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FESTIVAL D'AVIGNON Vidéos

Avignon 2016 – Le grand refoulement.

Lundi 18 juillet 2016, 11h. Je file vers le Festival d’Avignon. Sur l’autoroute, les panneaux lumineux indiquent, « Liberté, Égalité, Fraternité ». Le service minimum de la communication d’entreprise pour une République réduite à un slogan. Arrivé sur le site « La région Midi-Pyrénées Languedoc Roussillon fait son cirque », un homme nous invite à 12h08 à faire une minute de silence en hommage aux assassinés de Nice. Des « professionnels de la profession » sont attablés. Ils ne se lèvent même pas. Service minimum.

Il est 14h30. Je suis à Vedène, pour la dernière création du metteur en scène polonais «Place des Héros» de Krystian Lupa. Il n’y a aucune protection policière aux abords du théâtre. Les agents d’accueil assurent un service minimum de sécurité. Dans le hall, je reconnais les journalistes de la presse institutionnalisée et de nombreux professionnels de la culture qui échangent sourires, tapes dans le dos et cartes de visite. J’observe et me questionne: comment s’interrogent-ils après l’attentat de Nice ? Que sont-ils prêts à oser, à lâcher, à transformer pour éviter le désastre ? Mais je n’entends que du refoulement : être au Festival d’Avignon, c’est ne penser qu’au Festival d’Avignon.

Il est 19h20. Le public ovationne les acteurs. Je quitte la salle. J’ai immédiatement une pensée pour Riss, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo. Inlassablement depuis l’attentat de janvier 2015, il dessine, écrit, sur la menace islamiste, sur la montée des communautarismes, sur la faillite des partis politiques qui ne font plus de la laïcité, un projet rassembleur. Je pense à lui parce qu’il est seul. Il ne pourra pas compter sur les artistes pour l’accompagner. Dans ce festival qualifié par Olivier Py et la presse de «miroir du monde» où «l’enfer frappe», où «l’art contre la peur» «refuse de se taire face à la barbarie», je n’aurais pas entendu prononcer «menace islamiste», ni même Daesch. Par contre, j’ai subi un théâtre tout-puissant, des écrans vidéos omniprésents m’imposant 12 heures d’esthétisme prétentieux («2666» de Julien Gosselin), cinq heures interminables, dont un passage douteux sur les attentats du Bataclan avec Angelica Liddell (¿Qué haré yo con esta espada ? Que ferai-je, moi, de cette épée ?), deux heures hermétiques avec le Blitztheatregroup6 a.m. How to disappear completely»), deux heures trente autoritaires avec Anne-Cecile Vandelem (« Tristesses »). Que pouvais-je attendre de Krystian Lupa dans un tel contexte ? Qu’il s’empare de l’œuvre de Thomas Bernhard pour oser évoquer ce qui nous arrive. Peine perdue.

Rappel des faits. Le15 novembre1938, les Autrichiens acclament Hitler à Vienne sur la Place des Héros. Cinquante ans plus tard, Madame Schuster entend encore ces clameurs qui l’obligent à s’éloigner de Vienne. Après 10 ans d’exil forcé à Oxford, le professeur Schuster revient dans la capitale autrichienne. Mais les crises de sa femme ne se calment pas. Retour programmé à Oxford, mais quelques jours avant le départ, Joseph Schuster, juif viennois, se suicide en se jetant par la fenêtre qui donne sur la place des Héros.

La pièce en trois actes de Thomas Bernhard retrace la journée de son enterrement. Krystian Lupa nous oppresse peu à peu jusqu’à nous projeter dans la crise de la veuve. Cette oppression est d’autant plus forte que la scène est immense, le plafond est haut alors que les acteurs n’occupent jamais vraiment tout le plateau. Ils paraissent si petits et fragiles face à un public si imposant dans sa masse uniforme. Le premier acte s’étire en longueur : les deux femmes de ménage font…le ménage de leurs souvenirs, de ce qu’elles ont tant refoulé. C’est long, pesant, engourdissant, à l’image de la minutie avec laquelle Madame Zittel reproduit les gestes du professeur pour repasser impeccablement les chemises. Lupa plie et déplie le jeu des acteurs, soigne chaque déplacement. Je ressens le rapport de domination entre puissants et faibles. Sauf que Lupa s’ingénie à le renverser : la gouvernante gouverne…

Dans le deuxième acte, Krystian Lupa s’amuse encore et joue sur la résonance. Le frère du professeur suicidé fait un cours de sciences politiques à ses deux nièces. Des leçons entendues en longueur d’année sur les ondes où le cynisme se substitue aux approches transversales et pluridisciplinaires qui nous aideraient à comprendre la complexité des enjeux mondialisés. À chaque évocation du « Premier Ministre », le public rit en pensant à Manuel Valls. C’est un rire confortable qui ne vient rien bousculer. Alors que notre démocratie est menacée par Daesch, nous rions cyniquement…et regardons ailleurs. Lupa braque les projecteurs sur le public lorsqu’est évoqué l’antisémitisme des Européens.  Cette technique de culpabilisation a déjà été utilisée cette année dans « Les damnés », mise en scène par Ivo Van Hove. Elle est datée : avons-nous encore besoin d’être braqués pour nous sentir concernés ? Nous retrouvons ici la posture de bien des artistes et acteurs culturels qui tire les ficelles de la culpabilisation pour faire venir à lui le peuple…À cet instant, Krystian Lupa prend un sacré coup de vieux.

Le troisième acte voit la veuve réunir son beau monde pour le repas de début d’après-midi. L’enterrement vient de se dérouler. On parle de tout, de théâtre et de rien pendant que la clameur de la rue monte jusqu’à faire exploser les vitres du salon. Nous sommes au cœur de la crise de la veuve. Nous ne verrions donc pas le danger venir : l’extrême droite est là. Sauf que…nous le savons depuis 30 ans.

Le public peut bien se lever, ovationner la troupe, mais j’ose espérer que les spectateurs ne sont pas dupes : le danger est ailleurs. L’élite culturelle se lève, mais c’est elle qu’elle applaudit : Lupa vient conforter leur stratégie de diabolisation de l’extrême droite. Est-ce donc ça, le théâtre engagé voulu par Olivier Py pour cette 70ème édition du Festival ?

Le théâtre engagé en 2016 serait de penser et d’animer « La Place des Héros » à Avignon. Krystian Lupa ne l’imagine même pas. Il n’est d’ailleurs pas le seul parmi les artistes programmés cette année. À Avignon, se joue une société coupée en deux : intérieur et extérieur des remparts, public d’habitués et habitants des quartiers populaires laissés à la marge (qui se souci de la menace extrémiste qui pèse sur le quartier de la Reine-Jeanne à part un journaliste de Paris Match ?). Nous manquons d’une place commune pour créer du commun. Cette place serait l’intermédiaire entre la Cour d’Honneur et le quartier populaire de Monclar, là où les journalistes du Bondy Blog décrivent le désarroi d’une population abandonnée par le Festival. Sur cette place se jouerait un théâtre audacieux qui célébrerait les musulmans républicains qui font face au salafisme, les acteurs sociaux qui créent du lien avec l’art, les artistes engagés qui pratiquent l’art participatif. Cette place ferait entendre la clameur de tous les intermédiaires qui, jour après jour, tentent de relier à la République ce qui peut encore l’être.

Mais il n’y pas pas de place pour ces intermédiaires au Festival d’Avignon, ni dans la politique culturelle de la Présidence Hollande. J’ai encore le souvenir de ce que nous avions fait pour le OFF d’Avignon en 2014, où nous avions osé créer cette Place, sous un chapiteau, en invitant des spectateurs éloignés du Festival à vivre un parcours atypique se terminant par une création participative avec le chorégraphe Philippe Lafeuille. Cette place a été brutalement effacée par Emmanuel Serrafini, à l’époque directeur des Hivernales d’Avignon (écarté en janvier dernier pour malversations financières) et prétendant à la Présidence du OFF.

Cette place serait ce prototype que nous avions élaboré pour Marie-José Malis, Directrice du Théâtre National d’Aubervilliers. Proposition restée sans réponse.

Ce soir, je quitte Avignon. Je rêve à cette Place des Héros où Marianne la Républicaine accueillerait la Reine-Jeanne laïque. Une scène, pas loin, où l’on viendrait voir les comédiens.

Pascal Bély avec Sylvain Saint-Pierre – Le Tadorne.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Avignon 2015- Le splendide requiem de Krystian Lupa.

C’est le premier spectacle du Festival d’Avignon. À l’heure où le doute m’envahit, où mes questions essentielles (et existentielles !) sur comment penser autrement le rôle de la culture et de l’art trouvent si peu d’écho dans le cercle fermé des sachants, Krystian Lupa m’accueille avec « Des arbres à abattre » de Thomas Bernhard.

Alors que nous nous apprêtons à vivre 4h30 de théâtre polonais en pleine après-midi caniculaire, l’accueil pensé par Krystian Lupa prend tout son sens. En prenant place dix minutes avant le début du spectacle, il nous projette l’interview de Joana, celle qui « apprend aux artistes à marcher ». Entre deux silences, ses réponses me bouleversent : son art est une quête d’absolu. Le journaliste ne résiste pas très longtemps tant ses questions binaires sont prises dans le tourbillon d’une pensée, où dialoguerait psychanalyse et désir d’une utopie partagée. Je rêve d’entendre une telle parole aujourd’hui, où l’artiste évoquerait son art sans magnifier son égo. Avec Lupa, nous sommes à mille lieues de l’accueil autoritaire que nous avait réservé l’an dernier Claude Regy qui exigeait de nous le silence le plus absolu en entrant dans la salle…

Le décor se dévoile. Les époux Auersberger préparent un «dîner artistique» en l’honneur d’un vieux comédien du Théâtre National qui donne ce soir la première du « Canard Sauvage ». Thomas, le narrateur, se tient tantôt à l’écart (à l’image d’un psychanalyste assis sur son fauteuil écoutant les névroses d’un entre-soi mortifère), tantôt à l’intérieur de ce huit clos étoufant réunissant l’intelligencia autrichienne. Mais un événement vient dérégler la mécanique de ce dîner : tous reviennent de l’enterrement de Joanna, qui s’est pendu quelques jours auparavant. Ecrivains, chanteurs, acteurs se bousculent pour assister au diner, presque en boitant….

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Treize comédiens vont ainsi offrir au public d’Avignon ce que le théâtre peut donner de meilleur. Il faut être un très grand metteur en scène pour oser un jeu polysémique où notre regard circule entre un ici et maintenant, un ici et un avant (une vidéo filme le jour de l’enterrement), un ici et un ailleurs (Thomas et Johana se retrouvent nus pour un requiem à deux voix sur l’art). À ce triple jeu, s’ajoute la voix off de Thomas évoquant ce bal de faux semblants et Krystian Lupa lui-même qui, assis sagement au premier étage de la salle, micro à la main, laisse échapper ses rires et d’étranges sons, comme pour nous alerter de l’impensé de ce huit clos. Lupa orchestre son art total où les mouvements de la caméra vidéo épousent la psychologie complexe des protagonistes ; où la musique (dont le célèbre Bolléro de Ravel) nourrit un requiem théâtral en hommage à tous ceux qui n’en sont pas revenus ; où les corps sont si textuels que les surtitrages sont des notations du mouvement. Lupa donne à son art polysémique tout le temps qu’il lui faut pour se déployer, tout en nous invitant à devenir des écoutants, où notre empathie fraye son chemin dans cet entre-soi où rien ne peut le pénétrer. Lupa nous donne les clefs pour le comprendre, tout en mettant en scène ce que nous aurions peut-être perdu de vue : notre relation à l’art est-elle cette quête d’absolu incarnée par Joana (sinon, pourquoi serions-nous là, dans cette salle ?)

En ce tout début de Festival, Lupa m’accueille, jusqu’à réparer mon identité de blogueur, de spectateur critique qui a eu à souffrir de l’entre-soi culturel français et de ces huit clos qui font et défont les réputations, qui ne pensent plus l’art, mais la façon de faire réseau pour hiérarchiser les bons et les mauvais. Avec Lupa, l’entre-soi est une esthétique de l’effondrement où les corps s’affaissent, mais parviennent encore à réagir au Boléro de Ravel pour s’y abandonner. Lupa transforme cet effondrement en une quête absolu, d’un amour de l’art à mort. Cet entre-soi est ce lieu étroit où la représentation de l’art se violente, où l’art d’en vivre conduit vers l’art d’en finir. C’est un entre-soi où le peuple aimant n’entre pas, à l’image de la bonne qui finit par divaguer tel un fantôme.

L’ami de Johanna est bien seul au milieu de cette forêt d’arbres abattus. Sa douleur le maintient droit, mais il quittera la soirée pour ne pas laisser aspirer par la puissance de n’en rien dire. Cet ami résonne avec le désarroi que j’éprouve à l’égard de cette micro société qui ne fait plus société.

Je hais l’entre-soi et tous les diners artistiques, mais Lupa m’accueille pour ne plus en souffrir.

Lupa m’accueille et je vous l’écris : Joana est revenue.

Pascal Bély – Le Tadorne

"Des arbres à abattre" d'après Thomas Bernhard; Adaptation et mise en scène de Krystian  Lupa au Festival d'Avignon du 4 au 8 juillet 2015.
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ETRE SPECTATEUR LA VIE DU BLOG OEUVRES MAJEURES

Dix oeuvres majeures en 2012.

Dix œuvres majeures ont jalonné l’année 2012. Quasiment aucune n’est venue à moi. J’y suis allé, au prix de nombreux déplacements et de temps passé à arracher une place. Dix œuvres de l’humain vers l’humanité, de soi vers nous. Dix œuvres pour hurler, se faire entendre au moment où l’Europe s’effondre. Dix oeuvres pour trouver l’embarcation qui ne promet rien, mais qui rêve du tout.

«La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel a divisé la critique lors du festival d’Avignon. Rarement, je n’ai ressenti une telle humanité en jeu: les artistes ont accueilli mes fragilités pour me restituer une vision sur la place de l’art dans une société en crise. J’en suis sorti plus fort, plus habité. Mouette.

«Dopo la Battaglia» est une autre victoire. Celle de Pippo Delbono. Son Théâtre n’a pas abdiqué. À corps et à cris, il a dénoncé, en célébrant la danse: l’incurie médiatique, la lâcheté du politique, l’inculture triomphante des communicants qui torturent le sens des mots pour tordre les corps épuisés par la crise. «Dopo la Battaglia» a été un moment généreux: par vagues successives de tableaux vivants, ce théâtre-là a porté haut «l’être» l’humain, et posé son écume sur nos corps desséchés. Pippo Delbono est l’héritier de Pina Bausch et poursuit son œuvre: faire confiance en l’intime pour questionner la folie du monde.

Avec «Tragédie», Olivier Dubois a frappé fort avec efficacité. Avec 18 femmes et hommes nus, il a créé «l’image», celle qui pourrait faire «humanité» pour chacun d’entre nous. Il a réussi à sculpter le groupe pour qu’émerge un tout: celui qui nous sauvera de notre tragédie de n’être qu’homme, entité sociale et sexuée. «Tragédie» m’a offert une vision éclairée de notre destin commun.

Sophie Calle n’est pas une artiste de théâtre. Elle expose. Et pourtant, elle a créé la scène autour de sa mère, décédée en 2006, jusqu’à lire quotidiennement son journal intime. «Rachel, Monique» était à l’Église des Célestins. Tel un rendez-vous avec une chanson de Barbara, nous y sommes revenus plusieurs fois comme un besoin vital de ressentir une nostalgie créative. Le 28 juillet 2012 à 17h, nous étions présents alors qu’elle lisait les dernières pages. Sophie Calle a créé le rituel pour nous rassembler, celui qui nous a tant manqué pendant le festival.

«Salle d’attente» de Krystian Lupa a été un choc théâtral en deux actes, porté par une troupe de quinze jeunes comédiens. Ils ont incarné avec force la vision d’un idéal européen en miettes à l’heure où la Grèce s’accroche vaille que vaille. Tandis que le deuxième acte nous incluait dans une «renaissance», le premier nous plongeait dans nos «inexistences». Choc frontal et bilatéral.

«Mesure pour mesure» de William Shakespeare par Thomas Ostermeier m’avait impressionné. Sur scène, j’y ai vu le jeu d’une civilisation épuisée par un système démocratique où le pouvoir pulsionnel transforme la raison d’État en déraison psychique. Un  cochon pendu métaphorisait notre piètre condition humaine prise en tenaille entre le religieux et la finance toute puissante. Ne reste que la justice pour décrocher ou choisir le croc le plus adapté…

Le collectif flamand tg STAN est moderne: son interprétation des«Estivants» de Maxime Gorki m’a littéralement emporté dans un système de pensée revigorant. Cette œuvre du début du 20ème siècle décrit un groupe en vacances d’été dans une datcha et qui «s’occupe» pour ne pas sombrer. Ici, les conflits entre amis masquent finalement un accord souterrain pour que rien ne change entre le marteau ou l’enclume, entre penser ou subir…

Le collectif berlinois She She Pop est culotté: avec leurs pères, trois actrices ont interprété «Testament», écriture théâtrale en deux dimensions (le texte du «Roi Lear» de William Shakespeare enchevêtrés dans des dialogues percutants entre pères et filles). C’est ainsi que fut abordée la délicate question de la transmission et de la prise en charge de la vieillesse par une génération frappée par la récession économique. Avec She She Pop, le testament a perdu sa valeur juridique, mais a gagné en altérité métamorphosant le théâtre de Shakespeare en un dialogue social régénérant.

Autre transmission avec Radhouane El Meddeb et Thomas Lebrun qui avec «Sous leurs pieds, le paradis», m’ont offert l’une des chorégraphies les plus sensibles de l’année. J’y ai vu Radhouane El Meddeb entrer dans la danse pour peu à peu se féminiser, embrasser la peau musicale d’Oum Kalthoum et y recevoir la force du baiser de la résistance. J’y ai vu une mer de courants artistiques où l’art chorégraphique a rencontré le chant. Sous leurs pieds, le théâtre a mis les voiles vers des contrées où la danse est un chant de la démocratie.

Autre voile, avec «La barque le soir» de Tarjei Vesaas, mise en scène par Claude Régy. À aucun moment l’embarcation n’est figurée: elle est bien là, au plus profond de notre imaginaire, en dialogue continu avec le corps qui danse (magnifique Yann Boudaud), avec le chaos de la scène vers la sérénité du tableau. Claude Régy sait créer l’espace où se rencontre le poète, l’acteur et le spectateur. Nous sommes liés, dans la même embarcation, celle qui nous guide vers un au-delà.

Entre les deux rives, notre unique bien-être: l’art comme embarcadère vers ces dix œuvres majeures.

1- “La mouette” par Arthur Nauzyciel (Festival d’Avignon)
2- “Dopo la Battaglia” par Pippo Delbono (Comédie de Valence).
3- “Tragédie» d’Olivier Dubois (Festival d’Avignon).
4- «Rachel, Monique» de Sophie Calle (Festival d’Avignon).
5- «Salle d’attente» par Krystian Lupa (Sortie Ouest -Béziers).
6- «Mesure pour mesure» par Thomas Ostermeier (Théâtre de l’Odéon, Paris).
7- «Les estivants» par la tg STAN (Festival d’ Automne de Paris).
8- ” La barque le soir” par Claude Régy (Festival d’Automne de Paris).
9- «Sous leurs pieds, le paradis» de Thomas Lebrun etRadhouane El Meddeb (Montpellier Danse)
10- «Testament» par She She Pop et leurs pères (Festival d’Automne de Paris).

Pascal Bély – Le Tadorne.

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS

Je n’ai pu aller jusqu’au bout du rêve.

Je suis ce soir à Paris. Je sais ce que l’on pourrait me rétorquer. Qu’est-ce qui peut justifier un voyage aller-retour express Aix en Provence à Paris pour le théâtre? Le Festival d’Automne invite le metteur en scène polonais Krystian Lupa avec sa création, «La Cité du rêve». Je l’avais quitté au printemps à Béziers pour la dernière de «Salle d’attente» (Sous chapiteau, le théâtre de Krystian Lupa claque), allégorie du cauchemar européen et de nos espoirs dans la jeunesse. Quelques mois se sont écoulés. Je pars de la salle vers la cité. Ce soir, je ressens ma disponibilité pour entrer dans une recherche intérieure de près de quatre heures.

La salle est comble. Elle ne le restera pas. Les spectateurs semblent fatigués, lassés de ne plus trouver l’énergie pour «faire face», comme me le confiera plus tard ma voisine. Toujours est-il qu’à chaque entracte, le théâtre se vide peu à peu. Sur scène, les acteurs interrogeront à plusieurs reprises leur jeu («que racontons-nous?») provoquant une salve de rires et d’applaudissements. J’ai rarement ressenti une telle interaction d’autant plus que Krystian Lupa intègre dans sa mise en scène l’espace de la représentation. Nous sommes le plus souvent éclairés (je me retourne parfois pour chercher du regard mes congénères, à la recherche d’un soutien). Il crée une avant-scène avec des bandes blanches, espace transitoire entre l’inconscient et le conscient, entre la réalité perçue et la réalité psychique. Vient ce moment, cette interrogation: de leur «Cité du rêve», les habitants descendent dans la fosse pour un portrait de groupe. Mais sur la photo, les sièges sont vides. La réalité n’existe pas. Nous serions là, sans y être. Le rêve d’un public acteur s’est-il envolé ?

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Me voici donc propulsé vers cette Cité, adapté du roman du peintre Alfred Kubin. Dix comédiens incarnent ses habitants. Ils paraissent échoués là, sonnés…un peu comme nous. C’est une salle d’attente aux murs gris, ceux-là mêmes qu’affectionnaient Pina Bausch dans «Kontakthof». On y entre pour en sortir transformés d’autant plus que ces murs poreux projettent des vidéos qui scrutent l’inconscient et sculptent son langage. D’autant plus que trône une cage sans barreaux: à l’intérieur, ce divan vertical provoque le rêve éveillé, où les mots métamorphosent le visage à l’image de l’oeuvre de Dali, «Galatée aux sphères». Pour entrer dans cette cité quasi transparente, Krystian Lupa nous propose plusieurs espaces mentaux afin de se projeter dans la folle utopie de Patera, homme riche, qui créa cette cité au confluent de l’Asie. Nous y suivons Alfred et sa femme qui visitent ce pays, au bord de l’abyme. Le rêve s’est peu à peu transformé en cauchemar, même pour le spectateur.

Je suis rapidement happé par ces dix acteurs. Ils sont de tous âges. Sans âges. Comme si leur jeu dépassait leur rôle. Sont-ils notre humanité, notre civilisation européenne en perdition? Ils sont entre deux mondes. Ils sont passés par l’Expérience. Nous entendons la rumeur de la ville (est-ce une  manifestation, une symphonie humaine?). Chacun donne sa version entre mouvement unitaire et clameurs artistiques. Comment ne pas reconnaître la voix des peuples espagnol et grec qui souffrent face à une intelligencia prisonnière d’une idéologie fermée? Peu à peu, ils entrent dans cette salle, font un rapide arrêt dans la cage. L’un des habitants peut bien arriver nu avec ses belles chaussures pour nous faire croire qu’ici, la liberté est absolue. Personne n’y croit. Il finira avec un tissu tel un Jules César déchu. Un ange à la beauté fulgurante passe. Que vient-il faire ici, se demandent-ils? Même le poète fétichiste ne trouve pas la réponse. Le vide s’installe progressivement: les corps bougent à peine, presque statufiés. Cette cité est notre forteresse: psychologique, sociale et politique. À cet instant précis, la mise en scène millimétrique de Krystian Lupa décourage le public comme si cet «indéfinissable», ce gouffre, était insupportable. Je résiste. Lupa ne me retient pas, sauf quand il convoque l’assistant de Federico Fellini qui explique ce qu’est cette cité du rêve.Je ressens la disparition de l’Italie des artistes?

Au deuxième acte, Lupa zoome. La salle est la chambre d’un couple où trône une femme alitée. Que sommes-nous donc devenus? Le dialogue entre elle et lui est saisissant: je ne comprends pas tout, mais j’entends l’impossibilité d’aimer. Le langage du lien amoureux me touche. L’homme finit étalé. Je suis totalement éreinté. Je persiste à vouloir tenir le choc. Ma rangée de sièges se vide. Je suis seul, échoué. Vais-je échouer à me faire “cité” ?

Nous voilà à nouveau dans la grande salle. Tout va crescendo. Le premier acte a posé l’écoute, le deuxième la parole du sens?le troisième incarne le pouvoir et le chaos. Le quatrième, le franchissement de la limite, entre là-bas et ici, entre rêve et conscience. C’est tourbillonnant, car Lupa nous projette dans cette cité à plusieurs dimensions dans une même unité de temps (l’individu, le groupe, le sociétal) pour ressentir ce qui fait civilisation en chacun de nous. Mais le texte est ardu et laisse si peu de respiration (d’autant plus que la traduction et le surtitrage sont à la peine). Il manque la générosité du metteur en scène italien Pipo Delbono pour nous guider vers la folie sans nous prendre de haut. Il manque le courage artistique de la chorégraphe Maguy Marin pour faire l’Histoire à partir de la métamorphose des corps. Il manque la subtilité d’Arthur Nauzyciel qui sait introduire la danse dans le théâtre pour que le texte traverse notre inconscient.

Il manque tant dans ce théâtre où il y a tout?Quel paradoxe! Peu à peu, je m’éloigne de cette cité qui me ramène à ma fatigue, à ma faim. Il est près de 23h30 et je n’en peux plus. Dans le tableau final, Fellini peut bien lancer ses cordes de son poisson-nacelle aux âmes perdues. On peut bien me clamer «Soyez heureux de vivre!». C’est trop tard. Beaucoup trop tard.

La cité? Ma cécité?

Pascal Bély, Le Tadorne

“La cité du rêve” d’après l’autre coté d’Alfred Kubin, mis en scène par Kristian Lupa au Théatre de la Ville à Paris dans le cadre du Festival d’Automne. Du 5 au9 octobre 2012.

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AUTOUR DE MONTPELLIER THEATRE MODERNE

Sous chapiteau, le théâtre de Krystian Lupa claque.

Ce soir, nous avons fait des kilomètres vers un chapiteau, celui de la Sortie Ouest de Béziers dont les toiles claquent comme les voiles d’un bateau. Nous allons naviguer pendant trois heures, avec quinze jeunes comédiens, aventuriers, pirates, gueux, preneurs de risque. Nous ne savons pas encore que «Salle d’attente» par Kristian Lupa nous habitera pour longtemps.

La scène représente un espace dévasté, de béton recouvert de graffitis. Table, matelas, chaises, objets épars, en bout de course. Sana et Mike cherchent leurs lignes de vie, pour s’injecter le produit à rêve. Ils disent s’aimer, mais se violentent. Le manque de lumière rend le geste difficile. Le vent qui s’engouffre sous les bâches de la salle accentue le climat glacial et tendu.
Des hommes évoluent autour; les mots et les corps expriment leur désespérance. Malgré des attouchements auto compulsifs, le plaisir ne vient pas, l’individu reste impuissant. Les insultent fusent, les mouvements explosent de violence. Ils semblent tous pris dans une forme d’écrasement, apathiques ou se jetant massivement comme des pierres. Une jeune femme, vêtue de rouge, style années quarante, bottes Western aux pieds, exprime une folie fragile. Elle est chaussée par le pouvoir libéral américain et reste momifiée dans cette couleur symbolique révolutionnaire, surannée. Ses mains tremblent, sa voix est fluette, mais ses yeux immenses écarquillent notre regard, ses mots questionnent telle une voix off et nous obsède comme une ritournelle. Elle apparait au dessus de nous, sur des écrans vidéo: elle est une  conscience déshabillée, plus gaie, plus libre, nous faisant des confidences sur son bonheur. Mais en dessous, tout devient sombre et les scènes de toxicomanie se répètent dans des lieux festifs. La vie perd son sens tant la mort est palpable. Même le téléphone portable de la jeune fille lui a été offert en cadeau de Noel anticipé, au cas où d’ici là, elle disparaitrait?Peu à peu, le temps posé par Krystian Lupa  nous échappe, mais l’histoire en plusieurs dimensions nous rattrape.
En premier plan, on ne peut s’empêcher d’entendre le désespoir de jeunes “adulescents” des années 80 devant la réalité et l’avenir. En second plan, une vision de l’idéal européen en miettes à l’heure où la Grèce s’accroche vaille que vaille. La jeunesse recherche le plaisir sur les décombres d’une civilisation européenne qui ne s’est jamais relevée de la Shoah. Elle hante notre «bonne conscience» guidée par une “social-démocratie» qui n’a rien trouvé de mieux que de vendre nos valeurs aux dures lois du marché qui n’égaleront jamais le plus grand crime que l’humanité n’ait jamais commis. Dès lors, Krystian Lupa met en scène nos grands corps malades accros aux substances qui libèrent nos imaginaires. À des degrés divers, nous sommes addicts de produits interdits ou autorisés, de normes et de manipulations injectées, qui se glissent insidieusement en nous. Sous nos yeux,  L’Homme se déconstruit.
Pendant l’entracte, nous ne pouvons sortir, abasourdis. Sous le choc. Nous échangeons avec deux spectateurs venus eux aussi de loin. Nous partageons cet engouement soudain pour des idées noires si bien explorées ce soir. Les comédiens jouent juste. Leur posture les habite d’autant plus que le corps intime évoque la douleur du monde. Chacun joue avec et pour l’autre avec liberté et respect au service d’un texte où la poésie n’écrase jamais, mais ouvre nos imaginaires.

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Nous abordons avec inquiétude la deuxième partie. Nous y perdons nos repères tant le temps semble filer autrement et nous échapper. Nous retrouvons la «bande» et sa galerie de personnages (le schizophrène, le chômeur, l’alcoolique, Johan, le travesti,…). Différents tableaux nous sidèrent parce qu’ils font référence à des scènes mythiques, fantasmées, symboliques. Elles puisent dans nos représentations, dans notre histoire, nos visions de notre  «civilisation». La scène où une vidéaste hésite entre film pornographique et cinéma d’auteur et doit se battre avec des êtres qui n’obéissent pas en dit long sur la marchandisation du corps et la perte du statut de l’artiste. Arrive un «Jésus commis voyageur» ensanglanté qui  vient  faire, pour la deuxième fois, son laïus, mais il est dépassé, débordé. Nous tressaillons alors qu’il s’injecte le produit à rêve dans les yeux. Pourquoi est-ce si insoutenable? Ce geste interpelle-t-il notre incapacité à être clairvoyant? Nous tremblons également alors qu’une femme et son caddie «débordant» se fait agresser par un homme épuisé en manque de sensation. Krystian Lupa relie tout: la société consumériste amplifie la violence faite aux femmes.
Mais peu à peu, les corps s’assagissent et les échanges se font plus construits; ils questionnent le sens de nos actes. Le deuxième acte nous inclut dans une «renaissance» là où le premier nous plongeait dans nos «inexistences». Les références à la Shoah sont plus explicites. Les images et les symboles aussi.  D’un théâtre «expressionniste», nous glissons vers un théâtre «impressionniste» (au sens où il «s’imprime» en nous). Lupa travaille notre conscience d’Européen à partir de tirades qui emportent nos imaginaires. 

Tandis que Sana évoque la cure de désintoxication, l’espoir surgit. Rien n’est inéluctable. Tout est possible si nous changeons. Krystian Lupa laisse le champ libre et ne s’aventure pas à donner les solutions. Il nous offre le regard de ses quinze comédiens qui s’avancent face à nous sur la chanson de LhasaI have a dream»). Ils viennent s’asseoir sur cet arceau de métal, comme sur une bordure d’autoroute. Nous rêvons de les embarquer dans notre fin de voyage, enveloppés par les paroles du fantôme de Lhasa.

Ces acteurs exceptionnels sont les quinze étoiles de notre étendard européen que nous hissons délicatement au sommet de ce chapiteau, confiants. Déterminés à vivre.
Sylvie Lefrere, Pascal Bély, Tadornes.
« Salle d’attente », librement inspiré de Catégorie 3.1 de Lars Noren, mise en scène de Krystian Lupa le samedi 3 mars 2012 à Sortie Ouest (Béziers).

Photo: Photos de Mario Del Curto