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Fol espoir.

Mais qu’est-ce qu’il nous arrive pour nous sentir aussi bien au théâtre ? Ce soir, nous sommes une petite cinquantaine de spectateurs à nous tenir groupés à « La Cité », lieu accueillant au coeur de Marseille, pour « nous ne nous étions jamais rencontrés », spectacle créé par Michel André et Florence Lloret. Tout est dans le titre : à cet instant, tout nous paraît possible, parce que le théâtre s’apprête à opérer LA rencontre.  Avec la jeunesse. Celle justement qui nous fait peur « quand on la croise dans la rue »,  titre d’une des pièces de David Bobée. Car ne sommes-nous pas plus prompt à appeler la police lorsqu’ils « errent » qu’à leur porter un regard fraternel ?

Ils sont cinq (Daouda, Belinda, Nicolas, Chloé et Marion) sélectionnés après qu’un groupe d’ « Acteurs du réel » soit allé à la rencontre de plus de cent dix jeunes Marseillais. A chacun est associé un acteur  (Hugues FESNEAU, Karine FOURCY, Josette LANLOIS, Henry VALENCIA, tous magnifiques) pour mettre en jeu leurs mots prolongés par quelques moments joliment chorégraphiés. Mais Nicolas est seul : « son » comédien ayant dû abandonner au cours de l’aventure. La vidéo va donc palier ce manque : il danse aussi après nous avoir confié sa souffrance d’être différent, parce qu’un « peu trop efféminé ». De l’écran, les autres observent pour se projeter dans le corps de l’acteur et le regard des spectateurs. Un dedans dehors, une « vidéo miroir » en quelque sorte. Entre les différentes scènes, elle vient toujours à propos pour accentuer une mise en abyme : un comédien incarne le rôle d’un jeune qui à son tour joue l’évaluateur de la « performance ». Ainsi, à partir d’une mise en scène ingénieuse et sensible, nous sommes invités à ressentir le lien entre l’acteur et son « double ». C’est dans ce lien de confiance, de respect mutuel, d’accompagnement que leur poésie s’accueille là où notre société semble (pour l’instant) totalement incapable d’être bienveillante et fraternelle.

Le théâtre opère la rencontre: Daouda  et son rap qui slame;  Belinda et sa difficulté de grandir dans la France d’aujourd’hui; Chloé accrochée à la phrase de Schopenhauer (« l’amour est illusoire ») qu’elle tend comme un poing levé pour une ré(e)volution possible; Marion pour qui « tout va bien », mais donne à entendre sa rage sur les droits des femmes en douce héritière de Simone de Beauvoir. Et puis il y a Nicolas et son corps plus tout à fait droit, comme s’il avait pris l’habitude de se courber pour éviter l’insulte.
A cinq, ils dessinent un tableau impressionniste où la poésie est l’unique langage métaphorique pour nous accueillir. A dix, ils se métamorphosent en héros d’un cinéma d’auteur né d’une « nouvelle vague ». « Nous ne nous étions jamais rencontrés » est un texte d’une force “politique” impressionnante servie par des acteurs garants d’une mise à distance nécessaire pour que ces paroles du « réel » ne se perdent pas dans une “sensiblerie” déplacée. Parce qu’elle ne tombe jamais dans la séduction facile et la démagogie, cette oeuvre dessine un « corps social » qui nous inclue à partir d’une poésie sans cesse convoquée. Michel André et Florence Lloret ont trouvé leurs « naufragés du fol espoir », titre de la dernière création d’Ariane Mnouchkine.

Justement. Le lendemain de la représentation, elle est l’invitée des « Matins » de France Culture . Pendant qu’au même instant Le Pen vocifère sur France Inter, elle nous parle de théâtre. Et là, à cet instant, par la magie de la radio, le spectacle d’hier soir me revient, comme si elle l’avait vu. De la jeunesse, elle affirme : « nous n’avons pas le droit de leur dire, – vous venez à la fin de l’histoire- ». Du spectateur, elle murmure : « au théâtre, le public prend des micros résolutions toutes les secondes. Il est ému juste après avoir ri ». De mon ressenti de la veille, elle répond : « Ce qui nous arrive au théâtre, c’est l’AUTRE. C’est la rencontre avec mon frère, ma soeur, mon semblable ». De l’acteur, elle affirme : « c’est celui qui trouve les symptômes des maladies de l’âme ». Des gens de théâtre, elle fait l’éloge : « cela nécessite qu’ils aient le courage de l’éclairage, que cela soit compréhensible et complexe à la fois ».
Vendredi 19 mars, veille du printemps. J’ai vingt ans.
Pascal Bély – www.festivalier.net

“Nous ne nous étions jamais rencontrés” de Michel André et Florence Lloret a été joué à “La cité” à Marseille du 11 au 26 mars 2010; puis le 30 mars 2010 à l’Entrepôt (Avignon) et le 2 avril 2010 à Espace culturel Busserine, de Marseille.

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EN COURS DE REFORMATAGE LES EXPOSITIONS THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN Vidéos

De la mélancolie des choses.

« Ce qui m’intéresse principalement aujourd’hui c’est que le spectateur ne soit plus placé devant une oeuvre, mais qu’il pénètre à l’intérieur de l’oeuvre » déclare Christian Boltanski au sujet de “Personnes”, l’exposition qu’il donne à voir jusqu’au 21 février au Grand Palais.

Dans la “Mélancolie des Dragons“, actuellement au Théâtre du Rond-Point des Champs-Elysées, Philippe Quesne nous fait pénétrer dans le parc d’attractions de six hommes aux cheveux longs, amoureux des groupes de hard rock des années 1990, notamment de “Wind of Change“, le  tube de Scorpions extrait de l’album « Crazy World ». Crazy World.

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Marqué par le souvenir de l’Holocauste, Christian Bolantski cherche l’émotion à travers toutes les expressions artistiques qu’il utilise. Pour “Personnes“, il quadrille le sol du Grand Palais de centaines de vêtements disposés à plat, à même le sol. Au fond de la nef, des vêtements sont à nouveau accumulés pour former une montagne au-dessus de laquelle plane une mâchoire d’acier.

Philippe Quesne propose de renouveler le regard à partir de matériaux simples et anodins.  Il choisit de ré-enchanter notre imaginaire avec de l’eau, de la fumée, des bulles de savon et six bâches en plastique. Gonflées à l’aide de ventilateurs, ces dernières se dressent pour atteindre une hauteur de six mètres et surplomber la scène. Dans la salle plongée dans le noir, elles ondulent légèrement, tels des géants ventrus. Je pense à la scène d’American Beauty où le fils des voisins montre la plus belle chose qu’il n’ait jamais filmé : un sac en plastique dansant le vent.

Alors même qu’il met en scène un poignant hommage aux morts et aux victimes, Christian Boltanski nous rappelle sans cesse à notre statut d’êtres vivants. Des battements de coeurs tonnent en permanence et emplissent l’immense espace de la nef. Ces battements -dont la puissance est démultipliée par la présence d’enceintes réparties partout- architecturent l’espace comme Janet Cardiff et George Bures Miller l’avaient fait au printemps dernier au Hamburger Banhnhof de Berlin dans The murder of crows.

Les battements de ces coeurs s’opposent à l’architecture travaillée de ce lieu qui accueillit l’exposition universelle de 1900. Surtout, ils tranchent avec le suintement métallique de la grue qui enserre inlassablement une poignée de vêtements, pour les relâcher quelques mètres plus haut.

La dureté des mâchoires métalliques contraste avec la légèreté des étoffes qui volettent quelques mètres pour venir se poser en haut de la montagne de vêtements. Elles s’emplissent d’air comme si, pour quelques secondes, les fantômes de ceux auxquels elles ont appartenu témoignaient de leur présence.

Dans La mélancolie des dragons, les six compères, amateurs de musique qui cogne, créent une montagne en recouvrant de blanc une Citroën AX. Ils s’attendrissent devant l’envol de perruques qui marquent la présence d’hommes invisibles, qui dansent. L’univers bricolé qu’ils agencent sous nos yeux est composé d’éléments triviaux, mais grâce à l’émerveillement avec lequel ils considèrent les choses, ils dépassent le kitsch. Dans les fumigènes, même un dragon en plastique peut être mélancolique.

A l’occasion de l’exposition Personnes, Christian Boltanski propose aux visiteurs de poursuivre les «Archives du c?ur » -entamées en 2008-, en enregistrant les battements de leur coeur. L’artiste projette ensuite de conserver ces archives sonores sur l’île d’Teshima dans la Mer du Japon, afin de faire battre le coeur des hommes à l’unisson.

Si l’une des particularités de Boltanski est sa capacité à reconstituer des instants de vie avec des objets, Philippe Quesne insuffle de la magie aux plus prosaïques d’entre eux.

Alors, dans les deux cas, éloge à l’absurde de nos existences ? À la puissance symbolique de certains objets ?

Vouloir être respectueux de ces artistes consiste à ne pas chercher de réponses, mais accueillir leurs remises en cause avec ce qu’elles soulèvent d’émotions et de poésie. Juste accepter de regarder les choses pour le sens qu’elles peuvent porter, mais savoir aussi les détourner pour en créer d’autres, plus belles encore(1).

Elsa Gomis – www.festivalier.net

A lire aussi la critique “cool” de Pascal Bély lors de la création de “la mélancolie des dragons” au Festival d’Avignon 2008.

(1) « J’ignore ce que recouvre le vocable d’art moderne. L’art consiste uniquement à poser des questions, à donner des émotions, sans avoir de réponse » (propos de Christian Boltanski recueillis en juillet 2009 par Catherine Grenier, commissaire de l’exposition).

 

Personnes et la Mélancolie des dragons  sont à voir à Paris jusqu’au 21 février 2010.

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Collège au bout de la nuit.

Il y a du beau, de la poésie, du cruel, du sensible et de l’humain dans l’écriture de François Cervantes. “La Table du Fond” et “Silence” n’échappent pas à la règle. Et quelle aubaine de voir dans une même soirée ces deux propositions !

La Scène de Cavaillon, partie en nomade dans les collèges proches de Cavaillon pour proposer ce diptyque, permet alors de concilier l’histoire (celle de Franck, jeune collégien) et la réalité du lieu. A entrer dans une classe pour la représentation, je me sens à la fois élève, retombant dans les affres de l’âge adolescent, et public, parce qu’après tout je vais assister à. Mais, cette distinction se perd lorsque le noir se fait. Nous, spectateurs, faisons partie du jeu, nous sommes ces élèves qui hantent les classes le soir venu. La proximité avec les deux comédiens (excellents Nicole Choukroun et Stéphan Pastor), donne à leur jeu une force, une musique, un dynamisme que seuls les mots dits nous emmènent dans notre propre être.

Nous sommes, avons été ou serons tous, un jour, ce petit Franck, qui du haut de ses 13 ans, a déserté la maison familiale, laissant ses parents derrière lui. Le père, figure absente mais présent juste au travers des paroles. La mère, travaille et parle peu avec son fils. Mauvaise passe. Mauvais âge. Mauvaise entente. Faux dialogue. Manque de compréhension. Mais qui sont nos enfants à l’âge charnier où ils sont encore petits, mais pas assez grands pour ne plus écouter ce que nous devons leur dire ?

La mère va donc partir à la redécouverte de ce fils qu’elle a connu, ne connaît plus et connaîtra. Un jeu de confession avec les professeurs se met en place. Chacun souffre de sa condition, de ce qu’il est, de ce qu’il représente. Comme si nous étions indéfiniment des adolescents. Ce jeu durera toute une nuit, une nuit à passer dans la classe de ce collège qui façonne cet adolescent, qui lui permet de découvrir la littérature, et d’opérer un « voyage dans un paysage abstrait ». La résonance est forte : la fragilité des mots donne naissance au futur de Franck. Je l’imagine. Je me ressens alors quelques années plus tôt.

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Si “La Table du fond” permet cette introspection, de rendre visible la métamorphose, “Silence” nous offre une mise en hauteur. Je suis alors l’ange du film de Wim Wenders, « Les ailes du désir ». Je plane au dessus de Franck, de sa mère, heureuse de retrouver son fils, et de ce bar qui l’a recueilli alors qu’il venait de se faire renverser par un automobiliste. Il est solide Franck, solide pour ne pas dire que son père est mort à ses professeurs, à ses camarades. Il est fragile Franck, fragile comme les pages d’un livre qu’il lit. Le récit se construit autour des dires de ses anges gardiens et de sa mère. Un aller-retour nous transporte par-delà les nuages, dans les lieux des non-dits pour lesquels les silences sont des mots. J’écoute ses paroles. Je fais vivre ses personnages avec le regard bienveillant de l’amour d’une mère pour son fils.

François Cervantes nous livre ici un des silences les plus bruyants. Une histoire d’amour entre parents et enfants. Simple. Humaine. Qu’il fait bon d’en être?

Laurent Bourbousson – www.festivalier.net

“La table du fond” et “Silence” ont été joués au collège du Calavon de Coustellet, le 20 janvier 2010.

 

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Eric Lacascade chorégraphie, à présent.

 

Au-delà d’une magnifique scénographie, d’un décor inventif  et d’une très belle lumière, c’est à une mise en scène très chorégraphiée que nous invite Eric Lacascade. Son adaptation des “estivants” de Maxime Gorki est une invitation à entrer dans la danse pour mieux y saisir les travers de nos errances et la fragilité de notre aujourd’hui.

Nous sommes loin d’un théâtre de l’esbroufe et du clinquant, tout en étant dans le plaisir visuel d’une occupation de l’espace scénique joliment orchestrée. Les déplacements du décor participent pleinement à la chorégraphie de ces hommes et ces femmes qui cherchent « des places pour pouvoir se cacher de la vie », tout est là pour que le jeu des comédiens se déploie sur un jeu de lignes, courbes ou droites, qui souligne le propos. Bien sûr on pourrait rêver qu’Eric Lacascade soit allé plus loin dans sa mise en scène, qu’il nous ait touchés et secoués un peu plus.

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Un des angles du propos de cette pièce politique et sociale traite de la difficile relation hommes – femmes ; la « société des hommes », hors des femmes, nous est représentée, entre autres, comme misogyne et infantile.

La scène de beuverie entre Bassov et Chalimov nous les montrent « cul nu » ; il aurait (au regard d’une autre scène d’hommes, où se rajoute Souslov, plus loin dans la pièce) peut-être été plus fort et pertinent que le trouble lâcher-prise de ce moment soit traduit plus violemment par un baiser.

Dans cette pièce, il n’est pas que la relation de Vlas et Maria Lovna qui interroge les normes et les interdits, obstacles au désir.

Les comédiens sont tous très bons ; Grégoire Baujat en tête qui nous propose un Vlas tout en tension et fragilité ; Millaray Lobos Garcia nous offre une Varvara suspendue entre graves carcans du réel et rêves d’adolescente et Christophe Gregoire surjoue Bassov juste ce qu’il faut pour nous faire entendre son mensonge de vivre.

Les scènes collectives sont comme toujours chez Lacascade de très beaux moments et chacun a l’espace nécessaire pour déployer la lecture qu’il a fait de son personnage.

Au final, du théâtre de très bonne facture, qu’il est bon de goûter lorsqu’il se présente. Ne serait-ce que pour revoir nos classiques et voir que les années qui ont passées n’ont pas réussi à changer si fondamentalement l’humain. Ce regard sur la pièce de GORKY devrait nous rendre attentifs à notre aujourd’hui, afin de ne pas nous laisser prendre aux jeux du politique et ne pas céder à la peur.

« Oublier ses racines est toujours un problème. C’est peut-être ce qui fait que tout à coup, cette société, qui ne sait plus ni d’où elle vient ni où elle va, vacille » (Eric LACASCADE extrait de la feuille de salle).

« …Nous devons être différents ! Ce n’est pas par pitié, par charité que nous devons travailler à élargir la vie…c’est pour nous-mêmes que nous devons le faire… » Varvara dans « Les estivants »

Et de repenser à une phrase de Maxime Gorky extraite des « bas fonds », comme en écho : « Pour un vieux, la patrie, c’est là où il fait chaud ».

« Les estivants », pièce écrite en 1903 nous tend un miroir qui n’a rien d’un miroir aux alouettes.

Bernard Gaurier – www.festivalier.net

“Les Estivants”, de Maxime Gorki, mise en scène d’Éric Lacascade, du mardi 12 au samedi 23 janvier 2010. En tournée, Scène nationale de Sète les 3 et 4 mars, les Gémeaux de Sceaux du 9 au 21 mars, TNBA de Bordeaux, du 14 au 16 avril, Scène nationale d’Evreux les 28 et 29 avril.

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PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN Vidéos

Pascal Rambert à l’économie.

Les « amateurs », vous, moi, avons le vent en poupe. Nous abreuvons internet de notre créativité, de notre réactivité ; nous tissons les liens sociaux via le réseau associatif et le secteur mutualiste. Le « réseau invisible » remet de l’interaction et des valeurs au coeur du système économique et d’un corps social éclaté par la perte des repères. Nous inondons les « verticalités descendantes » de visions chaotiques obligeant les institutions à revoir leur modèle industrialisé de la relation.  L’auteur, metteur en scène et directeur du Théâtre de GennevilliersPascal Rambert,  a compris ce mouvement de fond d’où des formes théâtrales « hybrides » qui déboussolent souvent, intriguent, agacent. Sa dernière création « une (micro) histoire économique du monde, dansée » n’échappe pas à la règle avec quatre acteurs, un philosophe (Eric Méchoulan), 26 participants aux ateliers d’écriture du théâtre et 21 choristes de l’Ecole Nationale de musique de Gennevilliers. Les codes traditionnels de la représentation sont ainsi bousculés (démocratie participative ? formation du spect’acteur ?…)1.

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Tout serait donc dans le titre. Comment appréhender l’histoire économique en quatre-vingt-dix minutes en articulant le micro et le macro, le texte et le corps, l’amateur (éclairé !) et l’acteur professionnel, le philosophe (celui qui donne le sens) au théâtre (ce qui fait sens) ? Cette scène gigantesque dans sa profondeur est l’immense toile de l’économique, du social et du culturel ! A nous de tisser.

L’économie est une interaction entre « le corps » au travail et son environnement (d’ailleurs, un chorégraphe ne serait-il pas plus pertinent dans certaines analyses qu’un économiste ?). Alors que les « travailleurs » reproduisent les gestes de l’économie où se dessinent les flux d’échanges des matières et des savoirs, la danse de Pascal Rambert redessine joliment l’espace. L’histoire économique nous apprend donc que le corps et nos façons de communiquer sont isomorphes avec le système. Cette partie du travail de Pascal Rambert est souvent émouvante et sensible, mais vite « rationalisée » par les interventions « écrites et ré-improvisées » d’Eric Méchoulan. Il nous perd dans ses explications, joue à l’acteur  pour illustrer son propos, met fin à l’interaction avec les amateurs jusqu’à les faire disparaître et occuper la scène à lui tout seul (belle image de son impuissance ?). Il réduit l’espace métaphorique avec le langage du savoir descendant pour nous dire ce que nous devons voir.

Le tableau sur la crise des subprimes moque une famille américaine qui agonise et caricature ses comportements. Les corps des acteurs et des amateurs peuvent bien glisser à terre pour mourir,  mais par quel processus ? Suffit-il de créer l’image pour donner du propos ? Cette scène symbolise à elle seule ce qui ne fonctionne pas dans cet ensemble : des professionnels qui caricaturent, un philosophe qui s’impose, des amateurs qui illustrent. Quelle est donc la place du metteur en scène ? Il propose le tableau, mais assume-t-il le point de départ de sa pièce à savoir sa colère, son émotion contre le système économique qui a généré la crise financière ? Il anime un « théâtre participatif », mais feint de ne pas en être le leader. À force de superposer les langages, on s’éloigne du « noeud » de la rencontre, de la turbulence qui nous permettrait d’articuler l’histoire avec la crise actuelle du système. Or, Pascal Rambert ne s’aventure pas sur le global et donc sur sa vision d’artiste. Il empile. C’est exactement comme cela que l’on nous parle d’économie aujourd’hui : de case en case.

Ce théâtre a les ressorts du changement systémique (en s’appuyant sur la base, en croisant les savoirs, en ouvrant la communication) mais il ne fait que renforcer la vision cloisonnée qui a généré la crise financière. Pour s’effacer, Pascal Rambert enferme le philosophe dans sa « leçon illustrée » de l’histoire, case les amateurs dans une très belle figure où peuvent résonner leurs pratiques, place ses acteurs dans des saynètes ridicules.

Ce n’est pas la première fois que je constate ce processus où les amateurs sont ainsi mis à contribution au service d’une réduction de la vision (doit-on y voir une nouvelle économie de la culture ?). Michael Marmarinos en avait convoqué une centaine à Bruxelles pour  « Dying as a contry » sur la période de la dictature en Grèce. Fréderic Fisbach dans la cour d’honneur du Palais des Papes avait effeuillé René Char dans la même proportion. La chorégraphe Mathilde Monnier avec « City maquette » redessinait la ville en chorégraphiant les interactions avec une cinquantaine de participants de tous âges. Chez Pippo Delbono dans « Enrico V », l’amateur fait corps avec l’acteur pour transcender et émouvoir. Quant à Christophe Haleb et Roger Bernat, ils transforment la scène (place publique, hôpital, …) en agora où le spectateur est l’acteur. A chaque fois, le nombre est imposant (métaphorisé par la file indienne, le choeur, ?), la scène déployée dans un espace profond où l’on circule. On s’appuie sur les pratiques artistiques des amateurs pour créer des synergies parfois intéressantes avec les professionnels : le « sensible » trouvant un prolongement dans le statut de l’acteur pour le mettre à distance. Il y a un désir d’impressionner, de sidèrer pour amplifier le sens. C’est une prise de pouvoir sur l’imaginaire. La plupart du temps, le metteur en scène mise sur la dynamique des interactions entre amateurs et professionnels au détriment d’un propos assumé. Or, le nombre de ces propositions « participatives » n’a rien changé à la place du spectateur dans l’économie de la culture enfermée dans le lien consommateur-producteur et au statut de l’artiste dans notre société. Je crains que le travail de Pascal Rambert s’inscrive une nouvelle fois dans ce processus.

La pièce va tourner en région et s’ancrer sur des territoires. Elle pourrait évoluer à condition que la mise en scène incarne (sans le discours) une philosophie de l’histoire économique. Pour cela, Pascal Rambert ne pourra pas faire l’économie d’être un artiste visionnaire, quitte à lâcher sur les concepts innovants dont il est le promoteur.

Pascal Bély, www.festivalier.net

(1) Avant d’entrer dans la salle, on nous tend un questionnaire pour sonder notre profil de spectateur : des cases, rien que des cases et toujours les mêmes questions d’un théâtre à l’autre où nous n’avons jamais le retour sur nos réponses. Pour mieux nous connaître, les lieux culturels utilisent les outils des sociétés de services. L’économie de la statistique se porte donc bien. C’est ce que l’on appelle « la culture » du chiffre. Dans les escaliers, une classe de terminale fait du bruit. La salle est quadrillée par le personnel d’accueil (sait-on jamais !). Je m’assois à côté de ces élèves, mais je peine à identifier la finalité de leur « sortie ». Avant même que le spectacle commence, je me questionne : le théâtre peut-il être un lieu d’interactions et de circulation des savoirs, à partir de quelles valeurs partagées ? Cette (micro) histoire économique peut-elle le repositionner au coeur de l’économie de l’immatériel?

“Une (micro) histoire économique du monde, dansée” de Pascal Rambert en collaboration avec Eric Méchoulan. Au Théâtre de Gennevilliers du 8 au 22 janvier puis du 9 au 20 février 2010. En tournée en région pour la saison 2010-2011.

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La traversée du désert.

C’est mon premier spectacle de l’année 2010, la première « migration ». D’autres suivront. Me voilà donc au Théâtre des Salins de Martigues, pour « le retour au désert » de Bernard-Marie Koltès, mise en scène par Catherine Marnas. Cela vient après une période des fêtes mise à profit pour mettre en résonance les oeuvres vues en 2009 tout en réfléchissant sur mon positionnement de blogueur. Autant dire que j’ai pris pas mal de hauteur, que je me sens différent, flottant, ailleurs. Étranges sensations. Ce soir, j’assiste à un « vaudeville contemporain » avec en prime une double distribution sur scène (française et brésilienne) pour amplifier « la résonance » sur « les thèmes de l’héritage, des règlements de compte, d’une guerre fratricide qui est aussi la guerre d’Algérie et plus généralement toutes les guerres ». Je suis épaté par l’intention retranscrite sur la feuille de salle. Eux et moi sommes donc quasiment sur la même longueur d’onde : croisement, hybridité, métaphore et langage universel.

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Saviez-vous que cette pièce a été écrite pour Jacqueline Maillan (Mathilde), puis joué avec Michel Piccolli (Adrien), dans le rôle du frère persécuté et persécuteur (et accessoirement paranoïaque) ? J’étais bien trop jeune à l’époque pour savourer la mise en scène de Patrice Chéreau. Mais entendre Maillan parler arabe ne devait pas manquer de piquant. Car Mathilde revient en France avec ses deux enfants, nés en Algérie, décidée à ne pas laisser l’héritage aux seules commandes de son frère. Elle le retrouve, patron de l’usine familiale, père de Mathieu qui rêve de quitter ce cocon enfermant pour aller faire la guerre. Cette maison est un piège, une souricière, quelque soit l’endroit où on la regarde. Catherine Marnas retranscrit joliment cet enfermement par ce décor qui s’ouvre pour mieux se refermer sur les personnages et leurs secrets. Les mots du surtitrage projetés sur les murs s’étirent et se perdent à l’image d’une parole qui se cogne contre cette culture familiale patriarcale à bout de souffle, où l’on se frappe dessus pour s’aimer.

Ici, point de têtes d’affiche, mais quatorze comédiens français et brésiliens. Le comique de situation est réduit à sa portion congrue au profit d’une mise en scène qui privilégie la double interprétation et la symétrie : Mathilde, Adrien et Mathieu sont joués par deux acteurs : quand l’un parle français, l’autre poursuit en brésilien. Mais pourquoi faire ?  Là où Maillan et Piccolli amplifiaient le décalage pour que le public s’y engouffre, ici tout n’est que morne plaine, sans relief : on joue à se donner la réplique dans un jeu répétitif qui lasse. De guerre lasse. Pour la psychanalyste Géraldine Paolin-Loir, « la résonnance est une vibration qui se propage à partir d’une interaction, née d’une turbulence, d’un espace chaotique ». Cette double interprétation n’apporte rien si ce n’est qu’elle finit par rendre inaudible la profondeur de la visée de Koltés sur la complexité de la guerre au coeur des liens familiaux. C’est un effet de style qui ne résonne jamais.  Pour créer la résonance, le propos du comédien aurait pu se prolonger dans le corps d’un danseur. Or, les corps sont ici prisonniers du mimétisme. Avec le surtitrage, Catherine Marnas s’autorise à jouer avec la résonance des mots. Troublant, mais insuffisant. Pour parler de la guerre, de l’enfermement, peut-on y aller avec ce double langage, métaphore d’une ouverture factice ?

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Étrange télescopage. Le lendemain, le Théâtre du Merlan à Marseille propose « Enrico V » de William Shakespeare par le metteur en scène italien Pippo Delbono. Endossant les maigres habits de ce Roi d’Angleterre pris de folie à s’imaginer conquérir la France, Pippo joue à la guerre avec un coeur (corps ?) chorégraphique. La langue italienne pleure, hurle à la mort, se veut autoritaire, cynique et moqueuse. Toute la mise en scène n’est qu’à fleur de peau même lorsque le rire s’immisce dans la tragédie. Le fou (du roi), si cher à Pippo, est toujours là pour nous guider et nous mettre à distance de la folie du pouvoir. La résonance est forte, cela vibre de partout. Nul besoin de l’écrire sur une feuille de salle, c’était couru d’avance. Ce théâtre du sensible, est joué en une seule langue : celle de la tragédie turbulente de notre époque.

Pascal Bély- www.festivalier.net

“le retour au désert”, mise en scène de Catherine Marnas a été joué le 7 janvier 2010 au Théâtre des Salins de Martigues.

“Enrico V”, mise en scène de Pippo Delbono a été joué le 8 janvier 2010 au Théâtre du Merlan de Marseille.

Crédit photo: Pierre Grosbois pour “le retour au désert”.

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FESTIVAL ACTORAL OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Dominique Frot : « liberté, égalité, soeurorité ».

Avec les créations de l’auteur et metteur en scène Hubert Colas, le parcours du spectateur a parfois toutes les allures d’un pèlerinage . Il vous conduit d’abord à Aubagne, où vous écoutez un légionnaire vous enivrer de sentences engagées et éclatées (« Mon képi blanc »). Puis, à Marseille, où vous rencontrez une jeune immigrée tchétchène, sidérante avec ses mots dictés comme des balles qui percent votre corps (« Chto, interdit aux moins de 15 ans »). Vous poursuivez votre périple, à Nice, dans une maison de religieuses pour entendre Soeur Rose, venue de Bratislava jusqu’en France alors qu’elle n’avait que huit ans (« 12 soeurs slovaques »). Nos trois héros existent à travers la plume engagée de Sonia Chiambretto, « notre écrivain public » qui ouvre la parole pour nous la restituer à nos oreilles de citoyens devenus parfois sourds à la différence. Ces trois rencontres constituent  notre « identité nationale » car nous sommes faits de ce croisement d’idéaux, d’errances, d’enfermements, de libérations, là où la « nation » avec son plus petit dénominateur commun nous isole un peu plus du complexe.

De la trilogie, il me manquait « 12 petites soeurs slovaques ». Je suis allé jusqu’à Nantes, pour faire connaissance avec Soeur Rose, incarnée par Dominique Frot. Elle est frêle, habillée de noir, si petite que l’on peine à imaginer l’adulte : est-ce l’effet du religieux qui véhicule cette étrange impression? D’autant plus que la scénographie (raffinée et imposante, comme d’habitude chez Hubert Colas) articulée à la présence d’un curé dont le chant transcende la parole (impressionnant Nicolas Dick, posté au dehors de la scène) renforce la fragilité de ce corps tout entier dévolu à Dieu. Elle parle malgré tout, raconte son périple de la Tchécoslovaquie communiste à la France catholique puis explique le lent processus de transformation d’une petite fille en soeur Rose pour ad vitam aeternam. Elle parle comme elle réciterait une prière trop longtemps apprise et jamais restituée.

Mais elle est sous surveillance, notre chère Rose. Les fantômes circulent au-delà de ce décor noir, comme au bon vieux temps où enfant, nous prenions peur à la vue d’une ombre venue vérifier l’intensité de notre sommeil. Car ici, sur ce plateau, la religion affronte le théâtre et pas qu’un peu ! Le visage de Dominique Frot reflète cette tension jusqu’à la faire pleurer tout au long de ces  cinquante-cinq minutes. Ce sont les larmes de la profondeur, de la libération, une réponse lumineuse à la noirceur du décor. Ce sont des perles de pluie sur un sol trop longtemps desséché par la rudesse d’une vie de groupe qui ne laisse aucune place au corps turbulent. Nous l’écoutons Rose et son flot de paroles nous parle d’autant plus que nous sommes presque tous pétris de cette éducation religieuse qui formate durablement notre approche du collectif, de la diversité, du commandement.

Le corps de Soeur Rose, c’est notre corpus religieux ; la mise en scène, c’est notre échappée belle en pays laïque, conquise contre l’obscurantisme. « 12 soeurs slovaques » place le spectateur dans cet interstice, là où précisément l’acteur renonce pour se donner corps et âme à son rôle. Dominique Frot est exceptionnelle dans cet engagement parce qu’elle octroie à Soeur Rose sa citoyenneté dans la patrie des droits de l’homme et renforce la foi des « pèlerins spectateurs » en un théâtre combattant les dépendances obscures.

Pascal Bély, Le Tadorne

« 12 soeurs slovaques » de Sonia Chiambretto, mise en scène et scénographiée par Hubert Colas, joué au Lu de Nantes du 1 au 5 décembre 2009.

Crédit photos: Bellamy/1D-photo.org

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Claire Delaporte, notre petite soeur de Tchétchénie.

«J’irais les chercher jusque dans les chiottes». C’est ainsi que parlait l’ami de notre Président, au sujet des Tchétchènes. Cette phrase « poutiniare », la comédienne Claire Delaporte l’extirpe de ses tripes, face à nous, dans ce décor blanc tapissé de matelas au sol. Elle joue dans « CHTO interdit aux moins de 15 ans » d’après Sonia Chiambretto, mise en scène par Hubert Colas. Elle incarne ces filles de 18 ans rencontrées par l’auteur dans un centre d’apprentissage de la langue française. Elles ont fui la guerre. En réponse à la noirceur des « chiottes », Hubert Colas répond par la douceur d’un décor, qui s’élargit par la magie de l’outil vidéo, arme secrète de l’art pour pousser les frontières poreuses entre la tragédie du réel et la beauté d’une utopie, symbolisée par Marseille, où l’on va « dans la rue des convalescents apprendre la langue ». Le texte claque avec des « comme ça », ponctué de « RAH » et nous guide sur la route qui mène de « SAINT PETERSBOURG » au métro Noailles. Claire Delaporte incarne la brutalité du propos par son corps statique presque blessé qu’elle déshabille pour le couvrir à nouveau, à l’image des mots qu’elle épelle, en évitant soigneusement les élisions comme des balles qui passeraient au dessus de sa tête.
Elle restitue avec force le chaos psychique vécu de l’intérieur ; mais rien n’est donné comme ça. La relation prend le temps de s’installer comme si nous devions avoir confiance l’un envers l’autre et dépasser nos peurs (oui, je le concède, cette comédienne exceptionnelle m’impressionne).
Arrive alors le moment imprévisible où Claire Delaporte incarne dans mon imaginaire ma « petite soeur » de Tchétchénie. Le théâtre d’Hubert Colas opère cette rencontre en jouant avec l’espace qu’il ouvre, puis réduit nous permettant dans ces va-et-vient d’accueillir les mots brisés de Sonia Chiambretto ( « ça ne me quitte pas ça tout en moi dans ma tête ça revient »). Cette mise en scène de la connexion sidère parce qu’elle épouse le texte, libère Claire et renforce notre écoute empathique. Alors qu’elle évoque sa « Tchétchène nostalgie », le fil d’Ariane entre elle et nous se tend pour suspendre les mots du poète. Sublime.
L’Europe politique de mes rêves pourrait remettre les apostrophes manquantes aux mots de Claire, cicatriser ses coups de glotte, pour que l’on n’oublie pas ce crime contre l’humanité.
Sonia Chiambretto et Hubert Colas signent là le plus beau manifeste pour Marseille, capitale européenne de la culture et de la soeurorité.Pascal Bély – Le Tadorne“CHTO interdit aux moins de 15 ans” de Sonia Chiambretto, mise en scène d’Hubert Colas a été joué le s 2,3 et 4 octobre 2008 dans le cadre du Festival ACTORAL de Marseille.

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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Le festival NAVA, sur le pont d’Avignon.

Comment se rétablir du calamiteux « Casimir et Caroline »  présenté à la Cour d’Honneur ? Comment échapper, le temps d’une soirée, à la nostalgie rampante qui envahit les rues d’Avignon à quelques jours de la clôture des festivités ? Direction Limoux, pour le festival « NAVA » (« nouveaux auteurs dans la vallée de l’Aude ») dont le projet vise à promouvoir  des textes, mis en espace puis lus et joués par des acteurs. Ils n’ont généralement que quelques jours pour répéter. Trente ans après, je retrouve à « NAVA », l’auteur et metteur en scène François-Henri Soulié. A douze ans, je découvrais le théâtre alors qu’il produisait près de chez moi, « la vie est un songe » de Pedro Calderon. Retour aux origines.

A « NAVA », Jacques Lassalle propose une « lecture spectacle » d’«Une Nuit de Grenade » de François-Henri Soulié. Le résultat, troublant, finit par produire une onde de choc dans le cloître envoutant de Saint-Hilaire.

Nous sommes au coeur de la guerre civile qui ravage l’Espagne. Le poète Federico Garcia-Lorca vient d’être arrêté. Son ami musicien Manuel de Falla (Didier Sandre) rend visite au Gouverneur civil de Grenade (Wladimir Yordanoff) pour réclamer sa liberté. Dans ce combat, s’immisce un jeune phalangiste (Arnaud Denis), chargé d’assister le gouverneur dans le comptage des morts tandis qu’une danseuse de flamenco (Chloé Astor) cherche son frère emprisonné.

Ces acteurs magnifiques s’accrochent au texte comme à la vie. Leur fragilité finit par nous contaminer. Didier Sandre paraît coincé dans ce décor de pierre et de papier, pris en tenaille entre sa foi catholique et son amitié pour le poète. Arnaud Denis est époustouflant dans cet espace réduit à une chaise et une machine à écrire comme si son devoir militaire se fracassait dans le bruit des morts couchés sur le papier.

À mesure que l’intensité dramatique augmente, le texte ne cesse de résonner dans notre époque. Quelle place peut bien jouer l’art dans les barbaries d’aujourd’hui? Comment faire entendre la voix du poète dans une société obsédée par le rationalisme? Que faisons-nous pour défendre les singularités artistiques tout en préservant l’unicité que nous donne l’art? Avec humour et gravité, les mots de François-Henri Soulié percutent parce qu’ils sont ciselés pour traverser les générations d’acteurs et de spectateurs. Sauver le poète, c’est nous préserver de nos désirs de persécutions et protéger l’humanité contre tous les totalitarismes.

Une nuit de Grenade” nous revient, grâce à NAVA. Nul doute que ce brûlot poursuivra sa route pour enflammer nos théâtres. Alors que le Festival d’Avignon vient de révéler l’absence cruelle d’auteurs, cherchons à la marge ce que les projecteurs médiatiques nous empêchent d’entendre.

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Une nuit de Grenade” de François-Henri Soulié, mise en espace de Jacques Lassalle a été joué le 24 et 26 juillet 2009 dans le cadre du Festival NAVA.

Crédit photo: Jacqueline Chambord.

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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Au Festival Off d’Avignon, « Une voix sous la cendre » résonne.

« J’ai décidé d’arrêter le récit ici. Pour ceux et celles qui souhaitent le poursuivre, je vous renvoie à… ». C’est ainsi que se termine l’effroyable récit.

Le souffle court, il faut fermer les yeux pour éviter la lumière éblouissante d’un carré blanc. Il avance lentement, à l’image des wagons de la déportation. Le récit laissé en héritage par Zalmen Gradowski, déporté, affecté au Soderkommando, durant la seconde guerre mondiale, s’est déroulé avec lenteur.

Nous fermons les yeux afin d’échapper à ce carré blanc qui écrase. 

Rêvons-nous d’ailleurs comme quand le peuple juif, cantonné dans des wagons comme du bétail, imaginait une destination, où l’humain emporterait le pas sur la bête ?

Avec ce récit, porté avec force par François Clavier (saisissant de réalisme), Alain Timar, dans une mise en scène dépouillée, donne aux mots toutes leurs forces. Au même titre qu’Irène Némirowsky (1) ou Wladyslaw Szpilman (2), Zalmen Gradowski permet à l’humanité de pouvoir introspecter son histoire, sans fard et sans artifice et de laisser émerger son rapport personnel à l’histoire, d’autant plus que nous sommes dans une société rythmée par l’évènement, par l’émotion médiatisée.  Zalmen Gradowski laisse une page d’écriture de l’histoire de la barbarie, celle de la bête humaine. Serions-nous aujourd’hui en train de noircir cette page alors que les déportations et les génocides se poursuivent?

J’ai voulu le laisser (ce texte), ainsi que de nombreuses autres notes, en souvenir pour le futur monde de paix afin qu’on sache ce qui s’est passé ici tels sont les mots de Zalmen Gradowski. À méditer. Inlassablement.

Laurent Bourbousson – www.festivalier.net

« Une voix sous la cendre » de Zalmen Gradowski. Mise en scène Alain Timar. Avec François Clavier. Jusqu’au 30 juillet. 17h00. Théâtre des Halles en Avignon.

(1) Irène Némirowsky, auteur de « Suite française ».

(2) Wladyslaw Szpilman, auteur de « Le Pianiste ».