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EN COURS DE REFORMATAGE

« Nous, peuple de France, proclamons d’Ores et Déjà : le Théâtre nous sauvera? »

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La formule pourrait paraître un peu usée et pourtant : « Notre terreur » du collectif « D'ores et déjà » emmené par Sylvain Creuzevault est un choc. Parce ce que l'on a perdu l'habitude d'être bousculé avec autant d'intelligence?

Fébrile, fragile, un homme brandit son index vers le ciel et tend son regard vers un Robespierre par les mots convoqués. Plonge l'assemblée – de spectateurs ? ici divisée par le dispositif bilatéral, dans un contexte historiquement défini, celui de la terreur. Encore opaque à nos mémoires, ce temps devient soudain le nôtre. Alors que les paroles de la Marseillaise résonnent au loin, c'est bien du mythe fondateur de notre identité nationale dont il est question ici. Ce comité de salut public composé de douze hommes qui gouverna la France de septembre 1793 à juillet 1794 ne fut jamais réuni au complet. Par la grâce du théâtre, ils sont là, à table, à vouloir concilier ce que nous n'avons jamais réussi depuis : pulsions monarchiques, démocratie représentative et gouvernance collective. À défaut d'un roi, le peuple français et ses élites n'ont cessé depuis la Révolution, de jouer différentes facettes de la tragédie du pouvoir avec fastes « royaux » et tout le cérémonial républicain approprié. Rien étonnant à ce que Sylvain Creuzevault convoque l'homme brut et ses parois rupestres, le Théâtre et son sang, l'Opéra et son rideau rouge, pour que nos démons autoritaires puisent avoir le beau et le mauvais rôle et donner à l'histoire de notre démocratie la chair historique qui semble lui manquer.

Nous assistons donc à une création collective qui pour le coup, de théâtre, redonne l'espoir que cela peut exister, quand on la veut nourrie, fertile, in( )carnée. Formidablement portée par ces sept interprètes masculins habités par leurs corps tour à tour volontaires et fébriles, l'ardeur de leur passion s'empare de nos tripes et fait voler en éclats la tiède torpeur de nos citoyennetés de pacotille.

Car nous, peuple spectateurs, sommes aussi de la partie : loin de nous éclabousser de leurs liquides, ils nous maintiennent suffisamment à distance pour que nous puissions projeter dans le corps des acteurs notre soif d'idéaux démocratiques et nos lâchetés de citoyen passif. Des tables de travail où nos hommes droits dans leurs bottes écrivent méticuleusement leurs lois tandis que circulent de tendres brioches, notent scrupuleusement leurs décisions votées à la quasi-unanimité, il ne reste, deux heures après le début de la représentation, qu'un champ de bataille : celui où les corps (constitués ?) se sont affrontés, où le sang du théâtre a coulé, où la peinture a maculé de blanc le visage de Robespierre, clown triste de nos idéaux piétinés.

Mais que s'est-il donc passé ? Leur incapacité à imaginer ensemble une société meilleure les ont mis en rupture de contrat social, les ont isolés dans leur déchéance. Ils se sont enfoncés dans la déliquescence des chairs, comme de la cohérence de leur pensée. Les hérauts de l'égalité et de la justice ont libéré les démons narcissiques de l'animal social.

C'est ainsi que la mise en scène épouse ce processus qui nous a emportés, spectateur-citoyen: aux corps droits du début inclus dans un jeu vertical descendant de répliques à fleurets mouchetés, se substitue peu à peu une chorégraphie où le corps social saigne de tant de coups portés à l'idéal révolutionnaire. Devenus fous parce que violents et violentés, nos hommes n'ont plus que le rire pour nous alerter du pire qui nous attend.

C'est le rire du fou qui vient nous sauver.

C'est le rire qui nous épargne d'un théâtre qui distillerait le poison du propos moralisateur.

C'est le rire pour nous apprendre à nous jouer des jeux du pouvoir.

C'est le rire qui fait de nous des citoyens éclairés au moment même où une bande de bouffons piétinent l'héritage de la Révolution Française.

Alors que le sol est maculé de blanc et de rouge, nous quittons le théâtre, le bleu à l'âme. Nous savons qu'au dehors, le gouvernement de la terreur ne se laisse pas intimider de la sorte. Qu'importe. Le théâtre nous a donné ce soir la force de croire aux valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité pour (re)partir au combat.

Pascal Bély et Joanna Selvidès. www.festivalier.net

A lire la critique sur “le père tralalère” de la même compagnie, présenté au dernier festival d’Automne de Paris.

“Notre terreur”, création collective d’Ores et Déjà, mise en scène Sylvain Creuzevault, au Théâtre des Celestins de Lyon du 24 novembre au 4 décembre 2009.


 

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DANSE CULTE Vidéos

Un dimanche, le monde selon Pina Bausch.

Dimanche matin.

Il y a ce commentaire de Pascal Bély, alias le Tadorne, sur ma page Facebook, suite à la mise en ligne d’un article du Monde relatif au futur changement de direction du 104, établissement culturel parisien. Alors que  Christophe Girard, adjoint à la culture de Bertrand Delanoë déclare : « On va se tourner vers des gestionnaires plutôt que vers des artistes », Le Tadorne estime que « gestionnaire ou artiste, là n’est peut-être pas la question! C’est le projet lui-même qu’il faudrait interroger ».

Dimanche, début d’après-midi.

Lecture du récent rapport de la Cour des Comptes relatif au bilan de la décentralisation. Les conseillers fustigent le Gouvernement de n’avoir pas suffisamment défini le niveau de qualité de service public attendu, dans le cadre des transferts de compétence de l’Etat vers les collectivités territoriales. Encore aujourd’hui, les relations entre ces deux niveaux se réduisent à des querelles sur le montant des compensations. L’objet même de la décentralisation a été négligé. Une nouvelle fois, la question financière avant celle du projet.

Dimanche, milieu de l’après-midi.

Proposition impromptue d’une amie : aller voir Vollmond” créé en 1997 par Pina Bausch et présenté au Théâtre de la Ville à Paris.

Sur scène, la profusion. Avec douze danseurs dont le fidèle Dominique Mercy aujourd’hui devenu directeur artistique du Tanztheater Wuppertal, Pina Bausch donne à voir sa vision de l’humanité. La comédie humaine qu’elle présente est celle de la joie de vivre, de la relation homme-femme pour dominatrices qu’elles sont chez Pina, les femmes n’en sont pas moins fragiles-, du burlesque parfois, du désespoir souvent.

Un cours d’eau d’abord tranquille a été mis en place en fond de scène. Il deviendra le lieu de mille trouvailles scénographiques. A l’image de cette eau qui ne cessera de couler durant les deux heures que dure le spectacle, l’?uvre vibrante et vivante qui se déroule sous nos yeux est celle d’une femme libre.

J’entendrai des spectateurs regretter l’épure de la mise en scène présente dans “Café Müller” ou dans “Kontakthof“. Mais pour spectaculaire qu’il soit, en raison notamment des trombes d’eau qui s’abattent parfois sur scène-, ce spectacle ne sacrifie rien à la puissance émotionnelle du geste dansé.

Au contraire, chaque tableau est porteur de rires comme de larmes. On s’esclaffe quand une danseuse à la voix de stentor s’exclame d’un ton excédé : « Si l’eau bout à 100 degrés, le lait c’est toujours quand on a le dos tourné ! ». On pleure quand une autre, hurle sa douleur d’être livrée à elle-même dans l’eau devenue sombre marécage.

Depuis dimanche.

Même si Pina Bausch est morte, je refuse à  me résoudre à ce que les organisations humaines laissent désormais la performance financière être leur seule raison d’être.

Pourquoi ai-je l’impression, qu’à l’image de Gyrations of barbarous tribes” de Franck Micheleti, la chorégraphie de Pina Bausch nous montre le monde tel qu’il devrait être ?

Sa danse est celle de la communion des êtres humains.  L’univers bouleversant qu’elle créée  nous indique que quel que soit le contexte, le vouloir être ensemble des hommes  doit prédominer. Avec notre diversité, ses danseurs viennent des quatre coins du monde: notre destin reste commun.

Ce monde-là est l’antidote à la gouvernance de l’argent. Il est la réponse aux questions posées par le documentaire de Jean-Robert Viallet sur la Mise à mort du travail” présenté sur France 3.

Je veux croire avec Edgar Morin citant Friedrich Hölderlin que « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve». Car au final comme l’écrivait Hervé Guibert pour Le Monde en 1982 « Ce n’est pas Pina Bausch qui nous blesse le c?ur, il était déjà blessé, seulement cette blessure était tombée dans l’oubli, on s’était employé à nous la faire oublier, à la faire passer pour futile, romantique, narcissique, et Pina Bausch, par l’intermédiaire des corps de ses danseurs, nous rappelle à la réalité, à la vitalité de cette blessure. Elle ne nous tend pas de miroir, ou l’illustration, mais une sorte de radiographie cinglante qu’elle accompagne en même temps d’émollients, d’une trousse de secours pour brûlés du second degré. »
Elsa Gomis -www.festivalier.net

© crédit photo: Laurent Philippe

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Au bout des pistes d’Orly, l’exceptionnel envol de Lljir Sélimoski.


Ce fut une belle rencontre, celle qui jalonne le parcours du spectateur en quête de sens. C'était en avril 2007, au Théâtre des Salins de Martigues. Dès 2005, Lljir Sélimoski, « né au bout des pistes d'Orly », a partagé devant les passants, à la gare d'Uzès, dans les rues de Paris, le texte de Bernard ? Marie Koltès, « La nuit juste avant les forêts». L'homme y évoque son univers de banlieue et sa quête d'amour. Pour passer de la rue au théâtre, Lljir a rencontré le regard bienveillant de Jean-Louis Trintignant le recommandant auprès d'Annette Breuil, directrice des Salins, qui lui choisit la metteuse en scène Catherine Marnas. À eux quatre, ils formèrent une jolie chaîne qui permit pendant deux années de métamorphoser Lljir en comédien. Habité par le texte de Koltès, il devra dorénavant faire de la scène son décor imaginaire. Au final, le résultat est prodigieux  

Il est là, face à nous, marchant sur l'eau au c?ur d'un magnifique décor. Nous voilà comme descendus au sous-sol pour nous immerger dans le texte de Koltès, pour approcher la métamorphose de Lljir (l'un est dans l'autre et inversement). Ce double regard est tout de même exceptionnel au théâtre, où l'auteur transforme la vie de l'acteur. Quelle belle métaphore de ce que l'art peut faire ! C'est ainsi que j'écoute le destin de Lljir pour ressentir la puissance de Koltès. De le voir faire ses ronds dans l'eau, de l'entendre décliner ce texte, alors que la vidéo projette notre environnement urbain et nos silhouettes (de spectateurs ?), tout semble fait pour que nous approchions Lljir, là ou la rue nous en éloigne. Catherine Marnas lui donne de la voix, guide son corps au gré des rencontres. Elle l'habite d'amour quand il n'y croit plus ; elle l'ouvre lorsque les murs l'enferment. Elle réussit à ne jamais nous distancer de son histoire comme si elle hésitait à le conduire comme un comédien. C'est alors que la fragilité de la mise en scène est une force et fait de « La nuit juste avant les forêts » un manifeste d'humanité.

Pascal Bély- www.festivalier.net

“La nuit juste avant les forêts” de Bernard-Marie Koltès a été joué le 10,11 et 12 avril 2007 au Théâtre des Salins de Martigues. En tournée actuellement.

– Le jeudi 26 novembre à 14h30 (scolaire), vendredi 27 & samedi 28 novembre 2009 à 20h30 à Juvisy-sur-Orge (Centre Culturel des Portes de l'Essonne,  Théâtre Jean Dasté – 9 rue du Docteur Vinot – 91260 Juvisy-sur-Orge – tél. : 01 60 48 46 18 ; RER C ou D : arrêt Juvisy-sur-Orge)

– Du 28 janvier au 1er février 2007 à la Scène Nationale de Cavaillon.

– Le 4 et 5 février 2010 au théâtre de Saint Raphaël.

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La surface de dégradation.

À la sortie de « Öper Öpus » de Zimmerman et De Perrot présenté au Théâtre du Merlan à Marseille, je prévois de ne rien écrire. Ce spectacle a beaucoup de qualités, mais il lui en manque une pour faire l'objet d'un article : une profondeur dans laquelle mon écriture pourrait se perdre, se régénérer. Sauf qu'une remarque d'une professionnelle de la culture me fait sursauter : « c'est un divertissement, ne te prend pas la tête et de toute manière tu vois trop de spectacles ». Il faut du temps, de la réflexion pour répliquer à cette sentence réductrice qui tombe comme un couperet.

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Cette pièce a tous les atouts pour concilier profondeur et plaisir, sens et divertissement. D'abord la scène qui, toute en horizontalité, penche dangereusement, métaphore de l'instabilité. Il y a ce collectif pluridisciplinaire composé d'un DJ un peu déjanté et de quatre danseurs ? circassiens où les corps longilignes des uns  répondent des corps tout en rondeurs des autres, dans un équilibre quasi parfait. Il y a également ce décor fait de tables et de chaises tandis que des morceaux de bois jetés à terre encerclent la scène. Et puis il y a des trappes partout pour voir à travers les planches. Nous voilà donc sur une aire qui s'amuse du déséquilibre pour interroger les relations humaines. Les corps minces, gros, musclés, imposants permettent certaines audaces pour questionner les stéréotypes qui déséquilibrent les rapports sociaux. La mise en scène accentue le chaos permanent, où l'on joue de la pente pour tenter de se risquer dans le lien et l'humain avec humour, décalage, tendresse et énergie. On se s'ennuie pas à les voir se moquer comme des clowns, à recréer l'univers de Jacques Tati, mais on finit tout de même par se sentir un peu seul.

Étrange paradoxe. Le déséquilibre, c'est souvent de la douleur, du fragile. Cette approche est purement escamotée alors même que cette pièce ne parle que du corps !  L'horizontalité est ici approchée à partir d'une vision verticale (accélération-perte de vitesse, haut-bas, ? ) où le déséquilibre ne se joue qu'à la surface si bien que le spectateur est séduit par la forme, mais rarement touché. Le tout s'inscrit dans une mécanique, un rouage que la technique sans faille des circassiens ne fait qu'accentuer. On cherche un point pour ne pas glisser aussi, mais à force d'observer la surface qui décline, on reste en dehors. Or, l'horizontalité a besoin d'un centre de gravité que l'on ne trouve jamais. On effleure juste le « sale » pour ne pas se salir les mains. À vouloir être à la frontière du théâtre, du cirque et de la danse, ils ne sont sur aucun territoire, sauf celui de la performance, d'une esthétique de l'excellence que le public ne se gêne pas d'applaudir quitte à faire fuir la poésie du fragile. À défaut d'« intranquillité », on joue avec le décor et des pans entiers du sol. Bien vu, mais sans risque.

Dans son dernier album, Alain Souchon chante « putain ça penche, on voit le vide à travers les planches » en référence aux marques (Prada, Gucci, Versace, ?) qui envahissent les esthétiques et véhiculent une vision autoritaire de la société. Ici, le vide est visible parce qu'on se joue des corps pour perfectionner des esthétiques.  Zimmerman et De Perrot prennent le risque de se faire habiller pour l'hiver par une minorité silencieuse qui pense qu'un théâtre n'est pas destiné aux techniciens de surface.

Pascal Bély ? www.festivalier.net

« Öper Öpus » de Zimmerman et De Perrot présenté au Théâtre du Merlan à Marseille jusqu’au 24 novembre 2009.

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Allez-vous résister à la “press(e)” de Pierre Rigal?


En mars dernier, je n’avais pas résisté jusqu’à faire l’aller-retour express entre Aix en Provence et Montpellier pour ne rater sous aucun prétexte, la chorégraphie claustrophobe de Pierre Rigal, « Press ». En 2008, Les londoniens en étaient devenu fous! Alors que la crise nous met chaque jour la « pression », comment la danse peut-elle explorer ce ressenti ? Cet artiste hors du commun, nous a déjà habitués à prospecter des territoires réduits par nos systèmes de représentation.  Avec « Arrêts de jeu », il fit du football une pratique chorégraphique particulièrement étonnante. Avec « Érection », il transforma le passage de la position couchée à la posture debout en un beau mouvement complexe.

 

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Ce soir, son espace est celui d’une pièce de quelques mètres carrés, d’une chaise, et d’un bras articulé censé l’éclairer. Il m’évoque les minuscules caméras vidéo qui quadrillent nos villes. Son terrain de jeu ne cesse de se resserrer alors que le plafond descend et remonte, accompagné d’un grondement, tel un « plafond de verre » assommant les bonnes volontés dans les entreprises, les organisations syndicales et politiques.

 

Les quarante-cinq premières minutes sont de toute beauté. Notre homme tente d’ignorer cet espace qui veut le réduire. Il le transforme en caverne où il semble dessiner des figures rupestres. Son corps se prolonge par ses mains ; il se fond dans la matière. Sa silhouette est une apparition, une image furtive. Il est le danseur qui s’extirpe du corps. Je suis le spectateur qui se projette à travers ses mains. Moment d’autant plus sublime que mon regard pousse les cloisons. Pierre Rigal dépasse la pression matérielle en puisant dans l’immatérialité de l’art. Le propos pourrait paraître évident et pourtant. Il réussit là où tant de chorégraphes échouent : nous inclure pour nous dégager de la pression qui pèse sur le spectateur de danse.
Mais pourquoi ces quinze dernières minutes ? Pierre Rigal quitte les parois pour interagir et jouer avec le bras articulé qu’il dévisse du mur. L’homme des cavernes devient l’homme-machine qui finit par se faire engloutir et disparaître. La danse colle à la proposition : la machine prend le pouvoir, s’introduit dans le corps, joue avec les affects. Pierre Rigal semble subir sa démonstration : il ne résiste pas à la pression d’avoir un propos explicatif, presque rationnel pour justifier la pertinence de sa danse.
Je me sens alors dans une posture d’évaluer sa performance physique et d’adhérer à ce consensus mou.
Retour express à la case départ.

Pascal Bély – www.festivalier.net


” Press” de Pierre Rigal a été joué le 24 mars 2009 dans le cadre de la saison de Montpellier Danse. Au Théâtre de la Cité Internationale de Paris du 26 novembre au 12 décembre 2009.

   
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Chroniquer pour rien?

Ils font partie de l'I.R.M.A.R (Institut de Recherche Menant à Rien) et présentent ce soir à Marseille leur dernière création : « Du caractère relatif de la présence des choses ». En deux titres et trois mouvements (bien plus en vérité !), ce collectif « informel » (ce n'est même pas une compagnie !)  sème le trouble. Comment nos sociétés industrialisées hyper contrôlantes finissent-elles par produire le « rien »?  A l'issue de la représentation, la poésie en a profité pour faire le vide!

Pour nous accueillir, nous sommes plongés dans un long moment de silence, dans le noir. On entend le souffle (coupé) du voisin comme si le corps « productif» du spectateur, stimulé tout au long de la journée, devait laisser sa place à l'imaginaire. Puis un vacarme issu des coulisses envahit l'espace. Des bruits métalliques et de moteurs font trembler le sol : la société industrielle s'effondre sous le poids de sa rationalité. A ce moment précis, notre corps disparaît de cette mécanique folle pour rejoindre un ailleurs, à l'image d'une silhouette que l'on voit passer et qui se volatilise derrière les gradins. Magique.


La lumière jaillit puis la scène les accueille. Quatre comédiens surgissent : ils semblent improductifs habités par un rôle qui leur échappe. Le « rien »  s'incarne dans ce matériel des trente glorieuses qui envahit l'espace (pneu, magnétophones, chronomètre, tourne-disque, souris filaire, gros casque audio) tandis que le Metteur en Scène échange du « rien » depuis les coulisses avec une administration censée sûrement le financer : la mécanique est partout et l'artiste s'y plie même si cela doit le faire périr. Alors que nous sommes propulsés dans une société de l'immatérialité, où plus que jamais l'homme et le lien devraient être au centre de tout, nous mécanisons à outrance pour produire de l'inefficace. Tout n'est qu'équilibre précaire, mais au moins cela donne l'illusion que tout est à sa place : c'est le triomphe du rationalisme, de la case, du quantitatif appliqué uniformément à tous les champs de la société. L'homme, l'artiste, n'a qu'à se plier à ce chronomètre qui mesure même le beau. La société moderne de l'industrie n'a pas dit son dernier mot: elle a encore de belles années pour nous faire subir sa fumée polluante et ses implacables rouages.

Là où les artistes Rodrigo Garcia et Jan Fabre nous dégueulent dessus pour dénoncer la société de consommation, les metteurs en scène Victor Lenoble et Mathieu Besset convoquent la poésie pour donner au spectateur la ressource d'échapper à ce déluge de modernité. C'est ainsi que différents tableaux stimulent nos cinq sens pour participer au combat de la poésie contre la barbarie du rationalisme. Alors que les mots d'une langue inventée traversent une boîte à musique (celle d'Heiner Goebbels ?), ils se perdent dans une ?uvre  faite d'articulations entre le fer, des balles de mitraillette et le symbolique sac « plastique ». Le poète, le musicien, le plasticien sont ainsi traversés par les mots. Parce que le fragile prend le pas sur le solide, l'instant est inoubliable. Tandis que la mer émerge d'un tourne-disque, on apporte un ventilateur et un petit chauffage électrique. L'atmosphère du film « Les plages d'Agnès » d'Agnès Varda s'immisce alors dans mon imaginaire de spectateur respecté.

La poésie finit par gagner du terrain, à l'image de ce chariot métallique, transformé en table de mixage délirante qui métamorphose le propos creux en discours du rien. Les artistes (tous exceptionnels par leur présence) n'ont plus qu'à quitter la scène pour laisser quatre magnétophones usés et fatigués nous offrir une symphonie rhétorique qui tourne à vide. Et l'on reconnaît le discours bien huilé de nos politiques et journalistes qui, faute d'utopies, continuent le matraquage d'une pensée unique gravée dans le marbre de la société industrielle de papa.

Avec les artistes emmenés par Victor Lenoble et Mathieu Besset , avec  Pippo Delbono et ses fous, avec Steven Cohen et son « pédé papillon »,  le spectateur, habité de poésie, contemple ce « rien » et se fait une promesse : préférer les traversées hasardeuses aux chemins tout tracés qui ne mènent à rien.

Pascal Bély ? www.festivalier.net

« DU CARACTÈRE RELATIF DE LA PRÉSENCE DES CHOSES »  de Solal Bouloudnine, Lyn Thibault, Olivier Veillon et Benoît Marchand / Mise en scène Victor Lenoble / Avec la collaboration de Mathieu Besset et Albert Jaton a été joué les 18 et 19 novembre 2009 à Montevideo (Marseille).

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Arles, Toulon, Toulouse, Paris,Uzès Danse: l’événement Bouchra Ouizguen.

Bouchra Ouizguen est en tournée, jusqu'en avril 2010. Nous la lui souhaitons triomphale. “Madame Plaza” est l’événement chorégraphique de l’année. Présentée lors du dernier festival Montpellier Danse, elle entame une tournée qui après Tours, croisera Arles lors du Festival DANSEM le 20 novembre. Préparez-vous à vivre un choc esthétique et émotionnel.

Quatre femmes, assises là, face à vous, viennent subtilement vous chercher pour revisiter la danse contemporaine. Vous voilà presque nu, sans aucune référence sauf celle où tout aurait commencé. Une heure a suffi pour retrouver le lien originel avec l’art le plus fragile qui soit. C’est la renaissance du spectateur tout comme celle de la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen qui ose écrire : « je refais l’apprentissage de la danse : je suis partie à des milliers de kilomètres pour apprendre alors qu’à côté de moi d’autres femmes pouvaient me transmettre quelque chose de si évident : le chemin de la liberté ».  Ces trois femmes qui l’entourent sur scène sont des Aïta, écoutées auprès des hommes de pouvoir, pour leur  poésie, il y a plus d’un siècle. Elles sont aujourd’hui des courtisanes dont les chants et la danse font d’elles des artistes du peuple. Fatima Aït Ben Hmad, Fatima El Hanna et Naïma Sahmoud nous ont littéralement nourries. Le temps d’une représentation et bien au delà, elles sont des artistes…populaires.

Avec trois matelas, elles refont le chemin. Du lit où l’on naît, où l’on se cache, au banc où l’on contemple avec sagesse, où l’on se serre les uns contre les autres, car  à plusieurs on est toujours plus fort. Du mur où l’on est cloîtré à celui que l’on abat pour se libérer.
Trois matelas pour accueillir le corps statufié par les codes moraux, religieux et sociaux.
Trois matelas pour éponger la sueur de l’effort que réclame la libéralisation du corps.
Trois matelas pour amortir le choc. Car tout vibre. À commencer par nos barrières de défense qui font un vacarme intérieur parce que l’on n’ a plus l’habitude d’être « touché » ainsi. Tout vibre parce que le don est une danse. Tout vibre parce que leur chant est une caisse de résonance où l’on se lâche avec confiance.
Dans leur jardin des délices, le chant est un corps qui danse.  Dans leur regard, il y a le sein que l’on cherchait, le cri que l’on poussait, le pli dans la peau où l’on se perdait. C’est ainsi que la danse d’aujourd’hui renaît. Une danse où l’on n’a plus peur de l’humain pour lui faire la fête, où l’on puise dans la force de l’art pour se libérer des contraintes morales et esthétiques et non pour en rajouter. Où l’on apprivoise le corps différent pour voir le monde autrement.

« Madame Plaza » de Bouchra Ouizguen est une danse qui accueille l’homme maladroit. Avec empathie.

La fraternité a dorénavant sa danse.

Pascal Bély – www.festivalier.net

A lire le commentaire ci-desssous de Laurent Bourbousson qui n’a pas été sensible à “Madame Plaza”.

 


A écouter sur le site de la  Revue Radiophonique A Bout de Souffle , un entretien avec Bouchra Ouizguen.

 

“Madame Plaza” de Bouchra Ouizguen a été présenté les 19 et 20 juin 2009 dans le cadre du Festival Montpellier Danse. A voir au Théâtre d’Arles le 20 novembre 2009.  Le 1 décembre à Toulon , Chateauvallon ;  le 31 janvier 2010 à Marrakech ;  le 11 et 12 février au CDC de Toulouse ; le  10 mars à Saint Nazaire ; 11 mars à Saint Herblain ; 14 mars au Creusot ; 16 mars à Auxerre ; 19 mars au Mans ; 23 mars à Lannion ; 26 mars à Caen (CCNCBN) ; le 5,6 et 7 Mars à Beaubourg.

 

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Anne Lopez, une chorégraphe qui nous veut du bien.

Depuis 2005, Le Tadorne aime suivre certains artistes qui l'ont aidé à explorer des voies sinueuses, complexes, mais toujours respectueuses. Citons Michel Kelemenis, Christian Ubl, Gilles Jobin, Philippe Lafeuille, « La Vouivre », Robin Decourcy, Mathilde Monnier, Bouchra Ouizgen, Nacera Belaza, Christophe Haleb, Rita Cioffi, Maguy Marin?C'est une relation de confiance que nous avons avec ces artistes même si nos chemins (peu linéaires) divergent parfois. Pour la plupart, ce sont des chorégraphes comme si leur cheminement était bien plus visible que les gens de théâtre ! Il en est ainsi avec Anne Lopez où ces dernières propositions “Idiots mais rusés et “La Menace“, ont été chroniquées sur le blog. À l’aube de son nouvel opus, “Duel“, Laurent Bourbousson (contributeur pour le Tadorne) a pris rendez-vous pour une rencontre au Centre Chorégraphique National de Montpellier où elle s’installe avec ses “Gens du Quai” (nom de sa compagnie) pour l’ultime étape de création. Compte-rendu.

12h30. Studio Bagouet. Anne Lopez, derrière la régie en salle, observe, scrute les cinq danseurs sur le plateau. Elle m'accueille chaleureusement. Elle vient de modifier deux tableaux. Tout est à refaire. Tous cherchent de nouvelles pistes. Délicat et douloureux moment de création. Si fragile, si précaire qu’il faut être vigilant pour ne pas tomber dans la facilité. Je reconnais François Lopez, Jean Philippe Derail, Hichem Belhaj, et je fais la connaissance de Gaspard Guilbert puis de Florent Hamon.

Autant briser la glace tout de suite. Je lui parle de l’accueil retissant que nous lui avons réservé pour “La Menace“. Le côté “private joke” nous avait laissés perplexes sur la proposition en tant que telle. Nous échangeons autour de ce ressenti. Le dialogue s’installe, tout naturellement.

Puis, je l’interroge sur ses projets. Qu’en est-il de “Duel”, y aura-t-il pléthore d’accessoires,  l’utilisation de la vidéo comme lors de ces précédentes créations? La réponse tombe nette : « non ! ». Pour Anne Lopez, “Duel” marque le retour au corps autour d'un questionnement sur sa capacité à le questionner, à le redécouvrir, à le laisser seul en scène et l’exploiter. Un défi.

Nous échangeons sur la fragilité de créer en danse, sur les problèmes de diffusion hors région d’appartenance, sur la ténacité à être chorégraphe, sur la transmission du savoir.

Jean-Philippe Derail nous rejoint,  dont le parcours entre théâtre, danse et cinéma, ouvre l'échange sur la faisabilité des projets en période de restriction budgétaire. La création est aujourd'hui un combat quotidien pour survivre en milieu hostile.

 

14h30 : Les corps s’échauffent, la réflexion reprend. Chercher des accords, retrouver la juste dramaturgie. Anne Lopez permet l'espace à ses danseurs. Ils essaient, tâtonnent, échangent. Elle donne des indications, des intentions. Sans brusquer, le regard contenant, elle opère comme une technicienne en ingénierie mécanique. Tout est scrupuleusement noté. Le moindre geste est écrit. Elle demande de refaire, de trouver le ton juste.

Le tableau dit “Des poutres” est ingénieux. Mêlant la danse au cinéma, les images collectives cinématographiques défilent devant nos yeux et appellent l’imaginaire. Celui du “Catch” montre la fragilité qu’imposent les figures voulues. C’est superbe à l’oeil, mais cela fait mal au corps. 

Je suis dans un laboratoire où l'on recherche le geste juste. C'est particulièremet beau et touchant. Les mouvements peut assurés en début de recherche trouvent leur forme au bout d’une heure, deviennent plus fluides, s’inscrivant mieux dans la lecture du propos.

Je quitte le studio à regret laissant cette horde de mecs à leur combat. C’est promis, la prochaine création parlera de celui des femmes qui doivent être à la fois maman, working girl, l’amie, la confidente… Tout aussi cruel !

Laurent Bourbousson – www.festivalier.net

Duel” sera créé au Théâtre de l’Odéon de Nîmes les 17 et 18 novembre.

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EN COURS DE REFORMATAGE

Le souffle de la danse turque.

Que de propositions à « Question de Danse », festival marseillais animé par Michel Kelemenis ! La diversité du programme est prometteuse pour Marseille, si l’on accepte l'idée qu'elle puisse devenir un jour une ville où l'on y danse.

Au cours de la deuxième semaine du festival, Erika Zueneli avec deux duos autour du conflit et d'une table « carrée », nous a laissés perplexes. « Tournois » étant une étape (c'est aussi le principe de « Question de danse »), on évitera tout jugement définitif. Le travail est sérieux, recherché (trop ?). Il lui manque un supplément d'âme, un souffle, pour que l'on soit complètement touché.

 

 

A côté, le collectif franco-turc (incluant la compagnie  C dans C et  Ciplak Ayaklar Kumpanyasi) nous a offert un moment dansé réjouissant. À la table carrée, ils préfèrent le canapé Ikea, symbole d'une génération de la télévision et de l'internet, que l'on aurait tendance à vite classifiée comme désenchantée. Dans « Engin-Ar », elle a besoin d'amour, de collectif, de tolérance. Qu'un plus un, ne font plus deux, mais une infinité de combinaisons suivant l'humeur et le contexte. C'est une génération profondément européenne, dont l'énergie à vouloir inclure la Turquie dans notre projet est vivifiante. Les danseurs portent le collectif avec fougue parce qu'il est incarné dans des valeurs. On reconnait Orin Camus, qui nous avait ébloui dans “Indigo” de Paco Décina.

On en ressort stimulé, car leur danse sculpte nos envies de sortir de la spirale infernale de l'agressivité et du conflit dans laquelle notre pays est plongé. Ce canapé, métaphore de l'objet du désir, qu'ils manipulent dans tous les sens, pousse toutes nos tables contre les murs et dessine un pont bascule entre la France et la Turquie. Époustouflant !

On aurait aimé la même fougue de la part du collectif marseillais « Skalen ». « If I » est une ?uvre au départ incarnée  qui se désincarne peu à peu en l'absence d'un propos chorégraphique assumé collectivement. Ici, « tout le monde est chorégraphe » précisera plus tard l'une des danseuses Michèle Riccozzi. Cela se ressent tant la danse se dilue dans la vidéo et le son de la guitare de Jean-Marc Montera. Cette pièce symbolise ce dont souffrent certains collectifs français : une somme de belles disciplines (le danseur Fabien Almakiewicz est impressionnant) mais une difficulté à passer de la pluridisciplinarité à la transdisciplinarité. Il est peut-être là le rôle du chorégraphe : donner le souffle vital pour opérer le passage.

Mais il y a surtout eu Ayse Orhon avec « Hava'nin a'si/ [a] of air ». Le titre en dit long sur ce voyage unique. Le spectacle qu'il ne fallait pas manquer. Un espace poétique si rare que le corps du spectateur ne peut résister. En nous offrant des voies de passages entre la voix (vibrant chant traditionnel turc), le mouvement dansé, la musique avec le fil tendu par le musicien Ahmet Altinel et l'air, Ayse Orhon bouscule bien des codes de la danse. Elle danse à partir de l'air qu'elle emmagasine pour le restituer. L'effet produit est quasiment indescriptible, car nous n'avons aucune référence sur laquelle nous appuyer, à part faire confiance à notre imaginaire. Le corps métamorphosé par cet « alliage » déplace le spectateur dans un ailleurs suspendu, totalement flottant. L'air, le corps, le son ne font qu'un et forme la matière d'un art incarné dans un fluide du vivant. Tout d'un coup, la danse est une artère sonore, un n?ud musical où se jouent tant d'articulations, que l'espace du corps envahit toute la scène et vous englobe. Ces deux artistes n'imposent rien tant leur fragilité est la force de leur transmission d'eux vers nous. C'est beau parce qu'indéfinissable.

Avec eux, la danse est le vecteur du sens qui autorise toutes les transdisciplinarités. Souffle coupé.

Pascal Bély ? www.festivalier.net

L’ensemble de ces propositions a été présenté dans le cadre du festival “Question de Danse” du 3 au 7 novembre 2009, en préambule au festival DANSEM.

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EN COURS DE REFORMATAGE

Steven Cohen, pédé papillon.

Nous sommes en lien depuis quelques années. Il travaille au Festival d'Automne. On ne s'est jamais rencontré, mais dernièrement, via Facebook, il m'a invité à aller voir Steven Cohen au Centre Pompidou pour sa dernière création, « Golgotha ». Son invitation sincère est accompagnée d'une vidéo d'Arte, filmée lors de l'émission « Tracks » en 2006.

  Lui : « la danse doit quitter les planches pour s'attaquer à la rue ». Pour justifier son corps nu : « l'important n'est pas ce que tu portes, mais ce que tu enlèves ». Il s'autoproclame « monstre juif homosexuel », « pédé, monstrueux, ordinaire ». 

Touché. J'irais. 
Je suis à l'entrée de la salle, assis sur les petits monticules de bois qui accueillent le festival « VidéoDanse 2009». «Inferno» de Roméo Castellucci joué dans la Cour d'honneur du Palais des Papes d’Avignon est projeté en arrière-fond. J'y étais. Pas de son comme si l'image se suffisait à elle-même. On y est. Victoire. La mort sublimée par la société du spectacle. Plus jamais. 
Une heure plus tard. C'est fini. Steven Cohen nous salue de loin puis disparaît à jamais tel un papillon illuminé. Alors que le public quitte « mécaniquement » la salle, je descends les gradins pour me rapprocher de la scène. Comme toute expo du Centre Pompidou, elle a ses secrets pour le spectateur – visiteur. L'homme a tout laissé et nous offre ses « peaux » à notre regard, pour prolonger sa performance. En m'approchant, je prends toute la mesure de l'engagement de cet artiste chorégraphe plasticien sud-africain : objets brisés, chaussures à talons monumentaux, vêtements lourds comme du matériel de guerre, espace de torture. Ici, l'art, est une arme de reconstruction massive. Je fixe la scène comme une pierre tombale. 
Touché. Je reviendrais.
Retour.
La lumière s'éteint. Il apparaît derrière une toile blanche. On ne voit que ses chaussures noires. Peinture vivante pour évoquer la mort. C'est fascinant et inquiétant. Je ressens la perte du proche devenu subitement lointain. Mystère. Le suicide de son frère est à l'origine de « Golgotha », mot issu de l'hébreu, « lieu du crâne, du jugement et de la souffrance où nous faisons l'expérience de l'agonie du sacrifice. C'est notre « ground zéro privé » précise Steven Cohen. À ce moment, je suis au trente-sixième dessous.
Il va ainsi arpenter la scène tout à la fois pieds nus, en tutu, en équilibre précaire sur des chaussures dont un crâne humain sert de semelle. Elles sont l'héroïne d'un film projeté où l'on voit Steven Cohen à New York, près de Wall Street, en costume de trader. Alors que tout se marchande, même la mort, sa marche sur ces crânes est une procession pour commémorer ce que notre civilisation a perdu : une certaine idée du sacré que nous avons sacrifiée sur l'autel de la marchandisation. Ici, la vidéo n'est pas un artifice : elle  documente sur l'époque.
Il revient sur scène, tel un ange de la mort, un revenant, pour réveiller nos consciences, avec fracas, provocations et poésie. Avec son costume de scaphandrier, ses mouvements « queer », ses talons aiguilles pour dessous chics qui transpercent le c?ur des filles, son corps n'est que prolongements pour aller au-delà du biologique. Tout n'est qu'objet de théâtre à l'image de ses chaussures qui, figurines dans un dispositif scénique d'ombres et de lumières, investissent nos imaginaires. La mort, cette héroïne. Après Wall Street, la scène. Magnifique.

Parce que la mort n'est plus ce qu'elle était, écrasée sous le joug de l'économie de marché.
Parce ce qu'il est pédé,  son corps est politique.
Parce ce qu'être pédé, c'est savoir qu'avec le sida,  la mort est politique.
Parce qu'il est pédé, il ose, jusqu'à nous montrer l'agonie d'un prisonnier sur une chaise électrique. Parce qu'il est pédé, il se sait responsable de toutes les morts politiques.
Parce que seule la conscience du  « corps politique »  nous extirpera d'une mort marchandisée, d'une vie où le corps n'est qu'un consommable.
Parce qu'après le fou de Pippo Delbono, c'est le « pédé papillon » qui nous sauvera.
Pascal Bély ? www.festivalier.net
Steven Cohen sera à Montpellier les 7 et 8 avril 2010 dans le cadre de la saison Montpellier Danse.