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Avignon 2015- Eszter Salamon et la tribalisation des esprits.

Il est rare que la lecture d’une feuille de salle interpelle. Celle du spectacle d’Eszter Salamon « Monument 0 »  est passionnante : « Adoptant une approche historique et archéologique, la chorégraphe et ses six interprètes se sont approprié des dizaines de danses populaires et tribales issues des cinq continents. Ces danses ont en commun une spécificité : toutes ont été ou sont pratiquées dans des régions marquées par des guerres et des conflits fortement liés à l’histoire de l’occident. Ces danses guerrières réinvesties nourrissent un scénario surréel où émanent des silhouettes, des états de corps et des rituels qui, par leur vitalité fantomatique, se dressent contre l’amnésie ».

Le projet parait passionnant. Déroutant. Questionnant. Rarement, je me suis ressenti dans une telle disponibilité pour accueillir un projet chorégraphique aussi complexe. C’est la première ce soir à la Cour du Lycée Saint-Joseph. Les « professionnels de la profession » sont présents. Comme à leur habitude, ils font régner une atmosphère pesante. Leur arrivée dans les gradins fait penser à une danse tribale, avant les luttes guerrières qui se trameront probablement en coulisse après le spectacle ! Ils sont là pour observer leur possible prochaine proie. À ce moment précis, je ne sais pas encore que cet étrange ressenti va s’avérer pertinent…

La scène est noire, tout comme l’ensemble du décor. Je n’ai pas le souvenir d’une telle atmosphère dans ce lieu. Les premiers tableaux se succèdent, lentement mais sûrement. Eszter Salomon avance doucement ses interprètes pour nous étonner et nous surprendre. Elle veut inclure ces danses dans l’histoire de nos imaginaires, mais aussi peut-être dans celle de ceux qui la produisent et la promeuvent! Solos, duos, quatuor, quintet, sextuor proposent des danses tribales et explorent ce que le corps peut dire de la guerre (avant, pendant ou après) tout en conjurant la mort. Très rapidement, je suis troublé de découvrir ces mouvements amples et lourds, d’entendre une musique et des chants qui viennent des profondeurs de l’âme et du corps. Comment la danse occidentale les a-t-elle à un moment donné ou un autre rencontré ? J’observe comme le visiteur d’un musée dédié aux arts primitifs, mais je peine à m’impliquer. Il manque à ce travail respectable une intensité dramaturgique comme si Eszter Salamon évitait de s’engager dans une articulation entre son propos artistique et ces états de corps patiemment récoltés. Car suffit-il de faire tomber les masques pour voir deux danseurs en short et Tshirt se fondre dans les tableaux? Ils s’incluent dans le mouvement mais ne révèlent rien. Là où le chorégraphe Philippe Lafeuille avec « Tutu » évoque cet objet mythique pour le mettre en relief et révéler notre histoire singulière et collective de la danse, Eszter Salamon ne peut que nous inviter à nous fondre dans son propos. Il y a pourtant un moment où tout aurait pu basculer  lorsque six danseurs masqués s’avancent et l’on pourrait penser à « May B » de Maguy Marin. Mon histoire de danse révèle celle proposée par Eszter Salamon. Magique….

Une fois le spectacle terminé, un metteur en scène, directeur d’un Centre Dramatique National, poste sur Facebook un message pour ameuter sa tribu et au-delà (si l’on en juge le nombre de like et de partage) sur l’agression antisémite dont il a été victime.

« Hier, Avignon. Réunion des directeurs de Centres Dramatiques Nationaux. Quand a été abordé la question cruciale de la diversité sur les plateaux de France et aux postes de directions des théâtres, deux directeurs ventripotents ont gloussé une blague : “bientôt ils nous demanderont des quotas de pauvres aux postes de directeurs”. Vieille garde qui ne rend pas les armes… Je n’ai pas hurlé.

Cet après-midi devant le logement que j’occupe à Avignon, je croise deux gars, l’un d’eux m’interpelle : ça pue, ça pue non ? Il fixe mon étoile de David autour du cou. Moi : non ça va je ne sens rien. Si si ça pue dans ce quartier. Il fixe mon étoile de David. Tu habites là, non ? Moi, toujours combatif, je n’ai pas été capable de dire quoi que ce soit, je suis rentré chez moi et je me suis couché.

Ils étaient d’origine arabe. Je me dis que chaque jour, la France que l’on m’a donnée et celle qu’on leur a laissée s’éloigne un peu plus l’une de l’autre.

Ce soir je vais voir un spectacle de danse dans le in. Sur scène, des danseurs noirs. Ils sont représentés dans une violente caricature : danses tribales, costumes vaudou, mouvements traditionnels, ritualisés, polyphonies, respirations sonores qui accompagnent des mouvements percussifs au sol et des bonds, gestuelle hyper sexualisée pour faire rire. Amimalité gerbante : voilà la représentation des noirs sur les plateaux de France : un fantasme d’africanité ancestrale qui n’a plus rien à voir avec la réalité contemporaine des pays du continent africain. La chorégraphe évidemment n’est pas noire. Je suis resté jusqu’au bout, sans applaudir, abasourdi.

Maintenant, chez moi, je relis mon édito pour la brochure de saison 2 du CDN. Je me relis : “La Culture et l’éducation restent les meilleurs vecteurs des valeurs démocratiques, et par là même, elles nous donnent la force et les outils pour ne pas trembler, pour ne pas avoir peur devant l’horreur et l’injustice. Et pour n’abandonner personne.”

Aujourd’hui, j’ai eu peur, j’ai tremblé, je me suis couché, je n’ai pas hurlé, je n’ai pas été fort ».

Il évoque pêle-mêle la possibilité d’une  guerre tribale entre personnes « d’origine arabe »et juifs (précisons qu’arabe ne constitue pas une origine à moins de projeter une identité factice), une bataille fratricide entre jeunes directeurs de lieux cultuels et la vieille garde, et de manière implicite, un prétendu racisme de la part d’Eszter Salamon. Il nous propose une danse funèbre où l’on accumule les ressentis sans les mettre en perspective, sans les dépasser pour les transcender au profit d’une pensée reliante et éclairante. Les réseaux sociaux jouent donc un rôle de multiplication d’affects où l’on se cache derrière les masques, où se rediffuse à l’infini le message d’une agression antimésmite tout en communiquant sur le racisme implicite de la pièce d’Eszter Salamon. Tout se vaut, la confusion s’installe, la pulsion triomphe sur Facebook et dans la rue. Pourtant, même si le projet n’est pas abouti, Eszter Salamon essaye d’inscrire cette pulsion dans un cadre esthétique. Qu’importe ! La tribalisation des esprits est en marche.

Ainsi, ce directeur projette ses propres pulsions sur le travail d’Eszter Salamon qui se trouve ainsi, prise en otage dans un conflit qu’elle a pourtant tenté de dénouer et de résoudre.

Les artistes qui aujourd’hui s’aventureraient sur le terrain de l’histoire coloniale prennent donc le risque de voir se reproduire ces amalgames et ces manipulations de l’esprit.

Parvenus à ce point, il nous devient particulièrement difficile de discerner ce qu’on entend somme toute par le terme de « civilisé », sans pourtant nous laisser influencer par les exigences définies de l’un ou de l’autre idéal. Peut-être recourra-t-on d’abord à l’explication suivante : l’élément culturel serait donné par la première tentative de réglementation de ces rapports sociaux. Si pareille tentative faisait défaut, ceux-ci seraient alors soumis à l’arbitraire individuel, autrement dit à l’individu physiquement le plus fort qui les réglerait dans le sens de son propre intérêt et de ses pulsions ins- tinctives. Et rien ne serait changé si ce plus fort trouvait plus fort que lui. La vie en commun ne devient possible que lorsqu’une pluralité parvient à former un groupe- ment plus puissant que ne l’est lui-même chacun de ses membres, et à maintenir une forte cohésion en face de tout individu pris en particulier“. Freud, « Malaise dans la civilisation », 1929)

Pascal Bély – Le Tadorne.

"Monument 0" d'Eszter Salamon a été joué au Festival d'Avignon 2015.
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Avignon 2015- Tiago Rodrigues inspire.

C’est le troisième Shakespeare de cette 69ème édition du festival. Après « Le Roi Lear », mise en scène par Olivier Py, puis « Richard III » par Thomas Ostermeier, Tiago Rodrigues propose « Antoine et Cléopatre ». Un français, un allemand, un portugais. Cela pourrait former une trilogie européenne. Mais les mises en scène paraissent si éloignées les unes des autres qu’il serait vain de vouloir les relier : Olivier Py s’imagine en Roi Lear d’Avignon, Ostermeier manipule Richard III pour célébrer sa théâtralité foisonnante. De son côté, Tiago Rodrigues imagine Shakespeare, auteur d’un poème amoureux, où le pouvoir s’entendrait dans ce qu’il y a de plus intime. C’est un moment théâtral assez incongru dans ce festival dur, un peu asséché, où le texte tout puissant épouse l’effondrement ambiant et paraît impuissant à dégager une vision.

Elle, c’est Sofia Dias. Elle est enceinte, ce qui confère au rôle de Cléopatra un doux mélange de douceur et de détermination. Ce ventre fait tiers dans sa relation si complexe avec Antoinio. Il symbolise une planète avec comme seul océan, une mer méditerranée, liquide amniotique de notre culture commune.

Lui, c’est Vitor Roriz. Il incarne un Antonio doux et guerrier. Il irradie le plateau par sa façon si particulière de ne rien lâcher de cette dualité : l’amour du pouvoir, le pouvoir est amour…

Séparément, l’un parle à l’Autre tandis que l’Autre répond aux uns et aux autres (c’est à dire à nous Autres). Comment évoquer une telle écriture théâtrale tant il faut en faire l’expérience ? Tous les deux engagent leur corps pour accompagner des phrases qui ne dépassent pas quelques mots. Cela forme un dialogue surréaliste, rythmé par l’intensité de la relation, où la poésie est seule à pouvoir évoquer le pouvoir par la relation amoureuse.

Antonio, respire

Cleopatra, respire.

Antonio, expire

Cleopatra, expire.

C’est subjuguant de transformer une scène en nuage pour nous inviter à rêver d’une autre dramaturgie du pouvoir, à vivre une nouvelle expérience Shakespearienne. Sur le plateau tombe une œuvre d’art composée de cercles en plastique colorés ; il forme un squelette où se projette leurs visages, où leurs énergies, leurs déplacements reconfigurent l’œuvre et lui donne chair. La relation amoureuse est probablement cette œuvre, cette construction à l’équilibre si fragile. Comment parler d’amour si ce n’est par le pouvoir des mots ? Comment incarner le pouvoir si ce n’est par l’amour des mots ? C’est lui qui donne au corps institué cette agilité de la pensée (avez-vous remarqué le langage du corps de nos dirigeants européens, mécaniques, à l’image de la novlangue qu’ils utilisent ?).

Je savoure de m’y perdre avec eux, tel un spectateur profondément amoureux de ce théâtre-là, où le sensible développe une pensée circulaire et autorise tous les liens possibles. Ici, la vision d’un théâtre politique se ressource par la poésie des corps et la musicalité des mots (je pense à cette dernière scène où Antonio vit ses derniers instants…Cléopatra tente de le sauver par une corde où les mots s’étirent, se nouent, se métamorphosent…Merveilleux).

Ici, Tiago Rodrigues nous rend puissants parce que notre imaginaire transforme le jeu du pouvoir en une chorégraphie d’ombres et de lumières, en une comédie musicale où la partition des corps accompagne le tumulte d’une guerre sournoise des tranchées, en une installation où les corps créent les codes d’un nouveau langage amoureux.

Antonio expire,

Cléopatra respire,

Le théâtre inspire.

Pascal Bély – Tadorne

"Antoine et Cléopâtre" par Tiago Rodrigues au Festival d'Avignon 2015.

 

 

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Avignon 2015- L’art total de Thomas Ostermeier est-il de faire du creux avec du plein ?

« À mesure que diminue la signification dun art, on assiste en effet dans le public à un divorce croissant entre lesprit critique et la conduite de la jouissance, chose manifeste notamment à propos de la peinture. On jouit, sans le critiquer, de ce qui est conventionnel ; de ce qui est véritablement nouveau, on le critique avec aversion. » (Walter Benjamin, LOeuvre dart à l’époque de sa reproductibilité)

Le précédent article du Tadorne s’achevait sur cette citation de Walter Benjamin. Aucune parole ne semble mieux résumer la teneur des pièces proposées cette année par le Festival d’Avignon : des spectacles qui jouent de la jouissance ou du plaisir des spectateurs pour mieux les contenir dans l’espace du divertissement.

Pour «Richard III», une voisine fait remarquer que Thomas Ostermeier a pris au moins trois rangs de spectateurs pour allonger la scène de l’Opéra du Grand Avignon. « C’est sa façon à lui de faire sa Cour d’Honneur »…Sourire. N’empêche, le décor en impose. Tapis, structures métalliques, micro et caméra baladeurs qui pendent du plafond (pile au centre des surtitrages !), terre argileuse, mur orangé (merveilleux support pour des vidéos oniriques). La scène s’avance vers nous tandis que l’échafaudage semble se perdre dans les plafonds du théâtre. Est-ce le pays réel face aux politiques verticales ?

Tout commence par une fête en l’honneur du Roi Édouard IV. On tire des boules à paillettes. Le show peut débuter  avec l’aide d’un homme-orchestre situé tout à droite de la scène, dans un coin. Il assurera de nombreux interludes, à l’image des pauses musicales dans les émissions sérieuses…Au commencement de l’ascension de Richard III vers le trône, l’ambiance est donc électrique. Lars Eidinger dans le rôle-titre s’impose rapidement : bossu, il ne marche pas encore droit. Il incarne ce sentiment d’exclusion qui le conduit à tout haïr sur son passage. Profondément laid, il en joue comme n’importe quel canon de beauté qui sait se faire respecter. Son rang, il le tient également du rapport qu’il entretient avec le public du théâtre : tout au long de ces deux heures trente, il use de la connivence à l’image de ces politiques démagogues qui font le show…Il est laid, mais cela ne l’empêche nullement de se mettre nu pour déclarer sa flamme à Lady Anne, face au cercueil de son mari Henri VI qu’il vient d’assassiner. La liste s’allonge de tous les personnages qui disparaissent sous les coups de couteau qu’il commande à ses sbires pour accélérer son couronnement.

Chaque assassinant est une opportunité pour Thomas Ostermeier de tuer un peu plus l’image poussiéreuse que traîne le théâtre français et particulièrement celui présenté à Avignon! Ici, on prend son temps pour mettre à mort et offrir au public voyeur, le corps de Clarence, le frère gênant, qui git dans sa flaque de sang, modèle d’une peinture de Delacroix.

richard III

Thomas Ostermeieir ne recule devant rien quand il autorise sa troupe à manipuler les marionnettes des deux jeunes neveux (qui seront tués et donnés en  cadeau à Richard III qui s’offre le luxe de faire disparaître son enfance malheureuse). À mesure que l’œuvre avance, Thomas Ostermeieir lâche son art total (vidéo, musique, peinture, cirque, danse, …), métaphore d’une transdisciplinarité érigée comme un manifeste, à l’image du corps de Richard III qui se redresse à l’approche du trône. Son théâtre respire le travail collectif  où des rôles secondaires ont l’ampleur d’être portés à plusieurs.

Le théâtre d’Ostermeier porte une forte charge de fascination en ce qu’il incarne au plus près la folie de Richard III. La scène semble être le prolongement de son psychisme diffracté. En approchant la caméra vidéo de son visage masqué, nous entrons dans l’intimité pour mieux comprendre les enjeux du pouvoir (cela ne vous rappelle-t-il rien ?).

Mais quand Ostermeier baisse la lumière et convoque les morts assassinés pour habiter le cauchemar de Richard III, je m’interroge sur ces ombres. La sidération dissipée laisse place peu à peu au questionnement sur ce qui s’est joué véritablement. Si le propos de la pièce se concentre sur la tragédie personnelle d’un monstre de la nature, il ne reste plus, de fait, de place pour le politique, dimension pourtant centrale de la pièce de Shakespeare.

« Richard III » m’apparaît alors comme un système en vase clos qui s’observe se théâtraliser, jouir de sa technique, en oubliant complètement le monde.

Cet « oubli de l’Histoire » au profit de la personnalisation des enjeux est loin d’être anodin, surtout venant de la part d’un metteur en scène allemand, dans le contexte politico-économique actuel. Un moment historique, où l’Allemagne vient de sceller l’idéal européen, et contraint le peuple grec à de multiples sacrifices au nom même d’une certaine idée de la raison et de la technique économique. Où les dirigeants politiques des autres pays (France, Grèce, etc.) vendent « l’accord » et semblent de tristes pantins, des comédiens sans partition face à leur public, les citoyens. Shakespeare nous apprend pourtant que la limite entre raison et folie est une question éminemment politique en ce qu’elle engage les peuples (cf. Le Roi Lear).

De fait, la technique va de pair avec un rapport au public bien particulier : selon Walter Benjamin, elle constitue une diversion pour les masses-spectatrices. Détourner des vrais enjeux politiques pour créer de la fascination, ce n’est pourtant pas échapper au politique, c’est malheureusement le préparer de la pire des situations. Ce glissement peut conduire au fascisme, nous dit le philosophe allemand qui s’est lui-même suicidé en 1940 pour échapper au Nazisme. À cette époque, il dénonçait les limites tragiques que la Raison triomphante pouvait faire subir à l’Histoire.

Richard III n’est pas seulement la métaphore grimaçante d’un metteur en scène obnubilé par sa technique, c’est également celle d’un peuple qui s’auto-contemple dans le pacte avec le mal qui se joue sur scène. Quelle figure du spectateur pourrait naître de ce jeu de miroir ?

« Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre.

Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art. » (Walter Benjamin)

Dans un moment historique où la politique se dégrade en théâtralité, nous devons y répondre par un théâtre authentiquement politique.

Pascal Bély – Sylvain Saint Pierre – Tadornes.

“Richard III” par Thomas Ostermeier au Festival d’Avignon 2015.

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Avignon 2015- Les chemins idiots du non-sens.

C’est une étrange sensation que de contempler le non-sens sur une scène de théâtre et de ne pas s’endormir. De constater que le corps tient, alors que la fatigue vous envahit. Comment expliquer ce processus ? Est-ce possible de mettre en lien deux œuvres que tout oppose sur le papier (« Andreas » de Jonathan Châtel et « Les idiots » d’après le film de Lan Vann Trears), mais qui empruntent le même chemin, celui d’une esthétique du non-sens?

« Andreas » librement adapté de la première partie du « Chemin de Damas » d’August Strindberg est la rencontre entre un homme sans nom et une femme qui erre. Il est en exil, il est noué d’avoir trop serré ses liens. Cette femme ouvre une à une des portes vers un avenir plus serein, mais le passé s’invite. La pièce est une succession de scènes ou passé et présent s’enchevêtrent : qui est dans qui et vers quoi s’emmènent-ils ? Mais rapidement, je lâche. Le jeu maniéré du rôle principal (Thierry Raynaud) m’égare en chemin et me fait prendre des voies de traverse d’autant plus que le mistral souffle avec furie. Je ne m’endors pas…

Avec « Les idiots », le metteur en scène russe Kirill Serebrennikov ose une adaptation théâtrale en terre poutinienne. Seize acteurs occupent un plateau, font les idiots, se connectent sur le net et finissent immanquablement devant les tribunaux, outil de répression massive du régime de Poutine. Toute l’énergie des acteurs est destinée à choquer le quidam russe tandis que le spectateur européen s’ennuie, quitte les gradins ou observe patiemment.

J’ai observé.

Et soudain, Jonathan Chatel se relie à Kirill Serebrennikov…

L’esthétique du non-sens à son décorum. Chez Jonathan Châtel, c’est dépouillé. Juste un jeu de planches jaunes assemblées tandis qu’un pan de mur avec des portes à doubles battants cache le cloître des Célestins. Ce décor épuré, sans matière organique, impose une certaine  pensée en vogue dans le théâtre français : on fait table rase du lieu (de ce qui pourrait faire lien avec l’histoire personnelle du spectateur),  et  « les planches » signifient un théâtre dans le théâtre. On ne peut pas faire plus fermé…

Chez Kirill Serebrennikov, le décor est lui aussi fait de bois. Il est même démonté, tel un jeu de Kapla, pour orchestrer le chaos, mais tout est calculé. Le hasard du jeu n’a pas sa place. Le manifeste cinématographique de Lars Von Trier peut bien défiler sur des écrans de télévision, les idiots sont ici sous contrôle de leur metteur en scène. Jonathan Châtel n’aurait probablement pas fait mieux avec eux.

L’esthétique du non-sens se nourrit d’effets de répétition qui finissent par créer un système de mise en scène, totalement autonome d’une relation avec le spectateur. Dans « Andreas », les portes servent de ponctuation : quand la femme sort d’un côté, le père de l’homme apparaît à l’opposé de la scène. C’est une esthétique de la symétrie, là où l’on aurait pu attendre une mise en scène plus circulaire. Chez « Les idiots », la répétition consiste à alterner scènes d’idioties et espaces de répression pour dessiner une société en totale escalade. Mais, je n’ai jamais ressenti la moindre complexité dans le jeu (à savoir quelque chose d’illisible, d’incertain, …), tout juste un chaos bien orchestré.

Dans ces deux œuvres, il n’y a aucun interstice où l’imaginaire du spectateur pourrait s’immiscer, pas même un vecteur: dans « Andreas », la lenteur sature, tandis que chez « Les idiots », le rythme effréné prend le pouvoir sur le temps de la poésie.

Même le contexte politique porté à bout de bras par ces acteurs russes engagés ne suffit pas à m’emporter comme si ma citoyenneté ne pouvait avoir une place à côté de ces idiots qui occupent le plateau, mais ne le transcende pas. Jonathan Châtel n’ose aucune métaphore avec le sort des migrants d’aujourd’hui. Il ne suggère rien. Ce pourrait être audacieux si à côté, il y avait un peu de générosité envers le spectateur qui pour le coup, se ressent en exil sur cette terre théâtrale asséchée.

Le final pourrait vous emporter, vous faire oublier que vous n’avez pas existé comme spectateur. Jonathan Châtel dévoile enfin le cloître tandis que l’homme regarde le ciel étoilé. C’est beau, mais je m’y attendais. Scruter le ciel est certes signifiant sur la terre catholique d’Olivier Py mais c’est un peu tard pour m’embarquer. Mes étoiles sont déjà ailleurs…

Dans « Les idiots », le final frôle l’imposture, le scandale. Six adultes trisomiques en tutu envahissent le plateau et dansent avec l’une des idiotes. Est-ce la métaphore de l’intégration des idiots dans un monde de fous ? Chacun appréciera la dimension de la grosseur de la ficelle, mais ce soir-là, j’ai eu un peu honte d’être le spectateur passif d’une telle vulgarité.

Pour retrouver le sens, j’ai donc osé ce dialogue entre deux oeuvres. Car il nous reste notre capacité à relier pour peu qu’on accepte de reprendre sa place, de retrouver « Le chemin de Damas » et non de se perdre dans le plaisir de l’observateur passif qui trouverait dans cette posture le seul sens à donner à sa vie.

« À mesure que diminue la signification d’un art, on assiste en effet dans le public à un divorce croissant entre l’esprit critique et la conduite de la jouissance, chose manifeste notamment à propos de la peinture. On jouit, sans le critiquer, de ce qui est conventionnel ; de ce qui est véritablement nouveau, on le critique avec aversion. Au cinéma, le public ne sépare pas la critique de la jouissance. »

Walter Benjamin, “L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”.

Pascal Bély – Le Tadorne

"Les idiots" de Kirill Serebrennikov et "Andreas" de Jonathan Châtel ont été joué au Festival d'Avignon 2015.
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Avignon 2015 – Le Roi Py(re)

Pour la première fois depuis des années, j’assiste au début du Festival d’Avignon de loin, sans prendre part aux spectacles et à la ville. Cette mise à distance permet d’observer l’étrange concomitance de ce qui s’y joue et de ce qu’il est convenu d’appeler la «crise Grecque» ou plus globalement de l’Europe. Ces champs magnétiques apparaissent alors dans toute leur complexité et se superposent : Avignon-Athènes, Olivier Py (directeur du Festival d’Avignon) – Le Roi Lear (la dernière création du directeur)- François Hollande, donnent à voir un même processus de dislocation, qui interroge de façon radicale les liens entre vision et pouvoir.

Nous sommes aujourd’hui le 7 juillet, date stratégique : trois jours après le début du Festival (et de la première dans la Cour d’Honneur du Roi Lear), sur-lendemain du « non » au référendum grec, et journée qualifiée de « décisive » qui donnera lieu à un sommet européen sur l’avenir de la Grèce dans la zone euro. Ces évènements tissent un réseau de correspondances qui nous enchevêtrent tous.

Olivier Py préside au Festival d’Avignon pour la 2e année consécutive. L’an dernier, nous étions quelques-uns à déplorer la privatisation du Festival à son usage personnel. En faisant disparaître la fonction d’artiste associé (chère au tadem précédent, Archambault – Baudriller) à son profit, il indiquait de fait aux spectateurs qu’il serait davantage qu’un simple programmateur de Festival. Hélas, ni la programmation, ni ses propres pièces proposées n’étaient en mesure de satisfaire des festivaliers habitués aux fulgurances d’Angelica Liddell, Christoph Marthaler, Roméo Castellucci, etc.

L’imposture se dissimulait mal derrière la couverture médiatique hors-norme, petit monde qui croyait trouver en Py l’héritier de Jean Vilar et de René Char. C’était oublier qu’il ne tenait son poste que par l’entremise d’un savant jeu de rôle et d’une connivence toute sarkoziste.

Cette année, Olivier Py poursuit la même démarche : de nouveau, trois pièces proposées dont une dans la Cour d’Honneur, Le Roi Lear (qu’il traduit et met en scène). Ce sera d’ailleurs la seule oeuvre de théâtre dans ce lieu mythique. En un mot, Py se prolonge en Lear. Lear, ce roi vieillissant qui, au seuil de sa vie, convoque ses trois filles pour interroger l’affection qu’elles lui portent : plus elles l’expriment, plus il leur attribuera une part importante du royaume. Plus son orgueil et sa folie seront flattés, plus il sombrera dans la folie et le pouvoir s’affaissera. Lear est un dirigeant politique d’une grande modernité : il substitue les affects au rationnel, l’ego au collectif, ne cherchant ainsi que complaisance et narcissisme dans des relations de miroir. Il pourrait donc parfaitement être à la tête du Festival d’Avignon…

Cordélia, elle, est spectatrice de cette triste parade. Son refus des faux-semblants lui vaut d’être chassée du royaume pour sa franchise : « il me manque lart volubile et mielleux / de parler sans avoir le besoin dagir. » Cordélia ne dissocie jamais la parole et l’action. Elle observe, pense, agit, et métaphorise à merveille la figure d’une spectatrice du Festival d’Avignon, assistant, consternée, à la dislocation du territoire, à sa transformation en lieu de pouvoir. Elle seule porte une vision ; Lear lui, perdra la vue, après avoir sombré dans la folie.

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En 2015, Cordélia est rendue muette dans la pièce de Py : tout un symbole. Inutile de s’attarder sur la traduction et la mise en scène grand-guignol du Roi Lear par Py. La presse célèbre unanimement ce désastre (Cf. Le Monde, Libération, Rue 89). À force de postures, le royaume se fissure et le roi est nu. Reste son divertissement.

D’Avignon à Athènes, en passant par Paris, Berlin, des processus profonds semblent converger et faire sens. La question du maintien de la Grèce dans la zone euro atteint un point de non-retour, le « royaume européen » est à présent menacé de dislocation : Syriza en Grèce, mais aussi Podemos en Espagne et le Front National en France, en dépit de leurs divergences idéologiques, jouent sur les failles démocratiques d’une techno-structure européenne qui s’est peu à peu coupée des peuples.

La situation rappelle les tragédies grecques : aider la Grèce, c’est prendre le risque de financer à fond perdu un Etat en faillite et d’alimenter une fois encore le tonneau des danaïdes ; abandonner la Grèce, c’est tourner le dos aux principes et aux valeurs européennes, et faire courir un danger systémique sur toute la zone euro. Les deux solutions portent en germe un risque de dislocation, lié sans doute au défaut de construction de la zone euro : une monnaie unique sans pour autant d’intégration politique, c’est-à-dire fiscale, sociale, liée à des projets de grande ampleur. Il faudrait oser le mot de civilisation.

Les peuples ne peuvent plus se contenter de rustines, des mannes financières qui alimentent un système périmé : un saut dans l’inconnu va se produire.

Il manque à l’Europe une vision ; nous avons trop de Lear à sa tête ou dans les Etats, alors même qu’il faudrait écouter Cordélia : « Je sais ce que vous êtes » puis « Ô Dieux bienveillants, / Guérissez cette immense brèche dans sa nature malmenée ! / Réajustez les sens désaccordés et dissonants / De ce père torturé par ses enfants. » Lear n’est pas seulement à Avignon : Paris, Berlin, Athènes ?

Cordélia est inaudible, alors même qu’elle nous invite à retisser les liens du royaume, déchiqueté par des enfants avides de pouvoir et qui se prennent pour des rois. Dans tout ce fatras, certaines paroles passent inaperçues alors même qu’elles portent en elles les bases d’une re-fondation. L’interview accordée par Thomas Piketty au journal Le Monde propose cette vision d’un saut qualitatif vers une véritable intégration politique. Elle repose sur quelques principes-cadres : affirmation irréductible de l’appartenance de la Grèce à la zone euro, restructuration des dettes européennes, mutualisation des dettes européennes (toutes !) supérieures à 60%, nouvelle gouvernance démocratique, harmonisation fiscale et ciblage de la fiscalité sur les hauts revenus, financement de projets politiques, réajustement financier en faveur des jeunes générations, etc. Sans projet, sans vision, nous n’aurons que désolation et dislocation.

D’Avignon à Athènes, la crise contient en germes des processus de destruction autant que de re-fondation. Le théâtre, lui, porte cette conscience aiguë de son temps, telles ces paroles finales exprimées par Edgar : « Au fardeau de ce triste temps nous devons obéir, / Exprimer ce que nous sentons, non ce qu’il faudrait dire / Les plus vieux ont souffert le plus : nous les cadets / N’en verrons jamais tant, ni ne vivrons autant d’années ».

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

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Avignon 2015- Le splendide requiem de Krystian Lupa.

C’est le premier spectacle du Festival d’Avignon. À l’heure où le doute m’envahit, où mes questions essentielles (et existentielles !) sur comment penser autrement le rôle de la culture et de l’art trouvent si peu d’écho dans le cercle fermé des sachants, Krystian Lupa m’accueille avec « Des arbres à abattre » de Thomas Bernhard.

Alors que nous nous apprêtons à vivre 4h30 de théâtre polonais en pleine après-midi caniculaire, l’accueil pensé par Krystian Lupa prend tout son sens. En prenant place dix minutes avant le début du spectacle, il nous projette l’interview de Joana, celle qui « apprend aux artistes à marcher ». Entre deux silences, ses réponses me bouleversent : son art est une quête d’absolu. Le journaliste ne résiste pas très longtemps tant ses questions binaires sont prises dans le tourbillon d’une pensée, où dialoguerait psychanalyse et désir d’une utopie partagée. Je rêve d’entendre une telle parole aujourd’hui, où l’artiste évoquerait son art sans magnifier son égo. Avec Lupa, nous sommes à mille lieues de l’accueil autoritaire que nous avait réservé l’an dernier Claude Regy qui exigeait de nous le silence le plus absolu en entrant dans la salle…

Le décor se dévoile. Les époux Auersberger préparent un «dîner artistique» en l’honneur d’un vieux comédien du Théâtre National qui donne ce soir la première du « Canard Sauvage ». Thomas, le narrateur, se tient tantôt à l’écart (à l’image d’un psychanalyste assis sur son fauteuil écoutant les névroses d’un entre-soi mortifère), tantôt à l’intérieur de ce huit clos étoufant réunissant l’intelligencia autrichienne. Mais un événement vient dérégler la mécanique de ce dîner : tous reviennent de l’enterrement de Joanna, qui s’est pendu quelques jours auparavant. Ecrivains, chanteurs, acteurs se bousculent pour assister au diner, presque en boitant….

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Treize comédiens vont ainsi offrir au public d’Avignon ce que le théâtre peut donner de meilleur. Il faut être un très grand metteur en scène pour oser un jeu polysémique où notre regard circule entre un ici et maintenant, un ici et un avant (une vidéo filme le jour de l’enterrement), un ici et un ailleurs (Thomas et Johana se retrouvent nus pour un requiem à deux voix sur l’art). À ce triple jeu, s’ajoute la voix off de Thomas évoquant ce bal de faux semblants et Krystian Lupa lui-même qui, assis sagement au premier étage de la salle, micro à la main, laisse échapper ses rires et d’étranges sons, comme pour nous alerter de l’impensé de ce huit clos. Lupa orchestre son art total où les mouvements de la caméra vidéo épousent la psychologie complexe des protagonistes ; où la musique (dont le célèbre Bolléro de Ravel) nourrit un requiem théâtral en hommage à tous ceux qui n’en sont pas revenus ; où les corps sont si textuels que les surtitrages sont des notations du mouvement. Lupa donne à son art polysémique tout le temps qu’il lui faut pour se déployer, tout en nous invitant à devenir des écoutants, où notre empathie fraye son chemin dans cet entre-soi où rien ne peut le pénétrer. Lupa nous donne les clefs pour le comprendre, tout en mettant en scène ce que nous aurions peut-être perdu de vue : notre relation à l’art est-elle cette quête d’absolu incarnée par Joana (sinon, pourquoi serions-nous là, dans cette salle ?)

En ce tout début de Festival, Lupa m’accueille, jusqu’à réparer mon identité de blogueur, de spectateur critique qui a eu à souffrir de l’entre-soi culturel français et de ces huit clos qui font et défont les réputations, qui ne pensent plus l’art, mais la façon de faire réseau pour hiérarchiser les bons et les mauvais. Avec Lupa, l’entre-soi est une esthétique de l’effondrement où les corps s’affaissent, mais parviennent encore à réagir au Boléro de Ravel pour s’y abandonner. Lupa transforme cet effondrement en une quête absolu, d’un amour de l’art à mort. Cet entre-soi est ce lieu étroit où la représentation de l’art se violente, où l’art d’en vivre conduit vers l’art d’en finir. C’est un entre-soi où le peuple aimant n’entre pas, à l’image de la bonne qui finit par divaguer tel un fantôme.

L’ami de Johanna est bien seul au milieu de cette forêt d’arbres abattus. Sa douleur le maintient droit, mais il quittera la soirée pour ne pas laisser aspirer par la puissance de n’en rien dire. Cet ami résonne avec le désarroi que j’éprouve à l’égard de cette micro société qui ne fait plus société.

Je hais l’entre-soi et tous les diners artistiques, mais Lupa m’accueille pour ne plus en souffrir.

Lupa m’accueille et je vous l’écris : Joana est revenue.

Pascal Bély – Le Tadorne

"Des arbres à abattre" d'après Thomas Bernhard; Adaptation et mise en scène de Krystian  Lupa au Festival d'Avignon du 4 au 8 juillet 2015.
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Avignon 2015 – D’Avignon, les résultats du référendum grec.

Et si vu du Festival d’Avignon, nous envisagions le scénario d’une tragédie grecque et sa mise en scène sur le plateau de la Cour du Déshonneur ?

Car pendant que la Ministre de la Culture, Fleur Pellerin, s’apprête à 19h à répondre aux sirènes de la communication et de la vacuité en inaugurant la plaque provisoire de « la rue du Village du OFF » à Avignon, un scénario se met en place, dans le pays où le théâtre et la démocratie sont nés.

Aujourd’hui, d’Avignon, renouons avec nos classiques grecs…

50,1% pour le non, 49,9% pour le “oui”.

Le scrutin est contesté par les partisans du “oui” qui dénoncent des fraudes massives et appellent à des manifestations dès lundi. Celles-ci dégénèrent en violences. Alexis Tsipras n’est pas en mesure de prouver que le scrutin n’est pas entaché d’irrégularités, mais il s’en fout, il est “de gauche”, “démocrate”, aux yeux des opinions publiques européennes qui ne remarquent même plus qu’il est félicité par Poutine et Marine Le Pen qui annonce qu’elle fera de même en 2017.

Il assure avoir la légitimité populaire pour renégocier et changer l’Europe, tout en sachant que c’est faux, car l’écart entre “oui” et “non” est insuffisant. La situation de blocage perdure : Merkel considère ce vote comme irrégulier et refuse de renégocier. Les jours passent. Le peuple grec est asphyxié. La tension monte, personne ne sait ce qui va se passer.

C’est précisément à ce moment historique là que François Hollande, prenant enfin la mesure de la situation, décide de faire cette chose inouïe : rien.

C’est à ce moment précis où Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, décide de changer l’en tête de l’éditorial du programme : de « Je suis l’autre » à « l’autre je est grec ».

Pascal Bély – Sylvain Saint Pierre – Tadornes

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Avignon 2015 – “Moi je”, l’autre et combien ça coûte…

Le Festival d’Avignon vient de commencer. Cette année point de rendez-vous avec les spectateurs dans le cadre des « Offinités », espace critique interactif et créatif que nous avons créés en 2009 pour le OFF. Nous « autres », les spectateurs, sommes priés de consommer et le Tadorne de penser ailleurs…

Cette année, point d’ambition dans la programmation du In, où l’omniprésence d’Olivier Py et l’absence d’une vision sur le rôle du Festival, laisse présager une édition molle, égocentrée, d’autant plus que le festival connait une baisse de ses subventions entraînant la suppression de deux journées de spectacles.

Olivier Py s’est dernièrement répandu dans les médias pour protester. Nous ne savons rien des motivations qui poussent les collectivités locales à diminuer leur contribution. Depuis six mois, aucune prise de position dans le milieu culturel ne vient faire politique. On se contente de réclamer sa subvention. Les mêmes qui saluaient une étude conjointe du Ministère de la Culture et de l’Économie sur l’importance du secteur culturel dans l’économie du pays s’étonnent que cette vision cloisonnée se retourne contre eux. Les processus des politiques culturelles transforment l’art en marchandise, réduisent la pensée en incantation à bien penser à l’image de la trouvaille d’Olivier Py qui, avec « je suis l’autre », nous fait la leçon : « C’est comme cela la culture commence, mais aussi la conscience politique ». « Je suis l’autre »…ou comment redéfinir l’altérité pour légitimer son pouvoir sur nos consciences…

Cette année, point d’intermittents en lutte…Et pourtant. C’est maintenant qu’il faudrait faire du bruit, provoquer des agoras. Mais le dépassement des revendications catégorielles pour penser la politique n’est pas dans notre culture, car nous ne travaillons pas suffisamment les processus transversaux au cœur de la pensée complexe. Nous restons vissés à des approches binaires enfermées dans les visions égocentrées des politiques culturelles et démissionnons face au diktat du chiffre, du quantitatif.

Inutile de compter sur la presse institutionnelle pour ouvrir des perspectives. Le dernier article de Rosita Boisseau dans l’édition du Monde consacrée au Festival m’a sidéré. Autour du merveilleux spectacle du chorégraphe Philippe Lafeuille programmé au OFF (“Tutu), la journaliste évoque les affres de la production en Avignon. Quasiment rien sur le propos artistique. Ce serait un article pour Les Échos que je ne trouverais rien à redire. Ici, l’artiste n’est qu’une variable d’ajustement d’enjeux économiques. Pas une ligne sur la visée politique de «Tutu». Rosita Boisseau nous prend à témoin des dessous d’une production privée qui en aucun cas n’interrogent notre positionnement de spectateur et de citoyen. Pour cela, elle aurait dû s’intéresser aux modes de fabrication du In, certes moins visibles, mais qui questionnent les processus d’élaboration d’une politique culturelle. Mais le clivage entre le OFF et le IN ne l’autorise pas à penser autrement : au OFF l’économie du spectacle vivant, au IN la noblesse de la culture à la française ! Rosita Boisseau glisse vers le journalisme économique et valide ainsi les stratégies politiques et managériales qui nous éloignent de ce qui nous regarde vraiment : pour quoi «Tutu» en Avignon, comment Olivier Py fait sa politique contre la politique, vers quoi aller pour repenser la place de l’art dans une société en mutation ?

Autant de questions qui me traversent en ce début de festival.Tandis que le paradigme quantitatif tourne à plein régime, « La maison brûle et nous regardons ailleurs » (déclaration de Jacques Chirac en 2002 au sommet de la terre de Johannesburg).

Le soleil brûle à Avignon. Regardons le théâtre et pensons l’ailleurs. Il est si proche et se rapproche.

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Dessin de Luz dans son dernier ouvrage, Catharsis.

Pascal Bély – Le Tadorne

 

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Les lieux du Festival d’Avignon – « A corps et à mots »

Nous sommes jeudi 24 juillet, le moment de vivre la dernière Offinité des spectateurs de l’édition 2014 du Festival d’Avignon. Rythmée par les rencontres entre spectateurs, notre édition ne ressemble à aucune de celles que nous avons vécues. C’est donc pour nous déjà l’heure du bilan : In, Off… « Le Off est-il In ? Le In est-il Off ? » Ou sont-ils tous les deux « out » ?

Une nouvelle fois, nous restons fidèles au principe des Offinités, selon lequel les gestes et le mouvement doivent prolonger la parole. Mais pour cette dernière journée, nous avons pensé à un nouveau dispositif : parcourir  en groupe la ville d’Avignon de 9h à 17h, passer devant ses lieux emblématiques, pour révéler en nous l’imaginaire du spectateur.

Sous le chapiteau du Off (“Le Magic Mirror“), nous nous remémorons les Offinités de 2013 où nous donnions rendez-vous à 11h30 pour une tribune critique de quatre vingt dix minutes: le « Sylvie, où êtes-vous ? / Je suis là Pascal » marquait notre volonté d’articuler une parole et une présence communes ; la difficulté de prendre cette même parole en public.

Du village du Off, nous nous rendons à la Manufacture. L’an dernier, la puissance politique de « Discours à la nation » de David Murgia nous avait marqués. Mais par-delà la qualité d’ensemble de la programmation, quelle relation au spectateur ce lieu noue-t-il ? La représentation de soi qui se déplace des salles de spectacles vers ce lieu mondain ne favorise pas de véritables liens. Il nous semble que l’espace de la Manufacture ne construit une véritable interaction spectacles-spectateurs.

Puis nous filons au Collège de la Salle. Il nous ramène aux Offinités puisqu’il a permis la première rencontre avec Philippe Lafeuille, le chorégraphe des Offinités, à l’époque où il présentait son spectacle « Méli mélo ». Là encore, c’est un espace étrange qui n’est pas véritablement travaillé, en tant que lieu d’accueil des spectateurs et de relations avec eux.

Nous sommes à présent devant Les Hivernales. Le dialogue s’engage entre nous devant un membre de l’équipe de lieu dédié à la danse, intrigué par notre conversation. Pour certains d’entre nous, cet espace est le lieu des rendez-vous manqués. Il contraint les spectateurs à des choix de spectacles sur 10 jours uniquement alors que le Festival dure trois semaines. On nous explique alors de façon rigide et sèche que c’est parce que « trois semaines, c’est long pour les artistes ». La réponse qui nous est faite traduit bien l’idée que la figure du spectateur est inexistante, ou du moins qu’elle passe au mieux au second plan. Nous comprenons vite que pour notre interlocuteur la question est évacuée. Il métaphorise à son corps défendant la programmation de cette salle et l’esprit des Hivernales tel que nous le percevons.

Direction désormais La Condition des soies. Elle accueille peut-être l’une des plus belles salles du Off, qui donne l’impression d’entrer dans une grotte ou dans une caverne. Comme spectateurs, l’image qui nous marque est celle de la liste d’attente ou des queues interminables. Pourtant, nous ressentons souvent un souci de l’accueil des spectateurs, ce qui correspond bien aussi à l’esprit de la programmation, des petites formes sensibles et engagées.

En remontant vers le Palais des Papes, nous nous arrêtons devant l’Hôtel de la Mirande. La figure de l’artiste plasticienne  Sophie Calle nous réapparaît telle qu’elle était l’an dernier, accueillant les spectateurs dans sa suite pour une exposition vivante, le corridor de son existence. Juste en face de l’hôtel, nous repérons une entrée du Palais des Papes. Nous revoyons également  le performeur Steven Cohen emmuré, sous la scène de la cour d’honneur, sortir de son enfermement pour nous conduire, quant à lui, dans le corridor de la mort.

Puis c’est la Cour d’Honneur…qui va nous diviser. Certains d’entre nous restent fascinés par la beauté majestueuse de ce lieu lorsqu’elle vient se surajouter à l’esthétique de la représentation. Sans son harmonie de pierres, ciel et nature, la force des propos perdrait de sa puissance. Inferno de Roméo Castellucci reste à ce titre l’expérience d’une puissance incomparable. Théâtre des origines où se font corps les relations entre l’Homme et la Nature, lieu utopique de réconciliation nationale dès 1947 autour de la représentation des Grands Textes, qu’est devenue la Cour au fil de ces années ? Combien de spectacles fondateurs ces dix dernières années par exemple ? C’est un lieu impossible et sacralisé. De l’impossibilité peut naître précisément la créativité et la réinvention d’un rapport sacré au monde. Mais nous remarquons aussi que peu d’artistes ont su faire face à cet espace imposant à la fois scéniquement et symboliquement. Ils se sont trop souvent cantonnés à une forme de divertissement ou à un contournement du défi. Dès lors, l’impossible se transforme en incapacité et le sacré confine à la superstition. La Cour peut être la métaphore écrasante de l’institution culturelle en France. C’est une cour avec ses courtisans ; un palais avec ses rois, ses reines et ses bouffons ; une papauté avec ses idolâtres et ses mystificateurs. Nous repensons à ce titre à Paperlapap de Christoph Marthaler. Ainsi, elle peut apparaître comme le temple des relations de pouvoir. Le Palais des Papes est le clignotant sur lequel les médias appuient pour communiquer l’image et les chiffres du Festival.

Pour le spectateur, les sensations restent paradoxales, entre fascination et colère, émerveillement et souffrance. Nous assistons souvent dans ce lieu à des comportements exacerbés de certains spectateurs, qui se sentent autorisés aux pires agissements. Le spectacle se déplace parfois dans la salle, tant ce lieu sur-joue la représentation. Est-ce le cadre qui est source de pareils agissements ? Faudrait-il dès lors l’enlever du programme afin de mettre à bas les idoles et de redonner du souffle au Festival d’Avignon ? Ou au contraire la repenser en rappelant aux artistes qui veulent l’investir l’impérieuse nécessité d’être à la hauteur de ce monument ?

Puis loin, Le Cloître Saint-Louis, adresse administrative du Festival In est un peu à l’image de cette Cour d’Honneur. La beauté des lieux exalte le plaisir sensoriel…mais quel usage en est-il fait ? C’est principalement un lieu de passage, ouvert à tous les vents.

Comme la Condition des soies, le Cloitre des Carmes engage un environnement esthétique qui lui est propre. Entre grotte et arcades, ces salles ont été les réceptacles de nos rires et de nos larmes, et peut-être de nos plus belles découvertes de ces dernières années : « La chambre d’Isabella » de Jan Lauwers, « La Maison de la force » d’Angelica Liddell, « Tragédie » d’Olivier Dubois, « Au moins j’aurais laissé un beau cadavre » de Vincent Mccaigne. Spontanément nous pensons à l’orage, aux averses, car c’est une salle à ciel ouvert : le Cloître des Carmes est pour nous ce lieu où la pluie a pour fonction de souder le public.

A mesure que nous cheminons vers le Magic Miror, nos idées avancent également : quelles relations ces lieux, ces pièces, ces personnes entretiennent-ils avec les spectateurs ? Ont-ils seulement conscience de cet enjeu ? Le travaillent-ils ? Quel processus d’échange, de relation avec le public engagent-ils ? Proposent-ils une alternative au spectateur-consommateur d’une offre culturelle, même de qualité ? Que faudrait-il inventer pour nouer une autre relation ?

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C’est précisément ce qui va se jouer une nouvelle fois lors du travail avec Philippe Lafeuille. Il va chorégraphier nos images, nos ressentis, nos émotions en incluant d’autres spectateurs venus assister à 17h à un bilan parlé du In et du OFF! Et ainsi mettre en corps des spectateurs acteurs, actifs, créatifs.

Alors que le Festival s’achève, peut-être ses dirigeants devraient-ils s’interroger davantage sur le sens de son action. Sur le public auquel il s’adresse de fait (une élite, une bourgeoisie plus ou moins grande, composée majoritairement d’enseignants ? Des touristes ?) alors qu’il devrait s’adresser à tous (l’idéal du théâtre national populaire). Cette question fondamentale traverse le simple clivage In/Off car elle les percute tous deux de la même façon.

Un bilan sera proposé. Il sera chiffré et certainement impacté de la conjoncture d’un été qui a été brulant. Le directeur du In aura à en découdre dans ce contexte si particulier sur le plan politique, territorial, national. Cela fait longtemps que les salles ont été aussi peu fréquentées et cela, sans compter les très nombreux spectateurs qui sont partis durant les représentations (I Am notamment).

Mais qu’en est-il de l’exigence qualitative ? Celle formulée par Jean Vilar et René Char qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ont fondé un théâtre aussi créatif poétiquement que liant politiquement ? Sur le plan qualitatif, c’est une année blanche, sans coup d’éclat, à l’image de la création d’aujourd’hui. Nous nous étonnons que durant notre cheminement du jour, nous n’ayons mentionné aucune pièce de cette année mise à part Hypérion Marie-José Malis. Le contexte sociétal semble anesthésier la vision de nombreux artistes. Ou alors ce système par cases (In/Off, acteurs/spectateurs, culture/art) a fini par recouvrir les meilleures volontés.

C’est dans ce contexte que les Offinités ont ouvert une voie, un sillon, une fleur, pour reprendre l’image que René Char adresse à Jean Vilar dans une lettre : « C’est une chance, une de ces double-fleurs qui se produisent quelque fois dans l’Histoire ».

Sylvie Lefrère – Sylvain Saint-Pierre – Tadornes.

“Les Offinités du Tadorne” au village du Off à 17h de 10 au 24 juillet 2014.
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Festival d’Avignon – Metteurs en  scène en péril.

Il est 17h50. La file d’attente  se forme à l’intérieur du théâtre de Montfavet près d’Avignon pour “Intérieur” de Claude Régy. Les intermittents s’adressent à la foule des spectateurs agglutinés dans le couloir. À Manuel Valls, ils envoient leur leitmotiv “Non merci!“. Le discours est en boucle depuis dix jours et sature visiblement le public. Puis, la consigne donnée par Claude Régy, metteur en scène âgé de 91 ans nous est communiqué: « à partir de maintenant, vous êtes priés de faire silence et d’entrer sans parler dans la salle ». Quelques minutes plus tard, une autre information nous est assignée : “Nous vous invitons dès que vous serez assis à vous serrer pour faire entrer le plus de spectateurs possible“. Dit autrement, le festival a besoin d’argent et nous demande son aide. Nous sommes quelques-uns à répondre, « Non merci ! ».

Cette anecdote me paraît symptomatique de ce festival qui, à bien des égards, aura joué une vision autoritaire, mercantile de l’art illustrant la crise qui traverse le métier de metteur en scène. En écoutant le débat entre Marie-José Malis et Thomas Ostermeier (tous deux programmés à Avignon), nous apprenons sa disparition inéluctable, faute d’auteurs qui n’acceptent plus que leur texte soit malmené, voire anéanti.

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En assistant pétrifié à « Intérieur » de Claude Régy, je me suis remémoré cette prédiction. En effet, le texte de Maurice Maeterlinck sort essoré d’une mise en scène alourdit par un jeu d’acteurs inspiré du théâtre No et où Claude Régy métamorphose le jeu de cette troupe japonaise en sanctuaire à la gloire de son esthétique théâtrale. Je refuse rapidement d’entrer en religion et attends patiemment de pouvoir sortir d’un théâtre qui m’oppresse.

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Lui n’impose rien à priori. Point de rituel à l’entrée du gymnase Aubanel. Juste, un filet qui sépare la scène et la salle et où sont projetées différentes séquences vidéos. Fabrice Murgia, metteur en scène Belge, est enfin adoubé par le In après avoir fait ses classes dans le OFF. « Notre peur de n’être » est librement inspiré d’un texte de Michel Serres, « Petite Poucette »,  manifeste joyeux et lucide sur la nouvelle génération née avec internet et baignée dans l’univers interactif des smarphones. Ici, la visée dynamique de Michel Serres est plongée dans la vision apeurée et dépressive de Fabrice Murgia qui dessine à gros traits le portrait d’un homme endeuillé, d’un fils cloitré dans l’univers du Net, d’une jeune femme en recherche de reconnaissance de ses compétences créatives dans les nouvelles technologies. Je suis rapidement saturé par un flot d’images au service d’un spectacle sans vision, autocentré sur des personnages qui, sous la caméra de Murgia, peinent à savoir où ils vont sur une scène de théâtre. Ici, la scénographie prend le pouvoir au service d’une esthétique téléguidée pour la télévision. Ainsi va le théâtre dirigé par un metteur en scène trouillard (la lettre lue à l’issue de la représentation est à ce titre éloquente.)…

La peur, encore elle, est au centre de la création de Marco Layera avec « La Imaginacion del futuro ». Ici, les derniers instants d’Allende sont retracés à gros traits d’humour et de cavalcades d’acteurs afin de projeter l’Histoire dans le contexte d’aujourd’hui. Ainsi, les ministres n’ont pour discours que ceux formatés pour la télévision ; ils prennent de la cocaïne volée dans la poche du Président ; font du théâtre participatif en forçant le public afin d’aider un jeune chilien en besoin d’éducation avant qu’il ne soit transpercé par une balle. Je ris à la pression exercée par une actrice envers un spectateur en le menaçant d’une fellation. Je ris quand Layera décrit Marine Le Pen sous des aspects scatologiques. Mais après quelques jours, le malaise s’installe. Qu’ai-je vu si ce n’est une approche binaire de l’Histoire où sans la déliquescence du système politique d’Allende, il n’y aurait pas eu la dictature de Pinochet. Ici, un metteur en scène découpe à grands traits les pages du livre d’Histoire pour produire un théâtre du chaos réactionnaire et finalement autoritaire : à ce jeu-là, Marco Layera prépare la venue d’un art révisionniste au service d’un pouvoir fasciste. Pas sûr qu’il apprécie ce raccourci futuriste et pourtant…

Une création ne mentionne plus la fonction de « metteur en scène » mais celle de « concepteur ». « An Old Monk » est la rencontre d’un auteur (Josse de Pauw) et d’un compositeur de jazz, Kris Deffort. À deux, ils ont conçu un spectacle déroutant et généreux sur le processus de vieillissement ou comment le jazz et la danse déjouent l’inéluctable (à savoir , s’assagir quand on la mécanique du corps ne suit plus). Ici, le jazz accueille le texte pour que la danse d’un « moine » (“monk”) plus tout à fait jeune dégage une énergie communicative vers les spectateurs. Tel un fluide qui se propage, je me surprends à bouger de mon siège comme si ma cinquantaine approchant se défilait par la grâce de ce quatuor. La « conception de ce spectacle »  célèbre une pensée florissante sur la régénération d’où jaillit un jazz résistant et fragile. Rien n’est sanctuarisé, ni revisité. La scénographie se limite à la projection de photographies de Josse de Pauw où sa silhouette d’homme nu se transforme en œuvre d’art pour déjouer les codes usés qui nourrissent notre regard sur la vieillesse.

Peu à peu, j’apprivoise son corps un peu tordu et me prends à rêver de poser ma tête sur son gros ventre pour y écouter le gargouillis jazz-band, métaphore d’une nouvelle civilisation où tout se réinvente par la magie des nouages créatifs.

Pascal Bély – Le Tadorne

Au Festival d’Avignon :
« Intérieur » de Maurice Maeterlinck par Claude Régy.
« Notre peur de n’être » de Fabrice Murgia.
« La imaginacion del futuro » de Marco Layera.
« And Old Monk » de Josse de Pauw et Kris Defoort.