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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Au festival d’Avignon, la claque.

 Je ne suis pas très à l’aise face à la cohorte des spectateurs sans billets qui attend dehors. La programmation est injuste : des spectacles, mais des jauges réduites. Ce sentiment d’être à part est renforcé par le lieu même. Le collège catholique «Champfleury» d’Avignon me saisit dès mon entrée : une cour, la Sainte Vierge en ligne de mire et une aile de bâtiment à l’architecture carcérale. J’entre léger. J’en sortirais bouleversé.

C’est ici que Christoph Marthaler présente « Se protéger de l’avenir » (« Schutz vor der Zukunft »), spectacle déambulatoire, entre expositions aux étages et deux pièces de théâtre dans le gymnase. L’idée de ce parcours est née en 2005 lorsqu’il découvrit les archives de l’hôpital Otto-Wagner de Vienne : de 1940 à 1945, ce lieu fut un centre d’expérimentation et d’extermination d’enfants et d’adultes souffrants de troubles psychiques.
21h30. Le public est invité à visiter certaines salles du collège où Marthaler a créé des espaces d’exposition. Ici des jouets d’enfants en bois. Poignant. Là, des mouches mortes posées sur le carrelage blanc de la salle de physique. Angoissant. Un peu plus loin, dans le couloir, à défaut d’écouter aux portes, on tend l’oreille contre le mur sur de petites enceintes accrochées à des tableaux: des explications sur le sort des malades mentaux dans cet établissement viennois glacent le sang. À côté, sur une porte, je lis : « bureau de la supérieure ». Frissons.

22h. Nous entrons dans le gymnase. Point de gradins. Mais des tables de banquets. Verres sales, miettes de pain, cotillons usagés. Nous arrivons un peu tard. Sur la gauche, un piano et un orchestre où des musiciens fatigués attendent. En face, le projecteur est braqué sur un pupitre décoré aux couleurs de l’Autriche. Nous assistons à un meeting où différents orateurs aux habits collants sur corps disgracieux discourent. Entre apologie de l’eugénisme et phrases langoureuses pour vanter les vertus de l’entreprise et du pays, je navigue en eaux troubles. L’ennui me gagne malgré les numéros d’acteurs. Je ne saisis pas où Marthaler veut m’emmener. Je sors machinalement mon téléphone. Comme une bouée pour me sauver du corps politique. La salle s’amuse, je suis ailleurs, le devoir de mémoire attendra… Le temps s’étire pour noyer les consciences. Marthaler brouille les pistes et crée le contexte où l’on écoute sans rien entendre de la tragédie qui se trame.

Entracte. Les acteurs ont investi les salles d’exposition. Ils font des lectures sur les discours de l’époque, jouent du piano. Elle parle seule dans la cuisine. Maman est folle… Le collège se transforme peu à peu en espace carcéral et psychiatrique. Malaise. Résigné, je suis perdu. Sans force. Le travail de Marthaler fait son oeuvre.

Minuit. Le gymnase. Retour sur le lieu du crime. La scène est immense en comparaison des gradins. L’Histoire a besoin d’espace. Il s’avance vers nous avec ses grosses lunettes contre ce rideau vert qui n’est pas encore tiré. Il est à la fois l’enfant et le commanditaire. Les mots s’entrechoquent entre horreur et déculpabilisation. Transpiration. Le rideau s’ouvre. Revoilà notre groupe échappé du meeting. Ils déambulent sur cette immense scène où est posé le piano. Certains s’avancent vers nous pour continuer le discours : on s’excuse du crime, mais  on obéissait aux ordres ; il fallait bien le faire pour obtenir telle promotion, tel avantage. Les mots des enfants se mêlent à la déculpabilisation.

La musique saisit la tragédie tandis que le groupe se métamorphose peu à peu. Voilà nos fous. On entend leurs cris, leurs larmes sortent de leurs trompettes de la mort. Ils font la queue. Refont la queue. C’est au fond, là-bas. On devine la salle d’expérimentation. On devine…Mais on n’en a pas fini avec eux. Ils réapparaissent avec des masques d’enfant posés sur nos visages d’adultes. Ils dansent, tapent des pieds pour faire fuir l’amour et nous réveiller. Leurs souffrances ont laissé les empreintes qui guident nos pas de citoyen humaniste. Les corps tombent à terre, puis tirés par le col, reviennent et ainsi de suite. Le fou revient toujours. C’est la danse de l’Histoire, la musique mémorielle : comme un devoir, je suis là. Et bien là. Je tremble. Bouche asséchée, gouttes de sueur. Le corps du fou entre dans le corps du spectateur.

L’instant est sublime parce que toute l’humanité est là : dans ces corps, sur leur masque. Assis à la table du banquet, ils nous fixent. Retour à la case départ. Ils nous fixent. La soprano Rosemary Hardy entonne un des “Kindertotenlieder” de Gustav Mahler. Nous ne bougeons plus. L’Histoire est là. Ils nous fixent.

Avec amour.

Les fous vont nous sauver.

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Schutz vor der zukunft” de Christoph Marthaler au Festival d’Avignon du 21 au 24 juillet 2010.

Crédit photo: Dorothea Wimmer.

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FESTIVAL D'AVIGNON THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, un Kafka comme jamais !

S’il est des textes dits « classiques » qui à certains moments ont la portée d’être d’actualité, « Le procès »  de Franz Kafka est de ceux-là. Le metteur en scène allemand Andreas Kriegenburg nous en offre une démonstration magnifique.
Au-delà de l’absurde et de la noirceur du texte, nous sommes invités à en percevoir le côté « burlesque ». La mise en scène convoque l’esprit du cinéma muet et nous renvoi vers ces héros des temps modernes qu’enfant nous avions du mal à comprendre plus loin que le premier degré. C’est une proposition qui nous emmène inévitablement l’esprit à l’Est et l’on pense au chorégraphe  Joseph Nadj. Le dispositif scénique qui évoque un oeil, un puits, une focale, éveille les images et l’imaginaire avec une grande richesse: toujours à l’Est, Pabst et  à l’ouest Buster Keaton, Lloyd, Chaplin? La scénographie magnifique éclaire l’écran de nos nuits blanches, mais peut, parfois, nous faire perdre le fil tant elle ouvre vers d’autres univers. C’est peut-être là le défaut d’être trop tenté de créer de l’image sur scène.

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Ici le théâtre intègre la danse pour alléger un rêve cauchemar ; elle le porte vers un réveil au sourire moqueur de qui saurait que la vie se joue avec la lumière. L’espace du drame, comme « un manège » qui tourne et ondule, mais dont il est nécessaire de descendre pour en palper l’épaisseur, n’est pas sans évoquer ces boîtes à musique où la danseuse en tutu continue sa ronde bien qu’on vérifie les lois de la gravité en la remuant de bas en haut. La portée politique et actuelle de la pièce laisse entendre toute sa mesure, elle éveille une potentielle conscience à ouvrir l’oreille et les yeux. Ce, pas seulement sur notre voisin, de droite ou de gauche, mais sur la facilité avec laqueCommentaires 0lle les systèmes se créent et nous dévorent.

Pour mieux souligner l’universalité de K, ici il est unique et multiple. Un, trois, cinq, sept c’est par l’impair qu’il s’illustre.

Il finira un, chemise éclaboussée de sang sur la roue du temps, délaissé par ses pairs, un seul suffira pour la survie temporaire des autres.

Bernard Gaurier – www.festivalier.net

“Der Prozess” de Franz Kafka mis en scène par Andreas Kriegenburg au Festival d’Avignon les 16, 17 et 18 juillet 2010.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Au Théâtre des Halles, notre survie adviendra.

Les liens entre notre humanité et de nos modèles de (sur)vie tissés par « Simples mortels », roman de Philippe de la Genardière et titre de la dernière création d’Alain Timar, n’est pas un simple catalogue des catastrophes, mais un constat sur nos histoires intimes et collectives dans un monde globalisé.

Des années 80 à nos jours, Alain Timar brosse des portraits féroces de capitalistes consuméristes hédonistes (hédoniste au sens contemporain, à savoir le plaisir égoïste). Dans le no man’s land où se trouvent nos cinq formidables interprètes (Paul Camus en jeune homme sorti de l’adolescence, Yaël Elhadad onirique femme fatale, Nicolas Gèmy en trader, Roland Pichaud en costume pour poursuivre la fête (sic), Claire Ruppli en bourgeoise proche de la crise de nerfs), tout est chaos, poussière et délabrement à l’image de leurs pensées et de leurs corps. Bien qu’en façade, tous soient proprets, la montée du consumérisme et du capitalisme sauvage en a fait des êtres avides du néant.

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Ici, la complaisance se réduit au décor apocalyptique. Seul dans un même et unique paysage, chacun trouve sa force pour continuer à avancer. Il faut du courage pour tomber amoureux de la femme en rouge malgré les années SIDA, pour échapper de son bureau et voir s’effondrer les tours du World Trade Center, pour s’apercevoir du vide de son existence et se frayer un chemin dans ce monde globalisant.
Adoptant des postures tragédiennes, le jeu des comédiens déroute et nous met en touche. Il paraît dépassé, voire « ampoulé », mais illustre notre tragédie contemporaine, celle de ne plus savoir donner de sens aux actes et d’être perdus en chemin. La perpétuelle gestuelle finit par étinceler et éclairer la mise en scène. Elle accompagne les mots à leur juste valeur.
Depuis, je ne cesse de penser à ces belles images offertes. Me voilà coquelicot à l’image de l’affiche du spectacle : un être fragile au milieu des décombres de notre société, mais prêt à créer un monde nouveau.

Laurent Bourbousson – www.festivalier.net
« Simples mortels » création 2010 – Alain TIMAR a été joué au Théâtre des Halles, du 8 au 27 juillet, à 14h00.

Crédit photo: Manuel Pascual

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Au festival d’Avignon, les forces motrices de Jeanne Balibar et Boris Charmatz..

 

 

Bouleversé. Transpercé. Bousculé. Avec la danseuse malade“,  Jeanne Balibar et Boris Charmatz démontrent ce que l’on omet trop souvent: la danse est un art difficile, engageant, qui déforme, tord, essore, décolle, plie. Distancié de deux rangs seulement, je suis ébloui au sens propre, comme au figuré : rarement la danse ne m’a été évoqué de cette façon, avec autant de sincérité, de fragilité, d’humilité. Sans faire scandale, «la danseuse malade» fait rupture dans le consensus mou actuel qui entoure certains spectacles chorégraphiques, où le “public consommateur” se questionne peu sur le processus oubliant que cet art se régénère à partir de sa transdisciplinarité.
Tout commence par une explosion sur la tête. Le corps disparaît presque dans la fumée.
Ça tousse dans la salle.
Déjà.
Un camion blanc avance, téléguidé du plafond par un cordon ombilical. Boris Charmatz et Jeanne Balibard sont au sol, qu’ils décollent comme un plasma ; ils fusionnent puis se séparent. Je ressens une naissance, celle d’une nouvelle représentation du butô, l’une des danses les plus caricaturées qu’il soit. J’y suis. Ils ne me lâcheront jamais : du plasma à mes tripes. Les corps explosent, se liquéfient ; se fluidifient. C’est beau. Impressionnant. Elle se dégage, monte dans le camion. Elle a pris froid ; tout ceci finit par la fragiliser ; elle est enrhumée. Parle du nez. Le corps parle toujours.Nous voilà partis pour une conférence, où les mots de Tatsumi Hijikata « co-père » du buto, loin du bavardage, traversent le corps de Jeanne, prêt à se briser contre la vitre. Le camion véhicule le corps, mais peut à tout moment l’écraser, nous foncer dessus. Je le suis des yeux alors qu’il arpente la scène, avance, recule, tourne sur lui-même. Il nous éblouit et se fait danse. Les mots buttent, déchirent et le corps se cogne, à se prendre la tête.
Le butô vient du dedans, comprenez-vous ? C’est la danse des mots qui se heurtent au corps. Voyez-vous?
Ce spectacle me ronge de l’intérieur : il me révèle des émotions nouvelles.
Mes mots butent.
Ces deux-là m’ont trimbalé dans le chaos.
Boris Charmatz a fait danser le théâtre.

Pascal Bély
www.festivalier.net


“La Danseuse malade”, de et par Jeanne Balibar et Boris Charmatz, a été vu au Théâtre de la Ville du 12 au 15 novembre 2008. Actuellement, au Festival d’Avignon du 21 au 24 juillet 2010.

La blogosphére est inspirée: à lire deux regards sur “Un soir ou un autre” et sur “Images de danse

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Joseph Nadj rend plumes le Festival d’Avignon.

Il existe une danse démocratique, ouverte à tous, qui pousse délicatement les portes de l’imaginaire, sans brutaliser, mais avec la force du propos. Ce soir, au Festival d’Avignon, « Les corbeaux » du chorégraphe Joseph Nadj et du musicien Akosh Szelevényi ont ébloui, sans effraction, pour nous inviter à découvrir l’atelier du «peintre danseur» et du «musicien pinceau».

Tout est en place pour que nous puissions suivre avec délicatesse, loin du brouhaha des crises, cette métamorphose de l’homme-oiseau. Tel un médiateur, Nadj accompagne. Derrière une toile défilante, il se cache pour dessiner ce qui lui passe par la tête au carré...Le papier déroule et je m’enroule dans cette carte de l’imaginaire, celle tracée par les oiseaux migrateurs qui volent au dessus de nos têtes alors que nous empruntons les chemins de traverse.

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Puis, il apparaît. Avec son costume noir, il est nuit et ses cheveux gris se font lune. Tandis qu’une poudre noire descend du ciel, Nadj et Akosh jouent une musique d’étoiles filantes à partir de cylindres. Est-ce des bombes déterrées? Ce rituel funéraire prépare une renaissance. Ma vue se trouble.

Je le suis, j’ai confiance. La musique étonne, détonne, m’enveloppe. Joseph Nadj poursuit son voyage et le corbeau pointe le bout de son nez pour se faire pinceau. La danse remplume, le mouvement dessine le squelette de l’oiseau, et le corps vole. Le corbeau accueille le pinceau volatile de cet homme devenu le Michel Ange de nos parois nocturnes. La musique amplifie le battement d’ailes tandis qu’il plonge dans un liquide amniotique noir pour renaître de ses cendres.

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Nous y sommes. Il scintille comme si les étoiles s’étaient collées à lui pour l’éclairer. Il se pose sur la toile, sur le bord de nos fenêtres d’où nous contemplons son envolée qui provoque la tempête du sublime. Notre souffle coupé le fait fuir. Il ne crie pas et la musique silence. Cet oiseau de bel augure a rejoint les rapaces de nuit dans la forêt de Gisèle Vienne.

Je le suis, car le Festival est le territoire des humains migrateurs qui se perdent dans la forêt pour voler de leurs propres ailes.

Pascal Bély – www.festivalier.net

« Les corbeaux » de Joseph Nadj et Akosh Szelevényi. Au Festival d’Avignon du 18 au 26 juillet 2010.

Photo: Christophe Raynaud de Lage.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Du corps en Avignon.

Le corps traverse quasiment toutes les oeuvres du Festival d’Avignon. Si lors de l’édition de 2005 où Jan Fabre était l’artiste associé, il nous était imposé comme une provocation, cette année il crée un langage. Pour certains spectateurs, c’est une révélation. Pour moi, c’est un bonheur particulier de pouvoir appréhender le texte à partir de la danse comme me l’a permis  Maguy Marin. Mais tous les artistes n’intègrent pas cette complexité de la même façon.

Chez les allemands Falck Richter et Anouk van Dijk, «Trust», est joliment nommé «chorégraphie textuelle». Ici, « l’homme devient une sorte de dessin au crayon à papier aux contours incertains et perdus». Ce flou est incarné par dix acteurs (dont un musicien) qui opèrent un grand écart permanent entre l’intime et le mondial, l’individu et le groupe, l’amour du jeu et le jeu de l’amour. Les corps s’écroulent sur les canapés, forment des grappes le long des échafaudages, s’enroulent puis se perdent dans l’espace. Un couple se déchire parce qu’elle dépense, comme une banque mondiale, des milliards d’euros virtuels qu’il n’a pas. Elle croit avoir été avec lui trois semaines il y a quatorze ans, mais il s’entête à lui rappeler qu’ils sont ensemble depuis quatorze ans, mais qu’elle est partie il y a trois semaines…
Le texte est une logorrhée verbale sur le déclin de l’humain (et au passage de l’humanité). Le discours est connu. Est-il sincère, vrai ? Me bouleverse-t-il pour interroger, questionner, mettre en doute ? Tout sonne comme une évidence d’autant plus que la danse est convoquée, non pour créer un métalangage, mais pour servir, illustrer un texte vif, mais sans visée. Ici le corps n’est pas « politique » mais assujetti au politique, au texte de Richter. « Trust » glisse peu à peu vers le « produit » théâtral parfait. La danse donne de l’image, le texte un son entendable et le tout séduit. Mais surtout, le corps ne porte aucun stigmate de la souffrance parce que Richter s’en fout. C’est beau, mais vide.

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« Pour en finir avec Bérénice », tentative théâtrale du chorégraphe Faustin Linyekula pour évoquer la colonisation, emprunte le même chemin que « Trust ». En transposant Bérénice (reine de Palestine qui s’exila à Rome par amour pour Titus, son colonisateur) dans son pays (le Congo), Faustin Linyekula tente de démontrer qu’entre les mots et les corps, il y a le chaos produit par la colonisation. Sauf qu’il délimite en permanence sa chorégraphie (puisqu’il danse sur un côté de la scène et parfois en fond) du jeu des acteurs. Les langages se superposent, mais ne s’articulent pas comme s’il séparait ce que la colonisation savait si bien fusionner. En imposant une langue et son langage du corps, les colonisateurs ont réduit des pans entiers de la culture congolaise. Pour incarner ce processus, Faustin Linyekula danse pour illustrer et créer de l’image. Il « colonise » le texte par un corps qui danse, là où il aurait pu offrir une chorégraphie engagée sur les blessures du corps provoquée par une langue maltraitée. Il peut toujours nous effrayer quand les acteurs proposent de le faire disparaître comme acte de résistance. Trop tard…

Quelques jours auparavant, l’Espagnole Angelica Liddell avait bouleversé le public avec « La casa de la fuerza», puis avec « El ano de Ricardo ». Ici, le corps est politique parce qu’il fait texte. Dans « la casa », nul besoin d’une danse pour illustrer. Le corps est propos. Quand qu’elle est désespérée, Angélica se fait des scarifications sur scène. Tandis qu’elle sent son coeur saigner de tristesse, elle se fait faire une prise de sang pour immaculer ensuite son chemisier blanc. Avec elle, le corps est sexuel parce que textuel. C’est encore plus frappant avec «el ano de Ricardo» où elle incarne LE dictateur. Ses corps « politique » et biologique se fondent parce que tout est lié. « Comment aurait été Lénine s’il n’avait pas été malade » se plaît-elle à dire alors que son corps porte les stigmates de la dépression, qu’elle pisse, qu’elle boit, qu’elle fume,…A côté, son bouffon, muet aux cheveux blonds mal colorés, improvise quelques mouvements d’une grande grâce.

À sa logorrhée, son silence devient le nôtre. Avec Angelica Liddell, ce qui fait danse est un corps qui secrète, qui est traversé par la musique parce qu’elle a toujours accompagné nos métamorphoses. Avec Angelica, boire et manger sont des actes artistiques à l’image de « nourritures terrestres » qu’elle poétise à outrance, mais avec respect. Elle a fait exploser bien des codes établis de la représentation comme si son engagement physique sur scène était sa réponse aux menaces d’uniformisation qui pèsent sur le spectacle vivant. Elle nous déculpabilise en nous aidant à prendre conscience que notre corps est la meilleure voie pour comprendre la danse.

Par sa force, Angelica Liddell nous engage à résister contre ceux qui voudraient manipuler le corps comme «objet artistique ».
Vive la réévolution !
Pascal Bély – www.festivalier.net

“Pour en finir avec Bérénice” de Faustin Linyekula au Festival d’Avignon du 17 au 24 juillet 2010.

“La casa de la fuerza” d’Angélica Liddell au Festival d’Avignon du 10 au 13 juillet 2010.

“Trust” de Falk Richter et Anouk Van Dijk au Festival d’Avignon du 17 au 19 juillet 2010.

Crédit photo: Christophe Raynaud de Lage.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Pour que commence un propos sur la (de)colonisation au Festival d’Avignon.

La (dé)colonisation traverse le Festival d’Avignon avec deux propositions. Cela paraît étonnant de rapprocher deux spectacles aux formes et propos si différents. Tentative.

Le premier « Chouf Ouchouf » des Suisses Zimmermann et de Perrot a séduit une grande partie du public d’Avignon. Alors qu’un spectateur m’interrogeait à la sortie sur mon ressenti, je lui précisais que cette succession d’acrobaties n’avait pas de sens. Ce à quoi, il répondit : « s’il fallait voir du sens partout ». Cette remarque m’a longtemps habité. Comment une telle réponse est-elle possible dans le cadre d’un festival où la question du sens est centrale? « Chouf Ouchouf » est spectaculaire. Interprété par douze performeurs du Groupe acrobatique de Tanger, plusieurs cubes en bois sur roulettes dessinent la ville tandis que le jeu des acteurs métaphorise certains aspects de la culture marocaine. On se cache, on se fait peur, on se regroupe, on s’isole… Les formes pyramidales se succèdent et des saynètes imagées aux propos souvent réducteurs rassurent sur le versant « culturel » de l’oeuvre. Progressivement, les processus dynamiques d’un parc d’attractions finissent par provoquer les applaudissements du public.

L’espace est une aire de jeux (avec des emprunts évidents à «Sutra» du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui présenté en 2008) effaçant toute chorégraphie (d’où le fait qu’il soit suspect d’y déceler du sens. Le corps musclé de ces acrobates est préféré au corps « intranquille » prolongement du politique). Qu’importe l’histoire entre la France et le Maroc. L’essentiel est de rassurer le public sur ses représentations : on peut observer une culture de son siège, en touriste avec son appareil photo. Ainsi, au coeur du Festival d’Avignon, une culture est réduite à des prouesses physiques et à des marqueurs (ah, le célèbre sac à carreaux et la jeune fille voilée !). Dit autrement, ce colonialisme là appliqué aux Corses, nous aurait probablement proposé une performance cagoulée.

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Le deuxième spectacle ne reproduit pas les mêmes processus puisque la chorégraphie y est au centre, que le sens voudrait traverser toute la pièce. «Pour en finir avec Bérénice» de Faustin Linyekula est une tentative de porter sur scène un propos sur la décolonisation. Mais rien ne fonctionne sauf le tableau final qui, par sa fonction de sidération, provoque les applaudissements nourris d’un public tout à coup réveillé. En transposant Bérénice (reine de Palestine qui s’exila à Rome par amour pour Titus, son colonisateur) dans son pays (le Congo), Faustin Linyekula tente de démontrer qu’entre les mots et les corps, il y a le chaos produit par la colonisation. Ainsi, le public d’Avignon comprend qu’entre le verbal et le non verbal, qu’entre la danse et le texte, il y a le processus d’acculturation (précisément celui qui fait souffrir certains spectateurs qui réclament – à “corps” et à cri – un théâtre de texte!). Mais avec une dramaturgie cruellement ennuyeuse, une scénographie minimaliste, mais efficace (ah, le café moulu qui s’envole avec le mistral !), une superposition de langages qui ne s’articulent pas (Faustin Linyekula danse pour illustrer le jeu des comédiens), «pour en finir avec Bérénice» crée des espaces où le sens se perd. À aucun moment, les acteurs ne s’engagent physiquement dans leur propos, préférant produire des effets d’images. On peut bien nous proposer deux enregistrements sonores d’une classe récitant une fable de la Fontaine (l’un en 1962, l’autre en 2010), je ne vois pas sur scène où l’on veut m’emmener. Faustin Linyekula dénonce, mais n’énonce rien si ce n’est d’appeler le sociologue Stuart Hall à la rescousse à la fin du spectacle qui rappelle, fort justement, que les immigrés continuent le processus de colonisation que nous n’avons finalement pas stoppé (« Chouf Ouchouf » en est l’illustration).

Je formule l’hypothèse qu’il ne faut pas laisser seul Faustin Linyekula avec un sujet qui le dépasse. D’autant plus que la colonisation culturelle vers les pays du Maghreb se poursuit avec la complicité des institutions qui trouvent avec « Chouf Ouchouf » un spectacle divertissant et économe sur le sens de l’Histoire.

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Chouf Ouchouf” de Zimmermann et de Perrot au Festival d’Avignon du 8 au 13 juillet 2010.

“Pour en finir avec Bérénice” de Faustin Linyekula au Festival d’Avignon du 17 au 24 juillet 2010.

Crédit photo: Christophe Raynaud de Lage.

 

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Avignon Off : pour écouter le vent.

Ce soir-là je m’aventure vers un lieu encore inconnu, je trouve à l’arrivée un accueil chaleureux dans un tout petit endroit bien sympathique.

La proposition de Bruno Dairou est de qualité. Un théâtre du je, de l’implication, de celui qui ne cède pas à combattre encore. Deux textes, « Les cimetières du nord » et « C’était hier », très beaux, on pense à Koltès. Deux excellents comédiens, Laurent Ciavatti et Antoine Robinet portent le premier, ils nous baladent au-delà de la ville avec brio. Dans le second Antoine Robinet incarne seul un propos engagé, il habite les mots qui sortent  à notre adresse dans un jeu sans esbroufe.

S’il est là, question de différence, de celle qui porte des hommes à aimer d’autres hommes ; ce qui prime, à l’écoute et au souvenir, est d’un ordre bien plus large. On entend ici le rapport à l’autre, on reconnaît la fragilité de ce qui pourrait ouvrir ou fermer  le désir, on entend les chemins de la violence, de la tendresse et de la dignité. On perçoit au-delà des failles, des blessures, des peurs  et des différences, la nécessité d’un être ensemble, essentiel pour que les arbres puissent encore pousser et qu’au-delà des murs on entende toujours un lieu où rentrer chez soi.

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Ne vous arrêtez pas au sous-titre « Chroniques des temps de Sida », ces deux textes méritent qu’on ne les réduise pas à cet aspect, ni même à un choix de sexualité et qu’on ne réserve pas leur porté. Laissez-vous plutôt aller à ce que le vent peut murmurer à votre oreille ce soir-là…

Pour finir, un petit «conseil », pour « C’était hier » évitez le premier rang, assis là, on prend le risque de se laisser happer par la beauté du comédien…

Bernard Gaurier – www.festivalier.net

« Parce que ce soir-là il y avait du vent » de Bruno Dairou au Vieux Balancier à 23h jusqu’au 31 juillet 2010.

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LA VIE DU BLOG LES JOURNALISTES!

Le Tadorne sur France Culture.

Dimanche 18 juillet à 19h (en poadcast dès le 19), sur France Culture, j’étais l’un des invités de Frédéric Martel dans l’émission « Masse critique » depuis le Festival d’Avignon. Autour de la question de l’usage d’internet dans le champ du spectacle vivant, j’ai pu préciser mon positionnement de spectateur – blogueur. À vous d’apprécier « le blogueur du sud » dans ces oeuvres puisque c’est ainsi que l’on semble vouloir me qualifier. Etrange paradoxe que celui de nommer un positionnement géographique alors que celui-ci s’inscrit sur une toile. J’espère qu’il sera possible de prolonger cette émission sur l’articulation entre blogs, presse papier et réseaux sociaux.

L’émission est en écoute ici.

Le sujet est passionnant et permettrait de faire dialoguer artistes, spectateurs, journalistes et professionnels de la culture au-delà des connivences en vigueur.
Pascal Bély – www.festivalier.net

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Au Festival d’Avignon, s’abandonner pour la danse.

Le Festival d’Avignon aurait-il de la suite dans les idées? Après une édition 2009 où la danse cherchait sa place et avant celle de 2011 où le chorégraphe Boris Charmatz sera l’artiste associé, 2010 est l’année charnière où se poursuit l’accompagnement du public vers l’idée qu’au-delà des classifications, tout est question de langage. Cindy Van Acker nous propose son parcours comme s’il reposait sur ses épaules de tracer un chemin de danse entre les stars Anne Teresa de Keersmaeker , Alain Platel  et les formes plus radicales de Julie André T. et Angelica Liddell .

Débuté très timidement lors du « Sujet à vif » avec « Rosa, seulement» (sorte de work in progress avec de jeunes acteurs de théâtre immergés dans une série de mouvements sans surprise), Cindy Van Acker s’est déplacé au lycée Mistral pour quatre solos (“Lanx”/”Obvie”/”Nixe”/”Obtus”) où le spectateur vit un moment d’écoute particulier, accompagné par une musique minimaliste et vrombissante! C’est dans ce paradoxe que je trouve le chemin pour mobiliser mes ressources, mon histoire de danse et vivre l’une des expériences les plus stimulantes qu’il m’est était donné de partager dans le cadre du festival.

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« Lanx » est une entrée en « matière », interprété par Cindy Van Acker. Au sol, elle invite à lâcher prise, où la ligne du corps se fond, où la courbe contient, où un bras tendu prolonge au-delà des limites. Il devient inutile de vouloir appréhender une vision rationnelle du corps (la tête et les jambes!). Inutile. Mais un fléchage au sol aide à ne pas se perdre, tout en donnant une douce impression de démultiplication de l’espace; je le ressens comme un filet sécurisant entre elle et nous. Pourtant, Cindy Van Acker nous fait confiance: elle sait que nous sommes capables de nous appuyer sur ses gestes minimalistes pour comprendre qu’un mouvement c’est aussi la dynamique de notre regard. Et qu’avec quelques mouvements verticaux, elle vous perd dans sa matière pour vous reprendre alors que le corps roule au sol. Magnifique.

Le deuxième solo, « Obvie » dansé par Tamara Bacci, m’a englouti jusqu’à me faire perdre pied et provoquer un blanc, un  rêve éveillé. Alors que le volume de la musique atteint des sommets, que les murs du plateau de « Lanx » ont été abolis, le noir est le sol du vide, l’abîme. Je perds mes sens, mes perceptions sont embrouillées. Je tombe. Plus aucune image ne me vient. Seuls les applaudissements me ramènent au réel. Je quitte le lycée hagard en me trompant de direction.

Un jour plus tard, « Nixe » m’éclaire. Du « noir terre », je suis propulsé vers l’éblouissement. Perrine Valli s’approche d’une rangée de néons pour y fluidifier la lumière. Elle la traverse du bas vers le haut (à moins que cela ne soit le contraire…), la rend liquide tandis que le plus petit mouvement change radicalement la perception : ce n’est plus un corps qui danse, mais la danse qui fait corps!  À partir de mes sensations, j’investis pleinement l’espace horizontal  crée par Cindy Van Acker: l’important n’est pas ce que je vois, mais ce que je ressens pour voir. Bouleversant. Mais je n’ai encore rien vu.

Le quatrième solo est une apothéose. A la lumière matière du corps de « Nixe », « Obtus » fait du noir une matière où le corps se fond. Debout, Marthe Krummenacher apparaît puis disparaît. Ces apparitions fulgurantes me tétanisent par leur beauté. L’émotion me submerge quand deux bras deviennent deux jambes, qu’une tête fait le dos, lorsque le mouvement crée l’illusion d’un tableau de William Turner. Le noir ne s’oppose plus à la blancheur des néons posés au sol, mais forme avec elle une profondeur sans limites dans laquelle la danseuse se perd. Je transpire parce que le beau procure un bonheur physique, que la danse creuse des galeries dans l’imaginaire où apparaissent des tableaux qui vous précipitent dans un abyme de beauté.
Écrire sur la danse de Cindy Van Acker, c’est plonger au coeur d’une langue de quatre mots.

Lanx Obvie Nixe Obtus, le Nouveau Monde.

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Lanx” “Obvie” “Nixe” “Obtus” de Cindy Van Acker au festival d’Avignon du 14 au 18 juillet 2010.

Crédit photo: Christophe Raynaud de Lage.