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FESTIVAL D'AVIGNON

Avignon OFF 2015- Angelica Liddell, l’empoissonneuse.

Il arrive que certains spectacles du Off s’engagent dans un propos des plus captivants. Angelica Liddell, absente depuis deux ans au Festival IN, nous revient par la petite porte du Théâtre Alyzé et retrouve son rang (celui d’une des plus grandes artistes européennes) servi par deux comédiens et un musicien dans « Et les poissons partirent combattre les hommes » de la Compagnie Maskantête.

On peine très vite à cataloguer ce spectacle (Danse ? Théâtre ?), tant la question esthétique paraît presque secondaire au regard de l’enjeu artistique: comment rendre compte de la responsabilité collective des Européens dans le drame des migrants qui meurent noyés en méditerranée ? Au texte percutant et saignant d’Angelica Liddell, répondent deux acteurs exceptionnels (Adrien Mauduit et Arnaud Agnel) qui, à corps perdu dans des draps de plastique, s’enchevêtrent, s’empêtrent, s’empêchent, se repêchent, se dépêchent. Nous sommes témoins d’une pêche miraculeuse de mots et de visions qui, prise dans les mailles d’un dialogue entre Monsieur LaPute et son alter ego, nous laisse sidérés. Le vieux continent, qui après avoir appâté les migrants comme de vulgaires poissons, les assassine peu à peu, par petits bateaux… Nos poissons grossissent à force d’ingurgiter les linceuls des migrants en même temps que nos peurs à l’égard de l’étranger prennent de l’embonpoint et structurent durablement les rapports sociaux. Nous devenons progressivement aveugles et indifférents jusqu’à nous réfugier dans une humanité crasse qui préfère protéger ses quelques acquis plutôt que de s’ouvrir pour se régénérer.

La mise en scène frappe où cela cogne : aux différentes langues qui dessinent la diversité ethnique se superpose un langage global sur les migrants, pétri d’ignorance, moulé dans le mépris, et réduit au nombre de disparus qui ne nous touchent même plus. Sur scène, la puissance de « monsieur LaPute » explose. Aucune femme n’est évoquée pour lui arriver à la cheville. Seuls la complaisance, la perversité, l’intérêt se dégagent de ce mammifère en eaux troubles. Les deux artistes se mettent en jeu de façon jusqu’au-boutiste. Ils finissent par déployer leurs corps, jusqu’à partiellement s’étouffer. Le film transparent les étreint dans une opacité intellectuelle.

Ainsi, depuis plus près de trente ans, les politiques migratoires sont d’un conformisme affligeant. Angelica Liddell met des mots sur le résultat d’une telle lâcheté tandis que nos deux LaPute, sûrs de leur race dominante, transpirent sous nos yeux face à l’immensité des flots meurtriers. De leurs commissures, l’écume des jours apparait. Combien de marées faudra-t-il pour dépasser l’innommable ?

Les poissons se nourrissent de peaux mortes. L’odeur putride de la lâcheté nous entoure. Tandis que nos radios débitent le « pensez à vous hydrater », les Européens nagent dans le bonheur des eaux grecques, dans l’eau turquoise de nos plages civilisées.

Mais attention, nos poissons d’Avignon rodent près des côtes prêts à se faire capturer dans les filets d’une Europe en décomposition massive.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadornes.

"Et les poissons partirent combattre les hommes" par la compagnie Maskantête
 au Théâtre Alizé d’Avignon. Tous les jours à 18h25 jusqu'au 26 juillet (relâche le 23)

 

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OEUVRES MAJEURES

Le spectacle de l’année 2010: “La casa de la fuerza” d’Angélica Liddell.

Après  Toshiki Okada en 2007 avec «Five days in March»,  puis Pippo Delbono en 2008 avec «Questo Buio Feroce» et  Maguy Marin en 2009 avec «Description d’un combat», c’est Angélica Liddel qui nous a éblouis en 2010. C’était au Festival d’Avignon. Du bilan de l’année 2010 publié sur le Tadorne, elle émerge comme l’un des plus grands chocs théâtraux de ces dix dernières années. «La casa de la Fuerza”  puis «Te haré invencible con mi derrota»  programmé à «Mettre en Scène» à Rennes auront durablement touché les spectateurs. Une tournée est annoncée en Europe pour 2011 puis en France, pour 2012.

Retour sur «La casa de la Fuerza »…

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3h30 du matin. Les spectateurs n’ont plus beaucoup de force après les cinq heures de ce chef d’oeuvre pictural, d’un théâtre chorégraphique, épuisés par tant de sollicitations visuelles, auditives, voire olfactives. « La casa de la fuerza » de l’Espagnole Angélica Liddell est un coup de poing, qui vous précipite dans la crise, celle que vous aviez un peu trop vite oubliée. Sauf que le théâtre est là pour raviver les plaies parce que nous sommes tous faits de cette matière là. Ce soir, au Cloître des Carmes, acteurs et spectateurs sont infiniment, intimement liés par toutes ces « petites histoires » dont nous en avons tous fait de grandes : le chagrin d’amour, le mal de vivre, l’abandon, le renoncement de soi…Appelez ça comme vous voulez. C’est notre enfer commun. La vraie crise, c’est celle-là. L’économique, n’est qu’économique…et puis, ça commence à bien faire. Assez de discours ! Place à la vérité. Au corps.  

Elles sont trois femmes, six destins. Cherchez l’erreur dans l’addition. À la différence de certains hommes qui sont toujours prompts à défendre des causes humanitaires, mais ne peuvent s’empêcher de maltraiter leur compagne, ces trois femmes dépressives au premier acte en invitent trois autres au dernier, pour évoquer la situation de la condition féminine au Mexique. Tout est lié. Nos chagrins d’amour s’inscrivent aussi dans un contexte sociétal. Mais aussi parce qu’être femme battue, violée et tuée ailleurs est un chagrin d’amour pour toute l’humanité.

Trois actes pour (re)vivre du dedans ce que nous avons tous voulu crier au dehors. Car le mal d’amour, la séparation atteint son paroxysme dans la souffrance du corps. Comment porter au théâtre ce qui est d’habitude métaphorisé par des opéras, des danses, des histoires à dormir debout ? Ici, tout est convoqué.

Le texte, puissant, parce qu’il est fait de mots d’une tendresse brute ;

la musique, omniprésente, en boucle (du Bach et de la pop), parce que sans elle, nous n’aurions peut-être pas survécu au naufrage de l’âme et qu’allongés, Bach, Brel et Barbara ont été nos analystes au doigt et à l’oeil;

le liquide, parce que ça déborde et que l’amour finit toujours par prendre l’eau ;

le sang, parce que l’on se saigne aux quatre veines pour sortir de ce merdier ;

des canapés, beaucoup de canapés, une armée de canapés, parce qu’ils sont nos lits d’enfants avec ou sans barreaux, c’est selon;

des fleurs, en bouquets pour fracasser ce qu’il reste de beau ; en pot pour fleurir les cimetières ; en bouton, pour renaître;

un immense cube de pâte à modeler pour sculpter, enfanter d’une armée de bonhommes façonnée par la tendresse et la paresse, le tout pour résister à la bêtise machiste ;

le tiramisu…parce qu’avec Angelica Liddell, c’est le seul gâteau qui vous relève en chantant ;

le charbon, oui du charbon, pour creuser la tombe, épuiser le corps, tomber au fond du trou, et provoquer le coup de théâtre le plus magistral qu’il nous ait été donné à voir, tel un coup de grisou dans la tête de ceux qui continue à nous gonfler avec leurs classifications (théâtre, danse, et compagnie).

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Toutes ces matières façonnent la mise en scène et  « la casa de la Fuerza » bouleverse une partie du public : les corps se fondent dans les objets et leur donnent une âme, la musique épouse les matières, et vous finissez par être sidéré, immobilisé, par une telle orgie de la tolérance et de la beauté. Car ici, le corps n’est pas manipulé, tel un objet pour créer du propos, mais il est traversé pour que tout nous revienne, comme une exigence de vérité. Le corps de l’acteur est un don au public, un lien d’amour engagé et engageant où l’on convoque une infirmière sur le plateau pour prélever son sang et tacher sa chemise. « Je suis sang ».

« La casa de la fuerza » sera l’un des grands moments de l’histoire du festival d’Avignon. Parce qu’Angelica Liddell ne se contente pas de regarder les hommes tomber. Elle leur offre la force de sa mise en scène pour que «Ne me quitte pas » soit un hymne à la joie.

Pascal Bély – Le Tadorne

“La casa de la fuerza” d’Angélica Liddell au Festival d’Avignon du 10 au 13 juillet 2010.

Credit photo: Christophe Raynaud de Lage