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OEUVRES MAJEURES PAS CONTENT Vidéos

2012, ma panne de danse.

Être spectateur de danse a été particulièrement difficile en 2012. Je ne reviens pas sur la disparition de l’art chorégraphique dans les théâtres de mon territoire (Aix – Marseille- Martigues), ni sur les deux festivals qui atomisent la danse, faute de projet de développement. Seule la création de Klap à Marseille sous l’impulsion de son directeur, Michel Kelemenis, a donné l’outil de travail dont les artistes avaient besoin. Peu à peu, Klap s’impose comme un lieu incontournable. Nul doute que les chorégraphes reviendront à Marseille. Mais il faudra du temps et un changement radical à la tête des établissements culturels  pour que la danse retrouve un public.

Chaque année, le Festival d’Avignon réussissait à combler le marasme marseillais. En 2012, il l’a accentué. Le bilan chorégraphique du festival a été mauvais (à l’exception notable de «Tragédie» d’Olivier Dubois): une danse cérébrale, célébrant les bons sentiments, s’enfermant dans une esthétique  influencée par les arts «plastiques» où le corps n’est que matière…Pour la première fois cette année, la danse ne m’a pas permis de penser la complexité.

La Biennale de la Danse de Lyon, originale à plus d’un titre sous la direction de Guy Darmet, ne m’a pas convaincu avec sa nouvelle directrice, Dominique Hervieu. Elle fut globalement sans surprise avec l’étrange sensation que la danse n’est qu’un produit de communication courante…Quant à Montpellier Danse, une santé défaillante ne m’a pas permis de suivre les spectacles que j’avais programmés. Me reste le merveilleux culot artistique de Radhouane El Medeb et de Thomas Lebrun ainsi que le parti pris plastique assumé de Mathilde Monnier.

C’est ainsi que j’ai parcouru les théâtres, parfois découragé, à la recherche de cet art qui nourrit le projet de ce blog depuis 2005.

2012 a été l’année d’Olivier Dubois. Il m’a tenu éveillé. Il a nourri ma relation à la danse. Il l’a fait par une approche de l’humain englobé dans une humanité célébrée et éprouvée par les danseurs et le spectateur. Pour lui, interprètes et publics forment un tout: scène et salle se répondent en continu. «Révolution», «Rouge» et «Tragédie», trois chorégraphies liées par une quête absolue de l’émancipation. Le corps est une conquête; la danse d’Olivier Dubois est sa révolution.

Avec «Mahalli», la chorégraphe libanaise Danya Hammoud m’est apparue comme une «sœur» d’Olivier Dubois. Ces deux-là ont
d’étranges “matières”: une chair politique pour une révolution sociale. Danya et Olivier sont probablement habités par une vision commune: le travail sur soi est politique.

Autre introspection réussie, celle d’Israel Galván qui a affronté le flamenco traditionnel. Avec «La curva», à partir de ses racines et de ses rites, il l’a fait trembler sur ses bases jusqu’à ouvrir ses entrailles et accueillir la modernité. Ce fut exceptionnel d’assister à la décomposition d’une partition qui se consume pour inventer l’Autre musique, celle d’un flamenco théâtral.

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Autres métamorphoses sidérantes. Au Festival d’Avignon, sous le plateau de la Cour d’Honneur, le performeur sud-africain Steven Cohen a fait du corps intime un territoire de la Shoah. Exceptionnel. Quant à Mitia Fedotenko dans le «Sujet à vif», il a réussi son pari artistique avec François Tanguy: celui d’oser chorégraphier un Hamlet déchiré entre le Danemark et la Russie de Poutine.

En 2012, il y a bien sûr eu le rendez-vous incontournable avec Maguy Marin et Denis Mariotte. «Nocturnes» fut dans la continuité des œuvres précédentes. Là où j’attendais une rupture esthétique, Maguy Marin ne m’a probablement pas surpris. Seulement accueilli par un propos assumé sur la fragmentation barbare du sens, sur l’éclatement d’une humanité piétinée.

Après «Un peu de tendresse, bordel de merde !» présenté à Avignon en 2009, nous étions nombreux à scruter sa nouvelle création à la Biennale de Lyon. «Foudres» de Dave St Pierre m’a une fois de plus enchanté sans que je sois surpris. Devenus de grands malades de l’amour consumériste, il nous faut réapprendre à danser, à nous habiller de nos costumes de bal pour nous entrainer à nous lâcher au bon moment, à nous reprendre quand le rythme l’impose. Beau propos, certes convenu, mais si vivifiant !

Avec «Brilliant corners», Emanuel Gat m’a littéralement subjugué par sa visée du groupe. Rarement, je n’ai ressenti, avec une telle
précision, la complexité des mouvements vers le collectif où, à l’image des communautés sur internet, le groupe se déplace pour amplifier la relation horizontale et s’approprier de nouveaux territoires. Le collectif relie les fragments et avance jusqu’à produire la lumière du spectacle. Magnifique !

Combien de chorégraphes considèrent la musique comme fond sonore pour chasser un silence pourtant vecteur de sens ?  Avec Maud le Pladec et l’ensemble musical Ictus, je me souviens avoir vécu cinquante minutes euphorisantes, énergisantes, palpitantes où mon corps a eu quelques difficultés à contrôler mes pulsationsrock’embolesques. «Professor/Live» a  vu trois danseurs virtuoses restituer avec humour et présence, le rock électronique et symphonique du compositeur Fausto Romitelli. Inoubliable.

Il me plaît de terminer ce bilan 2012, par une rencontre. Celle avec  Alexandre de la Caffinière qui lors de «Questions de danse» nous a présenté un extrait de «Sens fiction» (œuvre à voir les 16 et 17 février au Théâtre des Pratiques Amateurs de Paris). Avec deux danseurs (troublants Anaïs Lheureux et Julien Gaillac), il a composé une œuvre délicate au croisement de la musique électronique et d’une scénographie numérique. Tandis que le paysage chorégraphique est saturé de musiques chaotiques et de vidéos conceptuelles, Alexandre de la Caffinière a fait un tout autre pari: celui d’un environnement numérique au service de la danse, pour des corps en mutation, vers la métamorphose d’une relation duelle. Chapeau, à suivre…

Je vous propose de continuer la route en 2013, année où Marseille sera capitale européenne de la culture. La danse y occupera une place scandaleusement faible. Il va falloir chercher, voyager, se déplacer. Putain de danse !

Pascal Bély – Le Tadorne.

1- Olivier Dubois; “Rouge” – Festival Uzès Danse. /  “Révolution”- Le 104, Paris. / “Tragédie” – Festival
d’Avignon.

2- Radhouane El Medeb, Thomas Lebrun; “Sous leurs pieds, le paradis” – Festival Montpellier Danse.

3- Israel Galvan; “La curva”- Théâtre de Nîmes.

4- Emanuel Gat; “«Brilliant Corners» – Pavillon Noir d’Aix en Provence.

5- Mathilde Monnier; “Twin paradox” – Festival Montpellier Danse.

6- Maguy Marin – “Nocturne” – Biennale de la Danse de Lyon.

7- Maud le Pladec – “Proffesor / Live” – Festival « Les musiques », Marseille.

8- Danya Hammoud – « Mahalli » – Festival Montpellier Danse.

9- Mitia Fedotenko – « Sonata Hamlet » – «Sujet à vif », Festival d’Avignon.

10- Dave St Pierre – Création Biennale de la Danse de Lyon.

11- Alexandre de la Cafinière – « Sens fiction » – « Question de Danse » à Klap, Maison pour la Danse, Marseille.

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Putain de danse à la télévision.

Le marketing culturel a gagné. Insidieusement, il subordonne le qualitatif à l’audimat, à une rengaine qui résume à elle seule la pensée politique: «qu’importe la manière, l’important est de toucher le plus grand nombre» ; «si la venue d’une star doit faire venir du public, alors qu’importe qu’elle ne soit pas la meilleure», avons-nous lu sur Facebook à propos d’Emmanuelle Beart qui sera au Palais des Papes en juillet 2013.  Ce marketing s’est inspiré des codes de la communication télévisuelle pour soumettre les professionnels du spectacle vivant à une forme de raisonnement binaire: pour toucher le grand public, il faut l’assujettir. Difficile, pour le spectateur, de percevoir les véritables enjeux qui se cachent derrière le slogan de «l’ouverture à la diversité du public» à travers l’accession aux médias dits populaires. Difficile, car de l’ordre du non-dit, du refoulé, masqué par l’étiquette du «théâtre pour tous». Cache-sexe, en réalité? d’enjeux bien plus prosaïques: ceux renvoyant sans doute aux conditions matérielles de travail des artistes et de productions de leurs spectacles.

Le meilleur exemple nous a été donné par le chorégraphe Olivier Dubois. Cet été, au Festival d’Avignon, il a accompli un miracle: «Tragédie» fut ovationné. Pensez donc: une ?uvre de plus d’une heure quarante, avec 18 danseurs, nus, pour célébrer l’Humanité en résistance! Pièce dans laquelle Olivier Dubois lève le voile, exhibe toute son intelligence des corps et du mouvement! Et qui repose sur un parti pris esthétique radical: composer un poème chorégraphique savamment agencé, ordonnant les gestes des danseurs tels des rimes textuelles, sans pour autant perdre la force brute de corps comme jetés en pâture aux désirs du public. Une pièce, enfin, qui joue de la faille entre la condition physique d’être humain et l’appel à un au-delà: la recherche d’une Humanité. Une transe, une jouissance des sens et de l’esprit. Las, post coïtum?

…quelques mois après, Olivier Dubois part en promotion. En France, cette pièce est programmée à Pontoise, Martigues, Mâcon, Villeneuve-d’Ascq. Puis deux dates à Paris, au 104. C’est peu et c’est tout. Alors donc, Olivier Dubois entame une tournée promotionnelle à la télévision. D’abord sur France 2, dans «Des mots de minuit». Inutile de revenir sur les questions sans grand intérêt du journaliste Philippe Lefait qui semble préoccupé par la «sueur» et le cout de la production du spectacle (s’inquiète-t-il de la même manière pour le cinéma et le théâtre?). Décidément, la danse est  toujours illégitime. A la rigueur, on la sollicite comme caution intellectuelle ou comme aphrodisiaque lorsqu’il s’agit d’encanailler les esprits noyés dans l’ennui le plus profond. Sur le plateau, Michel Blazy, artiste plasticien, n’a «rien» à dire à Olivier Dubois après avoir visionné les images du spectacle. L’équation selon laquelle la danse, la révolution, le sexe et un présentateur barbu qui mâchouille ses lunettes semble être amplement suffisante pour mener à bien l’opération marketing. Peu importe la vacuité et l’ennui, pourvu qu’on additionne. D’ailleurs, Olivier Dubois ne se prive pas de renvoyer à Philippe Lefait qu’être danseur, c’est être «une pute de l’art avec savoir, élégance et conscience». Bien vu.

Rien de plus normal à ce qu’il continue à faire la pute (qu’il nous excuse cette familiarité) dans l’antre du proxénétisme le plus légal. Quelques jours après, ce sera au tour de Canal Plus dans l’émission du Grand Journal. Non qu’il soit invité en plateau? «Tragédie» est massacré dans un format minimaliste («la Short list») où plus c’est court, plus c’est con. À 1’15, vous pouvez entendre Olivier Dubois faire la réclame (ses phrases n’excédent pas 3 secondes !) avec une expression culte que ne manqueront pas de s’emparer les communicants des théâtres en recherche de slogan pour attirer le chaland : «Tragédie n’est pas tragique» (sic) tandis que le commentateur en rajoute dans l’excès : «Olivier Dubois provoque le spectateur» (qu’en sait-il, lui qui n’a probablement pas vu «Tragédie»). À 1’53, c’est terminé. À peine 38 secondes pour massacrer un propos et insulter les spectateurs d’Avignon et d’ailleurs. Un doute surgit alors: et si «Tragédie» n’était qu’un savant calcul pour relier le spectaculaire au marketing et servir son promoteur, lui qui sait si bien provoquer le peuple tout en l’attirant à son beau panache.

«Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse?». Ce romantisme noir confine au cynisme, surtout quand on dépasse le champ de la scène. Si être un artiste c’est être une catin, la transe suscitée par la beauté des corps en convulsion, sur scène, ne peut être mise sur le même plan qu’une démarche strictement commerciale. D’ailleurs, une geisha ne se départit jamais de son raffinement et ne s’adonne pas systématiquement à la prostitution. Si l’ivresse ou la jouissance sont recherchées par un créateur, si la question de la diffusion d’une ?uvre mérite d’être posée, surtout dans un contexte défavorable, comme c’est apparemment le cas pour “Tragédie” ; n’oublions pas pour autant ces bons mots de Musset, encore lui :

 «Puisque c’est ton métier, misérable poète,

Même en ces temps d’orage, où la bouche est muette,
Tandis que le bras parle, et que la fiction
Disparaît comme un songe au bruit de l’action ;
Puisque c’est ton métier de faire de ton âme
Une prostituée,  et que, joie ou douleur,
Tout demande sans cesse à sortir de ton c?ur ;
Que du moins l’histrion, couvert d’un masque infâme,
N’aille pas, dégradant ta pensée avec lui,
Sur d’ignobles tréteaux, la mettre au pilori.»

C’est ainsi que la télévision rassemble autour d’elle ceux qui sont prêts à réduire leur art à des slogans et les paresseux de tout poil pour qui faire entrer les spectateurs dans un théâtre nécessite d’utiliser les codes du marketing le plus abject. Dit autrement, la forme ne serait plus connectée au fond. Cette union sacrée nous inquiète, car ce processus s’amplifie (il suffit d’entendre chaque année les directeurs du Festival d’Avignon -et bien d’autres- ne faire qu’un bilan quantitatif de leur programmation). 

L’art risque donc de n’être qu’une marchandise. Précisément l’inverse de la démarche artistique proposée dans “Tragédie“.

Désolé, mais nous n’accepterons jamais d’être client pour une passe, fut-elle un chef d’oeuvre d’une heure et quarante minutes.

Pascal Bély et Sylvain Saint-Pierre, Tadornes

La critique de “Tragédie” sur le Tadorne: Au Festival d’Avignon. Secoué.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Bilan du Festival d’Avignon 2012 : nos présences, nos absences et leur indignité.

Qu’un festival ne soit plus populaire, qu’il ne me permette plus de m’inscrire dans un mouvement, est inquiétant. Sur toute la durée de cette 66ème édition, j’ai vu 38 spectacles pour un coût total de 1850 € (830€ de places et 1020€ de location d’appartement). Seulement neuf d’entre elles m’ont éclairé, enthousiasmé, tourmenté. Respecté, j’ai eu envie d’écrire. Passionnément. Neuf, soit moitié moins que les années précédentes. Neuf soit vingt-neuf propositions où j’ai, au mieux erré, au pire sombré dans le néant.

Cette proportion est inquiétante et signe une crise de sens, de valeurs, de propos. Trop rares ont été les moments où j’ai pu penser, faire mon chemin. Me revient alors le jugement éclairé d’un spectateur, posté sur sa page Facebook: «Cette année le public est absent d’Avignon. Vous ne comprenez pas la différence entre tenir compte du gout du public et simplement tenir compte de sa présence…».

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Notre présence.

Le public était présent. J’étais là pour «La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel. Rarement, je n’ai vu une telle humanité en jeu dans cette cour qui écrase tout. Ici, l’art a repris ses droits et les artistes ont dansé pour caresser les murs et calmer cet espace autoritaire. Ils ont accueilli mes fragilités pour me restituer une vision sur la place de l’art dans une société en crise. J’en suis sorti plus fort, plus habité. Mouette.

Sophie Calle n’est pas une artiste de théâtre. Elle expose. Et pourtant, elle a créé la scène autour de sa mère, décédée en 2006, jusqu’à lire quotidiennement son journal intime. «Rachel, Monique» était à l’Église des Célestins .Tel un rendez-vous avec une chanson de Barbara, nous y sommes revenus plusieurs fois comme un besoin vital de ressentir une nostalgie créative. Le 28 juillet à 17h, nous étions présents alors qu’elle lisait les dernières pages. Sophie Calle a créé le rituel pour nous rassembler, celui qui nous a tant manqué pendant le festival.

Le chorégraphe Olivier Dubois est arrivé le 25 juillet et a provoqué le séisme que nous attendions. Avec «Tragédie», nous étions spectateurs et acteurs de notre humanité en mouvement. Nous avons ovationné ces dix-huit danseurs. Pas un seul n’a échappé à mon empathie. Processus identique avec Jérôme Bel où dans «Disabled Theater» des acteurs handicapés mentaux ont réduit la distance pour que la danse fasse lien au-delà des codes usés de la représentation. Avec «33 tours et quelques secondes», Lina Saneh et Rabih Mroué ont tenté de renouveler ces codes à partir d’un dispositif sans comédien. Sans ma présence, cette pièce ne pouvait exister. J’étais là parce que l’absence a donné une âme au théâtre .

En nous convoquant sous la scène du Palais des Papes, le performeur sud-africain Steven Cohen nous a plongés au sens propre dans les bas fonds de l’humanité pour y vivre l’horreur de l’extermination des juifs. On ne s’en sortira jamais. Un regret: peu de spectateurs ont vu cette performance (jauge d’à peine 50 places) et n’auront fait connaissance avec cet artiste hors du commun qu’avec «Le Berceau de l’humanité», oeuvre bien moins aboutie.

Avec «Conte d’amour», le suédois Markus Öhrn nous a lui aussi donné rendez-vous au sous-sol pour y vivre, par caméra interposée, l’effroi de l’amour incestueux. Rarement je n’ai senti un public aussi présent face à une bâche de plastique qui nous séparait des acteurs. Même présence pour «Disgrâce», mise en scène par Kornel Mundruczo qui m’a donné envie de lire cet été, le roman de J.M Coetzee. Du théâtre vers l’écrit pour lire autrement.

Au cours de ce festival, j’ai parfois ressenti l’effondrement de notre civilisation. Seul Roméo Castellucci pouvait s’emparer de ce trou noir qui pourrait nous sauver. «The Four Seasons Restaurant» n’était qu’une initiation. Un autre monde est à venir.

 Le goût du public.

Festival d’Avignon, festival de création ? Pas si sûr…Comme tant de théâtres en saison, il s’est moulé dans le consensus mou qui ne fait émerger aucune idée, à peine incarnée par des acteurs. Les logiques de coproduction priment sur des prises de risque assumées comme si la responsabilité des deux programmateurs d’Avignon se diluait dans des contrats à multiples feuillets.

Il y avait d’ailleurs une certaine indécence à nous proposer «Les contrats du commerçant. Une comédie économique» de Nicolas Stemann à 36 euros la place, prix à payer pour subir un délire de clichés rabâchés sur la crise financière et la possibilité de quitter le spectacle pour la buvette installée pour l’occasion. Le public aisé (présent ou absent, là n’était plus la question !) a beaucoup aimé. Moi pas. .

Autre propos démagogue. Celui de Thomas Ostermeier (artiste associé du festival en 2004) qui m’avait habitué à plus de rigueur. Son théâtre participatif autour d’ «Un ennemi du peuple» d’Henrik Ibsen n’était qu’une énième reproduction d’un système de pensée que l’on répète à l’infini. Ce théâtre bourgeois sans vision va à coup sûr plaire aux programmateurs qui trouveront là, à moindres frais, de quoi faire de leur établissement un lieu de citoyenneté! Est-ce du niveau du Festival d’Avignon ?

Le public aime Christoph Marthaler (artiste associé du festival en 2008). Était-ce bien judicieux de nous proposer «My Fair Lady, un laboratoire de langues», spectacle certes très drôle, mais si vain. Le public aime Joseph Nadj (artiste associé du festival en 2006). Certes. Mais «Atem le souffle» était une oeuvre venue d’en haut vers le bas. Si Avignon est une chapelle, je n’ai pas choisi d’être pénitent ou pèlerin.

Additionnées, ces propositions ont provoqué  une censure sourde qui n’autorise presque plus aucune élévation de la pensée. La danse a nourri ce processus jusqu’à servir d’appât, elle qui stimulait il y a seulement quelques années, des débats sans fin. Romeu Runa produit par les Ballets C de La B (fournisseur officiel annuel du Festival. Je fais le pari qu’ils seront programmés en 2013), Sidi Larbi Cherkaoui, et Régine Chopinot. n’ont été que des «produits» d’appel: une danse du vide pour un trop-plein de clichés et de déjà vu. J’ai regretté l’échec de la proposition de Nacera Belaza: «Le trait» n’était finalement qu’une courbe s’épuisant sur elle-même. Tout comme ais-je été déçu par le peu d’énergie dans «C’est l’oeil que tu protèges qui sera perforé» de Christian Rizzo: le mouvement était au service d’une «installation» où l’on est passé trop vite d’un «ici» à un «là».

À mes remarques, une affirmation est revenue, comme seule réponse: «oui, mais il y avait de belles images». En tant qu’artiste associé, Simon McBurney nous a imposé sa critique du théâtre: peut-il aujourd’hui transcender sans l’image? Dans «Le maitre et Marguerite» à la Cour d’Honneur, il nous  infligé un surtitrage aberrant, permettant au théâtre d’abdiquer face au poids de l’image. Le public a aimé. Et alors ?

Notre dignité, notre potentiel, notre rôle.

Dans un article publié dans Libération en mars dernier, le philosophe Bernard Stiegler et l’acteur Robin Renucci écrivaient: «Jean Vilar a inventé une place pour le spectateur en affirmant sa dignité, son potentiel et son rôle. Réinventons dans notre contexte la relation entre l’art et la société dans un souci d’élévation permanente». Tout au long du festival, cette relation a souffert.  L’artiste associé, Simon McBurney, y a largement participé: il nous a imposé son réseau qui nous a négligés. La palme revient à Katie Mitchell qui a démissionné avec une oeuvre radiophonique («Les anneaux de saturne») et une conférence sur le réchauffement climatique («Ten billion»)! Mais de quel théâtre de création s’agit-il? Avec «La négation du temps», William Kentridge a recyclé sur scène son installation actuellement exposée à la Documenta de Kassel. Mais quel ennui ! Avec «L’orage à venir», le collectif Forced Entertainment m’a bien fait marré la première heure, mais à la seconde, j’ai décroché: s’interroger sur la narration au théâtre aurait pu les amener quelque part sauf qu’ils n’ont cessé de recommencer. Mais pour qui nous prend-on? La palme de l’oeuvre indigne revient probablement à Katya et John Berger pour «Est-ce que tu dors?». Cette proposition de médiation culturelle au musée était obscène. Le père et la fille ne se rendant pas compte que leur dissertation d’un niveau terminale sur l’oeuvre d’Andréa Mantegna («la chambre d’amour») ne visait finalement qu’à se coucher dans le même lit. Personne n’a quitté la Chapelle des Pénitents Blancs pour autant à la différence de “Conte d’amour“!

Les Français Sandrine Buring et Stéphane Olry n’ont pas été en reste. Avec «Ch(ose) / Hic Sunt Leones», ils ont osé nous faire dormir sur des transats pour mieux nous enfumer sur leur incapacité à finir une oeuvre dans les temps. Pourquoi les avoir programmés ?

Les enfants? Ils n’existent toujours pas dans ce festival. C’est un non-public, jusqu’à leur infliger «Les animaux et les enfants envahissent la rue» de Suzanne Andrade et Paul Barritt. Trois comédiens se baladent dans une bande dessinée projetée en vidéo avec pour seul horizon, l’histoire d’un quartier où les gamins sont voués à ne jamais sortir de leur misère. C’était un spectacle à la pauvreté scénique déconcertante, bête et dépressif.

 Notre absence.

Le théâtre français a incarné un «système» sans vision qui s’enferme dans un entre soi parisien terrifiant. Ce que j’ai vu à Avignon fut profondément mortifère, ancré dans un théâtre où la forme, les effets visuels prenaient le pas sur tout le reste. À chaque représentation, je me suis ressenti déconnecté, pas là. Consommateur, mais jamais sujet.

Éric Vigner pour«La faculté», Stéphane Braunschweig pour«Six personnages en quête d’auteur», Guillaume Vincent pour «La nuit tombe» et Séverine Chavrier pour «Plage ultime» ont pollués ce festival avec leur théâtre insignifiant.

À côté Bruno Meyssat avec «15%» et Jean-François Matignon avec «W/GB84» avaient un propos pour le Festival : sauf qu’ils nous ont perdus en route. L’un par excès poétique, l’autre par excès d’ambition.

Le 28 juillet, je décidais de me rendre aux dernières heures de la performance de Sophie Calle pour revoir ensuite «Tragédie» d‘Olivier Dubois et assister de nouveau au deuxième acte avec les acteurs de «La mouette» d’Arthur Nauzyciel.

Le 28 juillet fut mon festival. Comme une réponse aux programmateurs qui sont devenus, comme tant d’autres,  des techniciens du spectacle.

Sans projet.

Pascal Bély – Le Tadorne.

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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON

Festival d’Avignon : la der des ders?

Samedi 28 juillet 2012. C’est la dernière journée à Avignon. L’édition 2012 me laisse un étrange goût d’inachevé, comme si on m’avait confisqué une partie de mon projet, celui d’un spectateur au «travail», en pensée réflexive. Mon festival ne peut se terminer ainsi. Ce jour sera mien.

Depuis le 7 juillet, Sophie Calle propose à l’Église des Célestins une exposition émouvante autour de sa mère, disparue : «Rachel, Monique». Au début du festival, je l’avais parcourue avec deux «Tadornes», Sylvie Lefrere et Sylvain Saint-Pierre (Au Festival d’Avignon, Sophie Calle: la traversée d’un continent intérieur.). Pendant tout le mois, à certains moments de la journée, elle a lu des extraits du journal intime de sa mère. En ce 28 juillet, nous y revenons. Il y a foule.

Un autre Tadorne est là (Laurent Bourbousson), des amis, des connaissances, des spectateurs croisés pendant les trois semaines du festival. Sophie Calle nous offre le rituel qu’il nous faut avant de partir! Le metteur en scène Pippo Delbono est là, petite caméra en main. Il la filme. Nous nous approchons pour échanger avec lui. En confiance. Il nous a manqué. Amicalement, il pose sa main sur nos épaules, comme pour prolonger le geste de Sophie Calle: celui d’une grâce infinie.

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Quasi religieusement, des groupes de spectateurs se massent autour des haut-parleurs pour l’entendre lire les dernières pages. La voix est presque blanche. Nos visages sont graves. À ce moment précis, l’intensité de notre écoute en dit long sur la qualité de la rencontre avec cette artiste. «Rachel, Monique» est une exposition majeure parce que l’art projette l’intime dans un bien commun: n’est-ce pas dans l’esprit du Festival d’Avignon désiré par Jean Vilar? Sophie Calle a été l’artiste associée de tant de spectateurs?

Deux heures après, Francis Braun, contributeur pour le Tadorne, écrit sur Facebook. Il n’est pas avec nous, mais ressent ce qui est en train de se passer?

«C’est bizarre, en partant du Festival d’Avignon, nombreux sont ceux qui retournent voir l’exposition de Sophie Calle. C’est comme si elle et Rachel-Monique témoignaient, toutes les deux, d’un définitif départ. C’est comme si on allait dire, en même temps qu’au Festival, adieu à une ville, à des pierres, à des gens, à des moments choisis et des mains qui claquent, à des sentiments trop enfouis. C’est comme la fin d’un pèlerinage heureux, comme sorti d’une messe qui ne voudrait pas finir, c’est comme si on voulait pour toujours, garder des photos dans la tête, des images souvenirs, des instants de magie. C’est comme si on arrivait au bout de l’histoire d’un été, au but qu’on n’aurait pas voulu atteindre, à la ligne qu’on ne voudrait pas briser. Cette peur de franchir et regretter de dire: c’est fini, c’est déjà fini. Mais, c’est trop tôt. On décide autrement. On ne s’avoue pas vaincu. On a changé d’avis. On va, guidé par une force invisible, vers la Place des Célestins. C’est là que se tient l’exposition de Sophie Calle. C’est là qu’on se rend compte qu’on veut y retourner, même si on connait ce que l’on va voir. En franchissant les marches de l’Église, on s’incline comme pour donner à nos yeux les dernières images d’une mère qui n’en finit de partir…on pousse les rideaux et nous voilà submergés par une voix, une lancinante récitation d’un journal…Elle lit les mots de sa mère, véritable histoire d’un quotidien. Des mondanités, des déjeuners, des repas avec untel, des abandons, des solitudes…des courses, du shopping, des choses inintéressantes (c’est normal), des notes parfois acides, des choses belles, une vie quoi…

On marche sous les voûtes de l’Église , on est submergés, on aime et on se tait, car cela appartient à cette femme lunettes noires-bon sourire…on la laisse, et on s’éloigne, on est venu pour l’exposition et un peu pour l’entendre, c’est un moment de silence…à pas feutrés, on regarde, on y songe, on reste muet et on garde pour soi ces sentiments étranges… Salut Rachel, Monique, salut Festival, salut Simon, Steven et les autres, salut les amis de rencontres, salut à ceux qui étaient assis à côté, devant, ou derrière…salut aux passionnés..On réserve pour l’année prochaine? »

Nous quittons les Célestins, conscients d’avoir vécu un moment unique.

Il est tant de retrouver Benjamin Bertrand, Arnaud Boursain, Marie-Laure Caradec, Sylvain Decloître, Marianne Descamps, Virginie Garcia, Karine Girard, Carole Gomes, Inès Hernandez, Isabelle Kürzi, Sébastien Ledig, Filipe Lourenço, Thierry Micouin, Jorge More Calderón, Loren Palmer, Rafael Pardillo, Sébastien Perrault et Sandra Savin. Dix-huit danseurs qui nous ont embarqués mardi dernier. Nous voulons être à nouveau du voyage (Au Festival d’Avignon. Secoué). Cette chorégraphie est si généreuse qu’elle peut supporter plusieurs allers et retours. Avignon est un berceau de l’humanité que sa danse agite. Ce soir, «Tragédie» d’Olivier Dubois soulève le ch?ur et les c?urs des spectateurs: c’est aussi un rituel, comme si sa danse évoquait le long cheminement du spectateur du Festival. À cette heure-là, du Cloître des Carmes, Olivier Dubois chuchote à Sophie Calle : entre la mort et l’humanité, il y a l’artiste qui danse, il y a l’artiste qui expose l’âme.

Il est minuit trente. Nous décidons de rejoindre le Palais des Papes pour revivre le deuxième acte de «La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel (Au Festival d’Avignon, la beauté sidérante de “La mouette” d’Arthur Nauzyciel). Nous voulons clôturer notre festival avec cette troupe merveilleuse d’acteurs. Leurs destins tragiques résonnent particulièrement ce soir. Arthur Nauzyciel a permis à de nombreux spectateurs d’Avignon de se projeter dans une ?uvre où l’art et ses désirs les plus fous se confrontent à nos tragiques humanités. À 2h15 du matin, Sophie, Olivier et Arthur viennent de m’offrir le plus beau final: Nina danse, Konstantin tragédie, et nous voilà tous mouettes.

Tragiquement mouette.

Pascal Bély- Le Tadorne.

Photo Sophie Calle: Gilbert Traina.

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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON

Festival d’Avignon : promis, nous recommencerons?

Chaque année, le Festival d’Avignon est une performance, un défi : 33 spectacles vus dans le In, 15 dans le Off, auxquels il faut ajouter l’animation de six rendez-vous avec les spectateurs et les artistes lors des «Offinités du Tadorne» programmée au Village du Off.

Il est encore trop tôt pour écrire le bilan artistique. Mais à quelques heures du départ d’Avignon, quelques images?

Sur la Place des Corps Saints, je n’arrivais plus à quitter Sylvie et Sylvain. Nous venions de vivre un moment exceptionnel avec l’exposition de Sophie Calle, «Rachel, Monique».

Sur la place des Corps Saints, nous improvisions avec Sylvie un meeting de protestation avec des spectateurs du nord de la France contre le spectacle de  Régine Chopinot. Tous ensemble, tous ensemble !

Sur la Place Pie, j’avais envie d’une glace à la fraise. Dans « Bonheur titre provisoire», l’actrice Pauline Méreuze m’avait donné le goût d’y croire encore?

Sur la Place du Palais des Papes, il était 16h. Nous sortions des profondeurs du Palais. Les rats des camps avaient fait le voyage jusqu’à Avignon. Frigorifiés. Exténués. « Sans titre» de Steven Cohen restera pour longtemps une expérience hors du commun.

Sur la Place des Carmes, à la sortie de «Tragédie» d’Olivier Dubois, j’avais envie de danser avec Sylvie tant nos corps électrifiés avaient de l’énergie à revendre.

Sur la place de l’Horloge, nous étions comme des abrutis à chercher quelle direction prendre. Avec Sylvie, nous trouvions que la création de Thomas Ostermeier, «Un ennemi du peuple», ne nous rendait pas intelligent.

Au Palais des  Papes, c’était l’entracte de “La Mouette” d‘Arthur Nauzyciel. Avec Sylvie et Igor, nous n’en revenions pas d’assister à tant de virtuosité tandis que les acteurs mouettes s’échouaient sur la scène.

C’était le lendemain. «Et si on y revenait ?» lançais-je à Sylvie pour plaisanter. On a vu deux fois «Conte d’amour» de Markus Öhrn, parce qu’il le fallait, parce que cette oeuvre était surréaliste dans le paysage théâtral contemporain.

C’était à 18h45. Elle arriva. Julia dansa. Premier frisson du festival.  «Disabled Theater» de Jérôme Bel fut une grande leçon de théâtre.

 Dans le bus de la Manufacture, Bernard, Sylvie et moi-même trouvions que Facebook était une belle toile d’humains. Merci à  Renaud Cojo de nous avoir reliés.

Dans le bus de la Manufacture, Claire me souriait. Nous venions de nous rouler dans les prairies des  plaines fertiles de Belgique où «Baal» du Théâtre Antigone nous avait invités !

À la descente du bus de Montfavet, je découvrais ahuri le vol de ma selle et de ma tige de vélo. Je savais bien qu’il ne fallait pas voir «Le trait» de Nacera Belaza.

 «Sylvie, où êtes-vous ?» restera une phrase culte. Tandis que Sylvie Lefrere partait avec son micro à la rencontre des spectateurs, j’ouvrais les débats sous le chapiteau avec ceux qui étaient présents pour «Les Offinités du Tadorne». Nous avons aimé ces rendez-vous, souvent sans filet, mais en sécurité parce que c’était bienveillant. Je me souviendrais de la complicité des artistes que nous avions invités (Christiane Véricel, Étienne Schwartz, Michel Kelemenis, Renaud Cojo, Gilbert Traina), de la profondeur des regards portés sur les spectacles avec le public (ah, Pascale, je vous aime !), du soutien sans faille de Christophe Galent du Festival Off, de l’engagement des professionnels de la toute petite enfance. On recommencera?Promis.

 «Pas d’accord», «D’accord», «Es-tu sûr de vouloir rester sur Avignon ?», ?Ah, la page Facebook du Tadorne ! Elle a été notre mur des Lamentations, notre mur pour nos graffitis amoureux, notre mur pour nous frapper la tête, notre mur pour nous soutenir, notre mur pour pouvoir le sauter, notre mur contre vos façades, ?Merci à Robin, Marie-Anne, Gilbert, Pascal, Emeric, Jérôme, Martine, Clémence, Johanne, Catherine, Marc, Ludo,Virginie, Hugues, Sébastien, Pascale, Thomas, Nicolas, Robin, Céline, Agnès, Noonak, Mickey, Alain, Philippe, Charles-Eric, Loïc, Bertrand, Christiane, Rita, Marc, Pierre-Johann, Simon, Emeline, Tiago, Sophie, Frederike, Valerie, Clémentine, Nicolas, Marie, Thibaud , Monica, Isabelle, Magali, Karime,…Vous avez été plus de 35000 visiteurs uniques pendant tout le festival! On recommencera?Promis.

Et puis…Laurent, Francis, Sylvain, Bernard, Sylvain, Alexandra. Et vous Sylvie! On a fait une belle équipe de Tadornes. On recommencera? Promis.

Et puis. Il y a tous les lecteurs du Tadorne. Le blog a battu son record d’audience. Près de 25000 visiteurs uniques (contre 11 000 l’an dernier). Vous avez beaucoup consulté l’article de Sylvie sur Sophie Calle, mes coups de gueule à l’égard du théâtre français et contre le spectacle de Régine Chopinot, les critiques des spectacles d’Olivier Dubois et de Markus Öhrn. Nos différentes sélections sur le Off semblent avoir été appréciées.

On recommencera.Promis.

Promis.

Pascal Bély, Le Tadorne.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES Vidéos

“Tragédie” d’Olivier Dubois. Secoué.

À la sortie du Cloître des Carmes, je m’égare. C’est une sensation étrange tandis qu’à l’intérieur, mon corps vibre.  À la perte des repères spatiaux temporels, s’ajoute une immense joie, celle d’avoir approché de près ce qui fait lien entre les hommes. Je me sens tragiquement heureux, profondément capable.

«Tragédie» d’Olivier Dubois, pièce pour neuf hommes et neuf femmes, perturbe le paysage chorégraphique. Le nombre (à quand remonte une telle proposition groupale?), la nudité (on oublie enfin les stéréotypes sexués), la musique (composée par François Caffene loin du vrombissement habituel en danse contemporaine) déplacent mon regard vers un ailleurs, du détail d’une partie vers une métaphysique du tout. Comme si cette partition dépassait la rencontre entre l’intention du chorégraphe et le désir du danseur. Là où le metteur en scène Roméo Castellucci présent cette année au Festival explore un au-delà pour nous y propulser (plus rien n’est possible avec notre civilisation épuisée), Olivier Dubois part de la conscience du corps qui danse pour créer «l’image», celle qui pourrait faire «humanité» pour chacun d’entre nous. Là où, dans ce même Cloître des Carmes en 2010, l’Espagnole Angelica Liddell faisait saigner son corps intime pour évoquer notre destin commun, Olivier Dubois sculpte le groupe pour qu’émerge la conscience qu’un tout nous sauvera de notre tragédie de n’être qu’homme, entité sociale et sexuée.

D’où nous viennent-ils donc pour qu’une telle force surgisse des profondeurs des coulisses du Cloître des Carmes, séparées de la scène par un rideau de fines lamelles noires, membrane perméable qui relie le vrai au beau. À l’appel de la danse, ils répondent, lentement, entre parade militaire, défilé de morts-vivants et procession fantomatique. Aux battements réguliers d’un tambour, j’entends leurs pas qui brisent mes armures. Cette marche est longue. Leur regard déterminé me bouleverse. Ils nous viennent de loin. J’en suis convaincu. Ils ont traversé l’Histoire et ne sont pas dupes: «Mais qu’avez-vous donc fait là ?» semblent-ils nous dire. Qu’avons-nous fait de notre humanité? Alors ils marchent, apparaissent puis disparaissent. À un, à deux, à plusieurs. C’est une partition pour régler le pas du «propos» et qu’il fasse mien. C’est enivrant: la répétition du mouvement ne vise rien d’autre qu’à questionner le sens de notre présence ce soir, métaphore du désir qu’il faut transcender. Que me dit ce mouvement, au-delà de cet homme, de cette femme? Comment percevoir au-delà du rideau? Notre humanité a besoin de temps pour se laisser approcher. Olivier Dubois n’est pas pressé: point de vidéo pour accélérer; point d’artifices pour faire illusion. Ici, l’humain travaille avec une pureté qui fait frémir.

Là où tant de propositions chorégraphiques me tombent dessus telle une incantation vers le désespoir, «Tragédie» honore l’histoire de la danse et nous offre une vision éclairée de notre destin commun (comment ne pas voir de derrière les rideaux, les âmes de Maguy Marin et de Pina Bausch chorégraphier les corps évanescents pour qu’ils surgissent sur le plateau, telles des âmes en peine d’un regard). Il y a cette belle lumière musicale qui fait apparaître des statues grecques posées dans un musée qu’il faut dépoussiérer. Elles s’y égarent et provoquent la tempête en sculptant le groupe de leurs déplacements horizontaux. Et miracle: la danse se fait horizon! Le groupe est corps tandis que tous ses mouvements donnent à chacun la conscience d’un sentiment d’appartenance au choeur. Celui-ci se confronte à son destin: se dépasser ou disparaître sous le poids des guerres fratricides. Le collectif repart au combat et ne lâche rien: il lui faut se libérer des empêchements moraux, religieux pour entendre autrement la souffrance et la métamorphoser vers des possibles utopies…

Olivier Dubois suggère alors qu’aux rapports normés entre homme et femme se substitue une humanité féminine capable d’affronter avec force sa survie. Il libère la créativité lors d’une transe où chacun puise dans l’énergie tellurique du groupe sa part d’humanité. De mon siège, je transe avec chacun. Traversé par le rock, musique des âmes en fusion, je m’approche, je tape des pieds, je tends mes bras. Je suis littéralement aspiré par un trou noir où une jeune femme aux rondeurs de paysage marin m’invite à rejoindre les profondeurs…D’où surgira la procession d’une humanité blessée à jamais par la Shoah. Car c’est ma tragédie.

Ma force.

Notre lumière.

Pascal Bély, Le Tadorne.

«Tragédie » d’Olivier Dubois au Festival d’Avignon du 23 au 28 juillet 2012.

Olivier Dubois sur le Tadorne:

La révolution « Rouge » d’Olivier Dubois revitalise la danse.

Au Festival d’Avignon : épidermiquement, Olivier Dubois.

«Révolution» d’Olivier Dubois : Boléro en marche pour onze fois une.

Olivier Dubois, cet empêcheur de tourner en rond.

Une journée avec Le Tadorne au Festival d’Avignon : la mise à nu.

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OEUVRES MAJEURES Vidéos

La révolution « Rouge » d’Olivier Dubois revitalise la danse.

Curieux festival que celui d’Uzès Danse où je me perçois souvent décalé au milieu d’un public composé quasi exclusivement
de professionnels. J’ai besoin des spectateurs amateurs pour me ressentir «entouré» et non étranger à un réseau autocentré. Mais surtout l’absence d’un public de danse me rend triste: et 
s’il n’était finalement qu’une variable d’ajustement comme si les enjeux de la production et de la diffusion étaient ailleurs? Mais quel est donc le sens d’un festival en l’absence d’un public amateur?

Ce soir, j’ai fait le voyage pour lui. Depuis longtemps,Olivier Dubois a toujours nourri ma relation à la danse. Il le fait par une approche de l’humain englobé dans une humanité célébrée et éprouvée par les danseurs et le spectateur (je pense notamment à l’une de ses dernières créations, «Révolution»). Pour Olivier Dubois, interprètes et publics forment un tout: scène et salle se répondent en continu.
Ce soir, je suis au premier rang. Seul à seul. Face à face. J’ai décidé que cela serait entre lui et un spectateur amateur, depuis longtemps éclairé par sa danse.

Dès mon arrivée, il est de dos. Je sens qu’il va hurler. Du haut de ses talons aiguilles rouges, il affronte le fond de sa cage, celle de nos mémoires emmurées. Du bas de mon siège, je vois sa robe de militaire qui moule un corps empêché. Ce féminin dans ce masculin est l’alchimie pour que la parole fasse son travail, bien au-delà d’un devoir de mémoire mortifère. Ce soir, sa langue sera celle de ce soldat russe vers un spectateur qui a trop vite oublié que le corps est une arme de guerre.

Olivier Dubois danse et hurle. “Il faut que cela sorte” invoquent les psychologues après le trauma. Aujourd’hui, combien sommes-nous, combattants des temps postmodernes, à fermer notre gueule face à cette guerre financière qui automatise nos comportements, réduit nos systèmes de pensée à des logiques binaires et généralise une «bêtise systémique» (pour reprendre l’expression du philosophe Bernard Stiegler)? Combien sommes-nous, emmurés dans une parole empêchée tandis que le corps fait le sale boulot? C’est à nous qu’Olivier Dubois s’adresse par l’intermédiaire de cette étrange figure mythique qui déterre nos morts pour éclairer nos consciences. «L’humain au centre» est ce sang qui coule sur ses jambes, échappé des plaies qui ne cicatrisent jamais. Se remet-on des violences faites à l’enfant plongé dans la guerre que se prêtent les plus grands? «Rouge» est ce long processus qui renoue la parole par le corps: c’est le «vrai» travail, le reste n’est que bavardage. Cette danse est puissante parce qu’elle ne puise pas sa force dans une impuissance qu’elle surmonterait, mais dans le dépassement de soi. Son corps déplacé, encerclé, enlacé, desserré, atterré, relevé, allongé, avancé me fait immédiatement penser aux mouvements que provoque le travail psychanalytique. J’entends dans les cris d’Olivier Dubois les sons de mes pleurs étouffés qu’une image fugace de la toute petite enfance fit exploser dans un cri rageur, ravageur et libérateur.
«Rouge» entre en guerre avec nos désirs normés du corps en mouvement pour que nous osions ressentir la danse par la chair. L’enjeu n’est-il pas de retrouver la paix intérieure que 
procurent les mots du vivant? Ici, la danse s’écoute charnellement et célèbre la vie.

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Peu à peu, l’homme-dansant se mue en animal rampant pour les sans-voix: à l’esprit qui pense le corps, le corps prend la parole et met en mouvement la pensée. C’est ainsi que ce «Rouge» animal m’éclabousse de ses gouttes de sang, de sueur et de salive pour qu’à jamais, je sois contaminé par la force de ce soldat, métamorphosé en
monument vivant aux morts. Pour qu’à jamais me soit transmise la force de ceux qui n’en sont jamais revenus.

On ne fait pas taire la parole de celui dont le corps intime parle de l’humanité.

Pascal Bély – Le Tadorne. 

Olivier Dubois sur le Tadorne:

Au Festival d’Avignon : épidermiquement, Olivier Dubois.

«Révolution» d’Olivier Dubois : Boléro en marche pour onze fois une.

Olivier Dubois, cet empêcheur de tourner en rond.

Une journée avec Le Tadorne au Festival d’Avignon : la mise à nu

« Rouge » d’Olivier Dubois au Festival Uzès Danse le 20 juin 2012.

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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES PAS CONTENT Vidéos

Mon périple bruxellois (2/3) : le KunstenestpasmonFestivaldesArts.

Je ne m’attendais pas à une telle perte du propos artistique et de la mise en scène. Que s’est-il donc passé au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles, pour qu’aucune oeuvre ne soit venue me chatouiller, me surprendre, m’émouvoir.  Après quelques hypothèses émises dans un précédent article, suite et fin avec ce deuxième compte-rendu.

Árpád Schilling est un metteur en scène hongrois. «À papn?» aurait pu être un événement théâtral: une immersion dans un village reculé de Hongrie où une enseignante envoyée par l’Union Européenne introduit le théâtre au collège mais doit affronter l’opposition d’un collègue à cheval sur le dogme catholique. Les enfants et leurs éducateurs sont sur le plateau tandis qu’un documentaire documente à partir de témoignages sur ce conflit entre art et religion, modernité et tradition. Les enfants jouent leur propre rôle à moins que ce ne soit une mise en abyme (un atelier théâtre porté à la scène) dans laquelle nous sommes mis à contribution (ce moment tombe totalement à plat).

Le théâtre est le grand perdant de cette forme hybride : on s’y ennuie souvent tandis que le documentaire nous captive dans ce dilemme qui divise la communauté. Árpád Schilling aurait pu convoquer un auteur pour créer le dialogue entre la scène et l’écran. Mon regard bienveillant s’est porté sur ces enfants forts et fragiles qui sont mes concitoyens d’Europe. Dans «mon Festival des Arts» imaginaire, je me souviens du travail de Florence Lloret présenté à la première Biennale des Écritures du Réel à Marseille en mars 2012. Dans « L’alphabet des oubliés»,  le documentaire sur les enfants servait leur théâtre et le nôtre.

Autre ambiance. Rendez-vous au Kaaistudio’s pour «Book Burning» de Hans Op de Beek et Pieter de Buysser. Ce dernier incarne le narrateur, tout juste accompagné d’une malle aux trésors dont les différents tiroirs font office de décor d’un conte compliqué et ennuyeux. Ici aussi, le Kunsten joue avec les formes hybrides en invitant ce philosophe et metteur en scène à nous proposer ce «transformatador» («un genre performatif littéraire et visuel qui transforme l’énergie quotidienne en une créature mythique avec des pattes élégantes, des ailes grotesques, des ongles politiques et de grands yeux inquisiteurs. En bref, un être qui rendrait même les toréadors nerveux»). Vous ne saisissez pas l’intention artistique ? Moi, non plus. Pendant une heure trente, je m’accroche à Pieter de Buysser. Mais son jeu ne me dit rien, car son corps théâtral est absent. La malle est probablement l’objet le plus fascinant même si elle ne délivre pas tous ses secrets. Ce conte «postmoderne» se perd parce que la fiction qu’il déploie n’est pas «théâtre». Tout juste une «lecture» performative. Dans «mon Festival des Arts» imaginaire, je me souviens des oeuvres de l’auteur et metteur en scène Joël Pommerat. Cet homme me ravit car nos chemins se croisent, à pas contés.

Cette fois-ci, cela commence plutôt bien. Ils sont quatre sur scène: un belge (Pieter Ampe), deux portugais (Guilherme Garrido et Nuno Lucas), un allemand (Herman Heisig). Chorégraphes et danseurs, leurs corps se comparent aisément : petit, grand, maigre, costaud, poilu, imberbe. Manque la couleur : ils sont blancs. Quatre mecs qui dès le début se disputent la vedette autour d’un micro qui ne tarde pas à devenir la béquille de leurs talents si fragiles! Pour sortir de cette escalade, ils convoquent le théâtre, la danse, l’installation performative: qui rira bien qui rira le dernier! Ainsi, l’un glisse sa tête dans un ballon qui gonfle à vu d’ici (d’où l’expression «avoir la grosse tête»), tandis qu’un autre, puis un autre, entrent dans ce même ballon (si, si, je vous assure !). Comment ne pas penser à Magritte, aux surréalistes? C’est drôle et touchant. Mais peu à peu, le malaise s’installe: la danse est moquée jusqu’à lâcher la belle entreprise. Ils convoquent le divertissement (qui, du coup, ne fait plus rire) et finissent par tout casser lors d’un concert rock au ralenti assez pathétique (n’est pas Pierre Rigal qui veut).

Me revient alors le spectacle de Sophie Perez et Xavier Boussiron, «Oncle Gourdin», présenté au dernier Festival d’Avignon. Même rythme et successions de numéros qui moquent l’art chorégraphique jusqu’au final apocalyptique. Dans les deux cas, le propos est réactionnaire: au-delà de leur génie (qui est bien sûr immense, d’où la scène avec le ballon), il n’y a plus d’avenir pour eux, donc pour nous. Cette vision romantique du statut de l’artiste m’effraie: elle prépare le fascisme. À mettre en lien avec mon précédent article où je démontre comme l’esthétique de la communication a contaminé les arts de la scène au cours du festival. Est-ce encore de l’hybridité ?

Dans «mon Festival des Arts» imaginaire, je convoquerai la plus jeune génération pour qu’elle dialogue avec la plus âgée, en attendant que les trentenaires dépressifs fassent leur thérapie en dehors des plateaux. Je pense alors à l’oeuvre d’Anna Halprin et Morton Subotnick («Parades and changes, replay in expansion») créée en 1965, censurée pendant 20 ans aux États-Unis et revisitée en 2010 par la chorégraphe Anne Collod. La danse y était est un art total qui nous déshabillait pour nous inclure dans la parade du chacun pour tous.

“Matadouro” du chorégraphe brésilien Marcelo Evelin allait-il enfin me surprendre? Nu, il sonne l’alerte avec un tambour. Des aboiements accompagnent ces premiers pas. Il est rejoint par six hommes et une femme qui, après s’être déshabillés, tournent le dos au mur. Prêts à être exécutés et sauvés. Ils portent un masque et une machette collée dans le dos. Corps social et politique? Ils entreprennent alors une ronde infernale autour d’un micro sur le «Quintette à cordes en ut majeur» de Franz Schubert. C’est très éprouvant.  À la fois meute guerrière et pacifistes déterminés, je peine à les suivre dans leur recherche. Où vont-ils ? Peu à peu, ils me larguent même si je saisis la métaphore d’une «résistance» à toute épreuve. Mais je n’en suis pas. C’est en dehors de moi. Ici aussi, le final est sans appel. Tout ça pour ça?Dans «mon Festival des Arts» imaginaire, je me souviens de «Révolution» d’Olivier Dubois où douze femmes résistèrent en dansant le boléro de Ravel autour d’une rampe: «Je suis pris dans cette dynamique incroyable où le corps intime (symbolisé par la rougeur de l’effort et leurs perles de sueur) entraine le corps social, qui ne renonce pas même en l’absence d’un chef ! Telle une spirale ascendante, les phrases chorégraphiques finissent par créer une poésie particulière où le Boléro se métisse de rock et de jazz. La barre tremble sous le poids du corps, mais ne plie pas: elle est roseau; le corps est lierre, tresse et enchevêtre. La puissance au lieu du pouvoir !».

En 2013, je n’irai pas à Bruxelles. À moins d’un Festival des Arts pour l’imaginaire.

Pascal Bély , Le Tadorne.

A lire aussi:

Mon périple Bruxellois (1/3): trop sympa le KunstenFestivaldesArts !

Mon périple bruxellois (3/3) : du haut de la Montagne, les tout-petits voient grand.

 «A papn?» de Árpád Schilling / «Book Burning» de Hans Op de Beek et Pieter de Buysser / « A coming community » de Pieter Ampe, Guilherme Garrido, Nuno Lucas et Herman Heisig / «Matadouro» de Marcelo Evelin au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles du 16 au 21 mai 2012.

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LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

Olivier Dubois, cet empêcheur de tourner en rond.

Après la décevante exposition «Danser sa vie» proposée au Centre Pompidou, je pars au 104 pour «Révolution» d’Olivier Dubois, pièce de deux heures, pour onze femmes, sur une musique du Boléro de Ravel. Serait-ce une réponse radicale à la désincarnation en vogue chez certains chorégraphes qui confondent mouvement et matière ? Ce soir, vêtues de noir, elles dansent autour d’une barre verticale dont nous serions peut-être propriétaire, tant ce lien descendant traverse bon nombre de rapports intimes et sociaux. Si j’osais la métaphore, la barre parallèle des danseurs s’est métamorphosée au fil du temps, en barre verticale de nos relations, de nos institutions, de nos modèles de pensée. Mais c’est également la barre fantasmée par des hommes qui les imaginent se déshabiller, mais pas trop vite, pour faire durer le plaisir de la domination…Elle est aussi notre axe de travail à partir duquel nous creusons, cherchons, pour que notre  parole se déploie dans l’espace vers l’altérité…

Elles partent donc au combat. Moi avec. Pour horizontaliser. Elles sont l’articulation entre le vertical et le groupe. Mais c’est moi qu’elles déshabillent en premier comme s’il fallait me délester d’un superflu. Elles tournent sur elles-mêmes pendant de longues minutes. L’ennui me gagne, celui-là même que je n’ose plus aborder, traversé de flux d’informations par la société de la communication: mais ce soir, plus rien ne passe. Je suis brouillé. Je sens que cela va surgir. Elles tournent et je suis seul. Elles tournent et je relie pour faire mon groupe. Une à une, je les regarde et j’imagine leurs dialogues. Je lâche peu à peu…

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Ce chorégraphe, cet empêcheur de tourner en rond…
Peu à peu, la mécanique semble tourner à vide parce que l’homme machine est une représentation qui ne se régénère pas. D’autant plus que la reproduction à l’identique est un fantasme, une approche autoritaire de la société. C’est alors qu’une phrase vient bousculer cette grammaire chorégraphique bien huilée : l’une ralentit,  la  perte d’énergie se propage puis renforce leur détermination: l’union fait la force. Elles repartent. Elles tournent et se retournent. À ce moment précis, ces femmes s’écoutent et m’entendent.
Peu à peu, le mouvement de l’une entraîne la vision de l’autre et se régénère par le déséquilibre. Au risque de glisser, la réalité mécanique n’a plus de prise. Je suis en route vers leur mouvement.
Peu à peu, chacune génère l’énergie à partir d’un centre de gravité qui n’est plus un «je» tout puissant, mais un «nous» englobant.  Le rond devient relief, tel un surgissement inattendu du sens…La barre est partenaire, projet, oeuvre…Je suis pris dans cette dynamique incroyable où le corps intime (symbolisé par la rougeur de l’effort et leurs perles de sueur) entraine le corps social, qui ne renonce pas même en l’absence d’un chef ! Telle une spirale ascendante, les phrases chorégraphiques finissent par créer une poésie particulière où le Boléro se métisse de rock et de jazz. La barre tremble sous le poids du corps, mais ne plie pas: elle est roseau; le corps est lierre, tresse et enchevêtre. La puissance au lieu du pouvoir !
C’est ainsi que la barre est un mur qu’elles traversent pour ouvrir l’espace du corps politique. La quête absolue de l’émancipation devient une danse du changement. Elles s’élancent vers la victoire, crient pour libérer la souffrance (créer, c’est résister). Plus rien ne semble vouloir rattraper ces femmes courages, aux corps éoliens. L’énergie inonde le plateau jusqu’à l’infini. Le corps est une conquête ; la danse est sa révolution.
Femmes «étend’art», je suis votre porte-drapeau…
Pour «Danser sa vie», jusqu’au souffle final.
Pascal Bély, Le Tadorne
“Révolution” d’Olivier Dubois au 104 de la ville de Paris les 4 et 5 février 2012.
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LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES

«Révolution» d’Olivier Dubois : Boléro en marche pour onze fois une.

Elles sont onze, elles sont cent, elles sont mille, elles sont une, pour faire gronder la terre depuis le tréfonds des ventres et faire advenir la musique. Il est un et les invite à tonner. Elles se nomment Marie-Laure, Marianne, Karine, Carole, Capucine, Soleil, Isabelle, Clémentine, Aurélie, Stéphanie, Sandra…Elles portent, ensemble et seules, le nom de toutes les femmes qui ont traversé l’H/histoire et  fondent là, une à une, pour toutes, le chant d’une humanité en marche.

Sur une écriture au cordeau, Olivier Dubois magnifie la beauté «simple» du geste ; il emporte le cri frondeur d’une révolution au-delà de nos êtres océans pour l’ancrer au sol d’un être-ensemble, racine de nos singularités. Il joue, pour cela, de nos épidermes et de nos carcans ; si nous ne lâchons pas prise, cette révolution nous laisse sur le bord du chemin. Mais, si nous acceptons le sentier de cette humble «humanitude» en marche, tout est juste, au millimètre près, dans cette invitation à ne jamais lâcher nos utopies; même si ça nous “gratouille”. Mille et une images alors s’éveillent, des flots de sensations s’ouvrent et, l’histoire, les histoires, de nos «héroïsmes» aimés et/ou oubliés, nous rattrape(nt) sur le parcours. Combien d’amour(s) avons-nous laissé, blessé, en «oubliant» de marcher ensemble quand bien même différents ?

Au début du chemin, ces onze femmes nous éblouissent par leur «professionnalisme»; tous les gestes sont parfaits, rien ne dépasse, une technique irréprochable. Mais,une des grandes «beautés» de cette proposition réside dans sa durée…deux heures. Les gestes, par l’épuisement, la tension, vont s’estomper, se troubler, se personnifier pour mieux se singulariser. Elles sont une et elles sont onze fois une, pour faire cet ensemble. Elles fondent chacune la force d’un advenir où toutes seront. Celle qui tombe trouve la fougue de se relever dans/avec/pour l’énergie des autres. Celle qui «s’estompe» réinvente la différence. Celle qui «trouble» un geste invente un concile d’amour.

Avec ce «Révolution», Olivier Dubois poursuit le son du cri d’être; il se fait à nouveau «Faune(s)(1)» de nos «en-droits» et beau trublion gratteur de nos «écorchitudes». Les pas ouverts à ces femmes de chemin grondent d’une humanité à emprunter, quoi que puissent en dire les épidermes bottés.

«Rêve-évolution» : Ils, Elles, Ils/Elles, Ils sous une aile ou Elles sur une île? «Pour tout l’or du monde»(2)?Marchons!

Et, «dé-balisés», nous ouvrirons, peut-être, les serrures de nos hier/aujourd’hui corsetés. 

Bernard Gaurier, Le Tadorne

(1) en référence au spectacle “Faunes” d’Olivier Dubois joué au Festival d’Avignon en 2008.

(2) en référence au spectacle “Pour tout l’or du monde” d’Olivier Dubois joué au Festival d’Avignon en 2006.

« Révolution » de Olivier Dubois ? Festival Mettre en Scène à Rennes du 11 au 13 novembre