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LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

La danse des partisans.

Étrange télescopage. Ce soir, sur la route qui me mène au théâtre de Nîmes pour la création d’Alain Buffard «Tout va bien», l’émission «du grain à moudre» sur France Culture disserte sur l’art contemporain autour du critique d’art François Chevallier. Dans son dernier livre,  «La société du mépris de soi : de l’Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom” l’auteur dénonce une époque sans appétit, ni énergie, un monde de soumission où règne partout le mépris de soi. L’art contemporain a sa part de responsabilité à travers la domination de Duchamp sur Picasso qui signe le triomphe du grand ricanement de l’artiste sur lui-même. Nous sommes donc durablement entrés dans une ère où la séduction du mortifère s’opère au détriment d’un art aux formes signifiantes et consolatrices. Le débat est vif et passionnant même quand le discours «jargonne». Mais je ressens l’enjeu. François Chevallier rappelle que le cirque est un «art qui console, régénère, donne de l’énergie». Et la danse ? Pas un mot. Étrange coïncidence, car “Tout va bien” évoque précisément les processus qui conduisent à  l’asservissement. Plusieurs pensées me percutent tout au long de la représentation : en chorégraphiant l’époque du mépris, la danse n’est-elle pas un art qui ricane au lieu de consoler ?

Alain Buffard et ses huit danseurs-acteurs-chanteurs décrivent avec talent le désastre : nous sommes durablement immergés dans un système répressif et totalitaire. Tout commence à l’éducation où le parent confisque le désir avant qu’il ne le soit par la société  du  spectacle où l’habit fera le moine (où le bon petit soldat, c’est selon). Tout affublés d’un chapeau déformé pour cerveau disponible, de costumes de premier communiant d’où se dévoilent leurs dessous chic et leurs  portes-jarretelles, ils mènent une guerre sans merci contre l’intelligence et le sensible. Le sexe, autrefois émancipateur, est ici soumis aux pressions du désir pornographique d’autant plus que le politique à la main au cul. Plaqués contre le mur, ils sont à la fois bourreaux et victimes. À force d’être acculés, nous enculons.
Les scènes sont crues, mais ne provoquent pas inutilement, car Alain Buffard est avant tout un chorégraphe : le langage du corps prend toujours le dessus. Le tableau où des chemises blanches volent comme des corps exécutés par le totalitarisme ambiant est superbe. Comment ne pas penser aux suicidés de France Telecom que l’on finit par enfouir, cacher, manipuler, pour masquer notre impuissance ? Nous les sacrifions pour notre petit confort moderne enseveli par la bêtise de cette société consumériste. Avec  Alain Buffard, le matérialisme hystérique est à son apogée jusqu’à empêcher tout esprit de révolte. Mais comment en sommes-nous arrivés là alors que les jeunes ne font plus leur service militaire (dégagés de l’apprentissage de la soumission et du maniement des armes)?  Le langage paradoxal (la double contrainte pour reprendre les théories de l’École de Palo Alto) est utilisé dans la sphère publique et privé : en proposant des alternatives illusoires («pour faire plaisir à ta maman, tu veux cette chemise rouge ou cette chemise rouge?»), il rend fou et amplifie les processus de domination. L’art n’est ici que «ricanement» qui anéantit le regard critique (le passage sur la chanson qui tue est troublant): Duchamp aurait-il définitivement gagné ? Alain Buffard peut-il alors nous offrir Picasso? Car, la réponse est là : retrouver le beau, la contemplation, le sensible pour remettre le sens, les sens, au centre de tout. Sans oublier de réparer, de consoler, comme l’avait fait l’Espagnole Angelica Liddell cet été au Festival d’Avignon, lors de scènes inoubliables.
Avec «Tout va bien», (slogan de la propagande gouvernementale), Alain Buffard nous propose un langage chorégraphique débarrassé de ses frasques conceptuelles. Il nous console lui aussi en convoquant l’imaginaire sensible et décapant de Pina Bausch,  en nous envoyant des «salves» à la manière de Maguy Marin, en appelant le fou et les travestis d’Alain Platel. Nous avons tout cela pour riposter. Nos huit guerriers peuvent alors avancer vers nous, chanter la fleur au fusil, déposer les armes.
La danse est plus que jamais politique.
Aux danses citoyens !
Pascal Bély – www.festivalier.net
« Tout va bien » d’Alain Buffard avec Lorenzo de Angelis, Raphaëlle Delaunay, Armelle Dousset, Jean-Claude Nelson, Olivier Normand, Tamar Shelef, Betty Tchomanga, Lise Vermot au Théâtre de Nîmes les 8 et 9 décembre 2010.
Crédit Photo : Marc Domage
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PAS CONTENT

Sur scène, un groupuscule identitaire.

C’est délicat d’évoquer l’identité au théâtre. Ce sont souvent des artistes sensibles, minutieux, habités par un propos, qui s’emparent de la question. Je me souviens encore de «Loin» du chorégraphe Rachid Ouramdane qui m’avait procuré des sensations étranges et contrastées. À partir de son récit familial fait d’exils et de déportations, il avait réussi à créer une histoire universelle qui pouvait parler à chacun de nous. Les vidéos, les sons et les mouvements rendaient poétique ce processus qui vous arrache à quelqu’un, à une filiation, à un territoire et finit par vous fragmenter. Spectacle inoubliable.

Il me revient l’?uvre du chorégraphe Raimund Hoghe qui avec le Congolais Faustin Linyekula, incarnait le lien chaotique entre corps du nord et silhouette du sud. «Sans titre» était une ode à la recherche identitaire à partir d’une danse qui supporte les stigmates de nos blessures pour tendre vers une relation apaisée avec ceux qui les ont provoquées. Ici aussi, une rage silencieuse et profondément poétique.
À côté, le spectacle «pluridisciplinaire»,  “Nour“, proposé par le collectif GdRA fait contraste. Même si le metteur en scène et acteur Christophe Rulhes rappelle que «l’identité, ça flotte» (jusqu’à appuyer son propos par une vidéo prise d’un bateau où l’on voit la terre s’éloigner?), l’?uvre présentée ce soir au Théâtre d’Arles ne tangue pas : elle nous coule. Tout à commencé vers 19h. Alors que «Nour» évoque l’histoire de Nour El Yacoubi née en France en 1983, d’origine algéro-marocaine et arabo-berbère, le théâtre n’a rien trouvé de mieux que de faire venir des femmes d’origine maghrébine pour proposer aux spectateurs des plats exotiques. Au coeur d’un lieu de culture, elles n’échappent pas à leur destin : les fourneaux…L’identité se résume à une fonction, à un cliché. Rageant.
Mais cela n’a rien d’étonnant. Car dans «Nour», la question identitaire ne s’écoute pas, ne se poétise pas (à moins que gueuler dans un micro soit un acte poétique et protestataire en soi). Elle sert de prétexte pour démontrer la palette des pratiques artistiques du GdRA : chant, musique, images documentaires, texte, cirque et danse. Il y en a pour tous les goûts. Et pour personne (alors même que les acteurs arborent un sweet à capuche rouge où est inscrit le mot «Personne»?). On affiche à défaut d’incarner. L’histoire de Nour aurait pu rejoindre la nôtre compte tenu des enjeux historiques qui nous relient (mais ils sont totalement escamotés tant la démarche est égocentrée).
Ici, l’identité se réduit à des symboles vestimentaires (jusqu’à en faire un musée?le clou du spectacle !) où l’habit fait le moine (sic).
Ici l’identité n’est pas un processus chaotique : c’est du mouvement fabriqué et mécanique à partir d’un trampoline, parce qu’il y en a toujours un dans les spectacles du GdRA.
Ici, la parole de Nour, de sa famille et de ses amis est au service de l’artiste. Un des acteurs (Julien Cassier) n’hésite pas à doubler un témoignage si bien que l’on n’écoute plus : on n’entend que lui. Les mots sont sans cesse malmenés (soit par la voix quand ça hurle, soit par la vidéo où ils défilent dans un générique) comme accaparés par ce collectif qui à force d’en changer la forme, déforme le fond comme si ce processus pouvait transcender.
Ici, l’identité est une question «spectaculaire» (visible quand un témoin en fait des tonnes autour de Mickael Jackson, car elle ressent probablement les intentions des artistes). Or, l’identité n’a rien à voir avec les ressorts du spectacle à moins de tendre vers le communautarisme et les bons sentiments.
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Au final, le regard de ce collectif vers l’immigré est condescendant. Ils fouillent le passé, mais ne l’écoutent pas. Les clichés s’accumulent, car ce n’est pas le fond qui importe. C’est la forme. À l’image de ce passage où à partir de son trampoline, le circassien Julien Cassier piétine la vidéo du visage de la grand-mère de Nour. Le rythme de la performance impose son tempo au temps de la rencontre.Tout un symbole.
Entre Nour et nous, il y a eux.
Eux, c’est la bande : bande sonore, bande annonce, bande dessinée, bande vidéo, bande passante ?
Puis la bande finit par devenir un groupuscule.
Il me terrorise à force de braquer sur moi les armes de la communication de l
a société du spectacle.
Pascal Bély – www.festivalier.net
“Nour” du collectif GdRA au Théâtre d’Arles le 7 décembre 2010.
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PETITE ENFANCE

Le gris de joie.

Le ciel est gris. C’est dimanche. Peu à peu, ils arrivent. Un, deux, puis trente bébés avec leurs parents! Il y aussi des adultes handicapés avec leur encadrement. Le théâtre jeune public rassemble : il fait du bruit et m’enchante. C’est la société avant le spectacle. L’avenir est là : dans ce lien entre artistes et éducateurs où l’on pense déjà le spectateur en mouvement. Ici, notre responsabilité  est partagée autour du tout-petit. Parce qu’ils sont au théâtre, je ressens les parents plus guidant, où accompagner n’est plus seulement surveiller.

Je veille bien à me placer en haut des gradins pour me faire tout petit. La comédienne Thérèse Angebault arrive avec son tablier de jardinier tout gris, trois valises de toutes les tailles et un perchoir. Trois fois rien pour en faire tout un monde. D’où vient-elle ? Je l’imagine «échappée» d’une troupe qui, le temps d’une pause, joue pour les bébés afin de ne laisser personne au bord de la route. Ils sont comme ça les artistes : alors que tout semble s’effondrer, ils sont toujours présents pour remettre du sens là où nous clivons et uniformisons.

Entre le noir et le blanc, il y a donc le gris, couleur des couleurs, celle qui rassemble, celle où le possible ouvre l’imaginaire. Pendant trente minutes, elle transforme sa petite scène en espace rupestre, sorte de caverne éclairée, à l’abri du bruit et des néons de la société consumériste. Chaque valise est un plateau de théâtre, un tableau, un film, une pièce d’art contemporain. Tour à tour magicienne et voyageuse, elle convoque le sable, le vent, le tissu, la plume, les sons et créée un nouvel espace urbain, où l’artistique fait les chemins, les ponts pour ouvrir portes et fenêtres. Je contemple tandis que les bébés ponctuent chaque séquence d’onomatopées qui ne font guère de doute sur leurs ressentis et leurs intentions (regagner la scène pour s’échapper ?). C’est beau, mais on ne peut pas toucher. Juste imaginer…

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Thérèse Angebault utilise toutes les cordes à son arc : à la fois complice, clownesque, hésitante, créative, elle colorise et nous «sensibilise» à la diversité. La couleur se ressent, l’objet se relie à son contexte (la valise perd peu à peu sa fonction première),  chaque «tableau» entraîne un autre, puis un autre pour finir en apothéose où tout est interdépendant! C’est ainsi que le théâtre prend forme, crée l’énergie qui fait tourner un moulinet arc-en-ciel et propulse la comédienne vers les coulisses,  où sa troupe l’attend peut-être.

Petits gris, nous la suivons…
Pascal Bély – www.festivalier.net
« Qui dit gris » de Thérèse Angebault et Isabelle Kessler du 25 au 28 novembre 2010. Théâtre Massalia, Marseiille..

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OEUVRES MAJEURES

C’est un truc chorégraphique ou une variation du ça.

Il est temps pour eux de se poser. De dévoiler leurs dessous. De table et de scène. D’ouvrir leurs boîtes à coucou, leurs malles à jouets, et de sortir leurs doudous. Par fraternité. Par sororité. Pour en pleurer de rire et vivre, in situ, la condition de l’artiste chorégraphique. Ils sont trois : Viviana Moin, Laure Mathis et Arnaud Saury. Il y en a toujours un au centre, deux autour. À tour de rôles. Ainsi vont les artistes : différents, mais groupés.

Viviana Moin vient vers nous. Elle a de jolies formes, de celles qui vous accueillent sans vous écraser. Son corps est un tableau, non sur l’origine du monde, mais sur son avenir : des petits tourbillons rouges de tissu dessinent ses seins dans lesquels le regard se perd. Comme une ode à la créativité. Mais déjà le réel la rattrape : elle nous informe que nous sommes le 27 novembre, date incontournable, qu’elle aurait bien oubliée. Cela fait probablement des mois qu’elle se le répète, qu’elle fait et défait, qu’elle pense cette création pour nous. Elle voudrait sauter cette date, mais nous y sommes. C’est le moment. Sans nous le dire, Viviana a peur. C’est beau un trac sur scène. C’est offert.

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J’ai confiance. Nous voilà maintenant embarqués pour soixante minutes de générosité artistique entre improvisations et maîtrise, sur la place de l’artiste, oubliée des discours politiques et des politiques publiques autour de l’éducation du jeune enfant. De toute façon, ces trois-là n’ont plus rien à perdre. Leur prochaine création est programmée pour de dans sept ans ! Putain, sept ans ! Belle métaphore d’un système qui convoque le public et les artistes sur des durées de plus en plus longues quitte à précariser et uniformiser.

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Mais qu’importe, notre trio se met au boulot en appelant au mythe (ah, la licorne bleue !) pour le transformer et s’en fabriquer un nouveau. Drôle d’époque. Peine perdue, tout va trop vite. C’est casse-gueule. Mieux vaut passer à autre chose. En attendant…On peut toujours causer lors d’une conférence sur l’avenir de l’art contemporain et se positionner en spécialistes. Ils improvisent une table ronde bien carrée, avec une peluche, une poupée et un doudou. Il en sortira tôt ou tard quelque chose. Mais on finit par ne plus savoir de quoi on parle : qu’importe le discours tant qu’on a la place!

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Notre trio continue d’égrainer les possibles pour que le processus de création ait encore une fonction dans un environnement où le temps de l’immédiateté prend le pouvoir. Mais rien ne marche. Quand Arnaud joue avec sa poupée qu’il désarticule dans tous les sens, elle ne répond pas. Il semble ne plus pouvoir penser le mouvement jusqu’au moment où, un squelette en habit de princesse lui donne des ailes.  Alors que ses camarades  le mettent en danger, Arnaud finit par devenir fou jusqu’à sortir de la scène pour courir dans les jardins du 3 Bis F (lieu d’Arts contemporains niché au coeur de l’hôpital psychiatrique d’Aix en Provence). Moment magnifique. Et la poésie dans tout ça ? Laure peut bien lire un poème, mais elle est une enfant surprise dans le noir qui doit dégager. Il faut aller vite, produire toujours plus.

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«Espiral» est une oeuvre drôle, noire et profondément optimiste. Une scène la résume : alors qu’ils s’apprêtent à créer un concert acoustique ( !), Viviana, Laure et Arnaud enfilent un masque. Leurs petits jeux d’enfant permettent de maintenir le lien, coûte que coûte, même si c’est difficile. Ils les  autorisent à toutes les créativités. Avec courage et obstination, la scène est le foutoir de leur chambre d’adolescent. Il y a dans leurs gestes, leurs mots, leurs postures, toute l’ingéniosité de l’enfant dans un corps d’adulte.  Il y a ce désir fou d’un art brut, raté, mais qui véhicule l’essentiel : la fantaisie, le travail à la marge, l’expérimentation pour se fabriquer des mythes. À l’encontre de notre époque qui rationalise tout. Pourtant, le potentiel est là : tout semble si ouvert !

Viviana, Laure et Arnaud font partie de ma fratrie. De ceux qui pensent que l’on ne gagne rien à faire mal au sensible. De ceux qui croient que les chemins de traverse nous mèneront là où enfant nous avions décidés d’aller.
Pascal Bély – www.festivalier.net
« Espiral » de Viviana Moin, Arnaud Saury et Laure Mathis. Les 26 et 27 novembre au 3 bis F d’Aix en Provence dans le cadre du Festival DANSEM.