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FESTIVAL D'AVIGNON LE THEATRE BELGE! PAS CONTENT Vidéos

Festival d’Avignon – Metteurs en  scène en péril.

Il est 17h50. La file d’attente  se forme à l’intérieur du théâtre de Montfavet près d’Avignon pour “Intérieur” de Claude Régy. Les intermittents s’adressent à la foule des spectateurs agglutinés dans le couloir. À Manuel Valls, ils envoient leur leitmotiv “Non merci!“. Le discours est en boucle depuis dix jours et sature visiblement le public. Puis, la consigne donnée par Claude Régy, metteur en scène âgé de 91 ans nous est communiqué: « à partir de maintenant, vous êtes priés de faire silence et d’entrer sans parler dans la salle ». Quelques minutes plus tard, une autre information nous est assignée : “Nous vous invitons dès que vous serez assis à vous serrer pour faire entrer le plus de spectateurs possible“. Dit autrement, le festival a besoin d’argent et nous demande son aide. Nous sommes quelques-uns à répondre, « Non merci ! ».

Cette anecdote me paraît symptomatique de ce festival qui, à bien des égards, aura joué une vision autoritaire, mercantile de l’art illustrant la crise qui traverse le métier de metteur en scène. En écoutant le débat entre Marie-José Malis et Thomas Ostermeier (tous deux programmés à Avignon), nous apprenons sa disparition inéluctable, faute d’auteurs qui n’acceptent plus que leur texte soit malmené, voire anéanti.

interieur

En assistant pétrifié à « Intérieur » de Claude Régy, je me suis remémoré cette prédiction. En effet, le texte de Maurice Maeterlinck sort essoré d’une mise en scène alourdit par un jeu d’acteurs inspiré du théâtre No et où Claude Régy métamorphose le jeu de cette troupe japonaise en sanctuaire à la gloire de son esthétique théâtrale. Je refuse rapidement d’entrer en religion et attends patiemment de pouvoir sortir d’un théâtre qui m’oppresse.

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Lui n’impose rien à priori. Point de rituel à l’entrée du gymnase Aubanel. Juste, un filet qui sépare la scène et la salle et où sont projetées différentes séquences vidéos. Fabrice Murgia, metteur en scène Belge, est enfin adoubé par le In après avoir fait ses classes dans le OFF. « Notre peur de n’être » est librement inspiré d’un texte de Michel Serres, « Petite Poucette »,  manifeste joyeux et lucide sur la nouvelle génération née avec internet et baignée dans l’univers interactif des smarphones. Ici, la visée dynamique de Michel Serres est plongée dans la vision apeurée et dépressive de Fabrice Murgia qui dessine à gros traits le portrait d’un homme endeuillé, d’un fils cloitré dans l’univers du Net, d’une jeune femme en recherche de reconnaissance de ses compétences créatives dans les nouvelles technologies. Je suis rapidement saturé par un flot d’images au service d’un spectacle sans vision, autocentré sur des personnages qui, sous la caméra de Murgia, peinent à savoir où ils vont sur une scène de théâtre. Ici, la scénographie prend le pouvoir au service d’une esthétique téléguidée pour la télévision. Ainsi va le théâtre dirigé par un metteur en scène trouillard (la lettre lue à l’issue de la représentation est à ce titre éloquente.)…

La peur, encore elle, est au centre de la création de Marco Layera avec « La Imaginacion del futuro ». Ici, les derniers instants d’Allende sont retracés à gros traits d’humour et de cavalcades d’acteurs afin de projeter l’Histoire dans le contexte d’aujourd’hui. Ainsi, les ministres n’ont pour discours que ceux formatés pour la télévision ; ils prennent de la cocaïne volée dans la poche du Président ; font du théâtre participatif en forçant le public afin d’aider un jeune chilien en besoin d’éducation avant qu’il ne soit transpercé par une balle. Je ris à la pression exercée par une actrice envers un spectateur en le menaçant d’une fellation. Je ris quand Layera décrit Marine Le Pen sous des aspects scatologiques. Mais après quelques jours, le malaise s’installe. Qu’ai-je vu si ce n’est une approche binaire de l’Histoire où sans la déliquescence du système politique d’Allende, il n’y aurait pas eu la dictature de Pinochet. Ici, un metteur en scène découpe à grands traits les pages du livre d’Histoire pour produire un théâtre du chaos réactionnaire et finalement autoritaire : à ce jeu-là, Marco Layera prépare la venue d’un art révisionniste au service d’un pouvoir fasciste. Pas sûr qu’il apprécie ce raccourci futuriste et pourtant…

Une création ne mentionne plus la fonction de « metteur en scène » mais celle de « concepteur ». « An Old Monk » est la rencontre d’un auteur (Josse de Pauw) et d’un compositeur de jazz, Kris Deffort. À deux, ils ont conçu un spectacle déroutant et généreux sur le processus de vieillissement ou comment le jazz et la danse déjouent l’inéluctable (à savoir , s’assagir quand on la mécanique du corps ne suit plus). Ici, le jazz accueille le texte pour que la danse d’un « moine » (“monk”) plus tout à fait jeune dégage une énergie communicative vers les spectateurs. Tel un fluide qui se propage, je me surprends à bouger de mon siège comme si ma cinquantaine approchant se défilait par la grâce de ce quatuor. La « conception de ce spectacle »  célèbre une pensée florissante sur la régénération d’où jaillit un jazz résistant et fragile. Rien n’est sanctuarisé, ni revisité. La scénographie se limite à la projection de photographies de Josse de Pauw où sa silhouette d’homme nu se transforme en œuvre d’art pour déjouer les codes usés qui nourrissent notre regard sur la vieillesse.

Peu à peu, j’apprivoise son corps un peu tordu et me prends à rêver de poser ma tête sur son gros ventre pour y écouter le gargouillis jazz-band, métaphore d’une nouvelle civilisation où tout se réinvente par la magie des nouages créatifs.

Pascal Bély – Le Tadorne

Au Festival d’Avignon :
« Intérieur » de Maurice Maeterlinck par Claude Régy.
« Notre peur de n’être » de Fabrice Murgia.
« La imaginacion del futuro » de Marco Layera.
« And Old Monk » de Josse de Pauw et Kris Defoort.
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ETRE SPECTATEUR LA VIE DU BLOG OEUVRES MAJEURES

Dix oeuvres majeures en 2012.

Dix œuvres majeures ont jalonné l’année 2012. Quasiment aucune n’est venue à moi. J’y suis allé, au prix de nombreux déplacements et de temps passé à arracher une place. Dix œuvres de l’humain vers l’humanité, de soi vers nous. Dix œuvres pour hurler, se faire entendre au moment où l’Europe s’effondre. Dix oeuvres pour trouver l’embarcation qui ne promet rien, mais qui rêve du tout.

«La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel a divisé la critique lors du festival d’Avignon. Rarement, je n’ai ressenti une telle humanité en jeu: les artistes ont accueilli mes fragilités pour me restituer une vision sur la place de l’art dans une société en crise. J’en suis sorti plus fort, plus habité. Mouette.

«Dopo la Battaglia» est une autre victoire. Celle de Pippo Delbono. Son Théâtre n’a pas abdiqué. À corps et à cris, il a dénoncé, en célébrant la danse: l’incurie médiatique, la lâcheté du politique, l’inculture triomphante des communicants qui torturent le sens des mots pour tordre les corps épuisés par la crise. «Dopo la Battaglia» a été un moment généreux: par vagues successives de tableaux vivants, ce théâtre-là a porté haut «l’être» l’humain, et posé son écume sur nos corps desséchés. Pippo Delbono est l’héritier de Pina Bausch et poursuit son œuvre: faire confiance en l’intime pour questionner la folie du monde.

Avec «Tragédie», Olivier Dubois a frappé fort avec efficacité. Avec 18 femmes et hommes nus, il a créé «l’image», celle qui pourrait faire «humanité» pour chacun d’entre nous. Il a réussi à sculpter le groupe pour qu’émerge un tout: celui qui nous sauvera de notre tragédie de n’être qu’homme, entité sociale et sexuée. «Tragédie» m’a offert une vision éclairée de notre destin commun.

Sophie Calle n’est pas une artiste de théâtre. Elle expose. Et pourtant, elle a créé la scène autour de sa mère, décédée en 2006, jusqu’à lire quotidiennement son journal intime. «Rachel, Monique» était à l’Église des Célestins. Tel un rendez-vous avec une chanson de Barbara, nous y sommes revenus plusieurs fois comme un besoin vital de ressentir une nostalgie créative. Le 28 juillet 2012 à 17h, nous étions présents alors qu’elle lisait les dernières pages. Sophie Calle a créé le rituel pour nous rassembler, celui qui nous a tant manqué pendant le festival.

«Salle d’attente» de Krystian Lupa a été un choc théâtral en deux actes, porté par une troupe de quinze jeunes comédiens. Ils ont incarné avec force la vision d’un idéal européen en miettes à l’heure où la Grèce s’accroche vaille que vaille. Tandis que le deuxième acte nous incluait dans une «renaissance», le premier nous plongeait dans nos «inexistences». Choc frontal et bilatéral.

«Mesure pour mesure» de William Shakespeare par Thomas Ostermeier m’avait impressionné. Sur scène, j’y ai vu le jeu d’une civilisation épuisée par un système démocratique où le pouvoir pulsionnel transforme la raison d’État en déraison psychique. Un  cochon pendu métaphorisait notre piètre condition humaine prise en tenaille entre le religieux et la finance toute puissante. Ne reste que la justice pour décrocher ou choisir le croc le plus adapté…

Le collectif flamand tg STAN est moderne: son interprétation des«Estivants» de Maxime Gorki m’a littéralement emporté dans un système de pensée revigorant. Cette œuvre du début du 20ème siècle décrit un groupe en vacances d’été dans une datcha et qui «s’occupe» pour ne pas sombrer. Ici, les conflits entre amis masquent finalement un accord souterrain pour que rien ne change entre le marteau ou l’enclume, entre penser ou subir…

Le collectif berlinois She She Pop est culotté: avec leurs pères, trois actrices ont interprété «Testament», écriture théâtrale en deux dimensions (le texte du «Roi Lear» de William Shakespeare enchevêtrés dans des dialogues percutants entre pères et filles). C’est ainsi que fut abordée la délicate question de la transmission et de la prise en charge de la vieillesse par une génération frappée par la récession économique. Avec She She Pop, le testament a perdu sa valeur juridique, mais a gagné en altérité métamorphosant le théâtre de Shakespeare en un dialogue social régénérant.

Autre transmission avec Radhouane El Meddeb et Thomas Lebrun qui avec «Sous leurs pieds, le paradis», m’ont offert l’une des chorégraphies les plus sensibles de l’année. J’y ai vu Radhouane El Meddeb entrer dans la danse pour peu à peu se féminiser, embrasser la peau musicale d’Oum Kalthoum et y recevoir la force du baiser de la résistance. J’y ai vu une mer de courants artistiques où l’art chorégraphique a rencontré le chant. Sous leurs pieds, le théâtre a mis les voiles vers des contrées où la danse est un chant de la démocratie.

Autre voile, avec «La barque le soir» de Tarjei Vesaas, mise en scène par Claude Régy. À aucun moment l’embarcation n’est figurée: elle est bien là, au plus profond de notre imaginaire, en dialogue continu avec le corps qui danse (magnifique Yann Boudaud), avec le chaos de la scène vers la sérénité du tableau. Claude Régy sait créer l’espace où se rencontre le poète, l’acteur et le spectateur. Nous sommes liés, dans la même embarcation, celle qui nous guide vers un au-delà.

Entre les deux rives, notre unique bien-être: l’art comme embarcadère vers ces dix œuvres majeures.

1- “La mouette” par Arthur Nauzyciel (Festival d’Avignon)
2- “Dopo la Battaglia” par Pippo Delbono (Comédie de Valence).
3- “Tragédie» d’Olivier Dubois (Festival d’Avignon).
4- «Rachel, Monique» de Sophie Calle (Festival d’Avignon).
5- «Salle d’attente» par Krystian Lupa (Sortie Ouest -Béziers).
6- «Mesure pour mesure» par Thomas Ostermeier (Théâtre de l’Odéon, Paris).
7- «Les estivants» par la tg STAN (Festival d’ Automne de Paris).
8- ” La barque le soir” par Claude Régy (Festival d’Automne de Paris).
9- «Sous leurs pieds, le paradis» de Thomas Lebrun etRadhouane El Meddeb (Montpellier Danse)
10- «Testament» par She She Pop et leurs pères (Festival d’Automne de Paris).

Pascal Bély – Le Tadorne.

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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR THEATRE MODERNE

La compagnie de Christiane Véricel a 30 ans!

La compagnie “Image Aiguë” de Christiane Véricel fête ses 30 années d’existence. Sa dernière création “La morale du ventre” sera programmée au  TGP à Saint-Denis du 20 au 23 mars 2013. Fêtons avec elle et sa troupe ce bel anniversaire!

En cadeau, un article d’amour pour cette femme remarquable.

L’espace Tonkin? Où est-ce? En Asie? Non, c’est à Villeurbanne. C’est un quartier à l’architecture des années 70. Une cité comme on ne les pense plus pour les habitants: un lieu de vie qui réunit tout ce dont on peut avoir besoin. On s’y sent bien. Un espace à l’image du théâtre de Christiane Véricel, directrice de la compagnie “Image Aigue“, où elle y joue ce soir sa dernière création, “La morale du ventre“. Ses propositions ont l’art de rassembler sur scène et dans la salle, les enfants, les adultes de toutes origines et de tout niveau sociologique. Nous, spectateurs Tadorne, la suivons depuis «Les ogres» en 2009. C’est-à-dire depuis peu malgré le fait qu’elle irrigue le  paysage culturel avec sa compagnie depuis 1983.

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D’une poigne forte, elle donne les indications à des artistes choisies pour leur personnalité et leur potentiel créatif. D’où qu’ils viennent, elle a l’intuition qu’ils iront loin. Avec elle, la fragilité et la force se confrontent avec des enfants, des adolescents et des adultes rencontrés lors d’ateliers menés en France et en Europe. Des jeunes  catalogués «différents», à cause de leur étrangeté (nés ailleurs ou porteur de handicaps). Dans la compagnie, ils trouvent un véritable espace d’expression, respectueux, esthétique, joyeux, dans une liberté contenue.

Armand est sourd et muet. Dans «La morale du ventre», il développe son art autour de sa puissance musculaire. Dans le silence, il déploie ses forces dans une chorégraphie au croisement du Hip-hop et du cirque et nous ouvre son monde à l’image de cette scène majestueuse où sa danse en tutu fait voler en éclat le masculin dans le féminin.

Avec Christiane Véricel, la mondialisation s’incarne sur le plateau. A l’hyper globalisation qui dilue tout, elle joue de sa focale pour que nous ressentions dans le regard joyeux des enfants, la gravité du propos: en 2012, la faim est toujours un fléau. La libéralisation du commerce n’y a rien fait. Alors, elle dénonce en énonçant son art théâtral global: la musique borde les corps dans les pas de danse, le silence ourle leurs ombres, les mouvements virevoltent nourris par la grâce, tandis que la fluidité de la mise en scène crée des espaces de liberté, tout en étant pensée au millimètre prés.

Dans son théâtre, elle convoque des objets dont la portée symbolique traverse nos imaginaires et se transforme en métaphores dérouillant notre boite crânienne. L’échelle devient le chemin le plus court vers la nourriture vitale et l’utopie d’une richesse partagée. Les petites chaises invitent la poésie avant que ne s’installent les rapports de force. La corde de nos cours de gymnastique se fait frontière au sol à moins qu’elle ne soit là pour la sauter. Quant aux poulies, elles font descendre du ciel ce que la terre des hommes ne répartit plus. Avec Christiane Véricel, la petite valise contient les trésors des migrations tandis que le masque de l’humanité nous observe, dépité. Avec elle, rien n’est donné au premier degré : tout s’échange au second pour que le désespoir ne s’invite jamais au profit d’une vision réaliste et burlesque, à la Charlie Chaplin. Du vide créatif surgit le désir de vie, le collectif, l’utopie. Comment ne pas englober Christiane Véricel dans la famille de ceux qui ont su bâtir un parcours courageux et volontaire, où la vitalité du regard n’a plus d’âge ? Juste est-il en phase avec les questions qui traverse le devenir de l’Humanité. Ainsi, Edgar MorinStéphane HesselClaude Régy,  trouveraient dans ce théâtre de capes et de fées le prolongement de leur pensée lumineuse.

Christiane Véricel est dans “la Battaglia”. Son travail est magistral. On l’aime autant qu’elle aime les autres. Sa douce exigence auprès de son équipe révèle les engagements de sa vie. De sa silhouette frêle se dégage la force de toute sa beauté et de son travail. C’est une inépuisable artiste, battante silencieuse.

Nous restons convaincus que son théâtre nous offre la possibilité de nous questionner sur l’avenir de l’humanité à partir de l’exploration du sensible. Nous ressentons au plus profond de nous que Christiane Véricel est l’une des artistes les plus en phase avec notre désir d’être un spectateur émancipé et humanisé.

Sylvie Lefrere – Pascal Bély – Tadornes.

Christiane Véricel sur le Tadorne:

Le théâtre de Christiane Véricel donne faim.

Infatigable spectateur.

À Palerme, le serment du jeu de pommes de Christiane Véricel.

 

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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Spectateurs naufragés par Claude Régy.

«Chut» nous dit-on…Entrer dans l’univers de Claude Régy réclame le calme?avant la tempête? Nous attendons, à peine éclairés, concentrés et respectueux. C’est presque un luxe alors que le bruit du dehors est si proche. Nous savons qu’il va nous téléporter au loin, sur l’autre rive. Il y a dans cette injonction du silence, la même exigence d’un psychanalyste qui vous demande de creuser un puits sans fond en ne regardant que le plafond ou les murs tout autour…

Nous partons du noir, dans une obscurité qui se prolonge. Un autre temps se pose, car «La barque le soir» de Tarjei Vesaas est un poème. Le noir comme un entre-deux entre notre parole journalière qui se tue et les mots du poète embarqués dans la mise en scène de Claude Régy. Tout doucement, la lumière nous dévoile Yann Boudaud. Il est grand, immense, tout près de nous. De légers jeux de lumière provoquent des mouvements imaginaires sur ses épaules qui roulent, sur ses paupières qui clignent. Comme un lever du soleil, son visage sort de la pénombre. Un beau visage, avec des dents saillantes. Ses bras s’étirent, au risque de nous toucher. Il est fleuve. Nous sommes ses affluents. Son élocution est lente, à la vitesse de sa descente vers la profondeur du fond marin, jusqu’à s’enfoncer dans la vase.

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En manque d’oxygène, il économise son souffle, puis l’eau l’enveloppe et la terre le rattrape. Ses pieds sont lourds, pris au piège dans les plantes et leurs racines. Est-ce un danseur qui tangue? Est-ce nous, avec nos liens et notre passé devenus lianes, qui luttons pour être singuliers? La tension monte dans nos têtes, comme si nous étions deux plongeurs en apnée. Inconsciemment, Sylvie coupe sa respiration tandis que Pascal bouge de tout son corps, comme s’il voulait remonter. Mais des paliers nous permettent de continuer à suivre ses flots de paroles.

Son grand corps se tord, se débat lentement; sa figure humaine devient anémone maritime. Il laisse flotter ses longues tentacules dans les eaux noires qui l’entraîne et entame une magnifique chorégraphie, qui passe de l’origine du bébé vers la grâce de l’adolescent, et atteindre la pesanteur de la maturité. Nous avons envie de lui venir en aide; de le détacher du poids de ses chaussures…Mais sa  chute, contre laquelle il lutte, l’attire vers le bas, inexorablement?Nous portons tous ces bottes de plomb qui nous tirent vers le fond?Puis soudain, l’impulsion de survie nous fait remonter à la surface, à l’image de l’enfant résiliant qui métamorphose son désespoir en énergie du vivant. Il y a dans cette mise en scène, les ressorts de la résilience qui nous poussent à puiser dans les flots d’images de nos imaginaires, l’énergie d’être auteur du spectacle?C’est impressionnant de vivre une telle expérience: nos corps sont liés à celui de l’acteur. Il coule, nous coulons.

Une fois à l’air libre, le désir d’atteindre la rive s’impose à lui. Il se débat pour se maintenir hors de l’eau. Mais les chiens le guettent. Notre grand navigateur exprime un chant profond de sirène qui fait tressaillir l’animal dressé sur le rocher. Il cherche un langage en résonance. Il tend son visage de loup-garou et exhale des sons gutturaux. Le blanc de son sourire carnassier éclaire notre nuit. Le noir du décor qui nous oppressait les premières minutes s’éclaircit. En fond de scène, un voile opaque devient transparent et nous laisse imaginer un ailleurs. Deux personnages se profilent, se déplacent sans jamais vraiment se rencontrer. Revenants discrets, ils apparaîtront pour soutenir et emporter dans la barque notre explorateur.

Cet au-delà nous englobe. À aucun moment l’embarcation n’est figurée, mais elle est bien là, au plus profond de notre imaginaire, en dialogue continu avec le corps de l’acteur qui danse. La scène finale est un cadeau: du chaos de la scène vers la sérénité du tableau. C’est un émerveillement parce qu’il est l’espace où se rencontre le poète, l’acteur et le spectateur. Avec Claude Régy, nous sommes liés, dans la même embarcation, celle qui nous guide vers un au-delà. Si nous ne démissionnons pas, chaque journée est un apprentissage d’une autre rive. Parce que tout commence dans ce bain par la naissance. Tout nous conduit vers la mort, tel un animal éphémère. Entre les deux rives, notre unique bien-être: l’art comme embarcadère.

Sylvie Lefrere, Pascal Bély, dans la barque des Tadornes.

” La barque le soir” de Tarjei Vesaas mis en scène par Claude Régy.Aux Ateliers Berthier dans le cadre du festival d’automne de Paris, du 27.09 au 3.11.12. En tournée à Orléans, Toulouse et Reims.

Claude Régy sur le Tadorne: 

Claude Régy, spectateur associé à la Biennale de la Danse de Lyon.

Claude Régy largue mes amarres.

“Ode maritime” de Claude Régy : d’Avignon, les bateaux à voiles soulèvent les âmes.

 

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BIENNALE DE LA DANSE ET D'ART CONTEMPORAIN DE LYON LE GROUPE EN DANSE PAS CONTENT Vidéos

Claude Régy, spectateur associé à la Biennale de la Danse de Lyon.

Au fur et à mesure des oeuvres qu’il programme, le spectateur est pétri d’influences qui peu à peu, construisent son «propos». Il lui arrive également de s’inclure dans une démarche de création partagée avec des artistes. Ainsi, progressivement,l’image du spectateur actif émerge dans notre société où la représentation de son positionnement est le plus souvent noyée dans la masse uniforme de la jauge ou de l’appellation générique de «public».

À quelques heures de partir pour la Biennale de la Danse de Lyon, une vidéo postée sur mon mur Facebook attire mon attention. On y entend deux metteurs en scène (Claude Régy et Luc Bondy) échanger avec Fréderic Taddeï sur le plateau de «Ce soir ou jamais». La pensée de Claude Régy est lumineuse quand il évoque le positionnement du spectateur. «Il faut supprimer la représentation; la vraie représentation est complètement imaginaire; l’écriture trouve son prolongement dans l’imaginaire du spectateur, qui imagine le spectacle à partir de ce qui lui est suggéré. La liberté est totale. Aux  spectateurs d’inventer leur spectacle, d’être libre d’imagination, d’être créateur, pas spectateur passif». Il poursuit en pointant les théâtres où la «scène est une coupure». Il évoque «le besoin d’une salle unique pour relier l’univers  mental du spectateur et celui de l’artiste, où le spectateur est dans le même lieu que le spectacle». Il soutient que «le réalisme est une fausse posture. Il n’y pas de réel. Au nom de quoi peut-on faire du réalisme ? Il faut faire des choses qui déconstruisent l’idée de la certitude, qu’il y aurait un réel simple». Ses propos m’impressionnent: sa pensée complexe rencontre mon «travail».

Mais en ce samedi d’automne, le spectateur vu par Claude Régy est absent de la Biennale de la Danse de Lyon. Rendez-vous m’est donc donné à Vaulx-en-Velin pour «Murmures» de la Compagnie Malka. Cette oeuuvre du chorégraphe et danseur Bouba Landrille Tchouda évoque le milieu carcéral. Vaulx-en-Velin, prison, étrange association. Probablement le «réel» s’est-il invité dans la représentation que se font les programmateurs de cette ville. Je suis d’emblée surpris par le rapport scène-salle qui reproduit la distance entre la prison et la société. Le réalisme est décidément partout quitte à brutaliser la rencontre entre des artistes et des spectateurs.
Le décor est une cellule où le chorégraphe et le danseur Nicolas Majou évoluent au gré de leur relation. Tout est suggéré: la chambre colle aux mouvements et réduit la danse à un message explicite (qu’aurait-il chorégraphié sans la présence du lit, du lavabo?). Elle me «parle» beaucoup trop pour que je puisse imaginer, me projeter dans un processus d’enfermement (sur ce registre, on préférera de loin «Press» de Pierre Rigal). Bouba Landrille Tchouda m’isole dans son «réalisme» jusqu’à effleurer la relation homosexuelle entre les deux prisonniers, à jouer au «j’allume et j’éteins la scène» pour signifier une hypothétique mobilisation de mon imaginaire. Ce travail tout à fait respectable ne rencontre pas mon parcours de spectateur: bien au contraire, il le fait bifurquer vers une voie où le «réel » serait lisible. Vers une «danse réaliste» ?
Deux heures plus tard, Yuval Pick, tout jeune directeur du Centre Chorégraphique de Rillieux la Pape, nous propose au Théâtre de la Croix Rousse, «Folks», sa dernière création. Le dispositif scénique est superbe. Comme avec Claude Régy, j’ai rapidement la sensation qu’il n’y a qu’un seul espace «mental» entre artistes et spectateurs. Six danseurs surgissent et font la ronde: l’enfance s’invite là où les mains créent le fil tendu, détendu qui électrise les corps. Leur inconscient groupal «se prolonge dans mon imaginaire». Cela m’émeut. Peu à peu, la ronde bascule vers le folklore, la joie d’y être et les premiers conflits. Du linéaire, Yuval Pick propose, à partir de différents tableaux, une vision complexe du groupe, souvent abordé en danse contemporaine (dernièrement chez Mathilde Monnier, Emanuel Gat, Radhouane El Meddeb, Hofesh Shechter,): le collectif uniforme, l’exclusion, le couple homme-femme, homme-homme, l’inclusion. Il y a chez Yuval Pick une énergie rarement rencontrée ailleurs: en mêlant le mouvement folklorique, les langages (le rire, l’applaudissement,…), l’imaginaire de West Side Story, il parvient à créer le groupe garant d’une culture, celui qui dépasse le stade infantilisant de l’unisson.
Mais au bout de quarante minutes, tout s’émiette. Sans que l’on comprenne pourquoi, chacun installe des plantes sur scène qui finissent par signifier une forêt tropicale. Les danseurs semblent  livrés à eux-mêmes, perdant tout sens de l’espace et de la relation groupale. Rarement je n’ai approché un tel désastre artistique où pour sauver ce qui peut l’être, un chorégraphe décide de noyer son propos dans un décor. Je suis désemparé, presque abandonné en rase campagne!
«Folks» s’effondre. Cette création n’est pas du niveau d’un Centre Chorégraphique National. Faut-il voir dans le geste de ce créateur une incapacité (provisoire?) à articuler  le groupe et le projet institutionnel. Ce décor serait-il métaphorique d’un paysage chorégraphique réduit à une jungle institutionnelle où se perdent un chorégraphe et des danseurs?

J’hallucine? Peut-être, mais c’est ma seule façon d’exister comme spectateur créateur.

Pascal Bély, Le Tadorne.
«Murmures» par la Compagnie Malka et « Folks » de Yuval Pick à la Biennale de la Danse de Lyon du 13 au 30 septembre 2012.
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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Claude Régy largue mes amarres.

Alors que nous sommes dans la file d’attente, l’intensité de la lumière du hall diminue, signe que nous allons bientôt entrer dans le théâtre de la Ménagerie de Verre. Au deuxième rang, un homme murmure…

«Chut».

Interloqué, je me retourne. Il recommence. Peine perdue. Les spectateurs poursuivent leur conversation comme s’il leur fallait écoper ce trop-plein de mots qui, dans cette salle, font bruit.

«Chut..».

Je reconnais le metteur en scène Claude Régy qui présente ce soir «Brume de Dieu» d’après le roman «Les oiseaux» de Tarjei Vesaas. Je prends ma tête entre mes mains puis murmure à mon tour…

«Chut»?

Un frisson me traverse. Je suis Spectateur.

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Puis il arrive…de loin. Des profondeurs, le plafond est si bas. Pas à pas, par sa présence, il impose le silence. Je le distingue peu à peu. La lumière est d’aurore. Il est brume. Il est là, de l’autre côté, à quelques centimètres de moi…la ligne est infranchissable. Je suis insubmersible. Il s’appelle Mattis et vit auprès de sa soeur Hege dans un petit bourg de Norvège. Sa langue est étrange, de celle qui n’est pas structurée pour la conversation. Dans la France d’aujourd’hui, il serait inaudible, probablement soigné pour inaptitude d’autant plus qu’il sait parler aux oiseaux à partir de leur langage. Je m’accroche à ses mots, que je comprends à peine. Suis-je à ce point formaté pour ne plus savoir entendre le  bruit des vagues d’une langue? Elle nous vient de loin, de là où nous l’avons enfoui sous un tas de normes.

Il émerge. Il nous revient. Sur sa barque, il se souvient et parle à sa soeur; il évoque un passé à jamais perdu; ses lèvres sont les rives d’un fleuve qui charrie les corps des mots, ses bras contiennent sa violence, ses pieds paraissent d’argile pour les soulever et faire entrer l’horizon dans le théâtre.

De mon siège, je m’avance et je recule, dans un va-et-vient incessant que je ne contrôle plus. Est-ce le bercement, ce mouvement par qui l’unité s’invite ? Le rythme s’accélère. Je tangue sur sa barque. Il faut me calmer et m’adapter au flux. Son trop-plein crée mon vide que je me dois d’apprivoiser.

Ses yeux s’emplissent d’eau et creusent un trou dans sa barque.

Il m’embarque.

Il écope l’eau. Il recule, se couche à terre, se relève, puis de dos, il retourne délicatement sa tête vers nous, tel un phare qui éclaire la frontière. Au-delà, un territoire. Celui du corps, celui du sujet.

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L’acteur Laurent Cazanave se métamorphose comme si l’eau fluidifiait ses membres pour musicaliser ses mots. Le corps a sa tête.

Il crie le nom de sa soeur avec la force d’une bombe à fragmentation qui me fait littéralement sauter de peur. Je cauchemarde. C’est le cri de la naissance.

Peu à peu, j’entre dans le corps de Mattis. Je vois par ses yeux. Les lumières éclairent le lac, et tout s’apaise. Me voilà amarré sur son île.

 «Chut».

Il a disparu.

Je suis Spectateur-sujet.

Pascal Bély- Le Tadorne

Claude Regy sur le Tadorne: “Ode maritime” de Claude Régy : d’Avignon, les bateaux à voiles soulèvent les âmes.

«Brume de Dieu » par Claude Régy, à la Ménagerie de Verre du 15 septembre au 22 octobre 2011 dans le cadre du Festival d’Automne de Paris.

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“Ode maritime” de Claude Régy : d’Avignon, les bateaux à voiles soulèvent les âmes.

Nous avons enfin trouvé les mots bleus. Ils ont arrêté le flot de paroles assourdissantes de ce festival. Jean-Quentin Châtelain s’avance vers nous, sur ce ponton métallique, vers cet océan de spectateurs prêt à vivre une expérience poétique inoubliable. Le décor est en soi un poème. À peine les vers de Fernando Pessoa résonnent que son visage, bleu, illumine, tel un phare. Comme avec Maguy Marin dans « Description d’un combat », la lumière amplifie le sens, prend la parole, et rend mystérieux cette poésie éclaireuse.

Cet homme est navire et nous devenons brume. Nous nous apprêtons à renaître, à nous plonger dans ce liquide amniotique de mots, fluidifiés par la voix de l’acteur dont le son rappelle la vague qui s’échoue. L’homme se tient droit pour puiser nos forces et nous emmener au large. Avec lui, nous retrouvons la vue des marins, nous ressentons l’air des pêcheurs, et entendons le bruit des bateaux alors que son râle traverse nos corps. Cet homme sur ce quai mélancolique nous dépossède de nos oripeaux, appareille avec nos désirs de voyages et nous accoste lentement par ses gestes doux pour qu’on apprivoise ses terres inconnues.

La mise en scène crée des archipels où sons et lumières prolongent la poésie de Pessoa : «tout se révèle multiple». Il faut toute l’ingéniosité, voire la malice de Claude Régy (quand le son monte, nous sursautons ; quand la lumière baisse, nous plongeons) pour nous attacher à cet acteur tout en nous déplaçant : ici, le dialogue est à deux, sinon rien. Car la mer charrie tant d’histoires et d’évolutions (de l’enfance à la mort, des bateaux à voiles au paquebot, de l’esclave à l’homme moderne,…) que nous ne pouvons baisser pavillon.

Et nous voilà accrochés à cet acteur qui divague parce qu’un tel voyage n’arrive qu’une seule fois dans une vie.

« Ah, n’importe comment, n’importe où, s’en aller !

Prendre le large, au gré des flots, au gré du danger, au gré de la mer,

Partir vers le Lointain, partir vers le Dehors, vers la Distance Abstraite,

Indéfiniment, par les nuits mystérieuses et profondes,

Emporté, comme la poussière, par les vents, par les tempêtes !

Partir, partir, partir, partir une fois pour toutes !

Tout mon sang rage pour des ailes !

Tout mon corps se jette en avant !

Je grimpe à travers mon imagination en torrents !

Je me renverse, je rugis, je me précipite !…

Explosent en écume mes désirs

Et ma chair est un flot qui cogne contre les rochers ! »

Fernando Pessoa – « Ode Maritime ».

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Ode maritime” de Fernando Pessoa mise en scène de Claude Régy, au Festival d’Avignon jusqu’au 25 juillet 2009 à 22h.

Photo: Pascal Victor.