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OEUVRES MAJEURES

Le spectacle de l’année 2010: “La casa de la fuerza” d’Angélica Liddell.

Après  Toshiki Okada en 2007 avec «Five days in March»,  puis Pippo Delbono en 2008 avec «Questo Buio Feroce» et  Maguy Marin en 2009 avec «Description d’un combat», c’est Angélica Liddel qui nous a éblouis en 2010. C’était au Festival d’Avignon. Du bilan de l’année 2010 publié sur le Tadorne, elle émerge comme l’un des plus grands chocs théâtraux de ces dix dernières années. «La casa de la Fuerza”  puis «Te haré invencible con mi derrota»  programmé à «Mettre en Scène» à Rennes auront durablement touché les spectateurs. Une tournée est annoncée en Europe pour 2011 puis en France, pour 2012.

Retour sur «La casa de la Fuerza »…

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3h30 du matin. Les spectateurs n’ont plus beaucoup de force après les cinq heures de ce chef d’oeuvre pictural, d’un théâtre chorégraphique, épuisés par tant de sollicitations visuelles, auditives, voire olfactives. « La casa de la fuerza » de l’Espagnole Angélica Liddell est un coup de poing, qui vous précipite dans la crise, celle que vous aviez un peu trop vite oubliée. Sauf que le théâtre est là pour raviver les plaies parce que nous sommes tous faits de cette matière là. Ce soir, au Cloître des Carmes, acteurs et spectateurs sont infiniment, intimement liés par toutes ces « petites histoires » dont nous en avons tous fait de grandes : le chagrin d’amour, le mal de vivre, l’abandon, le renoncement de soi…Appelez ça comme vous voulez. C’est notre enfer commun. La vraie crise, c’est celle-là. L’économique, n’est qu’économique…et puis, ça commence à bien faire. Assez de discours ! Place à la vérité. Au corps.  

Elles sont trois femmes, six destins. Cherchez l’erreur dans l’addition. À la différence de certains hommes qui sont toujours prompts à défendre des causes humanitaires, mais ne peuvent s’empêcher de maltraiter leur compagne, ces trois femmes dépressives au premier acte en invitent trois autres au dernier, pour évoquer la situation de la condition féminine au Mexique. Tout est lié. Nos chagrins d’amour s’inscrivent aussi dans un contexte sociétal. Mais aussi parce qu’être femme battue, violée et tuée ailleurs est un chagrin d’amour pour toute l’humanité.

Trois actes pour (re)vivre du dedans ce que nous avons tous voulu crier au dehors. Car le mal d’amour, la séparation atteint son paroxysme dans la souffrance du corps. Comment porter au théâtre ce qui est d’habitude métaphorisé par des opéras, des danses, des histoires à dormir debout ? Ici, tout est convoqué.

Le texte, puissant, parce qu’il est fait de mots d’une tendresse brute ;

la musique, omniprésente, en boucle (du Bach et de la pop), parce que sans elle, nous n’aurions peut-être pas survécu au naufrage de l’âme et qu’allongés, Bach, Brel et Barbara ont été nos analystes au doigt et à l’oeil;

le liquide, parce que ça déborde et que l’amour finit toujours par prendre l’eau ;

le sang, parce que l’on se saigne aux quatre veines pour sortir de ce merdier ;

des canapés, beaucoup de canapés, une armée de canapés, parce qu’ils sont nos lits d’enfants avec ou sans barreaux, c’est selon;

des fleurs, en bouquets pour fracasser ce qu’il reste de beau ; en pot pour fleurir les cimetières ; en bouton, pour renaître;

un immense cube de pâte à modeler pour sculpter, enfanter d’une armée de bonhommes façonnée par la tendresse et la paresse, le tout pour résister à la bêtise machiste ;

le tiramisu…parce qu’avec Angelica Liddell, c’est le seul gâteau qui vous relève en chantant ;

le charbon, oui du charbon, pour creuser la tombe, épuiser le corps, tomber au fond du trou, et provoquer le coup de théâtre le plus magistral qu’il nous ait été donné à voir, tel un coup de grisou dans la tête de ceux qui continue à nous gonfler avec leurs classifications (théâtre, danse, et compagnie).

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Toutes ces matières façonnent la mise en scène et  « la casa de la Fuerza » bouleverse une partie du public : les corps se fondent dans les objets et leur donnent une âme, la musique épouse les matières, et vous finissez par être sidéré, immobilisé, par une telle orgie de la tolérance et de la beauté. Car ici, le corps n’est pas manipulé, tel un objet pour créer du propos, mais il est traversé pour que tout nous revienne, comme une exigence de vérité. Le corps de l’acteur est un don au public, un lien d’amour engagé et engageant où l’on convoque une infirmière sur le plateau pour prélever son sang et tacher sa chemise. « Je suis sang ».

« La casa de la fuerza » sera l’un des grands moments de l’histoire du festival d’Avignon. Parce qu’Angelica Liddell ne se contente pas de regarder les hommes tomber. Elle leur offre la force de sa mise en scène pour que «Ne me quitte pas » soit un hymne à la joie.

Pascal Bély – Le Tadorne

“La casa de la fuerza” d’Angélica Liddell au Festival d’Avignon du 10 au 13 juillet 2010.

Credit photo: Christophe Raynaud de Lage

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LA VIE DU BLOG

En 2010, les artistes fraternels.

«Ce qui nous arrive au théâtre, c’est l’AUTRE. C’est la rencontre avec mon frère, ma soeur, mon semblable» – Ariane Mnouchkine – France Culture, 19 mars 2010.

Ce sont des rencontres inoubliables parce qu’elles sont à la croisée des chemins. Ces artistes du théâtre autobiographique m’ont marqué. Ils ont forcé l’écoute, le respect et le questionnement sur soi. La surprise a procuré l’enchantement tandis qu’un souvenir enfoui provoquait la douleur.

 

Alain Platel et Frank Van Laecke / “Gardenia” / Festival d’Avignon

Angelica Liddell,  “La casa de la Fuerza“, Festival d’Avignon,

The Forsythe Company / “White Bouncy Castle / Festival Montpellier Danse

Toshiki Okada / « We are the Undamaged Others » /   Festival d’Automne de Paris

Jérôme Bel / “Cédric Andrieux / Festival de Marseille.

Fabrice Ramalingom  / “Comment se Ment ” / Les Hivernales, Avignon

Marlene Freitas / “Guintche” / Questions de Danse, Marseille.

Aude Lachaise / “Marlon” / Festival Off d’Avignon.

Zachary Oberzan / “Your brother, remembert?” / KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.

Michel André et Florence Lloret  / “Nous ne nous étions jamais rencontrés /  “La cité”, Marseille

Olivier Tchang-Tchong – Valérie Brancq  / « LB 25 (putes) »/ Festival Off d’Avignon.

Il y a eu Angelica Liddell au Festival d’Avignon. LA rencontre. Je pense à elle souvent, à celle qui accueille la souffrance pour en faire un nouveau monde. Elle reviendra en France, mais pas avant 2012. Dans la lignée, je revois la transe de la Portugaise Marlène Freitas dans “Guintche“. Elle m’a totalement bouleversé, transpercé: comme avec Angélica, elle est venue nous chercher pour nous gueuler dessus avec tendresse. Dans la même veine, Aude Lachaise dans “Marlon”, nous a proposé sa «mayonnaise» pour créer du lien autour du sexe. Jubilatoire.

Je connaissais de nom Fabrice Ramalingom (danseur chez Dominique Bagouet et Mathilde Monnier). Cet été, avec “Comment se Ment “, il nous a offert un beau solo sur la condition humaine. Cet homme est animal. Je l’imagine à ses côtés dans sa recherche de la vérité: Valérie Brancq dans LB 25 (putes) est une putain d’actrice qui  transforme la scène en trottoir tandis que défile sur écran géant l’histoire de celles «qui n’en sont pas revenues». Bouleversant.

Il est arrivé seul, face à nous: «Je m’appelle Cédric Andrieux. Ancien de chez Merce Cunningham, son solo orchestré par Jérôme Bel a donné corps à l’engagement du danseur. Poignant. L’américain Zachary Oberzan est venu à Bruxelles nous parler de sa relation avec son frère: l’un est artiste, l’autre sort de prison. La force de “Your brother, remembert?”  a été de déjouer les statuts (qui est finalement l’acteur, le prisonnier?) pour relier les destins autour d’une histoire commune qui n’est pas loin d’être la nôtre : nous jouons tous notre partition artistique pour échapper au sort que nous réserve notre classe sociale. C’est une superbe partition qu’ont offerte Michel André et Florence Lloret à un groupe d’adolescents des quartiers nord de Marseille.
Nous ne nous étions jamais rencontrés est une oeuvre théâtrale d’une belle force “politique” où la parole ne s’est jamais perdue pas dans une “sensiblerie” déplacée. Même désir chez Alain Platel et Frank Van Laecke. Dans “Gardenia” , la vie de vieux travestis a été portée sur scène avec talent pour que revive ce cabaret éphémère, pour que le rideau se lève enfin et dévoile un pan entier de l’histoire du spectacle vivant. Majestueux.

Dans «We are the Undamaged Others», Toshiki Okada  a mis en scène la vie banale d’anonymes. Son théâtre chorégraphié nous a tendu le miroir de notre profonde vacuité à parler du bonheur pour ne rien en dire tandis que nos corps malheureux caressent l’espoir qu’une utopie vienne créer le mouvement des possibles. Inoubliable.
Et puis, en 2010, il y a eu William Forsythe. Il a posé sur le plateau du Corum de Montpellier, un château fort gonflable où les spectateurs sont venus sauter (de joie). Il était blanc, couleur de tous les possibles. Nous l’avons repeint en y entrant, alors que sol se dérobait sous nos pas pour que nos désirs de danse prennent forme! Nous avons fait corps avec la danse. Cette utopie démocratique, participative, a positionné l’art chorégraphique comme le seul capable de s’affranchir de nos théâtres en dur, de nos cités de la danse.

Si j’ai monté White Bouncy Castle, c’est justement parce que la démocratisation de la danse à l’intérieur d’un théâtre me semble impossible” (William Forsythe).

Pascal Bély – www.festivalier.net

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LA VIE DU BLOG

En 2010, dix oeuvres envahissantes.

En 2010, ils ont envahi la scène, avec démesure, comme une occupation pour faire face au déluge du laid et du bête.  Ils ont bousculé les codes de la représentation, les mythes, l’histoire pour nous offrir en spectacle nos névroses collectives et individuelles et nous donner notre part de rêve, car c’est elle qui préserve le processus de création des bouffons du roi. Petite sélection parmi 140 spectacles vus en 2010: dix oeuvres qui, sans être à la mode, sont d’une belle modernité. 

Pina Bausch / «Nelkein», “Le sacre” / Biennale de la danse de Lyon et Monaco Danse Forum 
Simon McBurney, «Shun-Kin», Festival d’Autonme de Paris. 
Gisèle Vienne / «This is how you will disappear” / Festival d’Avignon 
Christoph Marthaler et Anna Viebrock / “Papperlapapp” / Festival d’Avignon. 
Christoph Schlingensief / « Via Intolleranza II » / KunstenFestivalDesArts de Bruxelles 
David Bobée / «Hamlet» / Les Subsistances, Lyon. 
Olivier Cadiot et Ludovic Lagarde / «Un nid pour quoi faire» / Festival d’Avignon. 
Pierre Rigal, «Micro» / Festival d’Avignon. 
Grégoire Calliés / « La petite Odyssée” / Théâtre Massalia (Marseille) 
Gwenaël Morin / «Bérénice d’après Bérénice de Racine» / Théâtre de la Bastille, Paris.
Il fallait être Suisse-Allemand pour oser métamorphoser la Cour d’Honneur du Palais des Papes et se payer sa(ses) tête(s). “Papperlapapp” de Christoph Marthaler et Anna Viebrock fut décrié, mais je persiste: jamais ce lieu n’a été aussi génialement occupé pour un spectacle qui m’a fait hurlé de rire et frissonner de peur.
À la chapelle des Penitents Blancs d’Avignon, le chorégraphe Pierre Rigal a lui aussi transformé le site en salle de concert! Avec son groupe, il s’est autorisé dans «Micro» toutes les audaces pour que son rock chorégraphié soit une révolution.
Il est allemand et probablement africain. Il nous a quittés à la fin de l’été. Avec  «Via Intolleranza II», Christoph Schlingensief a osé occuper la scène du KVS-BOL à Bruxelles pour y donner un opéra germano-africain totalement fou pour en appeler à la raison: l’Afrique n’est pas à vendre, mais elle peut nous accueillir.
Personne ne peut la caser et c’est sa chance. Gisèle Vienne a créé une forêt sur scène pour nous embrumer jusqu’à soulever l’humus posé sur des corps violentés. «This is how you will disappear” restera pour longtemps une très belle oeuvre théâtrale, chorégraphique et musicale.
Allait-il oser toucher à «Hamlet» ? Le jeune metteur en scène David Bobée a créé l’événement de la rentrée dernière en proposant une mise en scène branchée avec des acteurs sensibles pour comprendre la folie du pouvoir. Efficace par les temps qui courent. D’autant plus qu’au cours de l’été, Olivier Cadiot et Ludovic Lagarde avec «Un nid pour quoi faire» nous avaient déjà conté l’histoire d’un roi fou barricadé dans un décor de chalet de montagne. Cette allégorie du système sarkozyste et berlusconien fut spectaculaire, car inattendu dans un paysage théâtral français bien mou à l’égard du pouvoir en place.

Avec son majestueux théâtre de marionnettes, Grégoire Calliés  dans  «La petite Odyssée” a convoqué petits et grands pour nous entraîner dans la folle histoire des idées où les innovations, l’art et les  conflits s’enchevêtrent à partir d’une mise en scène et de décors qui  ont mobilisé tout notre «sensible disponible. Notre petit roi n’y fut même pas évoqué…

Encore une histoire de roi et de reine avec «Bérénice d’après Bérénice de Racine» mis en scène par Gwenaël Morin. Le spectacle, c’est lorsque la langue de Racine se pare des beaux atouts de la modernité: le texte s’envole, se débarrasse de ses oripeaux et nous fait peuple de Rome et de Palestine, garant de la raison d’État et protecteur de l’amour d’un roi pour sa reine! Entre le théâtre de Grégoire Calliés et celui de Gwenaël Morin, il y a eu Simon McBurney. Dans «Shun-Kin», le corps amoureux prend le pouvoir sur la douleur du monde, sur la lente déflagration de nos sociétés individualistes.Un spectacle si beau que l’on  aurait pu fermer les yeux.
Et puis, en 2010, il y a eu Pina Bausch. Il a fallu en faire des kilomètres pour la voir à Lyon («Nelkein») puis à Monaco («le sacre»). Deux oeuvres majeures où la scène parsemée d’oeillets ou de terre a vu les corps se fracasser d’amour. La danse de Pina Bausch a laissé ses empreintes.
C’est spectaculaire, croyez-moi.
Pascal Bély, Le Tadorne
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LA VIE DU BLOG

En 2010, face au “toujours plus”, l’art de l’épure. Essentiel.

En ces temps troublés où la mécanique tend à prendre le pouvoir sur le processus créatif, nombreux sont les artistes à nous avoir offert en 2010 une immersion dans l’immatérialité la plus totale. Peu ou pas d’histoire, comme s’il y avait urgence à laisser transpirer les corps d’effluves essentiels. Petite sélection sur les 140 spectacles vus en 2010…

Anne Teresa de Keersmaeker / “En atendant” /Festivald’Avignon

Cindy Van Acker / “Lanx”,”Obvie”, “Nixe”, “Obtus“/ Festival d’Avignon

Michel Kelemenis / “Henriette et Matisse” / Théâtre des Salins de Martigues – Biennale de la Danse de Lyon

Virgilio Sieni / “Tristes tropiques” / Biennale de la Danse de Lyon

Yan Raballand / «Viola» / (re) connaissances à Décines

Thomas Lebrun / « Allone#3 » / Présence Pasteur , Festival Off d’Avignon

Collectif Petit Travers / «Pan Pot ou modérément chantant“/ l’Hexagone, Scène Nationale de Meylan

Joseph Nadj et Akosh Szelevényi / « Les corbeaux » / Festival d’Avignon

Christian Rizzo / ?l’oubli, toucher du bois?/ Festival de Marseille

Ioannis Mandafounis, Fabrice Mazliah et May Zarhy / «Zero» / KunstenFestivalDesArts de Bruxelles

Patrick Servius / «Lespri Ko»/ Les Hivernales d’Avignon

De la terre comme plateau. La lumière du soleil couchant comme seul éclairage. Tout n’était qu’épure pour une danse innommable. Avec «en atendant», Anne Teresa de Keersmaeker a signé un chef d’oeuvre en retirant de son langage chorégraphique des élisions dangereuses pour y placer des traits d’union entre des danseurs majestueux et des spectateurs respectueux. Inoubliable.

Dans la « lignée », entre les empreintes sur le sol, et la lumière, matière pour traces chorégraphiées, Cindy Van Acker avec quatre solos («Lanx” / “Obvie», «Nixe “/ “Obtus») a provoqué le «syndrome de Florence» au coeur d’Avignon. Palpitant.

Avec “Viola”, le jeune chorégraphe Yan Raballand a composé une partition chorégraphique légère  et lourde de sens (avec cette étrange impression que le corps pèse deux plumes) pour nous envoyer des vibrations délestées d’un propos qu’il aurait fallu comprendre.

Dans «Allone#3», Thomas Lebrun a tombé le masque pour nous offrir une danse virtuose qui soulève le coeur de tant de grâce. Elle signe l’exigence d’un chorégraphe prêt à métamorphoser ses questionnements essentiels en mouvement généreux. Rare et précieux.

Avec «Pan Pot ou modérément chantant“, le collectif “Petit Travers” a réinventé l’art du jonglage pour en faire l’éloge de l’inattendu où la virtuosité surprend à chaque mouvement comme s’il jonglait avec le liquide.

Christian Rizzo a évoqué ce besoin presque vital de toucher du doigt que la danse est affaire de peau et de mémoire, de vie et de mort. Dans “l’oubli, toucher du bois, j’ai été propulsé dans un espace quasiment dématérialisé, où l’on navigue entre vie et mort, sens et perte, évanescence et effervescence.

Dans “Zero“, Ioannis Mandafounis, Fabrice Mazliah et May Zarhy ont osé chorégraphier des corps sans mémoire: ne restaient plus alors que le déséquilibre et le toucher pour explorer le mouvement à partir d’articulations insensées. Inquiétant et jouissif!

Je n’
oublierais pas de sitôt “Tristes tropiques” de Virgilio Sieni. L’épure est ici dans la rencontre avec « l’autre différent »: au point de convergence du symbole et du lien, du rituel et de la tendresse, du jumeau et du frère, du corps animal et de la danse animale.

La différence, l’identité est une recherche du mouvement, à l’image de la danse de Patrick Servius. Dans «Lespri Ko», Patricia Guannel a beaucoup impressionné: c’est une actrice qui danse. Rare.

Dans «Les corbeaux», le chorégraphe Joseph Nadj et le musicien Akosh Szelevényi nous ont fait découvrir l’atelier du «peintre danseur» et du «musicien pinceau» pour y dévoiler le territoire des humains migrateurs qui se perdent dans la forêt pour voler de leurs propres ailes. Sublime.

Le travail de l’épure conduit inéluctablement vers la peinture à l’image du beau et sensible travail de Michel Kelemenis. Dans “Henriette et Matisse” , «le clair de lune» de Debussy a éclairé «les Nus bleus» de Matisse , tous deux complices pour puiser dans nos fragilités les ressorts de notre sensibilité.

Rendez-vous en 2011, pour voir encore de la danse en peinture…

Pascal Bély, www.festivalier.net

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LA VIE DU BLOG

En 2010, des artistes contre. Tout contre.

2010, année troublée, troublante: crise sociale, perte des valeurs, corruption au plus haut niveau de l’État, imbécillité médiatique. La liste est trop longue pour énumérer ce qui nous a plongés dans un abîme de médiocrité. Les artistes ont répondu présents pour décrire, dénoncer, parfois proposer. Ils ont mis en scène notre décadence, celle d’une civilisation qui maltraite. Petite sélection sur  les 140 spectacles vus en 2010…

Maguy Marin /  “Salves / Biennale de la danse de Lyon  
Hofesh Shechter / “Political Mother” / Biennale de la danse de Lyon 
Alain Buffard / « Tout va bien »/ Théâtre de Nîmes. 
Julie Kretzschmar et Guillaume Quiquerez / “Terra Cognita” /Bancs Publics à Marseille. 
Viviana Moin, Arnaud Saury et Laure Mathis/ “Espiral“/ Festival Dansem. 
Thierry Bordereau / « La grammaire des mammifères » / Théâtre des Ateliers à Lyon. 
Grand Magasin / « Les déplacements du problème » / Scène Nationale de Cavaillon. 
Ivana MüllerWhile we were holding it together » / Festival Actoral avec Marseille Objectif Danse. 
Franz Xaver Kroetz / “Negerin” / Théâtre de la Ville à Valence.
Daniel Veronese / “El desarrollo de la civilizacion venidera” / KunstenfestivaldesArts de Bruxelles.
Claudio Tolcachir / « El Viento en un violin » / Festival d’Automne, Paris
La chorégraphe Maguy Marin est toujours là, constante dans sa démarche sans rien concéder pour guider notre réflexion: avec «Salves», c’est bien notre lien à la culture qui se distant à force de consumérisme et de négationnisme. Comme si ces deux mots finissaient par se lier. Il y a donc urgence à faire oeuvre de pédagogie quitte à se répéter. Qu’importe.  Il faut continuer à démontrer les processus d’embrigadement et d’asservissement du pouvoir: les chorégraphes Hofesh Shechter  avec “Political Mother” et Alain Buffard avec «Tout va bien» s’y sont essayés avec succès à partir du « corps » groupal qui maltraite le corps intime.
Dans «La grammaire des mammifères», Thierry Bordereau a dénoncé, non sans humour, qu’à force de traiter collectivement l’humain avec désinvolture, nous finirons par nous rapprocher du porc. Est-ce donc cela, notre «identité», promue avec tant de cynisme par la classe politique dirigeante? Elle est bien plus complexe comme l’a démontré avec talent le duo Julie Kretzschmar et Guillaume Quiquerez  dans “Terra Cognita”. Programmée à Marseille (et pourquoi pas ailleurs?), cette oeuvre  a interrogé  l’identité à partir du «et» et non du «ou». Percutant.
Mais l’identité, se nourrit aussi du sens des mots, profondément maltraité par la société consumériste relayée par le pouvoir Sarkozyste toujours aussi talentueux pour insulter l’intelligence. Avec «Les déplacements du problème»,  le collectif Grand Magasin a démontré avec créativité que les stratégies de communication sont des armes de destruction massive de la pensée. Face au désastre, Viviana Moin, Arnaud Saury et Laure Mathis dans «Espiral» en ont appelé au mythe pour que le processus de création ait encore une fonction dans un environnement où le temps de l’immédiateté prend le pouvoir. La chorégraphe Ivana Müller avec «While we were holding it together» a  préféré de son côté déconstruire les codes de la danse contemporaine pour mettre le spectateur en situation de créer le mouvement, donc du sens.
Mais cette crise es
t aussi et surtout sociale. Il n’y a que les Belges et les Argentins pour savoir porter sur scène ce que les Français conceptualisent!  Dans “Negerin“, Franz Xaver Kroetz a planté le décor d ‘un couple qui « sauvageonne » le corps pour se sortir de là. Dans “El desarrollo de la civilizacion venideraDaniel Veronese a remis au goût du jour,  “la maison de poupée» d’Henrk Ibsen: le pouvoir bancaire y casse le lien social et amoureux.Dans «El Viento en un violin», Claudio Tolcachir a mis en scène la perte totale des valeurs qui engendre celle des statuts.
Merci donc à ces artistes clairvoyants et courageux. Leur créativité, donc la nôtre, sera notre ressource pour nous sortir de là et les faire partir.  Nous avons 2011 pour nous y préparer.
Pascal Bély, www.festivalier.net.
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LA VIE DU BLOG OEUVRES MAJEURES

Mes dix chefs d’oeuvre en 2010.

Ce sont mes dix chefs d’oeuvre sur près de 140 spectacles vus en 2010. Sept femmes, trois hommes qui ont osé chercher dans le chaos le plus indescriptible, les ressorts de notre (in)humanité. Dix chefs d’oeuvre où les arts se sont bel et bien croisés (pourquoi continuer à séparer le théâtre, la danse, la peinture et la performance?) pour conduire le spectateur dans ce qu’il ne peut atteindre seul. Ces dix artistes ont été les éclaireurs d’un voyage au bout de la nuit…

1)    Angelica Liddell,  “La casa de la Fuerza“, Festival d’Avignon,
2)    Maguy Marin, “Salves“, Biennale de la danse de Lyon
3)    Anne Teresa de Keersmaeker, “En atendant“, Festival d’Avignon
4)    Christoph Marthaler,  “Schutz vor der zukunft” , Festival d’Avignon
5)     Simon McBurney, « Shun-Kin », Festival d’Autonme de Paris.
6)    Angela Laurier, “J’aimerais pouvoir rire“, Subsistances de Lyon
7)    Gisèle Vienne, «This is how you will disappear“, Festival d’Avignon
8)    Christoph Schlingensief, « Via Intolleranza II », KunstenFestivalDesArts de Bruxelles
9)    Cindy Van Acker, “Lanx” / “Obvie” / “Nixe” /”Obtus” , Festival d’Avignon
10)  Christiane Vericel, “les ogres ou le pouvoir rend joyeux et infatigable “, Théâtre d’Oullins

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Angelica Liddell – “La casa de la Fuerza” – Crédit photo: Christophe Raynaud de Lage.

L’Espagnole Angelica Liddell avec “La casa de la Fuerza” est probablement l’une de nos plus grandes dramaturges européennes où le corps intime peut évoquer la douleur du monde. Rarement une artiste s’est engagée aussi loin sur scène pour accueillir la poésie de nos âmes torturées par l’imbécillité des puissants.

Avec “Salves“, Maguy Marin a chorégraphié le théâtre pour nous remettre dans la danse. Elle a cherché ce qui fait Histoire dans notre histoire pour questionner l’évolution de notre civilisation. Sidérant.

Angéla Laurier avec “J’aimerais pouvoir rire“, a atteint le sommet de son art: son corps contorsionné libèré de la «performance» a pu accueillir la folie de son frère, pour une peinture chorégraphique majestueuse.

Encore la folie avec Christoph Marthaler: “Schutz vor der zukunft” aura été l’un des moments les plus troublants du Festival d’Avignon. L’eugénisme des nazis nous est revenu de plein fouet pour que la souffrance des fous laisse son empreinte et guide nos pas de citoyens humanistes. Sublime.

Gisèle Vienne a osé créer une forêt pour en faire un théâtre d’où nous contemplions notre disparition.  «This is how you will disappear” fut un havre de fraîcheur au coeur de la fournaise d’Avignon jusqu’à glacer la peau du spectateur peu aguerri à vivre «sa» descente aux enfers.

Anne Teresa de Keersmaeker avec “En atendant“, nous a offert un paradis chorégraphique, sur la scène en terre du Cloître des Célestins à la lumière du soleil d’Avignon. Nous “sommes entrés dans la nuit” avec eux pour accompagner le travail de recherche sidérant de cette chorégraphe exigeante.

Avec ses quatre solos (“Lanx” / “Obvie” / “Nixe” /”Obtus” ), Cindy Van Acker a sidéré de nombreux spectateurs peu habitués à plonger dans le geste chorégraphié avec autant de lenteur. Quand la danse provoque le syndrome de Florence en Avignon…

Nous n’étions pas loin d’en être de nouveau atteints avec Simon McBurney.  «Shun-Kin» est la signature d’un grand metteur en scène; c’est un bâtisseur de ponts d’où l’on danse, d’où l’on pense pour se jeter dans le vide par amour du théâtre. À quand une tournée en France?
Il ne reviendra plus. Le metteur en scène allemand Christoph Schlingensief a disparu à la fin de l’été après avoir présenté sa dernière création au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles. «Via Intolleranza II» a déformé pour longtemps notre regard sur l’opéra pour en faire un moment populaire, festif et politique. La scène fut une matière qu’il a malaxée pour en faire l’?uvre du renouveau, celle d’une civilisation tournée vers l’Afrique. Inoubliable.
2010, fut l’année de ma rencontre avec Christiane Véricel ( “les ogres ou le pouvoir rend joyeux et infatigable “). Accompagnée d’enfants comédiens et de sa troupe, elle a posé  la question de la faim dans le monde. Loin d’apporter ses réponses, elle a provoqué cette turbulence qui a fait de nous des ogres affamés, solidaires et joyeux.
Gageons qu’en 2011, notre “casa de la fuerza” sera encore et toujours le théâtre.
Pascal Bély – www.festivalier.net

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PETITE ENFANCE THEATRE MODERNE

À Palerme, faim de culture.

La compagnie Image aiguë, animée par Christiane Véricel, m’a convié à Palerme pour suivre pendant deux journées son travail. Ambassadeur culturel européen pour l’année 2010, la compagnie s’installe pour quelques jours dans plusieurs villes en Europe. Son chapiteau, c’est la toile du réseau qu’elle tisse depuis 1983, date de sa création. À peine arrivé, j’assiste à une réunion dans un centre social un peu particulier (“Laboratorio Zeta“). Squatté pour accueillir majoritairement des sans-papiers venus du Soudan, le lieu est autogéré par des citoyens palermitains. La rencontre se termine dans leur salle de lecture d’où Christiane imagine la suite, pour une prochaine venue. C’est à partir du social, à la marge, que j’entre dans le fonctionnement de la compagnie. Les acteurs et metteurs en scène devraient intégrer ce type de rencontre dans leur programmation pour nourrir leur travail, mais aussi pour qu’artistes, travailleurs sociaux et citoyens politisent la culture…

La compagnie, autonome financièrement sur Palerme, gère son emploi du temps en étroite collaboration avec le Centre Culturel Français. À l’issue d’un atelier théâtre avec une classe d’un collège (voir l’article précédent), nous faisons une autre rencontre, avec une enseignante un peu particulière. Tout en nous faisant très discrets, nous écoutons ce cours où l’on apprend à chanter en se faisant plaisir! Les enfants, qui n’ont pas tous le même âge, se jettent délicatement au sol pour mobiliser le corps et l’espace. Ils se créent tous «un personnage chantant». Ici aussi, la rencontre entre Christiane Véricel et Myriam Palma pourrait avoir une suite. Le décloisonnement entre la culture et l’enseignement trouve un prolongement le lendemain alors qu’arrive Chiara (élève de Myriam !) : elle fait partie du spectacle que Christiane va créer en une journée pour le présenter à 18h au centre culturel Français. D’autres enfants, qui suivent des cours de Français, changeront de salle en quelques minutes pour assister à cette création ! Juste retour des choses. Il semble ne pas y avoir de jeux de pouvoir entre les institutions autour de la compagnie comme si c’était le projet qui avait le pouvoir du jeu? 

J’observe comment se travaille le transversal : entre la culture, le social et l’éducation ; entre artistes et professionnels ; entre enfants amateurs et comédiens adultes. Le décloisonnement comme une réponse à la crise que Christiane Véricel met en scène à 18h devant un parterre d’enfants et d’adultes.  Ici, les acteurs jouent la faim en convoitant une mandarine délicatement posée en haut de l’étagère d’une bibliothèque. Les trois enfants, un peu en retrait, veillent au grain et n’autorisent rien. Chiara chante pour apaiser leur faim d’en découdre ! Chez Christiane Véricel, les adultes font n’importe quoi jusqu’à mentir pour ne pas réparer les dégâts qu’ils occasionnent. Les enfants peuvent bien protester, cela ne sert pas à grand-chose. Ils tentent même de s’inclure, rien n’y fait. C’est alors que s’opère la sortie de crise : par le haut (tous suivent une pomme transpercée par l’archet du violon), à partir d’un collectif fédéré par une finalité commune.

Il y a dans ce dernier tableau, tout le travail de cette compagnie : jouer la crise (qui est avant tout alimentaire), en sortir par le décloisonnement pour mobiliser les ressources du territoire autour d’un projet fédérateur. Modestement, Image aiguë participe à construire l’Europe par le haut. C’est-à-dire par la culture. Par tous et pour tous.

Pascal Bély – www.festivalier.net

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PETITE ENFANCE THEATRE MODERNE

À Palerme, le serment du jeu de pommes de Christiane Véricel.

Le théâtre résiste mieux ? Oui, c’est le dernier lieu où des gens vivants ont face à eux des gens vivants” déclare le metteur en scène Claude Régy au journal Libération. Qu’en est-il du théâtre dans les écoles et les collèges? Qu’en est-il à Palerme où la Comagnie Image Aiguë de Christiane Véricel s’est posée pour une semaine afin d’animer des ateliers de théâtre avec les enfants? Quelle résistance leur proposer pour que le temps de l’humain reprenne ses droits face au rouleau compresseur de la vitesse médiatique? Christiane Véricel, quatre comédiens (Sandrine De Rosa, Fréderic Perigaud, Burhan Taskiran, Giacinto Dangelo) et une vidéaste (Muriel Habrard)  s’installent dans la petite salle d’un collège, l’Istitudo Valdez. Ils ont trois heures pour créer un système théâtral.

Deux bandes blanches délimitent la scène entre l’imaginaire et la sphère sociale. Pour les jeunes enfants, la frontière n’est pas aussi simple. L’acteur n’est-il pas souvent talonné par son double? D’emblée, Christiane Véricel travaille cette dualité. Gaspare et Burhan entrent en scène. Gaspare est préoccupé, voir “épouvanté” d’être suivi de si près, précisera Mickaël lors du débriefing. L’enjeu est posé: comment faire face à la peur pour progresser sur le chemin qui mène vers l’acteur? Car sur scène, les enfants ont bien du mal à quitter leur rictus, celui du rire au  coin des lèvres. À croire que l’époque les fait marrer…

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Il faut donc occuper cet espace pour que Gaspare, Gabriella, Frederica, Mickaël, Alexandro, Alessia, Francesco parviennent à tour de rôle à comprendre les processus qui sous-tendent le théâtre: ici, nous ne sommes pas à la télévision! Trois éléments entrent en scène et bouleversent la donne: la pomme, le bonnet et le violon. Le fruit rond et jaune développe tout un imaginaire: matérielle (on croirait une balle) et végétale, elle symbolise la force et la fragilité. L’acteur n’est-il pas fait de cette matière-là? Ce paradoxe autorise bien des audaces: comédiens  professionnels et amateurs jouent avec elle. Fruit de toutes les convoitises (Christiane Véricel précise bien que c’est un objet précieux), l’ambivalence nourrit la dynamique: l’attraper, c’est la fin du jeu, mais c’est une victoire, une prise de pouvoir; la convoiter, c’est laisser du temps au temps pour que la relation s’instaure, pour qu’une dramaturgie se mette en place.

Pour accompagner chacun à être acteur, Christiane intègre le rictus du rire dans le scénario pour le dépasser. Et cela marche! Peu à peu, la pomme entre dans le bonnet, devient une extension du corps: elle provoque des chatouilles quand elle parcourt la peau. Alexandro la saisit, fait danser ses trois poursuivants qui miroitent ce trésor! Crescendo, le théâtre apparaît, le rire se déplace vers la salle même si Christiane Véricel régule le système pour que le clownesque ne soit pas trop envahissant. Elle travaille la voix des enfants, introduit le violon pour accompagner les mouvements du corps et créée peu à peu la troupe où l’enfant a sa place. Le rapport au temps m’interpelle: les enfants sont pressés d’attraper, de prendre, comme si la pomme était un objet de consommation.  De leur côté, les acteurs accélèrent le jeu pour que le cadre théâtral ne leur échappe pas. Il faut toute la précision de Christiane Véricel pour poser le processus: cesser d’être dans le faire pour prendre le temps du lien (“ce qui intéresse le public, c’est la relation entre vous deux”, précise-t-elle).

Les enjeux qui sous-tendent ce travail m’enthousiasment! Qu’attendre aujourd’hui de l’éducation de nos enfants? Pas seulement qu’ils ingurgitent des savoirs, mais qu’ils sachent les relier pour différencient les contextes et communiquer à partir d’eux. Leur créativité en situation de fortes incertitudes sera leur première ressource, leur “trésor”, pour se positionner dans un environnement où ils devront sans cesse articuler le local au global. C’est ainsi que le théâtre devrait devenir une “méta” matière, car jouer avec la pomme, le bonnet et le violon pour créer un système d’interactions, c’est réussir à relier le contenant et le contenu pour communiquer.

À voir ce travail, on prend conscience de sa valeur: plus qu’un atelier, c’est un manifeste pour faire vivre l’Europe au-delà de nos différences. Résister aujourd’hui, serait de fusionner chaque théâtre (la pomme) avec une école (le bonnet) pour impulser une chorégraphie des savoirs d’où l’on entendrait probablement la symphonie d’un Nouveau Monde.

Pascal Bély – www.festivalier.net

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DANSE CULTE OEUVRES MAJEURES

Sacré choeur!

Calmement, mais sûrement, nos pas nous conduisent vers eux. L’événement est d’importance mais nous ne sommes pas tous là. Ailleurs, cela aurait été assurément complet. Pas ici. Et pourtant, nous sommes au Ballet National de Marseille. Rien n’y fait. Obsédés par le foot, les médias font-ils seulement attention à ce qu’il y a de plus fragile et de plus beau dans cette ville?

Car ce soir, ” Le(ur) sacre” par Thierry Thieû Niang et Jean-Pierre Moulères est un troublant moment de danse. Ils sont vingt et un séniors engagés dans ce «Sacre du printemps. Tableaux de la Russie païenne en deux parties d’Igor Stravinsky» pour trente-huit minutes enivrantes. La feuille de salle les présente comme des “êtres dansants” pour nous rappeler que nous le sommes tous. Le miracle est probablement là : à les voir parcourir la scène et se métamorphoser, eux c’est nous. Tout de noir vêtus et affublés pour la plupart d’entre eux de perruques dont ils se délesteront progressivement, le «Sacre» va les désacraliser et opérer la métamorphose.

Ici, vieillir c’est se mettre en mouvement autour d’un centre de gravité (symbolisé par un puits de lumière dans lequel nous plongerons tous). Tandis qu’un homme  s’engage dans une course non pas contre, mais avec la montre, le groupe s’approche, s’éloigne du centre comme entraîné par la force du mouvement collectif.  Ils n’ont pas tous le même rythme et pourtant, la tribu n’éclate jamais. Entre l’homme qui court comme un jogger et celui, plus imposant, qui marche doucement pour avancer libre, une évidence s’impose: et si c’était le même homme ? Cette image ne me quitte pas : sur scène, tout se dédouble et je suis l’observateur attentif qui n’en perd pas un de vue pour ressentir le tout. Celui qui court joue ce que la société attend de lui (dénier la vieillesse pour célébrer la performance) tandis que son «double» n’a plus la contrainte d’incarner un rôle social. C’est ce contraste qui « fait » danse et spirale, où le mouvement de chacun produit celui du groupe. Peu à peu, les gestes se font plus relationnels les uns vis-à-vis des autres. Les corps se dévoilent tandis que certains quittent un à un la scène. Elle est seule, seins nus, à rester en piste. Elle nous regarde comme un retour vers la mère, à l’origine du monde. Magnifique humanité!

C’est alors que Thierry Thieû Niang, Stéphanie Auberville et la violoniste Saori Furukawa entreprennent une danse de sept minutes. Je perds l’écho avec « le Sacre ». 

A mon âge, il m’arrive d’être un peu sourd…

Pascal Bély – www.festivalier.net

« Le(ur) Sacre » et « Au Zénith » de Thierry Thieû Niang au Ballet National de Marseille les 10 et 11 décembre 2010.

Crédit photo : ©Marc Strub

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS OEUVRES MAJEURES Vidéos

Avec Raimund Hoghe, notre descen…danse.

Nous voilà rassemblés. Quasiment pas un bruit dans la salle, même pas une toux qui étrangle, quand bien même “cela ne passerait pas”. Avec le chorégraphe allemand Raimund Hoghe, il règne toujours une atmosphère de recueillement, de concentration et d’introspection: sa mise en scène travaille nos lâcher-prises pour puiser dans nos souvenirs le mouvement fondateur à l’origine de notre lien à la danse. Il lui faut donc du temps, trois fois plus qu’à l’accoutumée. Ce soir, il nous gratifie de trois heures autour du chorégraphe  Dominique Bagouet. Mais pas que…

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Je n’ai pas connu Dominique Bagouet, disparu du sida en 1992. Je ne suis pas certain que Raimund Hoghe l’ait approché. Mais pour la création “Si je meurs laissez le balcon ouvert, il a travaillé dès 2009 à partir de vidéos mis à disposition par Montpellier Danse. Où est donc passé ce chorégraphe d’exception dans les programmations actuelles? Pourquoi la danse, à l’instar du théâtre, ne célèbre-t-elle pas ceux qui l’ont porté ? Cet art peut-il se régénérer s’il ne «nomme pas le vide, avant de le remplir» comme le souligne Raimund Hoghe ? La pièce de ce soir, n’est pas seulement une évocation de Dominique Bagouet: c’est aussi l’oeuvre de Hoghe dans les pas d’un autre. Une danse sur la danse. Pour mener à bien ce processus, il guide ses huit danseurs interprètes (tous exceptionnels) vers son cérémonial pour célébrer tout à la fois Dominique Bagouet, sa maladie et les artistes disparus du sida.

Cet enchevêtrement de niveaux de lecture provoque un émerveillement total quand le mouvement est découpé, avec précision seul ou à plusieurs pour magnifier la puissance de Bagouet.  Là où Hoghe pose la toile, ses danseurs sont des pinceaux voltigeurs qui font valser les couleurs jusqu’à parfois nous éclabousser de leurs présences scéniques. L’émotion vous prend à la gorge quand Marion Ballester et Takashi Ueno dansent le désir d’un amour fou et impossible. Emmanuel Eggermont est saisissant lorsqu’il incarne un danseur rock aux ailes fragiles ou quand il parcourt la scène avec son corps désarticulé d’homme en proie aux tourments de la quête du sens.

Mais il arrive parfois que je m’égare dans les rituels trop compassionnels (renforcée par une bande-son travaillée à cet effet) autour  du sida de Dominique Bagouet. Je repense à mes amis disparus alors qu’apparaît et s’efface le corps bossu de Raimund Hoghe ; la tristesse m’envahit quand il enfile une robe de nuit aperçue dans «Café Müller» de Pina Bausch (il a été son dramaturge). Tout se bouscule, je perds le fil et ressens une énorme fatigue:  Bagouet, Pina, Thierry et tous les autres…

Mais il y a Raimund Hoghe. Il y a quatre ans, j’ai croisé sa route au Festival Montpellier Danse. À chacune de nos rencontres, j’ai compris pourquoi la danse était tapie au fond de moi. Il est bossu, mon corps m’a longtemps fait souffrir lorsque j’étais enfant.  Il célèbre les morts du sida quand j’ai dû jeune adulte endurer le corps maculé de tâches de Kaposi de mes amis et entaché du regard des autres. Avec trois cailloux et deux oranges, Raimund Hoghe métamorphose une scène alors qu’enfant je me contentais de peu pour créer un monde plus accueillant. Ce soir, je sais que je remplis le vide, que je suis traversé par mes histoires de corps. Comment faire la part des choses entre Dominique Bagouet, eux, lui et moi ?

La danse tisse des liens, provoque des noeuds et m’emmêle. Raimund Hoghe tire mes ficelles pour m’emmener vers lui et me conduire vers vous.

Pascal Bély -Le Tadorne

« Si je meurs laissez le balcon ouvert » de Raimund Hoghe au Centre Georges Pompidou dans le cadre du Festival d'Automne de Paris du 8 au 11 décembre 2010.

Crédit Photo: Rosa Franck.