse contemporaine. Car, comme le précise Wikipédia , “certains aspects de cette oeuvre marqueront les bases chorégraphiques des pièces d’Anne Teresa De Keersmaeker notamment quant aux circulations élaborées et l’utilisation du motif de la spirale”.  Vingt-sept après, elle est toujours là, avec trois danseuses de la compagnie.

Je suis au premier rang, métaphore du premier de la classe, bien décidé à passer l’examen avec succès. Mais, au fond de moi, une certitude: le lien avec une oeuvre de danse ne se commande pas. Je sais par expérience que c’est un art qui laisse chez chacun de nous des empreintes, où le spectateur élabore son histoire, loin d’être linéaire. Je pressens aussi que “Rosas Danst Rosas” vient un peu tard dans le lien que j’ai tissé avec Anne Teresa de Keersmaeker . Sa création “the Song, vue à l’automne dernier, résonne encore. Je sais ce soir que je ne suis pas là où le festival Montpellier Danse m’attend. Je sais que je suis ailleurs. 

Pendant plus d’une heure trente, mes émotions sont à distance. Cela ne passe pas alors que l’oeuvre est un chef d’oeuvre. Mais précisément, c’est de là où je la regarde. Je me sens écrasé par ces quatre femmes sublimes. J’observe leur danse comme si j’objectivais tout, à la recherche de ce qui fait “chef d’oeuvre”. Je ne m’en sors pas. Mais Anne Teresa de Keersmaeker n’est pas avec nous. Une intuition. Son visage est souvent fermé comme si elle ne pouvait pas être là. Comme si les 30 ans de Montpellier Danse la statufiaient au moment où elle prépare sa nouvelle création pour le Festival d’Avignon. À mesure que “Rosas Danst Rosas”  avance, le climat est de plus en plus lourd dans la salle. J’entends des soupirs d’exaspération, mon voisin somnole et je ne vois qu’elle. Son visage. Son corps. Je me remémore son répertoire, “The song” vu à Nîmes, “Steve Reich Evening à Cavaillon en avril 2007, deux folies de danse, deux empreintes. Mon premier article sur le blog, c’était pour elle, en 2005. À chaque mouvement du quatuor, je feuillette notre livre d’histoire. 
Ce soir, elle danse mécanique, je les regarde calculateur. Elle paraît souffrir, je n’ai aucune empathie. Elle non plus. Le quatrième et dernier tableau où elles dansent pendant plus de trente minutes quasiment un même mouvement qui se déploie du carré au circulaire, finit par ouvrir une brèche: je referme le livre.
Je commence à bouger.
Pascal Bély– Le Tadorne
“Rosas danst Rosas” d’Anne Teresa de Keersmaeker. Les 25 et 26 juin 2010 au Festival Montpellier Danse.
Crédit photo: Tristram Kenton