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Avec “Les marchands” au Festival d’’Avignon, Joël Pommerat fait du beau travail.

Après «Au monde», mise en scène subtile et recherchée, je suis enthousiaste à l’idée de voir «Les marchands», la deuxième oeuvre de Joël Pommerat proposée au Festival d’Avignon. La forme et le fond changent radicalement, mais sa vision transversale reste.

C’est l’histoire de deux amies. Elles vivent dans la même tour d’un immeuble de trente étages. L’une est l’employée d’une grande industrie, l’autre est orpheline et mère d’un petit garçon. Celle-ci rêve de travailler dans cette usine, mais échoue à toutes ses tentatives. Elle tuera son enfant pour éviter que l’entreprise ferme alors même qu’elle n’y était pas employée. Cette histoire n’est pas dialoguée, mais racontée par celle qui travaille (à gauche sur la photo). Elle est aussi une héroïne parce qu’elle finit corsetée, du à un mal au dos paralysant.
Les scènes durent à peine une à deux minutes et sont mimées par des comédiens aux talents exceptionnels. Les va-et-vient de lumières et des changements de décor font penser au théâtre suggestif de Roméo Castellucci. Avec cette mise en scène, la pièce devient une fable moderne. À première vue, avoir du travail est au coeur de tous les rapports humains et sociaux. Joël Pommerat amplifie le discours médiatique qui fait du travail la valeur centrale alors qu’il rend aussi malade, presque fou, jusqu’à l’infanticide. En tuant son enfant, cette femme libère ses amis qui vont pouvoir retourner à l’usine. Il y a dans cet acte, un sacrifice religieux alors que l’homme politique est impuissant, l’action collective quasi inexistante. Avec «Les marchands», triomphe le «je» pour le «nous». C’est terrifiant et émouvant à la fois.
Mais Joël Pommerat n’en reste pas là, il nous raconte aussi le rapport invisible, inconscient qu’entretient cette femme sans ressource au travail. L’auteur fait appel à la psychanalyse et à l’approche systémique de la famille pour signifier les autres enjeux. Deux personnages clefs symbolisent cette complexité. Alors qu’elle croule sous les dettes, arrive un homme, presque plus âgé qu’elle, qu’elle présente comme son « grand » fils. Alors que sa soeur refuse de payer les créanciers, une autre voisine propose avec insistance de l’aider sans que l’on sache pourquoi. Ces deux personnages mystérieux jouent leur fonction de lien entre les parents disparus, le poids d’un secret familial et le rapport névrotique qu’entretient l’héroïne avec le monde du travail. À deux, ils relient la famille et l’environnement économique. Joël Pommerat donne ainsi quelques clefs qui permettraient aux professionnels médico-sociaux d’élargir leur regard pour intégrer la famille dans les dispositifs d’accompagnement. L’individu est toujours en interaction avec un contexte, une histoire, voire même avec un secret familial. « Les marchands » est ainsi parsemé de métaphores qui invitent le spectateur à appréhender le travail dans toute sa complexité.
Malgré tout, l’aspect moralisateur de l’ensemble est parfois pesant (il y a les bons et les méchants). L’histoire est racontée en continu ce qui est lasse parfois alors qu’on aimerait plus de silence pour laisser ces corps parler d’eux-mêmes.
Mais le tout donne à penser, à voir. Une fois vue, c’est une oeuvre qui poursuit son chemin. Elle évoque le lien social et familial par des effets scéniques magnifiques et une histoire particulièrement touchante. Elle invite le spectateur à faire ses propres liens, à élaborer sa vision de l’articulation entre le travail et l’individu. Joël Pommerat nous en propose une vision complexe loin des clichés médiatiques et des propos parfois caricaturaux des partenaires sociaux qui réduisent au lieu de complexifier.
Le Festival d’Avignon a renoué avec le théâtre populaire. On se prend à rêver que « Les marchands » deviennent un théâtre itinérant où de ville en ville, ils suivraient les roulottes de Bartabas.

Pascal Bély – 
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