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FESTIVAL D'AVIGNON

Bilan du Festival d’Avignon 2012 : nos présences, nos absences et leur indignité.

Qu’un festival ne soit plus populaire, qu’il ne me permette plus de m’inscrire dans un mouvement, est inquiétant. Sur toute la durée de cette 66ème édition, j’ai vu 38 spectacles pour un coût total de 1850 € (830€ de places et 1020€ de location d’appartement). Seulement neuf d’entre elles m’ont éclairé, enthousiasmé, tourmenté. Respecté, j’ai eu envie d’écrire. Passionnément. Neuf, soit moitié moins que les années précédentes. Neuf soit vingt-neuf propositions où j’ai, au mieux erré, au pire sombré dans le néant.

Cette proportion est inquiétante et signe une crise de sens, de valeurs, de propos. Trop rares ont été les moments où j’ai pu penser, faire mon chemin. Me revient alors le jugement éclairé d’un spectateur, posté sur sa page Facebook: «Cette année le public est absent d’Avignon. Vous ne comprenez pas la différence entre tenir compte du gout du public et simplement tenir compte de sa présence…».

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Notre présence.

Le public était présent. J’étais là pour «La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel. Rarement, je n’ai vu une telle humanité en jeu dans cette cour qui écrase tout. Ici, l’art a repris ses droits et les artistes ont dansé pour caresser les murs et calmer cet espace autoritaire. Ils ont accueilli mes fragilités pour me restituer une vision sur la place de l’art dans une société en crise. J’en suis sorti plus fort, plus habité. Mouette.

Sophie Calle n’est pas une artiste de théâtre. Elle expose. Et pourtant, elle a créé la scène autour de sa mère, décédée en 2006, jusqu’à lire quotidiennement son journal intime. «Rachel, Monique» était à l’Église des Célestins .Tel un rendez-vous avec une chanson de Barbara, nous y sommes revenus plusieurs fois comme un besoin vital de ressentir une nostalgie créative. Le 28 juillet à 17h, nous étions présents alors qu’elle lisait les dernières pages. Sophie Calle a créé le rituel pour nous rassembler, celui qui nous a tant manqué pendant le festival.

Le chorégraphe Olivier Dubois est arrivé le 25 juillet et a provoqué le séisme que nous attendions. Avec «Tragédie», nous étions spectateurs et acteurs de notre humanité en mouvement. Nous avons ovationné ces dix-huit danseurs. Pas un seul n’a échappé à mon empathie. Processus identique avec Jérôme Bel où dans «Disabled Theater» des acteurs handicapés mentaux ont réduit la distance pour que la danse fasse lien au-delà des codes usés de la représentation. Avec «33 tours et quelques secondes», Lina Saneh et Rabih Mroué ont tenté de renouveler ces codes à partir d’un dispositif sans comédien. Sans ma présence, cette pièce ne pouvait exister. J’étais là parce que l’absence a donné une âme au théâtre .

En nous convoquant sous la scène du Palais des Papes, le performeur sud-africain Steven Cohen nous a plongés au sens propre dans les bas fonds de l’humanité pour y vivre l’horreur de l’extermination des juifs. On ne s’en sortira jamais. Un regret: peu de spectateurs ont vu cette performance (jauge d’à peine 50 places) et n’auront fait connaissance avec cet artiste hors du commun qu’avec «Le Berceau de l’humanité», oeuvre bien moins aboutie.

Avec «Conte d’amour», le suédois Markus Öhrn nous a lui aussi donné rendez-vous au sous-sol pour y vivre, par caméra interposée, l’effroi de l’amour incestueux. Rarement je n’ai senti un public aussi présent face à une bâche de plastique qui nous séparait des acteurs. Même présence pour «Disgrâce», mise en scène par Kornel Mundruczo qui m’a donné envie de lire cet été, le roman de J.M Coetzee. Du théâtre vers l’écrit pour lire autrement.

Au cours de ce festival, j’ai parfois ressenti l’effondrement de notre civilisation. Seul Roméo Castellucci pouvait s’emparer de ce trou noir qui pourrait nous sauver. «The Four Seasons Restaurant» n’était qu’une initiation. Un autre monde est à venir.

 Le goût du public.

Festival d’Avignon, festival de création ? Pas si sûr…Comme tant de théâtres en saison, il s’est moulé dans le consensus mou qui ne fait émerger aucune idée, à peine incarnée par des acteurs. Les logiques de coproduction priment sur des prises de risque assumées comme si la responsabilité des deux programmateurs d’Avignon se diluait dans des contrats à multiples feuillets.

Il y avait d’ailleurs une certaine indécence à nous proposer «Les contrats du commerçant. Une comédie économique» de Nicolas Stemann à 36 euros la place, prix à payer pour subir un délire de clichés rabâchés sur la crise financière et la possibilité de quitter le spectacle pour la buvette installée pour l’occasion. Le public aisé (présent ou absent, là n’était plus la question !) a beaucoup aimé. Moi pas. .

Autre propos démagogue. Celui de Thomas Ostermeier (artiste associé du festival en 2004) qui m’avait habitué à plus de rigueur. Son théâtre participatif autour d’ «Un ennemi du peuple» d’Henrik Ibsen n’était qu’une énième reproduction d’un système de pensée que l’on répète à l’infini. Ce théâtre bourgeois sans vision va à coup sûr plaire aux programmateurs qui trouveront là, à moindres frais, de quoi faire de leur établissement un lieu de citoyenneté! Est-ce du niveau du Festival d’Avignon ?

Le public aime Christoph Marthaler (artiste associé du festival en 2008). Était-ce bien judicieux de nous proposer «My Fair Lady, un laboratoire de langues», spectacle certes très drôle, mais si vain. Le public aime Joseph Nadj (artiste associé du festival en 2006). Certes. Mais «Atem le souffle» était une oeuvre venue d’en haut vers le bas. Si Avignon est une chapelle, je n’ai pas choisi d’être pénitent ou pèlerin.

Additionnées, ces propositions ont provoqué  une censure sourde qui n’autorise presque plus aucune élévation de la pensée. La danse a nourri ce processus jusqu’à servir d’appât, elle qui stimulait il y a seulement quelques années, des débats sans fin. Romeu Runa produit par les Ballets C de La B (fournisseur officiel annuel du Festival. Je fais le pari qu’ils seront programmés en 2013), Sidi Larbi Cherkaoui, et Régine Chopinot. n’ont été que des «produits» d’appel: une danse du vide pour un trop-plein de clichés et de déjà vu. J’ai regretté l’échec de la proposition de Nacera Belaza: «Le trait» n’était finalement qu’une courbe s’épuisant sur elle-même. Tout comme ais-je été déçu par le peu d’énergie dans «C’est l’oeil que tu protèges qui sera perforé» de Christian Rizzo: le mouvement était au service d’une «installation» où l’on est passé trop vite d’un «ici» à un «là».

À mes remarques, une affirmation est revenue, comme seule réponse: «oui, mais il y avait de belles images». En tant qu’artiste associé, Simon McBurney nous a imposé sa critique du théâtre: peut-il aujourd’hui transcender sans l’image? Dans «Le maitre et Marguerite» à la Cour d’Honneur, il nous  infligé un surtitrage aberrant, permettant au théâtre d’abdiquer face au poids de l’image. Le public a aimé. Et alors ?

Notre dignité, notre potentiel, notre rôle.

Dans un article publié dans Libération en mars dernier, le philosophe Bernard Stiegler et l’acteur Robin Renucci écrivaient: «Jean Vilar a inventé une place pour le spectateur en affirmant sa dignité, son potentiel et son rôle. Réinventons dans notre contexte la relation entre l’art et la société dans un souci d’élévation permanente». Tout au long du festival, cette relation a souffert.  L’artiste associé, Simon McBurney, y a largement participé: il nous a imposé son réseau qui nous a négligés. La palme revient à Katie Mitchell qui a démissionné avec une oeuvre radiophonique («Les anneaux de saturne») et une conférence sur le réchauffement climatique («Ten billion»)! Mais de quel théâtre de création s’agit-il? Avec «La négation du temps», William Kentridge a recyclé sur scène son installation actuellement exposée à la Documenta de Kassel. Mais quel ennui ! Avec «L’orage à venir», le collectif Forced Entertainment m’a bien fait marré la première heure, mais à la seconde, j’ai décroché: s’interroger sur la narration au théâtre aurait pu les amener quelque part sauf qu’ils n’ont cessé de recommencer. Mais pour qui nous prend-on? La palme de l’oeuvre indigne revient probablement à Katya et John Berger pour «Est-ce que tu dors?». Cette proposition de médiation culturelle au musée était obscène. Le père et la fille ne se rendant pas compte que leur dissertation d’un niveau terminale sur l’oeuvre d’Andréa Mantegna («la chambre d’amour») ne visait finalement qu’à se coucher dans le même lit. Personne n’a quitté la Chapelle des Pénitents Blancs pour autant à la différence de “Conte d’amour“!

Les Français Sandrine Buring et Stéphane Olry n’ont pas été en reste. Avec «Ch(ose) / Hic Sunt Leones», ils ont osé nous faire dormir sur des transats pour mieux nous enfumer sur leur incapacité à finir une oeuvre dans les temps. Pourquoi les avoir programmés ?

Les enfants? Ils n’existent toujours pas dans ce festival. C’est un non-public, jusqu’à leur infliger «Les animaux et les enfants envahissent la rue» de Suzanne Andrade et Paul Barritt. Trois comédiens se baladent dans une bande dessinée projetée en vidéo avec pour seul horizon, l’histoire d’un quartier où les gamins sont voués à ne jamais sortir de leur misère. C’était un spectacle à la pauvreté scénique déconcertante, bête et dépressif.

 Notre absence.

Le théâtre français a incarné un «système» sans vision qui s’enferme dans un entre soi parisien terrifiant. Ce que j’ai vu à Avignon fut profondément mortifère, ancré dans un théâtre où la forme, les effets visuels prenaient le pas sur tout le reste. À chaque représentation, je me suis ressenti déconnecté, pas là. Consommateur, mais jamais sujet.

Éric Vigner pour«La faculté», Stéphane Braunschweig pour«Six personnages en quête d’auteur», Guillaume Vincent pour «La nuit tombe» et Séverine Chavrier pour «Plage ultime» ont pollués ce festival avec leur théâtre insignifiant.

À côté Bruno Meyssat avec «15%» et Jean-François Matignon avec «W/GB84» avaient un propos pour le Festival : sauf qu’ils nous ont perdus en route. L’un par excès poétique, l’autre par excès d’ambition.

Le 28 juillet, je décidais de me rendre aux dernières heures de la performance de Sophie Calle pour revoir ensuite «Tragédie» d‘Olivier Dubois et assister de nouveau au deuxième acte avec les acteurs de «La mouette» d’Arthur Nauzyciel.

Le 28 juillet fut mon festival. Comme une réponse aux programmateurs qui sont devenus, comme tant d’autres,  des techniciens du spectacle.

Sans projet.

Pascal Bély – Le Tadorne.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Au Festival d’Avignon, la Cour dans tous ses états…

«Le maître et Marguerite» de Simon Mc Burney présenté dans la Cour d’Honneur divise les Tadornes. Pascal Bély est très réservé sur ce spectacle «qui mobilise la pulsion, la même qui nous conduit dans les pièges posés par le consumérisme le plus abject.».

Sylvie Lefrere a un tout autre avis… 

Le Palais des Papes est plein pour cette première représentation. Les trompettes résonnent sous les gradins, et réveillent nos émotions de festivaliers; les spectateurs se pressent, se serrent la main ou s’embrassent au hasard des rencontres. Je suis bien entourée ce soir: amis, familles, journalistes, Ministre de la Culture, comédiens, couturier: tous ensemble spectateurs pour tous nos sens sollicités.

Dés les premières minutes du ‘Maître et Marguerite” par Simon McBurney, le plateau est envahi d’une valse de chaises, glissant à toute vitesse. Ce siège va téléporter notre esprit à différents niveaux. Nous allons traverser le temps: la quête d’un écrit sur Ponce-Pilate nous fait naviguer dans les époques du christianisme, de la Russie de Staline, de la guerre de 1940. Le tout relié par l’écran. La connexion à notre aujourd’hui en parallèle au rêve.

Le mur du Palais des Papes se transforme en gigantesque Google Earth qui nous aspire, nous écrase. Une métaphore de nos addictions de recherches incessantes; toujours plus, toujours plus loin…Il devient l’écran géant d’images subliminales, notamment celle du Christ, qui prend une dimension esthétique fascinante. Les écrans sur les côtés me donnent une vision à facettes de mouche, élargissent le champ de mon regard après un temps d’adaptation. L’accent des comédiens et la force des mots, bientôt, m’emportent. Leurs corps prennent une dimension 3D.

Joseph me renvoie à l’image  de Freud, le Satan à un homme de la Gestapo, le maitre à un Frankenstein humain et fragile, Marguerite à une douce  Louise Brooks poétique, le chat à un Aline Sarkoziste et son acolyte chapeauté tout droit sorti d’Orange mécanique…Dans cette Voie lactée, je me sens fragment de la partition. Ma mémoire se réveille dans cette quête et ces peurs. Mon estomac se noue comme avant un saut au dessus du vide. Le texte, les comédiens sur le plateau, l’image m’envahissent dans une vague qui me ballote dans mes états d’âme. Quel que soit le contexte, les doutes, les tiraillements vers des amours impossibles, les engagements se répètent. Aucune règle. Pas d’erreur, tout est réglé comme dans un bain mécanique.

Je suis à fleur de peau. Le moindre mouvement de mon voisin me secoue. Mes émotions me submergent; je me sens toute petite dans une angoisse enfantine. J’y entrevois un passé historique et un avenir incertain. Simon McBurney devient le magicien d’un soir. Le public est dans un calme religieux. Nous faisons corps tel un collectif pris dans sa toile en projection recto verso. Happé dans la dynamique de l’action qui nous tient. Complices…Rien qu’en écrivant, les larmes remontent, sans que je puisse expliquer pourquoi. Elle va faire son travail intérieur d’habitation de mon patrimoine.

L’achat du texte me servira peut-être d’exutoire …

Sylvie Lefrere de Vent d’art vers le Tadorne.

Sur “Le Maître et Marguerite” , les regards de:

Pascal Bély / Au Festival d’Avignon, l’effondrement.

Francis Braun / Au Festival d’Avignon,”Sympathy for the Devil?…Les Rolling Stones.

« Le Maître et Marguerite » par Simon Mc Burney dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes du 7 au 16 juillet 2012.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Au Festival d’Avignon,”Sympathy for the Devil”…Les Rolling Stones.

«Le Maitre et Marguerite» de Simon Mc Burney présenté dans la Cour d’Honneur divise les Tadornes. Pascal Bély est très réservé sur ce spectacle « qui mobilise la pulsion, la même qui nous conduit dans les pièges posés par le consumérisme le plus abject.».

Francis Braun a un tout autre avis.

Osmose entre la scène et les images. La Cour investie. A une rapidité insolente. Fulgurantes images. Le Bâton est levé, ce bâton que l’on nomme à présent Fenêtre, Porte ou Ouverture, passage obligé, symbole du chemin à gravir. C’est la Fenêtre écho à celles du Mur que Simon Mc Burney aura le talent de faire vivre, d’éclairer ou d’assombrir, de faire trembler ou de laisser se reposer. It’s a Google man utilisant Google Map.

Les images vont se cogner aux  histoires entremêlées. Paf, bang, je mets du sang en image, j’allume les fenêtres, tombe la neige,  j’explose le mur, merde voilà les pierres qui  tombent, c’est un peu facile, mais c’est l’effet escompté. Le monde en image est sur les côtés, les coulisses sont apparentes et les sous-titres très mal placés. Il va falloir jongler: on écoute OU on regarde. Là on ne lit pas, ou alors on lit et c’est dommage, les images s’en vont trop vite. On jongle et à regret on s’habitue. Satan, Woland et sa troupe, les Élites littéraires, Moscou en 1930, le Maitre qui se vend au Diable, l’Amour de Marguerite, Ponce Pilate et le Christ…..

Une allégorie philosophique que cette épopée tragique ou ironique. Épopée qui se balade entre désir de liberté et célébration des Créateurs, où le jour et la nuit chevauchent le Rêve et la Réalité, où le Bien et le Mal se joue l’un de l’autre. Sur le plateau de la Cour, les Péchés des hommes réunis devant nous vont  provoquer la mort innocente d’un Christ décharné…Des peintures classiques et incroyables sur les pierres, le Mur et les flancs. Il y a du Kantor chez Simon McBurney, il y a du Arturo Ui, il y a du Caravage chez lui…

Il est arrivé à faire de ces trois histoires une épopée intemporelle. Pas d’intériorité, pas de sensibilité effleurée. Tout reste extérieur, mais complètement intégré. De choses éparses, il en a fait un tout. Et c’est réussi. Beaucoup de spectaculaire contemporain, mais utilisé avec maitrise, brio et toujours juste.

Des images qui soutiennent et soulignent le propos. McBurney reste hors du temps. Je ne crois pas que ce soit un faiseur malgré ce qu’il annonce. Pas un faiseur en tant que “truqueur”, mais faiseur en tant que fabricant, artisan, créateur. Il maitrise et tient les ficelles. Sa grande habileté transforme l’univers classique en un monde actuel et intemporel.

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Le résultat fait qu’il y arrive avec succès. C’est là, l’utilisation de moyens techniques ingénieux,  dans des habitudes qui ne nous sont pas étrangères. Bien sûr, on se souvient de Roméo Castellucci, Thomas Ostermeier ou Guy Cassiers qui sont passés maitres en vidéo… Il a la connaissance de la magie de la technique. Il sait employer ces “artifices” intelligemment, les intégrer après les avoir digérés. On peut parler là d’intégration et non de superposition. Il y a enfin,  dans ce lieu, le TOUT totalement lié. En fait il y a l’osmose entre un texte et ses images.

Merveilleux crucifié, superbes chevaux qui s’envolent. Je garderai longtemps dans ma tête, ces allusions christiques, ces “peintures corporelles” vivantes et imagées. Je garderai longtemps présents, ses mouvements prolongés, ces tentatives horizontales sur scènes qui, subtilement s’envolent sur le mur vers nulle part. L’humain déshumanisé devient picturalisé sur un mur, un Homme en croix de chair et d’os écorché, mais aussi en image sublimée sur la pierre. Je garderai présente en moi cette croix vivante sur le plateau et sur le mur…Images florentines, images Burneysques et sensuelles…images écartelées, ensanglantées…

Simon McBurney recycle nos images et les métamorphose en une ligne droite, jamais cassée. Elles sont leur propre miroir sur des plans différents. C’est le plateau de la Cour dans les airs, c’est les coulisses sur les côtés, c’est le Mur qui se fracasse, ce sont les têtes qui vont tomber, c’est le sang qui éclabousse, c’est l’amour fragmenté. On s’attendait à un effondrement et se sont les pierres qui sont tombées.

Le talent de Simon McBurney réside dans la synthèse des multiples données littéraires de Boulgakov. L'”entité” ne devient qu’une grande  émotion “tragique”. Tatouée sur les pierres, la courbure d’un mouvement, cette intimité humaine dans un lieu si vaste, cette humilité humaine souffrante sous le regard de 2000 personnes, ces corps enlacés…McBurney a fait dans le fracas intime. Cette fresque fut complètement magnifique. Peut-être emportée plus  par la présence visuelle que par les mots criés en violence. Rien n’est artificiel. Rien ne se substitue aux propos. Force et densité se rejoignent dans cette folie meurtrière.

Un salut quand même au Chat perfide incarné, cruel parmi les cruels. Un salut aux Comédiens qui nous racontent cette histoire, salut à McBurney qui a embrassé la Cour pour se l’approprier, salut au décor minimal, à cette Table-Cercueil, à ce Bar ambulant, à ce lit-hôpital, lieu de toutes les analyses.

On pourrait parler de la Compassion, on pourrait parler de perfidie, on pourrait évoquer la haine et la manipulation. On pourrait parler histoire et géopolitique et enfin on pourrait parler de l’histoire réelle de ce Maître et de sa Marguerite!

Et bien ce sera pour plus tard, je ne veux pas effeuiller le propos…..d’autres l’ont fait, d’autres le feront.

Francis Braun, Le Tadorne

Le regard d’un autre Tadorne: Au Festival d’Avignon, l’effondrement.

« Le Maître et Marguerite » par Simon Mc Burney d
ans la Cour d’Honneur du Palais des Papes du 7 au 16 juillet 2012.

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS OEUVRES MAJEURES

Le théâtre qui rend aveugle.

«Pourquoi le Festival d’Automne à Paris?» me demande un ami.  «Parce que j’y vois des oeuvres rares que l’on ne verra pas de sitôt en région PACA». Je conçois ce voyage comme une immersion totale pour aller à la rencontre d’un théâtre charnel d’où l’on sort plus sensible, à l’image de «Shun-Kin» par Simon McBurney présenté au Théâtre de la Ville.

Cette mise en scène procure un bonheur jubilatoire total. Que s’est-il donc passé pour qu’il mobilise à ce point tout le corps et les sens jusqu’à me faire pencher vers le plateau ? «Shun-Kin» est un roman de Junichirô Tanizaki, très populaire au Japon, publié en 1933. C’est la relation passionnelle, sadomasochiste entre une joueuse de shamisen (luth à long manche) devenue aveugle à 9 ans et son domestique Sasuke, son aîné de cinq ans. Enfant, elle s’incarne dans une marionnette avant de se métamorphoser  et qu’une actrice parée d’un masque blanc, toujours guidée par des articulateurs, joue sa vie d’adulte. L’humain est donc fragile. Cette mise en scène trouve son apogée dans un moment d’anthologie, à jamais gravée: au coeur d’un acte d’amour, la marionnette se fragmente sous la pression de la passion de Sasuke. L’extase désarticule les corps manipulés. La salle du Théâtre de la Ville retient son souffle. Elle est immense alors que le plateau délimité par McBurney est si petit: dotés d’un microscope, nous admirons l’infiniment complexe. Tels des chercheurs curieux et créatifs, nous découvrons un univers théâtral teinté de poésie à chaque tableau (que d’oiseaux de papiers pour caresser l’ouïe!) comme si nous étions nous aussi atteints de cécité. Aveuglé par la beauté de la mise en scène, je n’en crois pas mes yeux!

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Serions-nous aussi Sasuke, amoureux éperdu de ce théâtre-là? Existerait-il un lien sadomasochiste entre le spectateur et l’artiste? La musique, omniprésente, nous surprend à chaque instant et me revoilà adolescent, sensible comme le jeune Sasuke! Tout nous semble si proche comme si la phrase prononcée en ouverture pour nous accueillir par l’acteur fétiche de Peter Brook, Yoshi Oidaplus je vieillis, plus mon passé me rapproche»), nous concernait aussi. Ce théâtre-là est un mouvement permanent entre passé, présent et avenir à l’image de ce décor qui fait danser les tapis au sol et voler des cadres en bois pour imager des portes et fenêtres.
Notre enfance est nichée dans cette relation si particulière du maître à l’élève qui façonne tant nos relations hiérarchiques. Serions-nous Sasuke qui, courageux et n’ayant plus rien à perdre, se sacrifie par amour? Simon McBurney nous relie à cette histoire par le biais d’une lectrice, employée par la NHK qui, en coin de scène, lit la nouvelle. Son bureau avance et recule pour ponctuer les actes et nous guider vers son histoire d’amour, bien contemporaine, qui trouve probablement un écho chez ceux qui n’en peuvent plus de ne pouvoir aimer malgré nos outils de communication. C’est l’enchevêtrement de toutes ces histoires qui donne un sens à ce théâtre de vies.
Et je finis par prendre conscience comment la société du spectacle nous empêche de fermer les yeux: tout est donné à voir, à penser, à ressentir, à aimer. J’envie cette relation sadomasochiste où le corps amoureux prend le pouvoir sur la douleur du monde, sur la lente déflagration de nos sociétés individualistes.
Simon McBurney est un grand metteur en scène; c’est un bâtisseur de ponts. On y danse, on y pense,  pour finir par se jeter dans le vide.
Par amour du théâtre.
Pascal Bély – www.festivalier.net
“Shun -Kin” par Simon Mc Burney au Festival d’Automne de Paris du 18 au 23 novembre 2010.
Crédit photo: Tristram Kenton.