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EN COURS DE REFORMATAGE

Avec “Au monde”, Joël Pommerat révèle son théâtre d’’ombres et de lumières.

J’ai découvert Joël Pommerat, jeune auteur et metteur en scène. Il  présente pour la première fois au Festival d'Avignon, deux pièces de son répertoire : « Au monde » et « Les marchands » vues à quelques heures d'intervalles, par ce samedi caniculaire. C'est un univers théâtral qui positionne le spectateur au centre d'une réflexion globale sur la famille et la société de consommation.
« Au monde » est la proposition la plus réussie. La plus troublante aussi. Celle qui résonne chez chacun de nous, car elle évoque un système connu de tous : la famille. Dans le cas présent, nous sommes plongés au c?ur d'une entité familiale où les intérêts économiques (la succession du père, grand patron de l'industrie) s'entrechoquent avec la fragilité psychologique de ces hommes et femmes qu'a priori tout oppose. Le décor est noir à l'image de cette famille précipitée dans l'obscurité de ses secrets ; blanc comme l'ouverture vers l'extérieur, vers la rue bruyante. A partir de ce jeu de contrastes, Joël Pommerat scrute la famille. Ces différents angles de vue m'amènent parfois à me frotter les yeux pour vérifier que je n'ai pas rêvé. La musique appuie l'intensité dramatique comme le bruit de fond du secret familial qui se transmettrait de génération en génération. Les lumières et les changements de décor incessants produisent une étrange sensation : tout change, mais rien ne change même si le jeu des alliances et des coalitions peut donner l'impression du mouvement. Entrer dans cette famille, c'est être pris dans un jeu d’équilibristes dangereux. Et pourtant, elle est assiégée de partout.  Il y a d'abord le retour du fils cadet, Ori, parti depuis cinq ans après avoir servi dans l'armée de l'air. Il revient, menacé d'aveuglement (dans tous les sens du terme), et va prendre malgré ses hésitations, la succession de son père. Il commence à se taper la tête contre les murs à force de ne plus voir la réalité, à s'enfermer dans sa chambre pour réfléchir à ce qu'il veut faire réellement de sa vie ; il sort le soir, alors que rode un individu qui assassine les femmes.
Il y a la fille aînée, enceinte, qui n'évoque jamais cet enfant à venir, mariée à un homme brillant. Il provoque en permanence la famille en affirmant, à qui veut bien les entendre, ses croyances d'un monde transparent, où tout pourrait se dire. Plus il clame, plus il s'enferme comme s'il suffisait d'affirmer des vérités pour qu'elles se jouent.
Il y a la cadette, célibataire et présentatrice de télévision. Belle, elle déborde d'amour, mais prise au piège de ses jugements de valeur, elle enferme tout ce qu'elle touche. Elle finit par animer une émission de télévision avec des chiens qui jouent aux humains.
La troisième fille s'appelle Phèdre. Elle est adoptée pour remplacer une s?ur morte. On ne cesse de la prendre pour ce qu'elle n'est pas, de la couvrir de baisers, jusqu'au père qui n'hésite pas à la consoler, une fois la nuit tombée.
Au beau milieu de ce huit clos étouffant, il y a cette jeune femme qui ne parle pas le français. Elle est employée pour aider la fille aînée, mais elle semble occupée à toute autre chose. Elle symbolise l'ouverture, le mouvement, la libération de la femme. Elle apparaît parfois comme dans un rêve: elle chante, telle une tragédienne, des chansons de variétés. On croirait entendre et voir Dalida. Elle sait, elle sent ce qui se joue. Sa seule présence pourrait conduire la famille vers la guérison.
Car, rien n'est fermé dans cette pièce à l'image du dernier tableau où les trois s?urs unies nous proposent un nouveau modèle horizontal à même d'affronter la complexité.
Entre chronique sociale, économique, familiale, Joël Pommerat nous donne à voir une ?uvre de toute beauté. Les scènes dépassent rarement cinq minutes  et j'assiste, médusé, à du théâtre qui s'apparente parfois à un film de cinéma. Mais surtout, Joël Pommerat imbrique tout : la société médiatique transforme la communication au sein des familles, elle met tout au même niveau, et cautionne un  capitalisme joué par des managers aveugles. C'est ce tout qui donne à cette ?uvre théâtrale sa force et son actualité. Les comédiens sont exceptionnels dans l'espace qui leur est donné. Dans leurs déplacements, leurs corps sont langage. La mise en scène suggère et c'est au spectateur qu'il revient de faire les hypothèses à partir de ses résonances sur sa propre histoire familiale. Entre cinéma et théâtre, Joël Pommerat crée un nouveau territoire où ne sommes plus seulement assis dans la salle mais dans une sorte d'entre-deux entre l'art et la psyché. Pour l'instant, je n'arrive pas à l'écrire autrement. C'est peut-être ce que l'on nomme le flou artistique.

Pascal Bély
www.festivalier.net

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“Les marchands” de Joël Pommerat.

Le  bilan du Festival d’Avignon 2006, c’est ici!


 

Le palmarés du Tadorne du Festival d’Avignon:

“VSPRS”
d’Alain Platel.
“Paso Doble” de Josef Nadj et Miquel Barcelo.
“Combat de nègre et de chiens” de Koltès par Arthur Nauzyciel.
“Au monde” de Joël Pommerat.
“Human” de Christophe Huysman.
“Rouge décanté” de Guy Cassiers.

“Faut qu’on parle!” d’Hamid Ben Mahi et Guy Alloucherie, “Sizwe Banzi est mort” de Peter Brook, “Récits de juin” de Pippo Delbono et “Pour tout l’or du monde” d’Olivier Dubois.

“La tour de la défense” et “Les poulets n’ont pas de chaises” de Copi par Marcial Di Fonzo Bo.
“Les marchands” de Joël Pommerat.

“Chaise”, “Si ce n’est toi” et “Le numéro d’équilibre” d’Edward Bond.
“Les barbares” d’Eric Lacascade.
“Pluie d’été à Hiroschima” d’Eric Vigner.

“Asobu” de Josef Nadj.
“Mnemopark” de Stefan Kaegi.
“La poursuite du vent” par Jan Lauwers.
“Battuta” de Bartabas.
“Mondes, Monde” de Frank Micheletti.
“Journal d’inquiétude” de Thierry Baë.
“Depuis hier. 4 habitants” de Michel Laubu.

“La course au désastre” de Christophe Huysman.
“Gens de Séoul” de Frédéric Fisbach.


En bons derniers…
“Sans retour”
de François Verret
“Mozart et Salieri”
et “Iliade Chant XXIII” par Anatoli Vassiliev.
“Ecrits de Jean Vilar” par Olivier Py.

“Le bazar du Homard”
par Jan Lauwers.