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Festival d’Automne de Paris: Pourquoi “Partita 2” peut-être une pièce-clé et comment a-t-elle créé le dissensus?

Du 26 novembre au 2 décembre 2013, les chorégraphes Anne Teresa de Keersmaker et Boris Charmatz présenteront «Partita 2» au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne. Nous sommes nombreux parmi les Tadornes à l’avoir vu au Palais des Papes lors du dernier Festival d’Avignon. Je me souviens encore de nos colères à la sortie d’un spectacle que nous n’avons pas accepté tant l’art de l’entre-soi considère le public comme une variable d’ajustement. Une véritable fracture était apparue entre les professionnels de «la culture» et les spectateurs : d’un côté, une critique d’érudits; de l’autre un public qui n’aurait pas compris. Cela faisait longtemps que l’on ne m’avait pas classé dans les ignorants. Soit.

Nous publions le regard de Sylvain Pack à qui je reconnais un beau travail de recherche, mais qui ne parvient pas à relier ma sensibilité à ce travail chorégraphique trop en hauteur…de vue?

Pascal Bély- Tadorne.

Anne Teresa de Keersmaker et Boris Charmatz n’auront pas besoin de mon regard pour défendre la pièce qu’ils ont interprétée en clôture du dernier Festival d’Avignon, mais je souhaite expliquer pourquoi je me dissocie autant de la critique entendue depuis qu’ils l’ont présenté dans la cour d’honneur. Prétentieuse, fainéante, élitiste, mesquine, plusieurs adjectifs qui résumeraient les reproches lus et formulés contre l’expérience proposée.

La structure en 3 actes : le temps de l’écoute, le temps de la danse, le temps de la rencontre entre son et mouvement semble pourtant être le meilleur choix pour offrir aux spectateurs les points de vue cardinaux sur l’objet d’une recherche scénique. Recherche de deux chorégraphes liés par l’écriture de la danse, la musicalité dans la danse et les avant-gardes en danse contemporaine. Ces deux artistes ont rencontré, collaboré et étudié les ruptures décisives (Lucinda Childs, Odile Duboc, Yvonne Rainer Deborah Hay, Simone Forti, ou plus récemment Julyen Hamilton, Mark Tompkins, David Zambrano…) Faisant un écho tardif aux arts plastiques, ces positionnements d’artistes ont permis à la danse de se dégager de la notion de représentation en se concentrant sur le quotidien du mouvement humain, en permettant aux danseurs d’utiliser les découvertes kinesthésiques, les relations somatiques aux gestes, un rapport plus naturel au sol et aux éléments, imposant de fait un nouveau lien au public. Mais celui-ci n’a pas encore eu accès à tout ce travail de fourmis, soit parce qu’il n’a pas été suffisamment présenté et expliqué sur les scènes nationales, soit parce qu’il est resté là, comme un malentendu technique, à l’abri, dans les studios de répétitions… me reviennent en mémoire des pièces de Merce Cunningham présentées il y a quelques années à l’Opéra de Paris, huées pendant la représentation ! Je crois qu’il est bon d’admettre que le public est sérieusement en retard et ce serait signe d’humilité de le reconnaître, ce qui n’est pas trop dans le caractère français. Avec Partita 2, nous avons donc eu la chance d’assister à une étude de premier choix. L’écoute d’un son intimiste et rigoureux, une chorégraphie intérieure et sans effet et enfin comment ces deux partitions peuvent s’influencer. L’art de la danse quitte ses apprêts et Anne Teresa de Keersmaker nous invite à la table avec un associé plus jeune, gourmand de contact, de buto, de danse urbaine. Ensemble, sciemment, ils ne choisissent pas la voie de la facilité : peu de portée, aucune acrobatie, pas de dramaturgie ni de décor, une partition lumière, à minima, accompagnant les 3 actes de la pièce.


Nous assistons à l’écriture de la rencontre en train de se faire. On rejoint de nouveau l’art contemporain et son goût du processus rendu visible. Deux chorégraphes et Amandine Beyer, violoniste à l’écoute, en attention, ramène cet espace « sacralisé » par son lien à l’art vivant, à l’atelier brut de l’artiste au travail, comme celui de Bruce Nauman, se filmant, traçant un carré au sol et marchant patiemment sur la ligne, jouant une note de violon jusqu’à épuisement. Ils montrent leur faille, dévoilant les imperfections spectaculaires du plaisir brut lorsqu’il est exposé, et de gestes plus internes, se risquant sur des questions inconfortables de danse : verticalité, marche, arrêt. Je pense qu’il est bon alors d’insister sur la cohérence de l’écriture : l’hésitation, la pauvreté, la nuance, la douleur, l’amour du mouvement dansé sont des motifs émotionnels qui ont dû, à plusieurs reprises, et en écho à Bach, être pensés. De ce temps nettoyé du savoir et de la technique, affleurent les raisons profondes et la vibration qu’il s’en dégage, l’enfance de l’art, le jeu absurde et répétitif qui permet de nous séparer de tout tuteur, mais qui lui demande cependant d’être le témoin de ses bêtises. Devenu complice, doit-on alors leur imposer les limites de notre raison et les codes esthétiques que nous avons retenus ? Ne peut-on pas accepter de nous mettre au niveau « souterrain » du jeu qu’ils nous proposent, réduisant nos ambitions de fantasmeurs professionnels, se tenant simplement assis dans cet immense espace rendu à sa taille humaine, en laissant passer le temps puis en réalisant enfin que nous avons en face de nous 2 chorégraphes qui ont une pleine maîtrise de leur langage (leur répertoire le prouve amplement), et nous livrent en secret cailloux et joyaux mélangés  ?

Cette proposition peut faire objet de défi à qui veut l’entendre et confirme le chemin que j’imagine dans la nouvelle voie engagée par Anne Teresa de Keersmaker depuis «En attendant» et «Cesena». Sa danse s’est subtilement détachée de l’illustration et de la narration musicale, comme si elle reprenait très lentement pour elle-même le changement de paradigme artistique du siècle dernier, confirmant cette transition en collaborant directement avec Boris Charmatz, qui a déjà assimilé ces modifications, né à la danse dans ce contexte et recevant une reconnaissance immédiate de ses pairs par la saisie convergente d’expressions physiques processuels.

Sylvain Pack.

«Partita 2» d’Anne Teresa de Keersmaker et Boris Charmatz  au Festival d’Avignon du 23 au 26 juillet 2013 puis au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne du 26 novembre au 2 décembre 2013.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Au Festival d’Avignon, «Rien ne laissait présager» un tel final.

C’est toujours troublant une dernière journée au Festival d’Avignon, où l’esprit flotte, le corps chancelle…

Elle débute par la conférence de presse de bilan de la 65ème édition. Elle permet de repérer le niveau de «jeu» entre la direction du festival (Hortense Archambault et Vincent Baudriller), le public et l’artiste associé (Boris Charmatz). Celui-ci se montre bien peu prolixe sur son bilan, donnant l’étrange sensation qu’il avait eu ce qu’il voulait. De son côté, la Direction préfère rapidement laisser la parole au public comme s’il y avait urgence à entendre ” la vox populi“. Des questions sur les conditions matérielles d’accueil ont dominé les échanges («il faudrait apporter le même soin aux gradins que celui prodigué à la scène»). Des clivages apparaissent encore entre Avignonnais (accusés d’avoir un accès privilégié à la billetterie) et le reste de la population, entre le Off et le In. Finalement peu de retour sur les propositions, mais un hommage appuyé à la Maison Jean Vilar (lieu qui rassemble), le Cinéma Utopia et le Théâtre ouvert. La diversité des esthétiques artistique semble ne plus questionner et je finis par m’ennuyer lors cet exercice trop convenu.

 

Pour clore le festival…

Direction la salle Franchet où Tino Sehgal propose depuis le 8 juillet de 12h à 18h, «This situation», une performance totalement jubilatoire. Pensant entrer dans une salle d’exposition, je suis d’emblé sidéré : le public est assis par terre contre les murs et assiste un brin interloqué à un «théâtre des idées» où six personnes debout ou couchés philosophent tout en chorégraphiant la dynamique de leur pensée! Tel un jeu, un «acteur» lance le dé (« quelqu’un a dit?») et le groupe poursuit la partie. Mais tout s’arrête dès qu’un spectateur entre dans la salle?Ainsi, le public régule le débat, redonne de l’énergie aux mouvements. Il arrive qu’il participe pour ouvrir et éviter un entre soi entre chercheurs.

Pris dans cette dynamique répétitive, je me lève, m’assois, n’en perds pas un du regard. Mon corps est écoute, inclut dans un espace où la pensée est un mouvement artistique permanent dans un “ici et maintenant” ouvert où la tendresse est infinie envers celui qui ose penser la complexité du monde. Probablement l’une des performances les plus stimulantes de ma trajectoire de spectateur.

Pour clore le festival…

Je  suis donc totalement prêt pour «Fase, four movements to the music of Steve Reich». Cette pièce d’Anne Teresa de Keersmaeker fut créée en 1982 et présentée au Festival d’Avignon en 1983. Presque trente ans après, ces quatre tableaux musicaux et chorégraphiques n’ont pas pris une ride. De vraies “danses libres” où le duo formé avec Tale Dolven explore avec brio la musique répétitive de Steve Reich. Déjà mis en mouvement par Tino Sehgal, mon regard ne perd rien. J’entre moi aussi dans cette danse avec ma virtuosité, celle d’un spectateur nourri par trois semaines de festival : «Piano Phase» me rappelle la transe de Meg Stuart dans «Violet» ; «Come out» me guide vers les mouvements vitaux d’Angelica Liddell ; «Violin Phase» m’évoque la spirale de la vie de Thierry Thieû Niang dans «du printemps» ; «Clapping music» me plonge dans des déplacements insensés, où le corps se casse, se plie, se déploie et change. A l’image d’une traversée festivalière. «Fase» est une chorégraphie pour spectateur reliant?
Pour clore le Festival?
Boris Charmatz nous donne rendez-vous à minuit trente pour une “‘bataille” avec le cornettiste Médéric Collignon. Entre duo et duel, les deux artistes s’écoutent, improvisent et nous offrent un feu d’artifice musical et corporel, le tout ponctué de références à la programmation du festival. Médéric Colligon est extraordinaire : délaissant son instrument, il s’abandonne pour créer les sons à partir de son corps, entraînant dans cette symphonie déjantée un Boris Charmatz pris dans cette tourmente créative. Peu à peu, l’improvisation fait émerger une forme totalement inédite: c’est par la danse que le corps est musique ; c’est avec leurs langues et leurs doigts dans la bouche que la performance atteint des sommets de drôlerie et de virtuosité.
Puis, le final est miraculleux: j’ai commencé le festival le 6 juillet à 15h, avec « Petit projet de la matière» d’Odile Duboc dansé par des élèves du quartier Monclar. Je le clôture à 1h30 du matin le 25 juillet avec une danse d’Odile Duboc par Boris Charmatz sur une partition musicale corporelle de Médéric Collignon. La traversée s’arrête là : «Rien ne laissait présager?» this situation.
En Fase 
Pascal BélyLe Tadorne. 
« Fase » d’Anne Teresa de Keersmaeker du 24 au 26 juillet 2011. 
« This situation » de Tino Sehgal du 8 au 24 juillet 2011.
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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

5h04.

Il est 4h30. Mon corps accuse le coup. À mi-chemin du festival, le rendez-vous d’Anne Teresa De Keersmaeker pour «Cesena» est une performance pour le spectateur, un acte politique radical. A l’aube, deux mille personnes convergent pour la danse afin de célébrer la force de l’art dans une société en perte totale de valeurs collectives. Entre une pièce créée pour la Cour d’Honneur et notre désir de danse, il y a un espace de dialogue unique qui dépasse le clivage construit par des journalistes paresseux sur la distinction entre l’art chorégraphique et théâtral, entre théâtre populaire et savant.   

Il est cinq heures et la nuit agonise. Sur la scène du Palais des Papes se dessine un grand rond de sable comme si, après un long voyage, la «Spiral Jetty» de Robert Smithson était venue s’échouer là. Matej Kejzar surgit et chante, presque nu. Sa peau blanche éclaire sa danse. Il est torche vivante, un guide explorateur. Saisissant. Tels des corbeaux, les quinze chanteurs et danseurs apparaissent. Ils volent. Je vous assure, ils volent. Cet effet hypnotisant en fit long sur les intentions d’Anne Teresa de Keersmaeker : l’obscurité finissante est un espace mental à explorer, une lumière hybride à célébrer. Comme dans le sommeil paradoxal, la scène est une succession de mouvements rapides, de rythmes irréguliers, où à la chaleur du groupe succède la froideur des solos (voire leur épuisement).

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Ce rond est cet espace, cette frontière entre obscurité et lumière du jour, entre chant et danse, entre une musique médiévale complexe et une chorégraphie exigeante. Le son produit par le sable sous les pieds donne l’étrange impression que les murs du Palais des Papes s’effritent, que la pierre se fond dans la musique et les corps : peu à peu, la lumière du jour fait apparaître un tableau aux couleurs de William Turner. Des touches de bleu, de vert, d’orange surgissent : les pieds des danseurs sont pinceaux. Majestueux.

Progressivement, le rond s’élargit sous l’effet d’une tempête solaire provoquée par la rencontre entre l’ensemble «graindelavoix» de Björ Schmelzer et la troupe d’Anne Teresa de Keersmaeker. Le sable vole aussi vers l’assemblée des spectateurs comme des grains de folie?La danse épouse l’énergie du lever du soleil : lente, progressive, créatrice mais aussi dévastatrice (quand un des danseurs se jette d’une balustrade). À mesure que nous avançons, que leur danse obscure éclaire, le son d’une meute de chiens s’entend de la ville encore endormie. Entre chien et loup, les corps creusent la scène pour créer le jaillissement de la lumière : l’aube surgit de la terre et fait valser une étoile d’étourneaux dans la Cour. La mort rode alors qu’une danseuse git au sol : la cérémonie répare le corps, pour articuler ce qui paraît désarticulé. La troupe s’avance, entame une procession impressionnante puis chante face à nous. Le jour est définitivement levé. Ils repartent pour réinstaller l’éphémère, réapparaître pour disparaître. Ils sont unis. «Cesena» chante l’unité, danse l’unisson.

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Le jour est maintenant là. Les hommes courent, se lancent des défis. La danse ouvre et resserre l’espace. Ce mouvement permanent me sollicite, parfois trop. Mon corps lâche quelques secondes, par petites touches : je lutte pour ne pas fondre avec eux?Leur danse est beaucoup moins conceptuelle que dans « en atendant », jouée l’an dernier au coucher du soleil dans le Cloître des Célestins. Ce matin, ce n’est pas  sa « grammaire » qui me transporte, mais l’espace construit par ces bâtisseurs. Alors qu’il nous revient habillé et épuisé, Matej Kejzar chante à nouveau un poème serbe. Sa diction presqu’éraillée surgit des profondeurs du palais. Il est la voix du jour, d’un chant métamorphosé par la fureur des corps.

Il est sept heures du matin. Anne Teresa de Keersmaeker nous a plongés dans l’essence même de sa danse: celle qui relie les corps, celle où la danse explore le chant et célèbre l’aube. À ne plus jamais s’en relever.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Cesena » d’Anne Teresa de Keersmaeker et l’ensemble « graindelavoix » de Björ Schmelzer. Cour d’Honneur du Palais des Papes d’Avignon. Du 16 au 19 juillet 2011.

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FESTIVAL D'AVIGNON LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

Avec Anne Teresa de Keersmaeker, nous sommes entrés dans la nuit…

Sylvain Pack et moi-même avons vu « En atendant » d’Anne Teresa de Keersmaeker. Nous avons écrit chacun de notre côté. Tentative d’articulation avant lâcher-prise !

20h30 précise, le Cloître des Célestins se remplit peu à peu. La chorégraphe belge Anne Teresa de Keersmaeker et son équipe longent la scène pour s’asseoir dans les gradins. Du groupe,  une femme tient un calepin entre ces mains. Ce sera la partition. Il n’y a aucun décor, au centre, un large rectangle de sol damé. Quelques pierres affleurent à la surface. Sous les deux arbres, des feuilles épars comme si l’automne nous revenait en plein mois de juillet. L’odeur nous caressera.

Il y a un petit banc au bois usé, fragile, posé contre la force d’un arbre. Ce sera délicat et déterminé.

Il n’y a pas de projecteur. La lumière sera poésie et notre regard éclairera.

Il fait encore jour lorsqu’un joueur de flûte traversière se met en avant et nous interprète, d’une seule traite, toute la gamme de son instrument, utilisant le souffle continu jusqu’à son apogée et son éreintement. Le ton est lancé. Le corps sera musical. De son souffle, naîtra une partition chorégraphique.

Ils arrivent, quatre hommes, quatre femmes. Du dépouillement scénique, il ne reste que ce savant équilibre des sexes et leur vêtement de toile et de jean : ce sera un mélange des «genres» d’où la peau se libérera.

En atendant“, la pièce d’Anne Teresa de Keersmaeker, commandé pour ce 64e Festival d’Avignon nous  coupera le souffle.  Lors de cette création, tous mes a priori partiront en fumée. Le maniérisme, voire une certaine suffisance, qui semblaient parfois poindre dans la maestria chorégraphique d’Anne Teresa de Keersmaeker, n’étaient peut-être alors que les effets d’une rigueur de recherche sans compromis. Chacun des interprètes teste le sol, apprend à marcher, seul ou ensemble, mais déjà nous sommes avec eux. Car la terre, est notre patrimoine commun. Nous la foulons tous. Voilà que la danse met en musique la terre promise, matière pour sculpter le groupe.

…Sylvain,  les spectateurs du Cloître sont derrière vous. Avec le pied à terre, nous battons la mesure de vos mots…C’est à vous…

Tous les spectateurs sont aussi silencieux que l’espace, attentifs au son des pas et des premiers signes invisibles qu’ils tracent au sol. Le regard des danseurs s’inspecte, s’invite, se jauge. Aller. Retour. Le pneuma, mot grec désignant le souffle et, pour le monde médiéval, l’esprit, bat la mesure. Accompagnés par des chants qu’on entendait au XIVe siècle à Avignon même, les corps s’enhardissent dans des combinaisons toujours plus subtiles. L’Ars Subtilior, ce courant de la musique polyphonique se fond lentement à la danse, qui cache et rend si mystérieuse sa fabrication, qui superpose ses rythmes et complexifie toujours plus ses intentions.

Enfin, dans ce raga du soir, le soleil dépose ses dernières couleurs sur des tableaux inoubliables, corps groupaux enchevêtrés et illuminés par l’engagement de leur contact. Chutes du jour, chutes des époques. Les ressources et le don des interprètes m’animent, guident mon esprit et mon regard. Je me penche et me retourne pour ne rien rater, mais déjà la machine infernale d’Anne Teresa de Keersmaker est enclenchée. Et si je regarde un des corps se suspendre dans le temps et danser de l’intérieur, je ressens tous les autres qui font lien. Un autre mord la poussière à nos pieds. Un autre jouit et s’élance pour le simple et grand bonheur d’être animé.  Étrange sentiment lorsque l’objectivité nous quitte, que la raison s’éloigne et que tout autour devient monde sensible.

Nous enlevons nos armures et la moindre oscillation de note, le moindre détail, un échange de costume, de la terre collée au front, deviennent une affaire personnelle. On s’occupe de nous, on nous coupe de toute pensée et la beauté, surprenante donne, notion méfiée, prend le relais de nos paroles, emballe notre coeur, embue nos yeux. La nuit tombe sur le cloître. L’acuité des spectateurs est mise à l’épreuve, l’attention décuplée. Maintenant peut commencer l’émerveillement.

La transe ultramillimétrée d’Anne Teresa de Keersmaker me saisit et me perd. Je me sens plus humain, très concerné. L’offrande devient manifeste. Le plus jeune s’étend et donne au public la chair de son torse dans la pénombre grandissante de la cour. Il se relève et précise son geste, enlève sa culotte et s’allonge de nouveau dans la même position, une main cachant son visage. Mark Lorimer et Cynthia Loemij, poètes athlètes et fidèles danseurs de Rosas, décuplent de grâce, arpentent et font résonner tout l’espace de leur pieds nus. Nous sommes entrés dans la nuit, je navigue dans l’inconscience. Un danseur nu se jette au milieu et semble danser infiniment, pour la dernière fois, un corps blanc, dessiné par la nuit, unique lumière dans l’espace d’un monde assombri. J’entends derrière moi une personne qui ne peut retenir son émotion. Le spectacle s’arrête. J’essaie de reprendre contrôle, de revenir à mon siège. Je reprends souffle difficilement alors que les rappels et les hourras fusent déjà. L’émotion est partout. Sylvain Pack.

En quittant le théâtre, je marche sur le bitume. J’ai eu ma terre promise. Je ne sais plus où je vais.
Je ne sais plus rien de la danse.
Juste qu’elle est théâtre.
Pascal Bély – www.festivalier.net

“En attendant” d’Anne Teresa de Keersmaker au Festival d’Avignon du 9 au 16 juillet 2010.

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EN COURS DE REFORMATAGE FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES PAS CONTENT Vidéos

Anne Teresa de Keersmaeker ne fête pas les 30 ans de Montpellier Danse.

“C’est une pièce culte”; “A ne pas manquer”; “comment ça, tu ne l’as pas encore vue?”. La pression est forte à la veille de “Rosas Danst Rosas” d’Anne Teresa de Keersmaeker, jouée au Festival Montpellier Danse. Cette pièce, créée en 1983 pour quatre danseuses (dont la chorégraphe) est une oeuvre majeure du répertoire de la danse contemporaine. Car, comme le précise Wikipédia , “certains aspects de cette oeuvre marqueront les bases chorégraphiques des pièces d’Anne Teresa De Keersmaeker notamment quant aux circulations élaborées et l’utilisation du motif de la spirale”.  Vingt-sept après, elle est toujours là, avec trois danseuses de la compagnie.

Je suis au premier rang, métaphore du premier de la classe, bien décidé à passer l’examen avec succès. Mais, au fond de moi, une certitude: le lien avec une oeuvre de danse ne se commande pas. Je sais par expérience que c’est un art qui laisse chez chacun de nous des empreintes, où le spectateur élabore son histoire, loin d’être linéaire. Je pressens aussi que “Rosas Danst Rosas” vient un peu tard dans le lien que j’ai tissé avec Anne Teresa de Keersmaeker . Sa création “the Song, vue à l’automne dernier, résonne encore. Je sais ce soir que je ne suis pas là où le festival Montpellier Danse m’attend. Je sais que je suis ailleurs. 

Pendant plus d’une heure trente, mes émotions sont à distance. Cela ne passe pas alors que l’oeuvre est un chef d’oeuvre. Mais précisément, c’est de là où je la regarde. Je me sens écrasé par ces quatre femmes sublimes. J’observe leur danse comme si j’objectivais tout, à la recherche de ce qui fait “chef d’oeuvre”. Je ne m’en sors pas. Mais Anne Teresa de Keersmaeker n’est pas avec nous. Une intuition. Son visage est souvent fermé comme si elle ne pouvait pas être là. Comme si les 30 ans de Montpellier Danse la statufiaient au moment où elle prépare sa nouvelle création pour le Festival d’Avignon. À mesure que “Rosas Danst Rosas”  avance, le climat est de plus en plus lourd dans la salle. J’entends des soupirs d’exaspération, mon voisin somnole et je ne vois qu’elle. Son visage. Son corps. Je me remémore son répertoire, “The song” vu à Nîmes, “Steve Reich Evening à Cavaillon en avril 2007, deux folies de danse, deux empreintes. Mon premier article sur le blog, c’était pour elle, en 2005. À chaque mouvement du quatuor, je feuillette notre livre d’histoire. 
Ce soir, elle danse mécanique, je les regarde calculateur. Elle paraît souffrir, je n’ai aucune empathie. Elle non plus. Le quatrième et dernier tableau où elles dansent pendant plus de trente minutes quasiment un même mouvement qui se déploie du carré au circulaire, finit par ouvrir une brèche: je referme le livre.
Je commence à bouger.
Pascal Bély– Le Tadorne
“Rosas danst Rosas” d’Anne Teresa de Keersmaeker. Les 25 et 26 juin 2010 au Festival Montpellier Danse.
Crédit photo: Tristram Kenton