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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Spectateurs naufragés par Claude Régy.

«Chut» nous dit-on…Entrer dans l’univers de Claude Régy réclame le calme?avant la tempête? Nous attendons, à peine éclairés, concentrés et respectueux. C’est presque un luxe alors que le bruit du dehors est si proche. Nous savons qu’il va nous téléporter au loin, sur l’autre rive. Il y a dans cette injonction du silence, la même exigence d’un psychanalyste qui vous demande de creuser un puits sans fond en ne regardant que le plafond ou les murs tout autour…

Nous partons du noir, dans une obscurité qui se prolonge. Un autre temps se pose, car «La barque le soir» de Tarjei Vesaas est un poème. Le noir comme un entre-deux entre notre parole journalière qui se tue et les mots du poète embarqués dans la mise en scène de Claude Régy. Tout doucement, la lumière nous dévoile Yann Boudaud. Il est grand, immense, tout près de nous. De légers jeux de lumière provoquent des mouvements imaginaires sur ses épaules qui roulent, sur ses paupières qui clignent. Comme un lever du soleil, son visage sort de la pénombre. Un beau visage, avec des dents saillantes. Ses bras s’étirent, au risque de nous toucher. Il est fleuve. Nous sommes ses affluents. Son élocution est lente, à la vitesse de sa descente vers la profondeur du fond marin, jusqu’à s’enfoncer dans la vase.

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En manque d’oxygène, il économise son souffle, puis l’eau l’enveloppe et la terre le rattrape. Ses pieds sont lourds, pris au piège dans les plantes et leurs racines. Est-ce un danseur qui tangue? Est-ce nous, avec nos liens et notre passé devenus lianes, qui luttons pour être singuliers? La tension monte dans nos têtes, comme si nous étions deux plongeurs en apnée. Inconsciemment, Sylvie coupe sa respiration tandis que Pascal bouge de tout son corps, comme s’il voulait remonter. Mais des paliers nous permettent de continuer à suivre ses flots de paroles.

Son grand corps se tord, se débat lentement; sa figure humaine devient anémone maritime. Il laisse flotter ses longues tentacules dans les eaux noires qui l’entraîne et entame une magnifique chorégraphie, qui passe de l’origine du bébé vers la grâce de l’adolescent, et atteindre la pesanteur de la maturité. Nous avons envie de lui venir en aide; de le détacher du poids de ses chaussures…Mais sa  chute, contre laquelle il lutte, l’attire vers le bas, inexorablement?Nous portons tous ces bottes de plomb qui nous tirent vers le fond?Puis soudain, l’impulsion de survie nous fait remonter à la surface, à l’image de l’enfant résiliant qui métamorphose son désespoir en énergie du vivant. Il y a dans cette mise en scène, les ressorts de la résilience qui nous poussent à puiser dans les flots d’images de nos imaginaires, l’énergie d’être auteur du spectacle?C’est impressionnant de vivre une telle expérience: nos corps sont liés à celui de l’acteur. Il coule, nous coulons.

Une fois à l’air libre, le désir d’atteindre la rive s’impose à lui. Il se débat pour se maintenir hors de l’eau. Mais les chiens le guettent. Notre grand navigateur exprime un chant profond de sirène qui fait tressaillir l’animal dressé sur le rocher. Il cherche un langage en résonance. Il tend son visage de loup-garou et exhale des sons gutturaux. Le blanc de son sourire carnassier éclaire notre nuit. Le noir du décor qui nous oppressait les premières minutes s’éclaircit. En fond de scène, un voile opaque devient transparent et nous laisse imaginer un ailleurs. Deux personnages se profilent, se déplacent sans jamais vraiment se rencontrer. Revenants discrets, ils apparaîtront pour soutenir et emporter dans la barque notre explorateur.

Cet au-delà nous englobe. À aucun moment l’embarcation n’est figurée, mais elle est bien là, au plus profond de notre imaginaire, en dialogue continu avec le corps de l’acteur qui danse. La scène finale est un cadeau: du chaos de la scène vers la sérénité du tableau. C’est un émerveillement parce qu’il est l’espace où se rencontre le poète, l’acteur et le spectateur. Avec Claude Régy, nous sommes liés, dans la même embarcation, celle qui nous guide vers un au-delà. Si nous ne démissionnons pas, chaque journée est un apprentissage d’une autre rive. Parce que tout commence dans ce bain par la naissance. Tout nous conduit vers la mort, tel un animal éphémère. Entre les deux rives, notre unique bien-être: l’art comme embarcadère.

Sylvie Lefrere, Pascal Bély, dans la barque des Tadornes.

” La barque le soir” de Tarjei Vesaas mis en scène par Claude Régy.Aux Ateliers Berthier dans le cadre du festival d’automne de Paris, du 27.09 au 3.11.12. En tournée à Orléans, Toulouse et Reims.

Claude Régy sur le Tadorne: 

Claude Régy, spectateur associé à la Biennale de la Danse de Lyon.

Claude Régy largue mes amarres.

“Ode maritime” de Claude Régy : d’Avignon, les bateaux à voiles soulèvent les âmes.

 

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THEATRE MODERNE

Ados Ré Mi, ados unies.

Elles sont quarante adolescentes à la voix de cristal (elles appartiennent au Vocal Theatre Carmina Slovenica) à entrer sur la scène du Théâtre de la Ville de Paris. Leur silence fait un bruit assourdissant. On dirait une révolte, une invasion. Peu à peu, elles occupent toute la scène pour la métamorphoser à l’image de ce passage escarpé de l’adolescence au monde adulte. Le metteur en scène Heiner Goebbels leur offre l’espace dont nous rêvions à leur âge: tout peut se dire tant que l’écoute est là; tout peut se jouer pourvu que la liberté soit célébrée; tout peut changer parce que rien n’est inéluctable. «When the mountain change its clothing» est un spectacle qualifié de musical par le Festival d’Automne. Il est avant tout, une ?uvre délicate, envoutante, émouvante et pour tout dire, utile. Oui, utile, car à l’heure où l’enfance est maltraitée (souvenons-nous d’Enfant, chorégraphie de Boris Charmatz au Festival d’Avignon qui dénonçait nos agissements envers les plus petits), où elle peine à être au c?ur des politiques publiques, il est capital qu’une scène lui soit offerte. Après «…du Printemps » de Thierry Thieû Niang, danse pour séniors engagés présentée le mois dernier, le Festival d’Automne nous permet de poursuivre ce voyage poétique en traversant les âges de la vie.

Car «When the mountain change its clothing» est avant tout un long poème musical où chaque scène est une strophe, chaque mouvement du corps est une rime, chaque chant un alexandrin. Le plateau est un espace mental où défilent les rêves, le bruit et la fureur, les utopies de l’adolescence. Je me surprends à y retrouver des images enfouies par le temps et la peur de se souvenir de cette époque où la rage d’en découdre pansait mes enchantements blessés.

Ce soir, elles bouleversent l’ordre établi du théâtre. Le décor, elles le montent elles-mêmes. Les chaises, symbole de la place, sont l’objet d’un magnifique ballet, comme un hommage sincère à Pina Bausch qui n’est plus là pour écouter leurs rêves dansants. «Chantez, sinon vous êtes foutus» semble lui répondre en écho Heiner Goebbels qui offre à ces jeunes filles toutes les scènes qu’il est encore possible d’imaginer. Là un carré de gazon pour évoquer ses rêves, ses révoltes, revivre tous les rituels du collectif et convoquer la scène de l’écoute. Tout autour des tables pour délimiter l’ici et l’ailleurs, mais surtout pour y jouer la petite Barbie, fantasme d’adultes d’une enfance formatée. Au milieu, une grande toile de cinéma où défilent différents décors, comme autant de tableaux (du paysage bucolique pour une enfance bien sage aux rêves joliment normés, à la forêt vierge pour y cacher leurs cabanes à désirs, vers des arbres hivernaux dont les formes évoquent le réseau et l’ouverture vers le monde). Il y a même l’envers du décor où nos jeunes filles se métamorphosent?

C’est ainsi que pendant quatre-vingts minutes, j’écoute. Profondément. Sans jamais me faire tomber dans la niaiserie parce que chaque scène est percutante. On apprend, non sans humour, que  l’école du savoir à l’heure du Google ne fait plus rêver, qu’elle est une mécanique pour formater. Je découvre médusé la lecture d’un superbe texte de Jean-Jacques RousseauÉmile, ou se l’éducation») qui commence par une interrogation qui va chercher loin («-Vous souvenez-vous du temps que votre mère était fille ?»), très loin: être jeune fille n’a pas d’âge si l’on veut bien s’inscrire dans la lignée et le questionnement du sens («-Qui est-ce qui vivait avant vous? ?Mon père et ma mère ?Qui est-ce qui vivra après vous? ?Mes enfants -Qui est-ce qui vivra après eux? ?Leurs enfants -Qui est-ce qui vivra après eux? ?Leurs enfants -Qui est-ce qui vivra après eux? ?Leurs enfants -Qui est-ce qui vivra après eux? ?Leurs enfants -Qui est-ce qui vivra après eux? ?Leurs enfants ?Vivrez-vous toujours? ? Oui!»).

Ces jeunes filles sont au travail?dans tous les sens du terme, jusqu’à déchiqueter leur peluche d’enfant et théoriser sur la pauvreté et les riches. L’utopie n’est plus à chercher de ce côté-là?mais à raisonner autrement, à changer de paradigme, celui où tout serait lié et non compartimenté. Elles n’en peuvent plus de cet environnement qui formate plus qu’il n’émancipe. En témoigne le magnifique passage écrit par Gertrude Stein qui clôt ce voyage en adolescence : «…les gens croient qu’ils s’intéressent à la bombe atomique, mais pas du tout, ça ne les intéresse pas plus que moi. Mais alors là, pas du tout. Ils ont peut-être un peu peur, moi pas trop, il y a tant de choses qui font peur, alors à quoi bon se faire peur, et si on n’a pas peur, la bombe atomique n’a aucun intérêt. On reçoit tant d’informations à longueur de journée qu’on en perd le sens commun. On en écoute trop, du coup on oublie d’en être naturel. Voilà une bien belle histoire

Retrouver le naturel, c’est probablement se ressentir sur un passage.  De l’adolescence à l’âge adulte?de l’adulte à nous autres.

Pascal Bély ?Le Tadorne

« When the mountain change dits clothing » d’Heiner Goebbels avec le Vocal Theatre Carmina Slovenica au Théâtre de la Ville à Paris dans le cadre du Festival d’Automne du 25 au 27 octobre 2012.

Heiner Goebbels sur le Tadorne:

Au Festival d’Avignon, la terre patrie d’Heiner Goebbels.

– L’apocalypse d’Heiner Goebbels emporte le Festival de Marseille.

– Le Festival de Marseille fait tomber les murs de La Criée avec « Eraritjaritjaka, Musée des Phares »

 

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE Vidéos

En tournée, la beauté sidérante de “La mouette” d’Arthur Nauzyciel.

Arthur Stanislavski, Anton Nauzyciel.

Après avoir appelé mes amis pour leur transmettre le choc que j’ai reçu hier, j’envoie au plus vite ce témoignage pour inviter encore de potentiels spectateurs à se déplacer jusqu’au samedi 28 juillet au Festival d’Avignon, à faire le pied de grue, à racheter des places, à faire la démarche difficile de se rendre à 22h à la Cour d’honneur, pour voir “La Mouette” de Tchekhov dans une adaptation d’Arthur Nauzyciel durant quatre heures, valant tous ces efforts et toutes ces contraintes: une presse critique, paresseuse et vindicative, une retransmission télévisée ayant remporté la plus faible audience de l’année. Le théâtre n’est décidément pas fait pour l’écran. C’est pour cela que l’on a donné un autre nom que «théâtre filmé» au septième art, le cinéma.

Le premier film, réalisé par les frères lumières «Arrivée d’un train à la Ciotat», qui est diffusé sur une immense tôle, miroitante et marbrée, figurant les falaises côtières fréquentées par l’oiseau marin, peut nous sembler incongrue, hors de propos; et pourtant, ce premier décalage est savamment pensé, comme un message visuel, discret, qui va traverser notre inconscient durant la pièce, indiquant les aller-retour de la «famille» d’artistes russes entre campagne et ville, entre l’art du passé et la modernité qui pointe. Arthur Nauzyciel, ses comédiens et ses musiciens vont d’ailleurs procéder à une sorte de pont entre l’écriture de Tchekhov, son introspection poétique sur le sacrifice que nécessite la pratique de l’art et le drame qu’elle subit aujourd’hui, l’adversité qu’elle connaît sous le joug de l’uniformisation, de l’audimat. Ironie du sort, cette interprétation de la pièce que certains journalistes (Télérama, Figaro) considèrent comme éculée et emphatique, est d’une extraordinaire vigueur, fait montre de toutes les libertés que s’offrait l’expressionnisme au début du XXème siècle, au cinéma comme au théâtre (Meyerhold, Murnau, Wiene), et permet de percer la profondeur spirituelle travaillant ce huis clos, en exposant son énigme comme une chanson de geste. Pas de récompense sans effort, fut-elle indicible, et ceci, tout autant pour l’artiste que pour le spectateur.

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C’est beaucoup d’estime que de nous considérer d’abord comme des hommes et non comme des variables de plaisir, non comme des spectateurs, cuillère à la bouche, bons à juger, à mettre des notes. Le don de ces comédiens vibrant, tremblant, nous hisse jusqu’à cette réalité, si souvent étouffée, nous donnant l’occasion de rejoindre notre dignité, trop souvent perdue. Il n’y a qu’un art sérieux, avec des idées claires, répètent les personnages d’Anton Tchekhov. La difficulté est de poursuivre, de s’organiser et de ne pas céder à la gloriole, à l’illusion du succès et de la cour. Quand l’art atteint à cette patience, à la mesure de ses silences, de ses absences, c’est une leçon d’histoire renouvelée. Arthur Nauzyciel est l’investigateur d’une mémoire précieuse, fragile, on ne mesure pas notre chance, il nous ramène de cette époque quelque chose de non enregistré, de non filmé, un travail sonore perturbant, évident pour les oreilles inquiètes, ouvertes, qui cherchent la musique que demande la poésie, quand les dictions deviennent antiques et dérangeantes comme sonnaient les voix de Malraux, d’Apollinaire, comme devaient émettre les comédiens de Stanislavski, comme s’essayent maintenant les porte-voix de Claude Régy, rythme lancinant, «spoken words», enquête, expérimentale, gourmande, sur le conduit auditif. Ici, corps et cris de mouettes.

Sidérant cri du comédien Xavier Gallais, transformant le prénom de Nina en un «Vous!» sur-aiguë, déchirant la cour d’honneur, annonçant déjà sa chute. Yeux révulsés de la jeune Adèle Haenel. Enfin, bouleversante confession de Marie-Sophie Ferdane sur le métier d’artiste, jalousé, décrié, sacralisé, moqué, jugé, incompris, polémiqué, acclamé, instant passionnel qui, hier soir, m’a recentré, changeant ma vie un peu plus, celles de mes voisins sans doute, tant leur émotion était palpable, dure à contenir, tant la troupe autour d’elle («La mouette») s’unissait dans cette déclaration de guerre et d’amour mélangé. Sensation suffocante, et gênante devant la parole qui vous délivre? Je savais que je voyais et entendais quelque chose qu’il ne me faudra pas oublier, qu’il me faudra entretenir, peut-être même, mériter.

Il n’y a plus d’avant-garde. Les artistes du XXIème siècle, même s’ils tentent de nouvelles formes sont obligés de se pencher sur leur passé proche ou lointain. C’est être prétentieux ou fou de faire l’impasse sur le déchainement créatif et destructif du siècle dernier. Il fut une réserve d’objets, d’expériences ultimes de la représentation, de partage du savoir, d’éclatements de la narration, de tous les codes scéniques et musicaux. Il y a donc, à cause de ce tournant, de cette accélération de notre temps, un travail de conscience ou de réitération nécessaire à la digestion et à la préparation de notre futur. Choisir de montrer les débuts de cette révolte indépendantiste et artistique, presque planétaire, avec le «hit» de Tchekhov est un acte bien plus téméraire qu’on ne le pense. Qu’il créé désaccord et polémique, c’est un travail de «reliance», d’enracinement frais et difficile?

Sylvain Pack ( http://sylvainpack.blogspot.com) vers le Tadorne.

“La mouette” par Arthur Nauzyciel au Festival d’Avignon du 20 au 28 juillet 2012.Les dates de la tournée, ici.

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FESTIVAL D'AVIGNON THEATRE MODERNE

Avignon Off 2012 : Veuillez accepter, Madame, Monsieur, leur demande d’ajout à votre liste d’amis.

Renaud Cojo est un artiste singulier, différent. A côté mais «dans»… Il nous vient de la région de Bordeaux. De là-bas, mais surtout «d’ici et maintenant», dans un désir d’entrer autrement en relation avec le public. Depuis que nous avons rencontré son travail, nous apprenons à le connaître sur la scène et sur sa page Facebook, espace virtuel où il pose un regard décalé et bienveillant sur son environnement. En 2008, il nous avait agacés avec «Éléphant People», objet hybride mal positionné. En 2009, nous avons gardé une sincère admiration pour l’univers créatif qui se dégageait de «…Et puis j’ai demandé à Christian de jouer l’intro de Ziggy Stardust“.  Pour le Festival Off d’Avignon, il nous revient avec un petit bijou d’inventions autour de la galaxie des réseaux sociaux sur internet («Plus tard, j’ai frémi au léger effet de reverbe sur I feel like a group of one (Suite Empire)». Nous ignorons de quoi était fait son biberon, mais il nous plait de penser qu’il garde de sa toute petite enfance, l’énergie pour créer un univers relationnel au profit du groupe.

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Face à nous,  une scène inclinée de verre recouvre des petites cases d’où regorgent des trésors. Métaphore du net? Romain Finart, artiste en fauteuil, peine à gravir cette pente. Est-il le seul? Qu’importe. Rien n’est insurmontable pour Renaud Cojo. Tel un cambrioleur avec sa ventouse, il ouvre petit à petit ces cases pour en extraire des objets prétextes à des histoires développées plus haut sur l’écran. La force de cette proposition est de nous inscrire en même temps, dans trois espaces. Le premier est vivant à travers trois comédiens sur le plateau (extraordinaires de vivacité). Le second est l’interview vidéo d’une «vieille» connaissance retrouvée grâce à Facebook qui sera recrutée par Renaud Cojo pour jouer sur scène (troublante Louise Rousseau). Le troisième est une série de reportages de recherches dans le cadre de sa création. À ces différentes mises en abyme, il convient d’ajouter une petite caméra qui circule dans les mains des comédiens, telle une webcam imaginaire pour capter ce que le cinéma ne peut pas (ne voudrait pas) filmer! Ainsi outillés, nos trois compères démontrent qu’il est possible d’humaniser les réseaux sociaux sur internet. Qu’il faut le goût de l’autre, un brin d’humour amoureux, la joie de jouer avec la puissance des mots et l’envie de prendre le risque de décaler toute situation! Pendant plus de soixante-quinze minutes, Suite Empire (avatar de Renaud Cojo) parcours un vrai marathon! Tel un bâtisseur, il reconstruit ce que nous abandonnons trop vite, par lassitude, par paresse. Il s’empare de l’internet pour se forger une image dans la relation avec les autres jusqu’à le conduire vers des projets somptueux pour une utopie joyeuse! Son spectacle est une «recette», une “méthode”  offerte aux spectateurs pour ne plus s’enfermer dans une pratique égocentrée de Facebook. Peu à peu, c’est un «empire» relationnel qu’il élève, faisant sacrément concurrence à tous les créatifs qui ne savent plus quel outil technologique inventer pour contourner la complexité de la relation humaine. Il ose même créer une autre toile «identitaire» impliquant un groupe de couturières («qui ne peuvent rien lui refuser») créant un réseau sous la forme d’un patchwork avec une série de T-shirts siglés et colorés achetés lors de ses voyages! Par la magie des fées couturières, le vêtement est une mémoire de l’évolution de nos identités?

Il n’y a aucun temps mort sur le plateau comme s’il y avait urgence à occuper le terrain: point d’agitation, mais une détermination à coudre, à en découdre avec les fils que l’on veut bien se tendre et tisser. Le mouvement nous emporte comme dans un opéra magique où le décor se construit à mesure que l’imaginaire prend le pouvoir pour nous rendre notre puissance évocatrice trop souvent confisquée. Et quand Louise chante «je ne t’aime pas», nous sommes quelques-uns à vouloir actionner «Like» sur l’écran tactile qui nous relie à cet incroyable réseau social!

Sachez que dans notre Festival imaginaire de Tadornes, notre doigt a le pouvoir de faire glisser le bouton «Off» vers le «In» ?

Sylvie Lefrere, Pascal Bély. Tadornes.

«Plus tard, j’ai frémi au léger effet de reverbe sur I feel like a group of one (Suite Empire)» de Renaud Cojo à la Manufacture d’Aviignon jusqu’au 27 juillet 2012, les jours pairs.

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FESTIVAL D'AVIGNON LE THEATRE BELGE! THEATRE MODERNE Vidéos

En Off, les Belges s’incrustent. Baal jubile !

Qu’ont-ils donc ces Belges pour transformer l’espace théâtral en aire de reliance et de jeux pour un plaisir partagé avec les spectateurs? Qu’ont-ils de plus que nous pour savoir inscrire l’art dans le lien social? Quasiment absents de la programmation du Festival «In», je les retrouve à la Manufacture pour «Baal» de Bertolt Brecht, mise en scène par Raven Ruël et Jos Verbist. Deux metteurs en scène pour une troupe d’acteurs francophones et flamands. En soi, c’est déjà un propos.

À notre arrivée dans la salle, l’espace scénique est séparé par un rideau de panneaux en bois. Il fait office d’écran vidéo;  il ne touche pas le sol pour permettre aux acteurs d’entrer ou sortir vers l‘Autre scène. À elle seule, cette scénographie évoque la complexité de la psychologie de Baal, jeune poète rebelle, provocateur, fou et libre presque égaré dans une société qui consomme du spectacle au kilomètre. Deux scènes parce que tous les personnages ont un rôle taillé sur mesure et qu’une fois le rideau franchit, Baal leur ôte le masque.  Sûr de son pouvoir d’attraction (qui peut résister à sa fougue, à sa folle virilité ?), il les fait venir un à un pour qu’ils tombent dans ses bras, à ses pieds. Vincent Hennebicq est exceptionnel dans le rôle d’un chef d’orchestre d’une microsociété qui cherche dans sa décadence des raisons d’apaiser les conflits de classe et religieux.

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Avec sa caméra, il transpire d’amour et de colère et filme la part de mystère de chaque visage. Amis, amante, patron, collègue?tous finissent par déclamer un «moi» qui se projette en «je» dans ses yeux et sur l’écran. Cette mise en scène de la métamorphose est éblouissante parce que j’y suis inclus. Chaque acteur joue avec mon désir: là où j’attends une mère de Baal droite dans ses bottes vient un acteur masculin courbé et tremblant qui, du fond des profondeurs, remet Baal dans une filiation. Là où je rêve d’une grande scène, chacun la rétrécit pour y installer la force de son personnage dans la relation étroite qu’ils entretiennent avec Baal. Étroite parce que dépendante. Tous portent une part de Baal en eux, magnifiquement électrisée par une guitare branchée sans crier gare.

Collectivement, la belle troupe du Theater Antigone donne à chaque acteur sa part de rêve, de liberté, de créativité pour y jouer la Scène de leur vie. Magnifique instant où, soudain, la jeune fille se met à danser pour entrer dans le monde des grands; troublant moment où Baal fait sa déclaration d’amour à une inconnue qui, anneau de tasse à café à la main, fait brûler dans ses veines le sang de la vie…Époustouflante scène à l’hôpital des fous où Baal baisse la garde pour se reconnaître dans ses pairs. Émouvant tableau de la mort de sa mère qui, telle Marie, finit dans les bras d’un Baal bientôt crucifié.

Peu à peu, la scène est un long traveling de cinéma où le théâtre s’invite des coulisses, à l’image des fous qui troublent «l’ordre public». Chaque acteur magnifie la chair de son rôle pour que l’on ne perde aucun détail de cette galerie de portraits, de cette fresque humaine.

«Baal» est une belle pièce parce qu’elle repose sur un collectif engagé qui joue la proximité sans tomber dans le racolage. A l’époque, Berthold Brecht ne savait pas que Baal demanderait la nationalité belge.

Pascal Bély, Le Tadorne

«Baal» de Bertolt Brecht par le Théâtre Antigone. À la Manufacture d’Avignon du 8 au 27 juillet 2012 à 20h30.

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Au Festival d’Avignon, l’art brut de Jérôme Bel.

Disabled Theater” de Jérôme Bel est un choc émotionnel, peut-être le premier d’un Festival dominé jusqu’à présent par l’excès de maîtrise et le manque de lâcher-prise. À l’heure où la vidéo semble occuper le premier plan des dispositifs scéniques, où les troupes françaises sedistinguent par leur absence d’audace et leur conformisme souvent narcissique (lire l’article “Au Festival d’Avignon, l’inquiétante dérive d’un certain théâtre français“), au moment où les Jan Fabre, Pippo Delbono et Angelica Liddell manquent cruellement aux amateurs d’émotions fortes, la proposition de Jérôme Bel (comment appeler autrement ce “théâtre empêché” ?) est un geste de rupture et d’ouverture.
Rupture avec tout, ou presque des formes théâtrales classiques et modernes proposées au Festival. D’ouverture, parce que l’issue du spectacle laisse le spectateur avec ses interrogations, ses doutes, ses enthousiasmes. Car cette proposition constitue une énigme sans doute impossible à résoudre, une équation théâtrale qui a le mérite d’interroger notre regard sur la différence humaine et, à travers elle, sur la différence théâtrale. Et s’ouvrir à l’un, c’est appréhender l’autre. Cette pièce, d’une intelligence bouleversante, ne va pas sans frôler à plusieurs reprises la sortie de route. Mais à l’heure de célébrer le centenaire de la naissance de Jean Vilar, elle fait sienne l’exigence d’un des pères fondateurs du Festival, le poète René Char: “Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience“.
Disabled Theater” s’inscrit dans la continuité du triptyque “Véronique Doisneau“, “Pichet Klunchun and myself, “Cédric Andrieux“. Il reprend l’idée qui a précédé l’élaboration de ces pièces: exhiber les artifices du théâtre, mettre en scène la personne même du comédien ou du danseur, trouver l’art là où on ne l’attend pas. Mais ici, la reprise se fait variation. Jérôme Bel introduit un élément nouveau et non des moindres: ses comédiens sont atteints de handicaps mentaux. Cette nouveauté est une déflagration à l’encontre des rares conventions théâtrales qui subsistaient encore.

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En réalité, la proposition est simple, pour ne pas dire simpliste, ce qui ne va pas sans créer parfois des mouvements de réserve, voire de rejet. Les onze comédiens viennent les uns après les autres: observer le public en face à face, décliner leur identité (nom, âge, handicap), exécuter une danse, dire ce qu’ils pensent du spectacle, et enfin saluer les spectateurs. À chaque fois, on craint une forme d’imposture qui consisterait à masquer le manque d’inspiration ou d’idées derrière l’exhibition de personnes à la marge de la société. On se dit que Jérôme Bel envisage le théâtre comme un objet désincarné, à partir de concepts, qu’il porte un regard clinicien, distancié, voire cynique sur ses comédiens. On s’en agace, on se sent piégé, mais on a tort: ce qu’on observe, en réalité, est saisissant. Sur scène, nulle idée froide; mais le vécu dans toute sa belle et forte complexité.
La première séquence repose sur l’idée que chaque comédien doit venir observer le public une minute durant. Les personnes, à leur façon, vont alors pulvériser cette convention inutile. Et nous rappeler de façon ironique d’autres règles qui par le passé avaient artificiellement déterminé l’espace théâtral (règle des trois unités par exemple). Des comédiens avancent tête baissée, semblent porter la misère du monde sur leurs épaules; certains tentent d’adresser un regard de défi aux spectateurs; d’autres ne résistent pas à l’envie de quitter la scène au bout de quelques secondes seulement. Combien durent ces instants de face-à-face frontal? Sans jouer à compter inutilement les secondes, il est évident que le compte exact n’est presque jamais atteint. Comme si la présence humaine et sa durée propre ne pouvaient que déjouer les attentes. L’espace théâtral semble figé ; en réalité, il s’ouvre à l’imprévu, celui des sensibilités à peine perceptibles, des histoires douloureuses des intervenants. Le dispositif donne à voir des portraits qui semblent à la fois photographiés et mouvants. Le théâtre, parce qu’il est empêché, s’ouvre à d’autres formes d’art.
Les acteurs viennent ensuite d’asseoir, en demi-cercle, face au public. Là encore, leurs poses éclatent les bienséances théâtrales, à tel point qu’on se demande forcément où se situe la frontière entre le jeu et le naturel. Elle est tout simplement impossible à situer. Car les personnes martèlent toute cette vérité : “Je suis un comédien/Je suis une comédienne“, au même moment où leurs corps semblent leur échapper. Ils produisent des gestes habituellement proscrits au théâtre, comme par exemple se mettre les doigts dans la bouche, bailler, etc. Cette mise en question est dérangeante; elle est surtout passionnante. Nous assistons, troublés, à de l’art brut scénique. Bien sûr, ces gestes ne présentent aucune valeur symbolique, esthétique, dramaturgique. Mais ils interrogent nécessairement notre conception de l’art, du théâtre, de la représentation. Les comédiens continuent de nous observer, même de manière différente.
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La troisième séquence est sans doute la plus réussie : sous des airs de musique POP, électro ou rock, chaque comédien vient interpréter une chorégraphie. L’humour, la grâce se mêlent au kitsch et à la mélancolie durant tout ce moment. C’est là même qu’un petit miracle se produit. Peut-on, à ce titre, parler de “naissance d’une comédienne” ? On avait déjà remarqué, au coeur du dispositif, la petite “Julia”, jogging bleu clair, air renfrogné, baillant aux corneilles lorsque ses camarades assuraient le spectacle. Quand son tour arrive de danser, elle commence par quitter brusquement la scène. On s’en inquiète. Elle prépare en fait son entrée. Qui sera fracassante. Sous un air de Michael Jackson, “They don’t care about us“, elle déboule, décidée à régler ses comptes avec ce qu’on devine trop bien. Ses gestes contiennent la joie désespérée d’une héroïne tragique. Sa chorégraphie, tout en déséquilibre, rappellent les sublimes Pippo Delbono, Pina Bausch. C’est beau, tristement, joyeusement beau. Le propos, mis dans un territoire étranger, prend une tout autre coloration : “They don’t care about us“, semblent nous crier sesgestes. Plus généralement, on i
magine que la séquence permet à Jérôme Bel de réintégrer son travail autour de “The Show Must Go On” aux portraits de ses comédiens danseurs. Leurs corps en mouvement se heurtent à l’imaginaire culturel produit par les tubes pop. Leur rage d’appartenir à la communauté, même musicale, met en valeur leur exclusion. Mais ils ne sont pas en reste et ripostent à leur façon: leurs danses désarticulées révèlent la vacuité des stéréotypes véhiculés par cette culture de masse.
Nous nous craignions d’assister à un théâtre d’idées, nous avons eu de la chair ; de participer à un théâtre vidé, il fut un art total.
Sylvain Saint-Pierre – Le Tadorne.
“Disabled Theater” par Jérôme Bel et le Theater Hora. Au Festival d’Avignon du 9 au 15 juillet 2012.
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OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, Hamlet, le vrai.

Il est de ces moments uniques où nous assistons à la naissance d’un artiste courageux, accompli, car en recherche. Avec nous. Mitia Fedotenko est un chorégraphe, installé à Montpellier. Dans le cadre du «Sujet à vif» du Festival d’Avignon, il s’est associé pour «la circonstance» avec le metteur en scène François Tanguy et le musicien Bertrand Blessing. «Sonata Hamlet» se veut être «un manifeste qui aborde la question de l’individu serré par les mâchoires du rationnel et celle de la frontière qui le sépare du monde de la consommation. Sonata Hamlet puise son inspiration essentiellement dans Hamlet-Machine de Heiner Muller».

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Quel est donc cet Hamlet incarné dans le corps du danseur, électrisé par l’énergie rock de Bertrand Blessing, propulsé sur la scène théâtrale par François Tanguy ? C’est un jeune homme en blouson rouge et jean’s, au visage de mort, qui n’a rien pour s’asseoir sur aucun trône. Il a tout à (re)construire à partir de ce qui est depuis trop longtemps é(tabl)i pour stopper la propagation du désastre. Sa détermination le conduit à pousser deux tables (au théâtre, c’est un objet souvent détrôné par la chaise) qui produisent le son d’une mécanique dévastatrice. Elles l’entraînent vers la barricade, au combat dans un corps à corps perdu d’avance. Telle une mâchoire, elles l’enserrent, mais il ne renonce pas. Son texte de toute beauté accompagne sa danse de résistance où son corps caméléon impose une morale et des valeurs. Je ne peux m’empêcher de l’imaginer dansant dans les allées du mémorial de la Shoah de Berlin, où entre les rangées des «tables», les touristes déambulent tandis que d’autres y puisent l’énergie de combattre tous les autoritarismes.

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Là où les mots donnent la matière pour le canon, Mitia Fedotenko danse leur trajectoire. Corps et texte s’emparent du mythe shakespearien pour imbriquer le royaume danois corrompu de Shakespeare, l’effondrement du bloc soviétique  et le régime autocratique de Poutine. La réussite de Mitia Fedotenko est de faire sens en 2012 en reliant ces trois contextes et d’y puiser sa puissance en mêlant danse et théâtre là où d’autres empileraient les tables pour leur petit pouvoir, il met tout en jeu, en espace, en projection pour nous inviter à saisir ce qui se (re)joue: le pouvoir contre le corps. Il s’empare alors de la robe d’Hamlet pour imposer sa danse sur les tables transformée en scène, sans issue. Un moment stupéfiant m’immobilise: une créature hybride émerge, où l’on perçoit son jean’s d’aujourd’hui s’entremêler dans la robe, tel un serpent prêt à piquer. Bien que le pouvoir corrompu et autoritaire lui retire tout (micro et costume, comment ne pas y voir la main de Poutine ?), Mitia Fedotenko oppose une danse de la puissance qui s’empare de tous les espaces pour y autoriser les mouvements d’une pensée libre. Au sol, en hauteur, dans les vibrations de la guitare, le corps est une parole fluide.

On sort troublé de ce «Sonata Hamlet», conscient que la rencontre entre Mitia Fedotenko et François Tanguy ouvre un espace de création tout juste exploré, où tout peut jaillir sur la paroi en plexiglas des pouvoirs surprotégés.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Sonata Hamlet » de Mitia Fedotenko du 9 au 15 juillet 2012 dans le cadre du «Sujet à vif », Festival d’Avignon.

Crédit photo: Paul Delgado

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«L’air semble plus léger».

Le 6 mai 2012, une des chapes de plomb s’est effondrée. Elle a pesé sur la conscience collective jusqu’à faire échouer toute dynamique de changement durable. Au cours de ces cinq dernières années, tout a été dicté du haut vers le bas, positionnant les enjeux humains à la périphérie quand ce n’est pas au centre pour les réduire à un dogme raciste d’État. Ce soir, cinq jours après, «l’air semble plus léger» d’autant plus que ce sont mes retrouvailles avec la metteuse en scène palermitaine Emma Dante. Elle nous propose «La Trilogia degli occhiali» (La trilogie des lunettes), succession de trois petites pièces qui, mises bout à bout, forment un poème théâtral qui nourrit notre vision universelle de l’humain. Au-delà des frontières, Emma Dante vient peu à peu interpeller nos utopies, nos chemins pas tout à fait tracés et nos folies créatives et mortifères.

Dans «Acquasanta», O’Spicchiato (Carmine Maringo) est un bateau ivre sur mer agitée. Les engrenages dépendent de ses déplacements sur la scène. Les ancres par des cordes sont attachées à ses mollets et pendent du plafond. Un monde à l’envers, comme si nous marchions sur la tête ! Il évoque sa vie de mousse jusqu’au moment fatidique où le capitaine ne veut plus de lui. Son corps est bateau, ses utopies sont brume, et ses mots sont autant de SOS qui s’égarent dans l’immensité de la mer. Détaché, fatigué, mais léger, je n’écoute pas toujours Carmine. Il bouge, mais peine à créer un mouvement qui m’entrainerait dans son bateau fantôme. Il se fond dans les engrenages comme s’il y avait chez Emma Dante, la nostalgie d’un certain rapport de l’homme à la machine qui prend le pas sur son émancipation.  Je décroche littéralement pour larguer mes amarres.

«Regarde 
Quelque chose a changé.
L’air semble plus léger.
C’est indéfinissable.»

La deuxième oeuvre («ll Castello della  Ziza») me remet les pieds sur terre. Avec le corps comme unique langage, il n’y a quasiment plus de texte. Deux infirmières bigotes prennent soin de Nicola, un enfant attardé. À la place des ancres du premier épisode, tels des pompons de manège, pendent des croix avec lesquelles elles s’amusent. La foi est une foire d’empoigne et de jeux de loteries pour réveiller Nicola qui semble statufié à jamais dans sa maladie. Emma Dante signe là une mise en scène exceptionnelle: elle déploie toute l’énergie du théâtre pour (r)éveiller Nicola et nous immerger dans son imaginaire. Les mouvements des corps déterrent pour ranimer les âmes torturées par un soin tout-puissant et mortifère. Le désir reprend ses droits, magnifiquement interprété par Onofrio Zummo, qui du «fou à lier», nous lie à sa folie de vivre. Il parvient à transmettre l’extase, celle que l’on peut ressentir quand l’art sidère et (dé)joue nos défenses. Je tangue littéralement, happé par cette scène métamorphosée en bateau ivre. Après la déraison vient l’art déraisonnable d’Emma Dante.

«Regarde 
Plantée dans la grisaille,
Par-delà les murailles,
C’est la fête retrouvée

«Ballarini» signe la fin de l’épopée. Deux vieillards dansent, entre prises de médicaments et essoufflements dus à l’envie incontrôlée de s’envoyer en l’air. On croirait Nicola et O’Spicchiato enlacés coûte que coûte, contre vents et marrées. Ils s’endorment en dansant, c’est pour dire à quel point leur foi dans la solidité de leur union est inébranlable. Ici, le corps peut tout supporter. Et quand les deux acteurs (magnifiques Manuela Lo Sicco et Sabino Civilleri) dansent à reculons, c’est pour refaire le chemin inverse : les voici se métamorphosant peu à peu en jeunes parents, jeunes amoureux, jeunes libertins. Au-delà des corps, leur positionnement n’a jamais varié: éviter les pièges du consensus mou, s’émanciper des règles pour se mettre en mouvement, s’ancrer pour mieux libérer leurs amarres. Leur danse déjantée déjoue le temps, même celui imposé par une montre-bracelet qu’ils peinent à contrôler! Tout va si vite, tout tangue et je m’extase: le théâtre me rend fou d’amour.

«Regarde 
Moins chagrins, moins voûtés,
Tous, ils semblent danser
Leur vie recommencée». (Barbara – “Regarde” – Pantin, 1981)

Pascal Bély, Le Tadorne

«La Trilogia degli occhiali» d’Emma Dante à la Criée de Marseille du 8 au 12 mai 2012.

Emma Dante sur le Tadorne: “Emma Dante, à la vie, à la mort“.

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Las Vanitas, plaisir coupable.

Se rendre jusqu’à Cucuron, un village du Vaucluse, décentrer ses habitudes de spectateur ne semble pas avoir été la seule surprise de ce mardi soir du 17 Avril, tant le spectacle programmé par le Centre Culturel Cucuron-Vaugines a divisé et bouleversé son public. La compagnie suisse Chris Cadillac emportée par ses co-auteurs, Marion Duval et Florian Leduc, y présentait sa nouvelle création «Las Vanitas», objet de théâtre non identifié, expérimentation frontale d’un divertissement culturel. Le public rentre par la scène. Les premiers installés regardent les autres arriver, défiler, chercher leur place parmi ses affinités ou ses habitudes d’observateur. Le spectacle a déjà commencé, les frontières sont poreuses; sommes-nous déjà un spectacle pour nous-mêmes ?

Quand le dernier spectateur, une grande blonde en mini-jupe et shorty, arrive en retard, avec son mp3 aux oreilles, et qu’elle demande au public s’il y avait un cours de gym dans la salle, on comprend vite alors que le doute et la confusion vont prendre le pouvoir sur nos nerfs et peut-être sur toute attente narrative, voire littéraire. Aucune pitié pour un texte éventuel; je repense aussitôt aux intuitions de Jean Vilar, circonscrites depuis longtemps en livres et en interviews, quant au changement qu’allait devoir subir la scène ces 50 dernières années, illustré par les conflits incessants du Festival d’Avignon, aujourd’hui presque caduques. Si donc la question du choix cornélien entre un théâtre d’auteurs et un théâtre d’idées est enfin dépassée, où pourra nous mener l’énergie des jeunes comédiennes dans laquelle «Las Vanitas» nous largue avec de plus en plus de fureur et d’électricité. La réponse ne pouvant être claire, je crois cependant qu’il y a des indices mûrement réfléchis par cette nouvelle génération, archirassasiée et consciente de tous les mensonges idéologiques et autres fausses promesses sociales: une présence, une vigilance accrue aux facteurs du hasard qui pourraient abonder le propos onirique de leur spectacle. Car c’en est un en fait. La trame parfaitement dessinée, met en scène trois muses contrastées, potentiellement spectatrices, pas obligatoirement cultivées, possiblement marginalisées, sûrement «non professionnelles». Jeu de dupes, ces trois exceptionnelles comédiennes exposent leur fragilité et leurs angoisses pour faire apparaître le cauchemar d’un monstre clochard, aux yeux rouges, recouvert de vêtements qu’il aurait volé aux honnêtes spectateurs que nous sommes. C’est du moins ce que confie la retardataire du cours de gym, après nous avoir abasourdie d’une danse vaine, débile, mais subtilement assumée, en nous invitant à la rejoindre sur le plateau, alors qu’il n’y avait aucune raison de fêter quelque chose ensemble ou de participer aveuglément à cette société d’exploitation.

C’est bien là qu’est le mordant de ce type de spectacle et en même temps le risque de ses écueils. Je me souviens du spectacle d‘Angelica Lidell, «Maudit soit l’homme qui se confie à l’homme : un projet d’Alphabétisation», dans lequel nos réflexes bourgeois étaient vilipendés avec autoritarisme, sans aucune capacité d’auto-dérision. «Las Vanitas» part sur le même terrain, mais à cloche-pied, avec la joie des enfants, jeunes et lycéens du public ayant le plus ri dans la salle, gargarisant nos aspirations poétiques et nos consciences d’adultes construits dans un vaste rire guignolesque. Cruauté par laquelle passe d’essentiels et de subliminaux messages: qu’est-ce qui nous met si mal à l’aise, riant ou excluant ce miroir qui nous est tendu? Est-ce la peur d’être avili par la vacuité du spectacle sous toutes ses formes? Est-ce la présence des «voyous» au fond de la scène derrière la vitre, qui chahutent, fument quelque chose et nous observent? Où est-ce le manque de contrôle vertigineux, peut-être aussi délicieux qu’un plaisir coupable, que nous avons sur les évènements du réel?

Merci, merci Chris Cadillac, reviens nous vite, encore plus jeune.

Sylvain Pack:http://sylvainpack.blogspot.fr/

«Las Vanitas»  La compagnie  Chris Cadillac au Centre Culturel Cucuron-Vaugines le 17 avril 2012.

 

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En tournée, Le commerce équitable de Joël Pommerat.

Dimanche 6 mai 2012. François Hollande est élu Président de la République. J’ai attendu cet instant pour écrire sur la dernière création de Joël Pommerat, «La grande et fabuleuse histoire du commerce», vue au Théâtre d’Arles le 13 avril 2012. J’ai ressenti le besoin de relier ces deux hommes, tous deux habités par le désir de ne rien cliver, d’être à l’écoute, de rassembler. Tandis que le «candidat sortant» n’a cessé de diviser autour du «vrai travail», il m’est agréable de saluer le Président Hollande qui incarnera une nouvelle époque où être humaniste ne sera plus considéré comme une incompétence.

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Car le «vrai» est dans ce propos lisible, au croisement du conte et de l’histoire économique, du rêve et des faits. Joël Pommerat signe là une ?uvre théâtrale puissante qui relève parfois de la magie tant chaque scène parvient à relier l’universel à notre intimité. Avec lui, je suis un étrange spectateur, observateur et acteur de ma destinée. Il incarne une écriture du réel où les murmures de la «majorité silencieuse» répondent à mon désir d’être entendu dans ma singularité. Avec Joël Pommerat, jamais la notion de «résonance» (mot trop souvent dénaturé par de nombreux programmateurs) n’a eu autant de sens. Je n’ai jamais imaginé que l’histoire du commerce pouvait croiser la mienne; j’en avais même oublié que le commerce structurait le lien social pour traverser les époques et métamorphoser les corps. Joël Pommerat réussit donc un miracle : avec écoute et empathie, il nous restitue cette histoire à partir d’un groupe de cinq hommes commerciaux qui arpentent un territoire, le quadrillent par un porte à porte minutieusement préparé. Deux générations se succèdent : mai 1968 et 2012. Même unité de lieu: une chambre d’hôtel. En apparence, tout change parce que rien ne change: vendre est une relation asymétrique. C’est un rapport de force dans lequel viennent se mêler des liens de solidarité entre ces hommes. Tandis que les idéaux de 68 s’expriment violemment à la télé, ils font preuve d’une belle persévérance à soutenir l’un d’entre eux qui n’atteint pas les chiffres. Et c’est le même, pétri d’empathie pour ses clients, qui pulvérise les ventes tandis que ses compagnons, plus âgés et usés, font grise mine. L’ascenseur social marche! La relation commerciale humaniste (professionnalisée à partir des techniques de manipulation venues des US) est l’avenir («on ne vend pas, on propose un service» dit l’un d’eux). Me reviennent des souvenirs d’enfance tandis que des vendeurs s’invitaient à la maison pour proposer des livres et des aspirateurs. Ils me fascinaient parce qu’ils symbolisaient la modernité, le progrès infini tout en prenant le temps d’instaurer la relation de confiance dans une famille qui ne connaissait que la défiance comme mode de communication?

Deuxième acte. Changement de décor. Nous voici propulsés en 2012. Toujours une chambre d’hôtel, mais deux petits lits bien séparés. L’individualisme a aussi son mobilier. Toujours les mêmes hommes sauf que c’est le plus jeune qui manage les anciens. Il joue sur l’affectif. En permanence. Face aux résultats désastreux, il encourage en entrant dans la vie intime de chacun d’eux (comme si la technique de 1968 ?«entrer dans la vie des gens»- visait à vendre le commerce aux commerciaux?qui semblent ne plus y croire). Le commerce ne véhicule plus aucune valeur si ce n’est SA valeur. Le chef célèbre le groupe, la solidarité, mais c’est décontextualisé, hors de propos. En dehors de lui. Il vante des concepts qui ne s’incarnent pas dans son corps. Tandis qu’aucun commercial ne vend, il manie le paradoxe, son arme fatale: «Mutualisez vos succès et vos pertes». Les idéaux de 68 sont ainsi recyclés! Le management affectif dilue la responsabilité et transforme chacun en chef de l’autre, tout à la fois unité de production et de commandement.  À ce jeu pervers, le collectif ne résiste pas. Mais avec Joël Pommerat, l’humain reprend toujours ses droits. Toujours. Car se qui se clive à un niveau, s’articule harmonieusement dès qu’il le complexifie. Ici, “l’homme fragile“(sublime dernier tableau du corps qui s’effondre) s’immisce dans le grand jeu du commerce pour l’enrayer. Totalement sidéré, je n’ose quasiment pas applaudir comme si Joël Pommerat, à partir d’une mise en scène millimétrée où le sens s’invite à chaque instant, m’incluait dans une interaction. Je fais donc partie de l’histoire du commerce parce qu’au-delà des théories et des techniques, c’est l’humain pris dans sa globalité qui autorise les conditions de l’échange.

Un mois après, je n’ai rien oublié de cette oeuvre jusqu’à imaginer François Hollande habité par les visées théâtrales de Joël Pommerat.

 «Moi, si je suis Président de la République, j’essaierai d’avoir de la hauteur de vue, pour fixer les grandes orientations, les grandes impulsions, mais en même temps je ne m’occuperai pas de tout et j’aurai toujours le souci de la proximité avec les Français.» (François Hollande, lors du débat télévisé, d’entre les deux tours, 2 mai 2012).

Pascal Bély, Le Tadorne.

«La grande et fabuleuse histoire du commerce» de Joël Pommerat au Théâtre d’Arles le 13 avril 2012.

Les dates de la tournée en 2013:

  • Liège du 7 au 9 février
  • Châlons-en-Champagne les 14 et 15 février
  • Velizy-Villacoubay les 21 et 22 février
  • Petit Quevilly du 5 au 8 mars
  • Saint-Etienne du 12 au 15 mars
  • Bruxelles du 19 au 29 mars
  • Aubusson les 21 et 22 mars
  • Athènes du 28 au 31 mars
  • Montluçon du 9 au 11 avril
  • Rennes du 16 au 20 avril
  • Evry les 24 et 25 mars
  • Tournai les 7 et 8 mai
  • Chateauroux les 14 et 15 mai
  • Compiègne les 22 et 23 mai
  • Saint Brieuc les 29 et 30 mai

Joël Pommerat sur le Tadorne:

Avec “Au monde”, Joël Pommerat révèle un théâtre d’ombres et de lumières.

Avec “Les marchands”, Joël Pommerat fait du beau travail.

“Je tremble” de Joël Pommerat: deux contre un.

“Pinocchio” par Joël Pommerat ou le parcours initiatique de la vie.

“L’enfant” des Ephémères de Joël Pommerat.

Joël Pommerat, mineur de fond.