Pendant le Festival d’Avignon, il y a des lieux où tout le monde se presse. Le potager derrière la Cour d’Honneur, le bar du In…Du technicien, à l’artiste, toute la profession au sens large se retrouve, entre soi. Avoir le carton d’invitation, sésame pour y entrer, est tout un art, celui du reseautage des plus malins. Heureusement, dans la ville, les rencontres sont partout, de la terrasse de café à la file d’attente.
La plasticienne Sophie Calle, à l’Hôtel de La Mirande, nous propose un rendez vous particulier. Nous pénétrons dans le corridor de son intimité…qui miroite avec le notre. Nous montons un grand escalier. A l’étage, une jeune femme de chambre nous accueille. Elle a un tablier blanc. Je me retrouve projetée dans un livre de la comtesse de Ségur. L’agitation de la ville est loin. Tout est feutré. Sophie apparaît en déshabillé de soie couleur chair, éventail à la main. Désinvolte, elle nous dit de rentrer car il y a peu de monde. Sommes nous visiteurs, spectateurs? Je me sens invitée…communiante dans un parcours qui me ressemble.
L’attention est extrême. Mon regard caresse les fleurs de la tapisserie, le lisse des boiseries. Je rentre dans un jeu de l’oie où dans chaque case, j’interagis dans ma mémoire. Les petits mots numérotés sont les années qui passent. Un mot maladroit d’une mère envahissante, une décision imposée du père, un jeu d’enfants pervers dans la cour de l’école, les pensées qui ne nous quittent pas de nos chers disparus, et toutes les relations amoureuses toujours présentes dans nos corps et nos esprits…
Dans ce cheminement de vie féminin, je suis une âme qui plane sous les lustres.
Chaque mot, chaque objet sont comme un fragment de ma vie intérieure, mes petites pensées intimes. Dans le couloir, j’étais un bloc et petit à petit je me déconstruis. Lavée de souvenirs dans la salle de bain, vidée par le manuel dans les WC, éclairée dans le couloir, cachée dans les robes des placards, pour enfin pénétrer dans son antre. La pièce fourmille d’informations et d’objets. C’est une scénographie de nos lobes cérébraux, des contours de nos chairs. Un soutien gorge noir accroché sur le bras du luminaire fait frissonner vers les nuits passées, les dragées ont un goût de fruit défendu, le chat empaillé est le compagnon de nos secrets d’enfant, le matelas brulé noircis des deuils des amours passés… Mais la présence lascive de Sophie illumine le parcours. Elle est la madone que nous venons célébrer, la forme généreuse qui absorbe nos confidences. Elle anime l’atmosphère musicale en choisissant avec nos propositions. Elle choisit de changer la bande-son pour écouter Manu Chao «Me llaman calle», car c’est son nom. Elle nous contient jusque dans les ondes.
Les hommes l’observent avec soif, pendant que les femmes, elles, sont intimidées. Un tabouret est disposé près de son lit pour ceux qui veulent lui confier une part d’histoire, de mémoire, de secret.
La rencontre devient religieuse, comme devant un confessionnal ouvert. Les petits fragments de vie se rassemblent, plongés dans son décolleté. Je lui délivre une part de mon vécu de ses expositions. Derrière ses lunettes de soleil, elle se protège des éclats émotionnels envoyés. Elle appuie sur le bouton de son petit magnétophone. Je suis dans sa boite. Je l’ai autorisé.
La pièce est remplie de personnes que je n’ai pas vu arriver. Je ne vois plus mon amie. Je quitte la pièce sur la pointe des pieds comme si je voulais partir en douce.
En début de Festival, je pensais au ciel d’Avignon qui m’attendait pour alimenter de nouvelles visions. Je découvre que c’est aussi un lieu ressource, de rencontres et d’émotions improbables, dont nous sommes les chefs d’orchestre intuitifs.
Je suis statue d’argile, patinée, posée dans un coin de la mémoire de Sophie. Nous nous sommes rassemblées, au cœur de la ville, dans nos émois.
Sylvie Lefrère – Tadorne.
"Chambre 20" par Sophie Calle à l'Hôtel de la Mirande - Festival d'Avignon - du 15 au 19 juillet 2013.
Au lendemain du week-end d’ouverture de Marseille Provence 2013, le journal de 7h30 de France Inter fait le bilan. Après une semaine de grève, l’envoyé spécial de la station semble bien bien mal diposé pour oser faire un tel bilan (à écouter, en bas de cet article). Notre réponse à ce reportage baclé…
Nous débutons ce week-end d’ouverture par l’exposition «Ici, ailleurs » à la Friche Belle de Mai. Ce choix n’a rien du hasard. C’est un lieu brut où tout se reconstruit, à l’image d’une ville en chantier, en métamorphose. À peine entré, notre regard sur l’art est partout: les murs investis par les grapheurs, le bleu de l’escalier, l’ouverture des fenêtres sur le dehors, les œuvres plastiques sur la terrasse…Nous désirons découvrir autrement la ville et nous reviennent ces habitants d’Istanbul, emmenés par la plasticienne Sophie Calle, qui voyaient la mer pour la première fois. Nous avons peut-être le même regard qu’eux…
Il y a foule, celle des grands jours. Nous semblons tous assoiffés d’art comme si nous étions privés depuis trop longtemps de ces rassemblements qui font l’âme d’une ville. Nous sommes excités d’être là : nous avons tant attendu!
«Ici, ailleurs» est un chemin qui, d’étage en étage, nous conduit sur une terrasse, espace de reliance entre la mer et l’art. L’exposition nous immerge dans la pensée méditerranéenne, celle qui autorise tous les liens pour appréhender autrement le monde. Elle est composée d’archipels où nous accostons. À l’entrée, les aquarelles sur papier d’Etel Adnan, de Bouland al-Haidari et d’Issam Mahfouz accueillentdes poèmes arabes qui, telles des partitions de musique, invitent à relier tous les arts…
Les boules de verre soufflées de Mona Hatoum séduisent les enfants qui osent les toucher. Le rouge de ces cœurs palpitants et légers déborde des cages d’où ils refusent d’être enfermés. La case de la norme est refoulée, tel un appel du large, à l’image de l’exceptionnelle vidéo d’Ange Leccia («Traversée»). Du bateau qui relie le continent à la Corse, nous longeons les côtes pour entrer dans les terres brûlées de la Syrie, pour écouter la profondeur de la voie démocratique des chanteurs corses…Cette traversée nous trouble tandis qu’apparaissent des images de femme – madones, conférant à ce voyage un caractère quasi spirituel : la méditerranée se rêve, se défend, se prie,…
Elle est une pensée qui accouche, à l’image de la «Virgo Mater» de Javier Pérez, l’une des œuvres les plus fortes de cette exposition. Composée de résine et de boyaux de porc séchés, elle vient vers nous, prête à se dévoiler. L’espoir est là : nos conquêtes laïques, sociales et culturelles ont métamorphosé le religieux. Comment ne pas voir dans ces tissus de porcs, le biologique prêt se fondre dans la culture ? Oui, au mariage pour tous…!
Oui, à la jeune démocratie tunisienne ! Même si sa force révèle une fragilité qui fait frémir. Le cube de confettis de l’Italienne Lara Favaretto peut à tout moment s’effondrer. Hommage à la Tunisie, cette œuvre côtoie les glaçantes chaises de Jannis Kounellis. Certains visiteurs passent à côté d’elles, fascinés par le cube. Pourtant, la nuit des longs couteaux menace…
Le même effroi nous saisit tandis que nous approchons de «la Mer échevelée» d’Annette Messager où un bateau prêt à échouer s’engouffre dans cette étendue menaçante. Des ventilateurs provoquent les vagues, à moins qu’ils n’animent les cœurs essoufflés de Nona Hatoum. Cette œuvre forcément vivante évoque la mort de ceux qui ne sont pas revenus des voyages entre les rives. Bouleversant…
À la sortie, nous voilà penseurs méditerranéens ! Mais il nous faut maintenant partir. Une course commence pour rejoindre le centre-ville et ses clameurs de 19h. Tels des lapins blancs de Lewis Carroll, nous ne cessons de scruter notre montre. Stratégie oblige, nous abandonnons la voiture pour nous engouffrer dans les tunnels du métro pour respirer ensuite sous le ciel noir de l’hiver. L’air frais glisse sous nos joues rosies par l’excitation. Des panneaux roses parsèment notre trajet. L’humain est partout ! Ponctuellement nous échangeons avec des personnes au gilet rouge qui nous donnent des programmes et des explications ; le public venu d’ici, ailleurs côtoie des gendarmes presque souriants, habillés comme des Robocops.
Nous longeons la côte, comme si c’était la première fois, fascinés comme des enfants par ces bâtiments éclairés (La cathédrale de la Major, la Villa Méditerranée, le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée –Mucem-,…). Les grues nous tirent, le paquebot nous embarque, les nouvelles constructions nous invitent et l’espace piétonnier nous englobe tous dans une même dynamique : un vivre ensemble joyeux.
Le MUCEM dessiné par l’architecte Rudy Riccioti nous évoque le cube de confettis de Lara Favaretto…À moins qu’il ne soit le cœur battant de Mona Hattoum sous la mer échevelée d’Annette Messager. Il englobe déjà le propos artistique de la Friche ! Sa dentelle de béton prête à fondre se pare de lumières et nous laisse entrevoir qu’il sera l’un des plus beaux musées du monde. La mer est d’art et l’œuvre est mer tandis que les bateaux semblent hésiter entre accostage et traversées. Ange Leccia est du voyage…
Nous poursuivons. L’air est léger et nous décidons d’accoster, dans le Panier, pour y écouter la clameur des minots. Car ici et comme dans de nombreux quartiers, artistes et habitants se sont préparés pendant de longs mois pour que leur clameur fasse disjoncter la ville ! Accoudés à un mur, nous attendons ce que ces enfants ont à nous envoyer comme signal…À 19h, de leur mégaphone de papier roulé en cône symbolisant différents animaux, ils hurlent en suivant les indications de leur chef d’orchestre, Miss Paillette. Mais on aurait pu créer d’autres musicalités nées de l’imaginaire des enfants. Le black-out de la ville prévu par les organisateurs est amoindri, mais les claquements des feux d’artifice illuminent le ciel de part et d’autre. Les pieds ancrés dans le sol, nous sommes aspirés vers le ciel où les étoiles sont autant de rêves pour le futur.
Sur le port, la foule nous emporte, puis nous fait très vite barrage. Nous trouvons un havre pour nous restaurer, chez Annie. Plat unique: la pizza. Le patron est soutenu derrière le zinc de son bar. Le pastis semble avoir eu raison de lui. L’œil brillant, il nous dit oui à tout. Et nous attendons nos boissons….une demi-heure…Puis la faim se fait sentir. L’allégresse de la fête est plus forte et nous engageons de joyeux échanges avec nos voisins, jusqu’à toucher tous les clients du restaurant. Rassemblés dans cette attente, nous patientons en dynamique…Nous sommes bien à MarseillEU, où on prend le temps…1h30 après, la pizza arrive, arrosée d’applaudissements et de rires. La griserie du vin nous porte ensuite vers la place du cours d’Étienne d’Orves, où des anges de la compagnie Studios de Cirque nous guettent du haut de leur mat…Ils glissent le long de filins et nous déversent copieusement des plumes blanches. Les Tadornes ont le cou tendu, vers ces aiguilleurs de projets, reliants, fédérateurs… Dans notre Europe en crise, dans la ville phocéenne, le temps se suspend, en levant tous les soucis. Cette place se transforme, dans un lent processus, en parc immaculé. Les lumières nous éclairent, tout comme la villa Méditerranée. Sommes-nous à Marseille, Istanbul, Rome, ou Lisbonne? Nous voilà immergés dans une Méditerranée universelle. L’ange Bibendum flotte, comme pour nous protéger et absorber nos craintes.
Du sol, du ciel, la profusion des duvets explose, autant que les fusées des feux d’artifice ; autant que nos désirs…Nous sommes recouverts de blanc, tels de jeunes volatiles, près pour les premiers battements d’ailes; la légèreté nous épouse et pousse nos corps à bouger dans un bal collectif. Au son de la musique, nous ondulons ensemble et dansons sans fin.
Le cap de l’année culturelle est lancé: soyons libres et légers, vers des vols nouveaux ! Marseille, port de tous les voyages. Ici, ailleurs…
Sylvie Lefrere – Pascal Bély – Tadornes.
à partir de 7’15
“Ici, ailleurs”, Exposition inaugurale de la Tour-Panorama et l’année Capitale à la Friche Belle de Mai, du 12 janvier au 31 mars 2013
Dix œuvres majeures ont jalonné l’année 2012. Quasiment aucune n’est venue à moi. J’y suis allé, au prix de nombreux déplacements et de temps passé à arracher une place. Dix œuvres de l’humain vers l’humanité, de soi vers nous. Dix œuvres pour hurler, se faire entendre au moment où l’Europe s’effondre. Dix oeuvres pour trouver l’embarcation qui ne promet rien, mais qui rêve du tout.
«La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel a divisé la critique lors du festival d’Avignon. Rarement, je n’ai ressenti une telle humanité en jeu: les artistes ont accueilli mes fragilités pour me restituer une vision sur la place de l’art dans une société en crise. J’en suis sorti plus fort, plus habité. Mouette.
«Dopo la Battaglia» est une autre victoire. Celle de Pippo Delbono. Son Théâtre n’a pas abdiqué. À corps et à cris, il a dénoncé, en célébrant la danse: l’incurie médiatique, la lâcheté du politique, l’inculture triomphante des communicants qui torturent le sens des mots pour tordre les corps épuisés par la crise. «Dopo la Battaglia» a été un moment généreux: par vagues successives de tableaux vivants, ce théâtre-là a porté haut «l’être» l’humain, et posé son écume sur nos corps desséchés. Pippo Delbono est l’héritier de Pina Bausch et poursuit son œuvre: faire confiance en l’intime pour questionner la folie du monde.
Avec «Tragédie», Olivier Dubois a frappé fort avec efficacité. Avec 18 femmes et hommes nus, il a créé «l’image», celle qui pourrait faire «humanité» pour chacun d’entre nous. Il a réussi à sculpter le groupe pour qu’émerge un tout: celui qui nous sauvera de notre tragédie de n’être qu’homme, entité sociale et sexuée. «Tragédie» m’a offert une vision éclairée de notre destin commun.
Sophie Calle n’est pas une artiste de théâtre. Elle expose. Et pourtant, elle a créé la scène autour de sa mère, décédée en 2006, jusqu’à lire quotidiennement son journal intime. «Rachel, Monique» était à l’Église des Célestins. Tel un rendez-vous avec une chanson de Barbara, nous y sommes revenus plusieurs fois comme un besoin vital de ressentir une nostalgie créative. Le 28 juillet 2012 à 17h, nous étions présents alors qu’elle lisait les dernières pages. Sophie Calle a créé le rituel pour nous rassembler, celui qui nous a tant manqué pendant le festival.
«Salle d’attente» de Krystian Lupa a été un choc théâtral en deux actes, porté par une troupe de quinze jeunes comédiens. Ils ont incarné avec force la vision d’un idéal européen en miettes à l’heure où la Grèce s’accroche vaille que vaille. Tandis que le deuxième acte nous incluait dans une «renaissance», le premier nous plongeait dans nos «inexistences». Choc frontal et bilatéral.
«Mesure pour mesure» de William Shakespeare par Thomas Ostermeier m’avait impressionné. Sur scène, j’y ai vu le jeu d’une civilisation épuisée par un système démocratique où le pouvoir pulsionnel transforme la raison d’État en déraison psychique. Un cochon pendu métaphorisait notre piètre condition humaine prise en tenaille entre le religieux et la finance toute puissante. Ne reste que la justice pour décrocher ou choisir le croc le plus adapté…
Le collectif flamand tg STAN est moderne: son interprétation des«Estivants» de Maxime Gorki m’a littéralement emporté dans un système de pensée revigorant. Cette œuvre du début du 20ème siècle décrit un groupe en vacances d’été dans une datcha et qui «s’occupe» pour ne pas sombrer. Ici, les conflits entre amis masquent finalement un accord souterrain pour que rien ne change entre le marteau ou l’enclume, entre penser ou subir…
Le collectif berlinois She She Pop est culotté: avec leurs pères, trois actrices ont interprété «Testament», écriture théâtrale en deux dimensions (le texte du «Roi Lear» de William Shakespeare enchevêtrés dans des dialogues percutants entre pères et filles). C’est ainsi que fut abordée la délicate question de la transmission et de la prise en charge de la vieillesse par une génération frappée par la récession économique. Avec She She Pop, le testament a perdu sa valeur juridique, mais a gagné en altérité métamorphosant le théâtre de Shakespeare en un dialogue social régénérant.
Autre transmission avec Radhouane El Meddeb et Thomas Lebrun qui avec «Sous leurs pieds, le paradis», m’ont offert l’une des chorégraphies les plus sensibles de l’année. J’y ai vu Radhouane El Meddeb entrer dans la danse pour peu à peu se féminiser, embrasser la peau musicale d’Oum Kalthoum et y recevoir la force du baiser de la résistance. J’y ai vu une mer de courants artistiques où l’art chorégraphique a rencontré le chant. Sous leurs pieds, le théâtre a mis les voiles vers des contrées où la danse est un chant de la démocratie.
Autre voile, avec «La barque le soir» de Tarjei Vesaas, mise en scène par Claude Régy. À aucun moment l’embarcation n’est figurée: elle est bien là, au plus profond de notre imaginaire, en dialogue continu avec le corps qui danse (magnifique Yann Boudaud), avec le chaos de la scène vers la sérénité du tableau. Claude Régy sait créer l’espace où se rencontre le poète, l’acteur et le spectateur. Nous sommes liés, dans la même embarcation, celle qui nous guide vers un au-delà.
Entre les deux rives, notre unique bien-être: l’art comme embarcadère vers ces dix œuvres majeures.
1- “La mouette” par Arthur Nauzyciel (Festival d’Avignon)
2- “Dopo la Battaglia” par Pippo Delbono (Comédie de Valence).
3- “Tragédie» d’Olivier Dubois (Festival d’Avignon).
4- «Rachel, Monique» de Sophie Calle (Festival d’Avignon).
5- «Salle d’attente» par Krystian Lupa (Sortie Ouest -Béziers).
6- «Mesure pour mesure» par Thomas Ostermeier (Théâtre de l’Odéon, Paris).
7- «Les estivants» par la tg STAN (Festival d’ Automne de Paris).
8- ” La barque le soir” par Claude Régy (Festival d’Automne de Paris).
9- «Sous leurs pieds, le paradis» de Thomas Lebrun etRadhouane El Meddeb (Montpellier Danse)
10- «Testament» par She She Pop et leurs pères (Festival d’Automne de Paris).
Samedi 28 juillet 2012. C’est la dernière journée à Avignon. L’édition 2012 me laisse un étrange goût d’inachevé, comme si on m’avait confisqué une partie de mon projet, celui d’un spectateur au «travail», en pensée réflexive. Mon festival ne peut se terminer ainsi. Ce jour sera mien.
Depuis le 7 juillet, Sophie Calle propose à l’Église des Célestins une exposition émouvante autour de sa mère, disparue : «Rachel, Monique». Au début du festival, je l’avais parcourue avec deux «Tadornes», Sylvie Lefrere et Sylvain Saint-Pierre (Au Festival d’Avignon, Sophie Calle: la traversée d’un continent intérieur.). Pendant tout le mois, à certains moments de la journée, elle a lu des extraits du journal intime de sa mère. En ce 28 juillet, nous y revenons. Il y a foule.
Un autre Tadorne est là (Laurent Bourbousson), des amis, des connaissances, des spectateurs croisés pendant les trois semaines du festival. Sophie Calle nous offre le rituel qu’il nous faut avant de partir! Le metteur en scène Pippo Delbono est là, petite caméra en main. Il la filme. Nous nous approchons pour échanger avec lui. En confiance. Il nous a manqué. Amicalement, il pose sa main sur nos épaules, comme pour prolonger le geste de Sophie Calle: celui d’une grâce infinie.
Quasi religieusement, des groupes de spectateurs se massent autour des haut-parleurs pour l’entendre lire les dernières pages. La voix est presque blanche. Nos visages sont graves. À ce moment précis, l’intensité de notre écoute en dit long sur la qualité de la rencontre avec cette artiste. «Rachel, Monique» est une exposition majeure parce que l’art projette l’intime dans un bien commun: n’est-ce pas dans l’esprit du Festival d’Avignon désiré par Jean Vilar? Sophie Calle a été l’artiste associée de tant de spectateurs?
Deux heures après, Francis Braun, contributeur pour le Tadorne, écrit sur Facebook. Il n’est pas avec nous, mais ressent ce qui est en train de se passer?
«C’est bizarre, en partant du Festival d’Avignon, nombreux sont ceux qui retournent voir l’exposition de Sophie Calle. C’est comme si elle et Rachel-Monique témoignaient, toutes les deux, d’un définitif départ. C’est comme si on allait dire, en même temps qu’au Festival, adieu à une ville, à des pierres, à des gens, à des moments choisis et des mains qui claquent, à des sentiments trop enfouis. C’est comme la fin d’un pèlerinage heureux, comme sorti d’une messe qui ne voudrait pas finir, c’est comme si on voulait pour toujours, garder des photos dans la tête, des images souvenirs, des instants de magie. C’est comme si on arrivait au bout de l’histoire d’un été, au but qu’on n’aurait pas voulu atteindre, à la ligne qu’on ne voudrait pas briser. Cette peur de franchir et regretter de dire: c’est fini, c’est déjà fini. Mais, c’est trop tôt. On décide autrement. On ne s’avoue pas vaincu. On a changé d’avis. On va, guidé par une force invisible, vers la Place des Célestins. C’est là que se tient l’exposition de Sophie Calle. C’est là qu’on se rend compte qu’on veut y retourner, même si on connait ce que l’on va voir. En franchissant les marches de l’Église, on s’incline comme pour donner à nos yeux les dernières images d’une mère qui n’en finit de partir…on pousse les rideaux et nous voilà submergés par une voix, une lancinante récitation d’un journal…Elle lit les mots de sa mère, véritable histoire d’un quotidien. Des mondanités, des déjeuners, des repas avec untel, des abandons, des solitudes…des courses, du shopping, des choses inintéressantes (c’est normal), des notes parfois acides, des choses belles, une vie quoi…
On marche sous les voûtes de l’Église , on est submergés, on aime et on se tait, car cela appartient à cette femme lunettes noires-bon sourire…on la laisse, et on s’éloigne, on est venu pour l’exposition et un peu pour l’entendre, c’est un moment de silence…à pas feutrés, on regarde, on y songe, on reste muet et on garde pour soi ces sentiments étranges… Salut Rachel, Monique, salut Festival, salut Simon, Steven et les autres, salut les amis de rencontres, salut à ceux qui étaient assis à côté, devant, ou derrière…salut aux passionnés..On réserve pour l’année prochaine? »
Nous quittons les Célestins, conscients d’avoir vécu un moment unique.
Il est tant de retrouver Benjamin Bertrand, Arnaud Boursain, Marie-Laure Caradec, Sylvain Decloître, Marianne Descamps, Virginie Garcia, Karine Girard, Carole Gomes, Inès Hernandez, Isabelle Kürzi, Sébastien Ledig, Filipe Lourenço, Thierry Micouin, Jorge More Calderón, Loren Palmer, Rafael Pardillo, Sébastien Perrault et Sandra Savin. Dix-huit danseurs qui nous ont embarqués mardi dernier. Nous voulons être à nouveau du voyage (Au Festival d’Avignon. Secoué). Cette chorégraphie est si généreuse qu’elle peut supporter plusieurs allers et retours. Avignon est un berceau de l’humanité que sa danse agite. Ce soir, «Tragédie» d’Olivier Dubois soulève le ch?ur et les c?urs des spectateurs: c’est aussi un rituel, comme si sa danse évoquait le long cheminement du spectateur du Festival. À cette heure-là, du Cloître des Carmes, Olivier Dubois chuchote à Sophie Calle : entre la mort et l’humanité, il y a l’artiste qui danse, il y a l’artiste qui expose l’âme.
Il est minuit trente. Nous décidons de rejoindre le Palais des Papes pour revivre le deuxième acte de «La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel (Au Festival d’Avignon, la beauté sidérante de “La mouette” d’Arthur Nauzyciel). Nous voulons clôturer notre festival avec cette troupe merveilleuse d’acteurs. Leurs destins tragiques résonnent particulièrement ce soir. Arthur Nauzyciel a permis à de nombreux spectateurs d’Avignon de se projeter dans une ?uvre où l’art et ses désirs les plus fous se confrontent à nos tragiques humanités. À 2h15 du matin, Sophie, Olivier et Arthur viennent de m’offrir le plus beau final: Nina danse, Konstantin tragédie, et nous voilà tous mouettes.
Chaque année, le Festival d’Avignon est une performance, un défi : 33 spectacles vus dans le In, 15 dans le Off, auxquels il faut ajouter l’animation de six rendez-vous avec les spectateurs et les artistes lors des «Offinités du Tadorne» programmée au Village du Off.
Il est encore trop tôt pour écrire le bilan artistique. Mais à quelques heures du départ d’Avignon, quelques images?
Sur la Place des Corps Saints, je n’arrivais plus à quitter Sylvie et Sylvain. Nous venions de vivre un moment exceptionnel avec l’exposition de Sophie Calle, «Rachel, Monique».
Sur la place des Corps Saints, nous improvisions avec Sylvie un meeting de protestation avec des spectateurs du nord de la France contre le spectacle de Régine Chopinot. Tous ensemble, tous ensemble !
Sur la Place Pie, j’avais envie d’une glace à la fraise. Dans «Bonheur titre provisoire», l’actrice Pauline Méreuze m’avait donné le goût d’y croire encore?
Sur la Place du Palais des Papes, il était 16h. Nous sortions des profondeurs du Palais. Les rats des camps avaient fait le voyage jusqu’à Avignon. Frigorifiés. Exténués. «Sans titre» de Steven Cohen restera pour longtemps une expérience hors du commun.
Sur la Place des Carmes, à la sortie de «Tragédie» d’Olivier Dubois, j’avais envie de danser avec Sylvie tant nos corps électrifiés avaient de l’énergie à revendre.
Sur la place de l’Horloge, nous étions comme des abrutis à chercher quelle direction prendre. Avec Sylvie, nous trouvions que la création de Thomas Ostermeier, «Un ennemi du peuple», ne nous rendait pas intelligent.
Au Palais des Papes, c’était l’entracte de “La Mouette” d‘Arthur Nauzyciel. Avec Sylvie et Igor, nous n’en revenions pas d’assister à tant de virtuosité tandis que les acteurs mouettes s’échouaient sur la scène.
C’était le lendemain. «Et si on y revenait ?» lançais-je à Sylvie pour plaisanter. On a vu deux fois «Conte d’amour» de Markus Öhrn, parce qu’il le fallait, parce que cette oeuvre était surréaliste dans le paysage théâtral contemporain.
C’était à 18h45. Elle arriva. Julia dansa. Premier frisson du festival. «Disabled Theater» de Jérôme Bel fut une grande leçon de théâtre.
Dans le bus de la Manufacture, Bernard, Sylvie et moi-même trouvions que Facebook était une belle toile d’humains. Merci à Renaud Cojo de nous avoir reliés.
Dans le bus de la Manufacture, Claire me souriait. Nous venions de nous rouler dans les prairies des plaines fertiles de Belgique où «Baal» du Théâtre Antigone nous avait invités !
À la descente du bus de Montfavet, je découvrais ahuri le vol de ma selle et de ma tige de vélo. Je savais bien qu’il ne fallait pas voir «Le trait» de Nacera Belaza.
«Sylvie, où êtes-vous ?» restera une phrase culte. Tandis que Sylvie Lefrere partait avec son micro à la rencontre des spectateurs, j’ouvrais les débats sous le chapiteau avec ceux qui étaient présents pour «Les Offinités du Tadorne». Nous avons aimé ces rendez-vous, souvent sans filet, mais en sécurité parce que c’était bienveillant. Je me souviendrais de la complicité des artistes que nous avions invités (Christiane Véricel, Étienne Schwartz, Michel Kelemenis, Renaud Cojo, Gilbert Traina), de la profondeur des regards portés sur les spectacles avec le public (ah, Pascale, je vous aime !), du soutien sans faille de Christophe Galent du Festival Off, de l’engagement des professionnels de la toute petite enfance. On recommencera?Promis.
«Pas d’accord», «D’accord», «Es-tu sûr de vouloir rester sur Avignon ?», ?Ah, la page Facebook du Tadorne ! Elle a été notre mur des Lamentations, notre mur pour nos graffitis amoureux, notre mur pour nous frapper la tête, notre mur pour nous soutenir, notre mur pour pouvoir le sauter, notre mur contre vos façades, ?Merci à Robin, Marie-Anne, Gilbert, Pascal, Emeric, Jérôme, Martine, Clémence, Johanne, Catherine, Marc, Ludo,Virginie, Hugues, Sébastien, Pascale, Thomas, Nicolas, Robin, Céline, Agnès, Noonak, Mickey, Alain, Philippe, Charles-Eric, Loïc, Bertrand, Christiane, Rita, Marc, Pierre-Johann, Simon, Emeline, Tiago, Sophie, Frederike, Valerie, Clémentine, Nicolas, Marie, Thibaud , Monica, Isabelle, Magali, Karime,…Vous avez été plus de 35000 visiteurs uniques pendant tout le festival! On recommencera?Promis.
Et puis…Laurent, Francis, Sylvain, Bernard, Sylvain, Alexandra. Et vous Sylvie! On a fait une belle équipe de Tadornes. On recommencera? Promis.
Et puis. Il y a tous les lecteurs du Tadorne. Le blog a battu son record d’audience. Près de 25000 visiteurs uniques (contre 11 000 l’an dernier). Vous avez beaucoup consulté l’article de Sylvie sur Sophie Calle, mes coups de gueule à l’égard du théâtre français et contre le spectacle de Régine Chopinot, les critiques des spectacles d’Olivier Dubois et de Markus Öhrn. Nos différentes sélections sur le Off semblent avoir été appréciées.
Le festival est dans sa dernière semaine. La programmation de cette année m’a permis d’y découvrir multiples propositions dans le Off et le IN, où les femmes comédiennes et metteuses en scène se distinguent. Des représentations de caractères où elles sortent des schémas habituels.
On plonge dans une grande mer(e), comme celle où Sophie Calle nous a emmenés tout au long de ce festival lors de son exposition à l’Église des Célestins («Rachel, Monique»). Avec elle, nous évoluons dans un espace du beau, au “choeur” d’un monument spirituel, comme pour élever notre regard et notre pensée sur ce qui nous entoure (“Au Festival d’Avignon, Sophie Calle: la traversée d’un continent intérieur“)
À la Manufacture, Pauline Sales dans “En travaux“, met en scène Hélène Viviès, comédienne engagée jusqu’au bout des ongles. Elle incarne ce rôle avec passion et son plaisir est palpable sur le plateau. Notre c?ur bat sous son bleu de travail, et va jusqu’à bleuir nos âmes (“Avignon Off 2012: Les beaux travaux de Pauline Sales et Thierry Baë“) .
Dans “Occident“, notre monde capitaliste s’oppose aux minorités…La femme y est sujet, objet, sur lequel l’homme peut se défouler en l’insultant, la méprisant, la frappant encore trop souvent…Stéphanie Marc, inonde la scène de sa présence sensuelle et prend le pouvoir en retournant son mari, fort grossier personnage, en bête implorante. Sur ce plateau exigu, comme un ruisseau de montagne, elle véhicule un courant de paroles calmes et pertinentes, au milieu des failles. De sa fraîcheur, elle glace et noie cet homme pour le réduire en poussières.
Les tourbillons nous propulsent à l’intérieur des terres, dans un milieu artistique “bohème”, autour de «Piscine (pas d’eau)». Cécile Auxire-Marmouget, metteuse en scène et comédienne nous invite dans ce groupe de privilégiés à découvrir tous leurs petits jeux amicaux pervers et intéressés. Le vide de la piscine devient réceptacle de fiel, de rancoeurs, de jugements…L’envie dévore. Cécile se transforme en comédienne italienne du cinéma néo-réaliste des années soixante. C’est une sorte de “monstre”…Les dents de loups rayent le carrelage. Ses amis bienveillants me font penser à des traders qui calculent en permanence, sans scrupule dans un contexte de crise.
Dans “Bonheur titre provisoire“, oeuvre théâtrale et picturale d’Alain Timar, Pauline Méreuze nous questionne de ses grands yeux rieurs. Dans sa recherche de l’équilibre, elle exulte entre joie et désespoir. Son énergie l’emporte vers le bas et son nez coule sans fin. Avec l’aide de Paul Camus, elle raccroche petit à petit les pièces du puzzle et, plus sereine, ouvre une boite à outils: l’Utopie.
Près du bar du in, où tous les noctambules se retrouvent, toutes castes confondues, le fantôme de Françoise Sagan plane sur “Toxique“. Un binôme de femmes représente ce corps d’artiste qui a brûlé sa vie dans un plaisir certain. Anne-Sophie Pauchet met en scène Valerie Diome qui compose une Françoise qui, dans sa chambre d’hôpital, nous ouvre sa fenêtre de réflexions de patiente immobilisée. La souffrance physique s’efface à travers les sédatifs, pour laisser libre cours à la douceur de l’accompagnement vocal et musical de Juliette Richard. N’est-ce pas la mère avec sa fille, tellement leur douce complicité est belle à voir ?
La Belgique m’appelle vers le Théâtre des Doms pour “La nostalgie de l’avenir“. Avec cette version de «La mouette» de Tchekhov par la metteuse en scène Myriam Saduis, un corps de femmes plane. Leurs silhouettes se dessinent, s’éclairent derrière des panneaux de papier calque. Elles sont une métaphore de sentiments, qui passe de l’ombre à l’explosion, sur un champ de fleurs. Les relations d’amour envahissent la scène, face à sa mère, sa soeur, son compagnon, son art, son égo…Toutes générations, elles apparaissent et disparaissent dans des jeux de plaids qui virevoltent comme les tourbillons de la vie.
C’est ainsi qu’au Festival Off, femmes et hommes sont égaux (enfin quasiment!): c’est tellement bon de les saisir, de les respirer…On en sort imprégné de leur parfum.
Cette liste de femmes n’est qu’une petite introduction, et je remercie tous ces artistes, tous genres confondus.
Je pars mouette, mer, utopie, libre…Heureuse.
Sylvie Lefrere ? Le Tadorne
« Rachel, Monique » de Sophie Calle ? Église des Célestins.
« La nostalgie de l’avenir, compagnie Défilé. Théâtre des Doms à 11h.
« Bonheur titre provisoire », Alain Timar, Théâtre des Halles à 16h30
Dés les premiers jours du Festival d’Avignon, la rumeur se susurrait à mes oreilles: Sophie Calle fait une exposition sur sa mère disparue…Une question me revenait: comment recevoir ce deuil? Comment Sophie Calle à la réputation “d’impudique”, d’artiste égocentrique pour les uns, allait-elle nous étonner? J’étais aussi à l’écoute des inconditionnels de ses propositions, qui parlaient d’intelligence, de finesse…Il y a quelques mois, j’avais feuilleté un magnifique ouvrage, qu’elle avait adressé au regard des aveugles. Cette oeuvre m’avait déjà beaucoup troublée. Je décide de m’y rendre. J’ai peur…C’est avec deux hommes que je vais y pénétrer, peut-être pas tant par hasard.
J’ai découvert l’Église des Célestins en 2011, lors de l’exposition de William Forsythe. Cet espace m’est donc familier. C’est un lieu dépouillé, aux proportions hautes et étroites, sans rénovation récente, restée dans son “jus”, avec une belle lumière de par la taille des ouvertures, qui crée une atmosphère de respiration et d’authenticité. Quelques ruines éparses appuient le contexte de recueillement.
De lourds rideaux de velours verts s’ouvrent à l’entrée, tel un écrin. Nous sommes accueillis par une magnifique photo de Monique Rachel, la mère de Sophie Calle, décédée il y a quelques années d’un cancer. Assise sur une tombe, jambes croisées, naturelles et libertines, elle semble nous dire: “Elle ne passera pas par moi!“. Elle pose sur cette dalle de pierre, toute sa force de séduction et de présence…La clarté directe de son regard s’attache à mes épaules pour me soutenir. Toutes les parties de mon corps vont faire cette traversée.
Des galets sont disposés à différents endroits, comme pour nous accompagner. Je me sens “Petite Poucette”, dans un mouvement de bien-être, proche de cette mère charnelle et de la mer. Je ressens le même plaisir que dans les cimetières marins de croix sculptées de pierre ou de fer forgés, où l’étendue bleue devient notre lit éternel, où les bouées fleuries des marins disparus sont nos bijoux de famille…Pas à pas, lentement, j’avance. Le blanc du «souci» (dernier mot prononcé sur son lit de mort, «Ne vous faites pas de souci») m’éblouit comme une étendue de neige et brûle mes doigts. Le froid les engourdit. Je plonge dans ce sentiment de fond intérieur et le mot glisse entre mes cheveux à chaque inspiration.
Une icône m’arrête et je souris devant cette image de Joconde minérale. Mon bas ventre frémit en repensant au lieu de ce premier émoi. Ma pupille s’élargit pour distinguer plus nettement la nuit de mon intime. Des photos, illustrées d’un journal, suivent. Un voyage à Lourdes, une voyante…Ma langue goûte ce souvenir de l’imaginaire de l’enfant, qui dans ces derniers voeux pieux se tourne vers l’irrationnel. On veut y croire, tout en sachant que c’est désespéré. Mais on s’accroche. Ma tête immergée sous l’eau, cherche à sortir, mais l’appel du fond est plus fort et je continue ma nage intérieure.
Le sol rougi de Forsythe est encore là. Il rend éclatant le nouveau Souci; le rythme mensuel de la femme coule; j’aperçois une perspective par la meurtrière ouverte sur le tumulte de la rue. Une chaleur m’envahit. Nous sommes protégés dans ce contenant utérin.
Bruisse au dessus de ma tête, la légèreté de ces duvets doux. Les soucis m’enveloppent, mais ne m’empêchent pas de dormir comme cette petite sculpture, qui magnifie la sérénité du grand sommeil. Mon nerf optique force, pour traduire le texte blanc sur blanc et la lecture en devient plus lisible. Comme une aveugle lisant le braille. Dans le choeur de l’église, mon estomac se tord devant les dalles grises de marbre. “MoTher!“, “mAman!“, ma grand-mère, ma mère, mes enfants…Je ressens dans mes narines l’odeur de ma chair.
Les petits rideaux de dentelle font danser le Souci brodé. La fatigue plombante se loge dans mes mollets, tout en excitant mes nerfs autour de cet objet du passé, des fenêtres de mes grands-parents. Le tic tac coloré d’un cercueil nous rappelle à l’heure. À qui le tour? La mort devient plus prégnante. Le film sur le corps de cette femme allongée ne ressemble plus à celle de l’entrée. Elle est vaincue. Je l’embrasse de lèvres humides et me souviens de la froideur de ces joues effleurées. Froid comme un bois sec, au sentiment si tendre.
La loge de Sophie Calle est vide de sa présence (elle vient quelques heures dans la journée, lire les journaux intimes de sa mère), mais habitée de ses objets usuels: robe sur un cintre, cigarettes, verre à pied, carnet…Je respire un univers qui me ressemble. Les papillons du Souci volettent au dessus de nous, près de l’oeil frondeur d’une grande girafe, échappée de l’atelier de Sophie Calle. La douceur de l’enfance resurgie. Sur ma main, une larme mélancolique s’écrase.
Je distingue l’autre rive. Celle de l’Antarctique, à travers le hublot de ce brise-glace…Les bijoux, la photo, le recueillement, tout est là pour ce dernier voyage. Pour l’éternité, la banquise va figer cette vie. La conserver pendant des millénaires, des générations et ressurgir un jour, grâce à des explorateurs inconnus.
La mer et ses fragments de glace ont raison de moi. Mon visage est ruiné de larmes, mon souffle est coupé. Ma glotte étouffe un sanglot. La traversée de Sophie est aussi la mienne. Je reverrai encore longtemps un mausolée comme celui-ci…Je refais un tour dans cet espace, puis un autre. Je reprends peu à peu vie, mais mon corps restera tatoué.
En sortant, je me retourne et me retrouve rassurée, car, devant ce tas de pierres, objet de chaos, magnifié également cette an
née par McBurney, mon regard porte au loin de mes pensées, et apaise mes souvenirs.
Mon iris devient bleu, inondé par cette immensité arctique du grand monde.
Je retrouve la lumière extérieure, apaisée…et grandie entre mes deux amis, accompagnateurs respectueux.
Sylvie Lefrere de Vent d’art vers le Tadorne.
« Rachel, Monique » de Sophie Calle à l’Église des Célestins jusqu’au 28 juillet 2012.