Catégories
L'IMAGINAIRE AU POUVOIR OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Je suis onzième dessous.

Il est 22h50. «Onzième», théâtre surréaliste de François Tanguy est terminé. À peine rentré chez moi, je poste un message sur la page Facebook du Tadorne. Martine Silber, auteure du blog Marsupilamima, compréhensive et enthousiaste sur «Onzième», répond qu’écrire sur la pièce «n’est pas obligatoire, non plus :-)». Je suis rassuré.
Il est 7h du matin. Il me faut jeter sur le papier mes premières impressions. Mais «Onzième»attendra. Il me faut chroniquer sur «Grimmless» de Ricci et Forte vu à Milan le week-end dernier. Le texte en italien m’oblige à me déplacer. J’écris à partir d’images, de ressentis. Après sa publication, l’article fait un carton en Italie et en France. Je suis donc confiant pour «Onzième».

Il est 6h30 du matin. On m’attend à 9h. J’anime un séminaire. Il me faut écrire. C’est un devoir (sic). Mais rien ne vient.

Il est 7h30. C’est toujours aussi confus. Ce théâtre-là ne me donne pas facilement la parole. Mais où m’a-t-il embarqué ? L’oeuvre a bel et bien duré deux heures et vingt minutes, pendant lesquelles je n’ai rien compris à ce que l’on m’a dit. C’est du théâtre, mais les mots sont des gestes, sont une matière que les corps façonnent. François Tanguy avec «Onzième» a désarçonné le public. Quelques spectateurs sont partis. Si peu. La salle s’est accrochée. Manifestement.

onzieme-francois-tanguy-L-MnITkh-copie-1.jpeg

J’ai littéralement plongé dans cet univers à la frontière de la clairière, d’un grenier, d’une place de village, d’un musée de nuit, où apparaissent et disparaissent des personnages d’un temps ancien qui s’interrogent sur la mort, l’amour, l’existence. Des parois entières de décor circulent et créent la profondeur du champ de vision pour un changement permanent de focale afin que rien ne soit à jamais figé. L’humanité est ici en jeu : ces femmes et ses hommes dépassent leur personnage. Ils sont autres. Ils sont l’Opéra. Oui, l’Opéra comme on serait oiseau, paysage, une idée. Ils personnifient l’Opéra, un art qui ne m’a jamais rencontré. Ce soir, il s’adresse et se dresse. L’Opéra, c’est une musique et des mots qui viennent du fond de l’âme. Oui, c’est bien cela, «Onzième» surgit du fond de l’âme. Mais ce n’est pas tout.

onzieme1thduradeau.jpg

Ce soir, à déplacer tables, chaises, planches et panneaux, William Forsythe s’est invité pour fracturer les mouvements afin que le désir de vie reprenne ses droits.

Ce soir, Maguy Marin convoque l’humanité amputée des valeurs de son histoire, parce que l’homme produit plus qu’il ne pense.

Ce soir, Pina Bausch surgit avec «Café Müller» et nos blessures sont fantômes à force d’avoir été mal p(e)ansées.

«Onzième» n’est rien d’autre qu’un poème chorégraphique au coeur du théâtre. Il vous déplace dans un vide créatif vertigineux.  Il n’y a quasiment plus de mots pour l’évoquer comme si, en dehors de l’expérience, on ne pouvait rien en dire. Il défie les savants du théâtre, provoque les spectateurs sûrs de leur bon droit, mais ravit le cerveau droit, celui qui perçoit les faisceaux d’harmonie.
Chers lectrices et lecteurs, vous n’en saurez pas plus. Plus rien ne vient. Tout est en moi, en jeu.

Cette danse est un rêve.

Pascal Bély, Le Tadorne

«Onzième» de François Tanguy au Théâtre du Bois de L’Aune à Aix-en-Provence du 20 au 23 février 2012.

Catégories
THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Hubert Colas ne fait pas peur.

«La France a peur». C’était en février 1976, lors d’un journal télévisé. Trente-cinq après, la peur est toujours d’actualité, sournoise, invisible, envahissante. Elle traverse notre intimité, arbitre les liens sociaux, nourrit les dogmes politiques. J’étais en attente qu’un artiste s’empare explicitement de ce processus. Avec “STOP ou Tout est bruit pour qui a peur*” , l’auteur et metteur en scène Hubert Colas fait une tentative courageuse, mais trop à distance à l’image d’une théorie qui ne s’incluerait pas dans un processus réflexif.

Ils sont trois, cinq, sept: tout dépend de l’ampleur de la contagion. Le premier tableau est une scène en mousse où les corps ne savent plus où ils vont. Entre vidéosurveillance et stratégies de mise au pas, les déplacements et la lumière posent un contexte très pesant sur des acteurs aveuglés. Leur danse est une fuite pour ne pas vivre la relation : l’autre différent est une menace. On se scrute, on s’évalue. On fait groupe : «Si nous ne changeons pas de bord, nous sommes tous prêts à chavirer». Le texte m’échappe un peu d’autant plus qu’il me parait désincarné. Les acteurs en ont-ils peur? Je les (re)connais pour les avoir appréciés ailleurs. D’où me vient cette désagréable impression que leur «personnage» est emprunté à d’autres mises en scène (Claire Delaporte est troublante à rejouer «les 12 soeurs slovaques» de Sonia Chiambretto) ?

toutestbruit15-copie-1.jpg

Le deuxième tableau est probablement le plus convaincant. L’espace est plus ouvert pour y poser de grands canapés qui forment un appartement dont les murs cloisonnent les liens. Hubert Colas démontre comment la peur traverse les relations intimes et sociales, amplifiées par une caste médiatique qui en fait son fond de commerce. Le doute s’immisce partout et la peur de l’étranger (troublant Agustin Vasquez Corbalan) développe une société paranoïaque qui va chercher dans les ressorts psychologiques de chacun ce qui relève du vivre ensemble. Quant au tableau final, comment ne pas y voir un hommage appuyé aux scénographies de la chorégraphe Maguy Marin. Comme dans « Salves», sa dernière création, les corps apparaissent et disparaissent derrière des pans de murs. La société défile et se défile. Les déplacements me font penser aux jeux du chat et de la souris auxquels se prêtent les touristes dans leMémorial aux Juifs assassinés d’Europe du centre de Berlin. Les insultes fusent («tape-lui dessus») tandis qu’une phrase («il n’y pas pas de morale») signe la déchéance d’une civilisation (si chère à Claude Guéant). La peur est un théâtre?

Par son cheminement (l’intime, le social, la société), l’ensemble se tient, mais ne me percute pas. Hubert Colas fait l’économie d’une narration jusqu’à ne donner aucune identité aux acteurs. La peur est donc un processus qui semble échapper à notre conscience: elle structure l’inconscient groupal et fait «politique». Cette approche nous épargne les faits, relatés quotidiennement par les médias, et qui nous empêchent précisément de réfléchir à ce qu’il se joue. Hubert Colas ne tombe pas dans ce piège. Mais le texte peine à se hisser au niveau des processus : il donne l’impression d’être abstrait, sans chair (à l’exception notable d’une scène délirante où une femme délivre une injonction paradoxale à son mari). La peur finit par n’être que des mots. A plusieurs moments, j’ai pensé que cette oeuvre pouvait transcender le texte tant la scénographie charrie son lot de signifiants et de symboles, porté à certains moments par une chorégraphie du sensible.

Le metteur en scène a eu probablement peur de l’auteur (à moins que cela ne soit l’inverse). Qu’il sache que je n’ai pas eu peur d’écrire cet article. Juste un peu gêné de ne pas avoir été ému pour l’écrire.

Pascal Bély, Le Tadorne.

“STOP ou Tout est bruit pour qui a peur*” d’Hubert Colas au Théâtre du Merlan de Marseille du 10 au 16 février 2012.

Catégories
THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Ceci n’est pas une critique.

Je n’ai strictement rien compris. Mais j’ai beaucoup ressenti. Je n’ai rien vu, mais peut-être ai-je vu l’essentiel?Je n’ai rien entendu, mais j’ai écouté. «Até» de et par Alain Béhar me laisse désarmé : j’ignore où m’a emmené cet ovni théâtral, mais qu’importe. J’ai fait une découverte. Comment évoquer ce spectacle où tout est si déconstruit que je peine à trouver un fil conducteur pour écrire? À plusieurs reprises, j’ai tenté de m’échapper (comme il m’arrive fréquemment de le faire lorsque le propos artistique m’éloigne) : concentration sur mon emploi du temps de la semaine à venir, fixation sur une partie de mon corps, cachoteries avec le voisin. Mais rien n’y fait. Mes habituelles barrières de défense n’ont pas fonctionné. La scène a toujours fini par me rattraper. Même le temps me paraissait long. Pourtant, la pièce a filé à toute vitesse. «Até» a dépassé l’entendement.

ate_1_photo_mathieu_lorry-dupuy.jpg

Trois espaces virtuels sont retransmis sur écran vidéo: un jeune homme, seul chez lui, vit ses émotions par ordinateur interposé tandis que deux créatures: l’une sur Second Life, l’autre je ne sais où- s’immiscent dans le rêve éveillé. Ailleurs, mais tout près, une fête entre amis le soir du 31 décembre. D’une année à l’autre. Du temps contrôlé au futur qui surgit. Il y a un drôle de pianiste: il crée le fond musical qui permet aux mots de se fondre dans le chaos ambiant. Ici, la musique est filaire.  Il y a une femme (aux apparences trompeuses, elle se révèle peu à peu impossible à qualifier). Il y a un homme: pantalon en velours puis cul à l’air. Il y a l‘abbé, que j’imagine bien sur un char de la gay pride. Et puis, le champagne et des tables (en bas, en haut)! Subrepticement, des ballons gonflent, telle l’écume qui propage des bulles de sens, pour envahir la scène, resserrer  les liens et métamorphoser l’espace. Peu à peu, les mouvements des corps sont entravés pris dans un flot de paroles; ils ne se taisent jamais et leur poésie provoque des relations magnétiques. Les acteurs sont à la fois comédiens, scénographes, décorateurs, dialoguistes, chorégraphes, techniciens.  Ils incarnent l’autre réalité, celle où le temps chronomètre se fond dans le temps psychique. Étourdissant. C’est cette réalité que nous construisons au quotidien entre texto, avatar, réseau social, tweet tweet et…toi, nous, eux. De la chair dans du virtuel, des solitudes entrainées dans le grand raout communautaire de l’internet. Où le verbe charrie le désir, où les corps entrent par effraction dans la raison pour reprendre le contrôle de nos pulsions aujourd’hui normées.

On n’y comprend plus rien : ils croulent sous les mots qui déboulent et s’écrasent au pied de leur solitude. «Até» m’a propulsé dans un ailleurs où pour une fois la vidéo n’est pas un artifice de metteur en scène branchouille, mais bien un espace psychique en soi, où l’acteur est plus vrai que nature. Peu à peu, le plateau se révèle être un nouvel espace dans lequel le processus d’individuation (celui où l’homme est à la fois individu et membre de la collectivité, où son identité propre lui permet d’être à l’aise et plus libre dans la société) se joue entre réel et virtuel. Entre rêve et réalité, une conscience collective émerge et interroge les valeurs.

Ici, le théâtre a repris le pouvoir. Il nous devance et nous courrons après lui. Le spectateur ne contrôle plus rien. Impuissant à englober le tout, il fait son théâtre.

Pascal Bély, Le Tadorne

« Até » d’Alain Béhar au Théâtre des Bernardines de Marseille du 26 au31 janvier 2012.

Du 7 au 10 février 2012 au Théâtre Garonne de Toulouse.

Crédit photo: Mathieu Lorry-Dupuy.

Catégories
FESTIVAL MONTPELLIER DANSE PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Pour un théâtre zombie à Marseille!

Ces deux pièces n’ont rien en commun, si ce n’est d’avoir été vu à quelques jours d’intervalle. Et pourtant, il me plait de les inclure dans un même article pour démontrer, une fois de plus, que le théâtre est histoire de corps et que décidément, les chorégraphes sont des infatigables chercheurs.

«4.48 Psychose» de Sarah Kane par Thomas Fourneau au Théâtre des Bernardines de Marseille, déçoit par son aridité. Comment un texte d’une telle force peut-il à ce point s’assécher pour se métamorphoser en «objet» plastique (et encore que, cette matière peut s’avérer d’une grande sensibilité!). Ici, l’espace mental est dépouillé à l’extrême (seules quelques incrustations vidéos peuvent aider à s’échapper pour y puiser l’énergie de rester là). Les deux comédiennes (Rachel Ceysson et Marion Duquenne) sont aussi raides que leurs robes et leurs cheveux plaqués. Les mouvements du corps s’effacent au profit de déplacements linéaires et de gestes maniérés. À aucun moment, la mise en scène ne réduit l’abyme entre un texte d’une extrême complexité et le spectateur confortablement assis. Les mots se ferment à l’image de ces deux corps contraints comme si les pulsions de vies et de mort pouvaient à ce point s’objectiver pour gommer le chaos qu’elles provoquent. Cela se regarde. C’est tout. C’est un théâtre profondément mortifère, sans âme, qui amplifie la distance : mettre en scène un tel texte suppose probablement d’avoir travaillé. Sur soi. Pour éviter d’infliger aux autres une peur déconnectée du propos que l’on est censé servir.

À l’opposé, «Zombie Aporia» du chorégraphe américain Daniel Linehan m’a positionné dans un dedans dehors intéressant et ouvert ma réflexion alors que j’étais plutôt mitigé à la sortie de la représentation. Entourés de Salka Ardal Rosengren et de Thibault Lac, nos trois danseurs au look d’adolescent s’exercent : faire entrer la chanson pop dans le mouvement. Dit autrement, ils chantent et dansent. J’ai encore en mémoire la performance du  «Nature Theater of Oklahoma» qui, dans « Life and times» retranscrivait la vie d’une jeune adolescente tirée d’un enregistrement téléphonique. Rien ne nous avait été épargné : ni les «hum», ni les «genre». La partition fut totale: chorégraphique, chantée et musicale. Jubilatoire. Ici, paroles et musiques sont écrites par Daniel Linehan et chantées a cappella. Les Américains ont ce talent incroyable d’évoquer la jeunesse par le «mouvement musical». Et c’est plutôt bien vu : le chant véhicule ces petits «riens» qui finissent par dessiner le portrait cubiste d’un trio en recherche de liens. Cette succession de six «mini concerts» est autant de clics sur une toile qui piège une jeunesse incapable de penser en dehors d’un lien consumériste. Les mouvements  traduisent le désarroi d’une génération qui peine à trouver sa place, à se faire entendre malgré un langage global : le corps et la tête sont liés et intègrent même les nouvelles technologies qui, en imposant leurs déplacements, dénaturent le contexte (jusqu’à transformer les gradins du Centre Chorégraphique National de Montpellier en espace de jeu vidéo).

linehan 1

Cette chorégraphie de l’égarement est accentuée par cette succession de tableaux qui, à force d’accumuler, me perdent. Le chant épouse la forme si particulière des mouvements où la recherche de l’unité bute sur la relation empêchée. La rupture du sens est permanente : la globalisation des corps et de la pensée, renforcée par la société de consommation et l’internet, bloque la communication. L’aspect performatif de «Zombie Aporia» amplifie le spectaculaire à l’image d’une société où la forme prime sur le fond, où le geste s’assimile au slogan pour masquer le gouffre. À mesure que le spectacle avance, un nouveau langage émerge, jamais vu et entendu ailleurs. Il percute ma façon d’appréhender la danse et crée une brèche dans mon système de représentations. Comme dans tout processus de changement, je résiste jusqu’à repenser ce que j’ai vu. J’écris avec la sensation d’avoir découvert une jeunesse qui célèbre l’hybridité et que je ne vois plus tant son contexte m’est devenu illisible. «Zombie Aporia» me propose un langage pour me reconnecter à elle . Pour penser la relation autrement. C’est peut-être à cette condition que le théâtre se régénéra à l’image du spectacle de Vincent Macaigne au dernier Festival d’Avignon qui vit la jeunesse monter sur le plateau pour y fêter l’absurde et le pessimisme, ode à la créativité.

Pascal Bély, Le Tadorne.

“4.48 Psychose” de Sarah Kane par Thomas Fourneau au Théâtre des Bernardines de Marseille du 12 au 22 janvier 2012.

“Zombie Aporia” de Daniel Linehan à Montpellier Danse le 23 janvier 2012.

Catégories
LE GROUPE EN DANSE THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Une jeune danse pour un pays de vieux.

« Les fauves » de Michel Schweizer sont à l’affiche du Théâtre de la Cité Internationnale à Paris (du 26 au 31 janvier 2012). Je recommande fortement ce spectacle vu à Lyon au printemps dernier.

Ils sont dix jeunes et un accompagnateur. On ne sait d’ailleurs pas très bien quelle est sa fonction: habillé d’un t-shirt siglé dont il ignore le sens, le metteur en scène Michel Schweizer lui a demandé d’être lui-même. Alors, Gianfranco Poddighe chante pour nous accueillir puis passe derrière les platines tel un DJ de l’âme. Il fait jeune. Comme moi. La jeunesse n’est donc pas un statut. Elle est.

Des tables avec des micros entourent le plateau (métaphore de la nouvelle Agora ?) tandis que deux horloges digitales pendent du plafond. Elles ne donnent pas la même heure et le décalage ne cessera de grandir au cours de l’heure quarante-cinq minutes du spectacle. Le temps est suspendu, mais aussi décalé comme une invitation à lâcher prise nos repères habituels et nos visions normées. Les voilà donc face à nous (Robin, Elsa, Pierre, Clément, Aurélien, Pauline, Zhara, Lucie, Elisa, Davy), habillés de leur t-shirt où est écrit «endurci» accompagné d’un numéro indiquant leur degré de dureté ! Comme l’eau calcaire de nos machines. Façon élégante de nous renvoyer leur sensibilité, là où nous les aurions probablement enfermés dans des cases inamovibles.

Leur regard ne trompe pas : nous ne saurons rien de leurs origines sociales, de leur statut, de leur vécu familial. Rien pour nous accrocher, mais ils vont tout donner pour nous relier : ils sont ma contemporanéité et mon avenir. Très vite, ils refusent l’abécédaire de la jeunesse écrit par le philosophe Bruce Bégout que leur tend Gianfranco. Ils veulent d’abord évoquer leur ressenti d’être ici, face à nous : et c’est du corps dont ils nous parlent. Cette parole crue et drôle autorise alors toutes les audaces chorégraphiques, plus proches  d’une danse de l’enchevêtrement que du ballet: elle ne cesse de les habiter même quand ils chantent. Ici, la danse a de la voix.

Peu à peu, ils dessinent le changement de civilisation qui se profile : ce groupe incarne un schéma totalement inversé. C’est en partant du bas vers le haut qu’il  propose de  co-construire notre société au-delà des savoirs d’experts. La créativité et l’écoute sont le moteur du progrès (gare à celui qui n’entend pas?), le sensible en est la matière.

g_TNC11fauves02.jpg

Le groupe semble s’inscrire dans un «ici et maintenant» qui le  mène à refuser un débat vain sur le lien entre jeunesse et immortalité. Leur identité est complexe car leur avatar doit cohabiter avec leur rôle social : c’est leur recherche du mouvement qui les engage loin des dogmes qui rigidifient «le corps social». En un instant, ce groupe est capable de se mobiliser si les valeurs de respect et d’écoute sont menacées. Car le «je» est en «nous». Individualisme ? Sûrement pas. Plutôt un désir de tribu (chère au sociologue Michel Maffesoli) où l’harmonie conflictuelle définit le vivre ensemble, où  l’unicité est une conjonction des contraires, où une tolérance infinie empêche que leur vie sociale se tisse sur un pathos enfermant.

À mesure que «Fauves» avance, je me sens flotter  et me laisse porter quitte à m’autoriser l’ennui quand leur interpellation me sature (à l’image de certains d’entre eux qui s’isolent avec leur casque, leur guitare ou se lovent dans le canapé du fond). Avec eux, je ne cherche rien à savoir, mais je ressens, calmement.

Leur espace artistique est une toile où  les mots se prolongent dans le mouvement, où se réinvente une démocratie, où aujourd’hui est le premier jour du reste de notre vie?

Pascal Bély – Le Tadorne.

“Fauves” de Michel Michel Schweizer au Festival Anticodes du 31 mars au 3 avril 2011.

Catégories
THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Le Prince Vincent Macaigne vous attend.

Ce fut le succès du dernier Festival d’Avignon. Une oeuvre rare. Le Théâtre National de Chaillot à Paris l’accueille du 2 au 11 novembre 2011 avant une tournée jusqu’en février 2012 (Grenoble, Mulhouse, Douai, Orléans, Nantes, Luxembourg, Valenciennes).

Retour d’Avignon…

Cela devait arriver. Non que cela fut prévisible, mais attendu. Depuis quelques jours, il se trame un drame derrière les murs du Cloître des Carmes au Festival d’Avignon. Après «Au moins j’aurai laissé un beau cadavre» de Vincent Macaigne d’après «Hamlet» de William Shakespeare, de nombreux spectateurs semblent sonnés par cette proposition qui dépasse l’entendement.

Je n’ai pas pleuré. Je me suis même amusé avec le chauffeur de salle. Fini l’attente. Le théâtre est ouvert dès notre installation. Sur le gazon bien amoché et boueux de la scène, un homme harangue la foule avec une chanson débile. Il invite le public à monter sur le plateau. Les jeunes ne se font pas prier. Et ça dure…La caste journaliste vieillissante se demande avec inquiétude comment cela va finir. Cet espace intermédiaire entre théâtre et réalité en dit long sur les intentions de Macaigne : il faut nous mettre en condition, en assemblée. Quitte à se foutre de notre gueule.

macaigne1.jpg

Je n’ai pas pleuré. J’ai juste tremblé pour Hamlet. Depuis le temps, je m’habitue à sa folie. Mais ce soir, c’est tout un système qui devient fou. Le corps du père gît encore dans une fosse ouverte d’eau boueuse tandis que le mariage de Claudius avec la mère d’Hamlet tourne à la farce populaire d’une émission pour temps de cerveau indisponible. Nous rions à notre décadence. La boue est notre merdier. Les personnages se dépatouillent pour exister dans ce décor de terre piétinée, d’arrière-cour de salle d’attente d’entreprise de communication, de logement précaire en tôle et verre probablement dessiné par le metteur en scène institutionnalisé et friqué Fréderic Fisbach, présent au Festival avec Juliette Binoche, actrice squelettique.

Comment comprendre la tragédie d’Hamlet si l’on ne pose pas le contexte dans lequel elle interagit? Vincent Macaigne ne s’attarde pas beaucoup sur le spectre, réduit à un furet empaillé. Inutile de s’accrocher à l’au-delà. Ici bas, suffit. Les mythes commencent sérieusement à nous emmerder. Hamlet n’est pas fou, il souffre.  Mais comment un tel système politique peut-il entendre la souffrance? Il est décalé. Inaudible. Totalement inaudible. À devenir dingue. D’ailleurs, ils gueulent tous pour se faire comprendre. Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Car je n’ai pas tardé à faire un lien : cette scène est notre Europe, notre boueux pays de France où un saltimbanque au pouvoir transforme l’art en bouillon de culture…

Cette scène est dégueulasse. Ils puent tous la mort. Cela gicle de partout. Comme un corps institutionnel agonisant, épuisé par la traîtrise aux idéaux, mais encore vivant, car le cynisme leur donne l’énergie vitale d’organiser le chaos pour le maîtriser à leur profit. Hamlet n’est pas fou : il lutte pour sa chair….Mais le système va l’emporter. Ne reste que le théâtre.

Entracte.

Hamlet reprend la main. Installe un théâtre où il met en scène son enfance. Aux origines. Qu’a vu Hamlet qu’il n’aurait pas dû voir? Mais cette mise en abyme ne résiste pas. Le théâtre se fond dans le système politique jusqu’en épouser les jeux (comment ne pas penser à la nomination controversée d’Olivier Py à la tête du Festival d’Avignon en 2014 ?).

Je n’ai toujours pas pleuré. Je me suis immobilisé. Face à tant de beauté apocalyptique. La folie du Royaume et sa déchéance emportent le décor du Cloître des Carmes balayé par un château fort gonflable prêt à nous sauter à la gueule. Notre Europe forteresse est une bâche rustinée maculée du sang des corps des migrants. Car le théâtre de Macaigne, c’est de la chair à canon contre le pouvoir, offerte par des acteurs jusqu’au-boutistes qui donnent l’impression qu’ils pourraient mourir sur scène. Macaigne ne disserte plus. Il convoque un théâtre d’images, quasiment chorégraphique : pour repenser l’Europe, il faut organiser nous-mêmes le chaos, et arrêter de s’accrocher à des mythes empaillés.  À partir de ses décombres, nous reconstruirons, torche à la main.

Vincent Macaigne pose un acte : celui de MONTRER, alors que nous sommes saturés d’analyses et de paroles. Il n’a probablement rien de plus à dire que ce qui a déjà été dit. Or, à l’heure où le chaos s’installe, qui sait aujourd’hui montrer en dehors des visions molles…

Et si  resentir l’image théâtrale était une forme de pensée?

Je me lève pour applaudir. Où est Vincent Macaigne ?

Peut-être dégueule-t-il.

Pascal Bély, Le Tadorne.

Le regard de Francis Braun.

Il faut, c’est un ordre, être témoin de ce Miracle. Il faut participer à ces heures de liberté jouissive, vivre cette aventure shakespearienne indéfinissable  avec la troupe de Vincent Macaigne dans «Au moins j’aurai laissé un beau cadavre» d’après «Hamlet» de William Shakespeare.

macaigne3.jpg

Il faut voir Le Cloître des Carmes, lieu du Sang versé, devenir le lieu de tous les possibles, de tous les délires. Il faut le voir vivre d’une façon différente (il a été investi totalement pour cette occasion par un cabinet de curiosités baroque et intrigant sur un sol un gazon vert fané avec eau croupissante).

Nous sommes conviés par un chauffeur de salle pour une cérémonie joyeuse et terrible. On hésite entre un happening hippy baba et un spectacle de fin d’année ; on se demande à quelle sauce on sera trempés…les gens descendent, des gradins sur la scène, commencent à danser…on attend et ce sera tout à la fois.  Ce soir, Hamlet revisité  va devenir L’?uvre Théâtrale  universelle  d’un mec imprévisible et sans contrainte. Ce sera le fait d’un artiste  qui explose à la fois de sa folie et de son délire. On le sait intelligent, désarmant, on ne sait pas si cela va durer dix minutes, une heure, ou toute la nuit…ou s’il va s’en aller.

Au bout de quelques minutes, c’est certain : nous allons oublier le temps pendant quatre heures, nous allons être assis, rivés à nos fauteuils, bloqués hilares, sidérés et ébahis.

L’esprit de Vincent Macaigne, (qui s’agite avec les machinistes en haut des gradins, comme un chef d’orchestre), est totalement débridé et contrairement au slogan néon posé en enseigne sur le mur d’en face …il y aura pas de miracles ce soir »…Mais,  de CE MIRACLE,  on pourra se souvenir…

C’est Hamlet, lui, sa famille, son trône, son palais qui nous sont racontés, mais c’est aussi la Tragédie de ce Prince du Danemark revisitée sur un gazon piétiné, semé d’embûches irréparables. C’est une vie de crime intemporelle relatée  sur un champ dévasté. C’est hier et aujourd’hui sang mêlé, c’est une Ophélie en pleine inquiétude, c’est une mère qui n’en peut plus de posséder ;  c’est bien sur Hamlet, jeune enfant qui se souvient.

macaigne4.jpg

C’est son histoire fondue enchaînée à notre actualité qui s’exprime sous nos yeux et devenons alors  les otages-bienveillants-volontaires dans un cloître ouvert à toutes les Folies. Folies de la mise en scène tour à tour explosive, sereine, calme ou désespérée. Folies des lumières, soudainement crépusculaires, parfois hivernales, soudainement glaciales…Le cauchemar ou le rêve partent en fumée…des réelles fumées nous enveloppent ponctuellement.

Les comédiens  nous surprennent tout le temps, ils nous font rire et  nous coupent la respiration. Nous sommes à chaque seconde secouée de sentiments différents. Nous sommes déstabilisés, dérangés, enthousiastes, parfois inquiets. Plus les minutes passent, plus les corps-spectateurs se figent silencieusement dans le respect et l’effroi.

Des litres  de sang se déversent sur un corps qui meurt. C’est l’Instant terrifiant incarné par des comédiens incroyables. Nous sommes happés, nous ne savons plus distinguer l’histoire et le présent.

C’est à la fois le spectre de Pippo Delbono qui hurle sans qu’on le comprenne, c’est Angelica Liddell qui joue de son corps, de ses seins, de son sexe, c’est aussi le Sang de Jan Fabre, mais c’est surtout le monde du corps  de Vincent Macaigne.

 Il y avait avant Pina et après Pina…il y avait avec Angelica Liddell, maintenant l’histoire shakespearienne ne pourra vivre sans le  cadavre laissé  par Vincent Macaigne. dans les murs du Cloître des Carmes….

C’est lui L’ENFANT du festival, car il naît ce soir à nos yeux. Offrons-lui le TRONE qu’il mérite, qu’on le couvre d’HONNEURS, qu’on le salue, et que l’on reconnaisse en lui CELUI par qui un autre THEATRE arrive…. Proclamons-le …Notre Nouveau Prince de Hambourg, crions haut et fort…Vive LE PRINCE et vive sa folie.

Ce fut, je dois dire,  exceptionnel.

Monsieur Vincent Macaigne, Nouveau Prince en Avignon…

Francis Braun, Le Tadorne.

«Au moins j’aurai laissé un beau cadavre» de Vincent Macaigne. Tournée ici.

Catégories
THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Toujours ce manque de temps…

«Le temps nous manquera» de Stéphane Gasc nous laisse un peu dépités. Sa fin brutale est à l’image de la disparition, thème central de cette oeuvre délicate sur le deuil. Deux personnages (un homme, une femme) évoquent le suicide du troisième (présent sur scène, mais silencieux). Ils l’ont aimé, ensemble et côte à côte. Le sujet est périlleux, convenons-en. Mais la compagnie l’Employeur l’aborde en adoptant un ton, un temps particulier, fait d’accélérations, de lenteurs et de flash-back. Nous sommes loin d’une oeuvre tapageuse, désireuse d’être dans le coup : on n’y décèle aucun tic de langage du théâtre contemporain (vidéo, musique vrombissante). Juste un décor un peu lounge mais bancale, où l’on ne fait plus très bien la différence entre l’appartement privé du couple et l’espace public d’un bar. Aucun meuble ne tient tout à fait droit…

gasc.jpg

Vous serez probablement interpellé par ce début énigmatique, aveuglant…lumière blanche pour soleil noir : une plongée hypnotique dans le tunnel de la mort pour entrer dans le noir des âmes torturées, de ceux qui restent. Autant préciser qu’ils ne vont pas bien du tout, mais allaient-ils mieux avant, près de lui ?

Les deux survivants (touchante Édith Mérieau, troublant Alexandre Le Nours)  se rapprochent pour mener un combat à fleuret moucheté, quand ce n’est pas au sol. Il a disparu, mais ils poursuivent leur jeu d’attraction-répulsion pour continuer à se projeter dans le regard de l’autre. Comme un réflexe de survie qu’une subtile «lumière sale» vient éclairer. Les dialogues sont ciselés comme des lames à double tranchant. Drôle car incisif. Cela saigne encore. Mais  ils ne trouvent jamais la réponse à leurs questions dont on peine d’ailleurs à cerner les contours: l’amour n’a pas d’explication en dehors de ceux qui s’aiment.

C’est un théâtre du non-dit où les mots s’enveloppent et cachent à l’image du décor magnifique de la deuxième partie (le voile blanc de la pudeur posé sur ce qui ne peut s’enfouir). À l’image de la crise d’exéma qui démange l’un, tandis que l’autre semble épuisée dans sa quête d’amour.

À ce «temps», il me manque une troisième dimension, pourtant incarnée par la présence du suicidé (Stéphane Gasc lui-même). Il aurait pu danser pour faire résonance, pour ancrer dans mon imaginaire, une image théâtrale du deuil. Pour m’accompagner à baisser ma garde amplifiée par le dialogue amusant et défensif des deux survivants.

Ce «temps» qui me manque est celui de la danse, l’art de la disparition.

Pascal Bély, Le Tadorne

« Le temps nous manquera », texte de Stéphane Gasc ; mise en scène de la compagnie l’Employeur. Au Festival Actoral de Marseille du 4 au 8 octobre 2011.

Catégories
FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Claude Régy largue mes amarres.

Alors que nous sommes dans la file d’attente, l’intensité de la lumière du hall diminue, signe que nous allons bientôt entrer dans le théâtre de la Ménagerie de Verre. Au deuxième rang, un homme murmure…

«Chut».

Interloqué, je me retourne. Il recommence. Peine perdue. Les spectateurs poursuivent leur conversation comme s’il leur fallait écoper ce trop-plein de mots qui, dans cette salle, font bruit.

«Chut..».

Je reconnais le metteur en scène Claude Régy qui présente ce soir «Brume de Dieu» d’après le roman «Les oiseaux» de Tarjei Vesaas. Je prends ma tête entre mes mains puis murmure à mon tour…

«Chut»?

Un frisson me traverse. Je suis Spectateur.

brume1.jpg

Puis il arrive…de loin. Des profondeurs, le plafond est si bas. Pas à pas, par sa présence, il impose le silence. Je le distingue peu à peu. La lumière est d’aurore. Il est brume. Il est là, de l’autre côté, à quelques centimètres de moi…la ligne est infranchissable. Je suis insubmersible. Il s’appelle Mattis et vit auprès de sa soeur Hege dans un petit bourg de Norvège. Sa langue est étrange, de celle qui n’est pas structurée pour la conversation. Dans la France d’aujourd’hui, il serait inaudible, probablement soigné pour inaptitude d’autant plus qu’il sait parler aux oiseaux à partir de leur langage. Je m’accroche à ses mots, que je comprends à peine. Suis-je à ce point formaté pour ne plus savoir entendre le  bruit des vagues d’une langue? Elle nous vient de loin, de là où nous l’avons enfoui sous un tas de normes.

Il émerge. Il nous revient. Sur sa barque, il se souvient et parle à sa soeur; il évoque un passé à jamais perdu; ses lèvres sont les rives d’un fleuve qui charrie les corps des mots, ses bras contiennent sa violence, ses pieds paraissent d’argile pour les soulever et faire entrer l’horizon dans le théâtre.

De mon siège, je m’avance et je recule, dans un va-et-vient incessant que je ne contrôle plus. Est-ce le bercement, ce mouvement par qui l’unité s’invite ? Le rythme s’accélère. Je tangue sur sa barque. Il faut me calmer et m’adapter au flux. Son trop-plein crée mon vide que je me dois d’apprivoiser.

Ses yeux s’emplissent d’eau et creusent un trou dans sa barque.

Il m’embarque.

Il écope l’eau. Il recule, se couche à terre, se relève, puis de dos, il retourne délicatement sa tête vers nous, tel un phare qui éclaire la frontière. Au-delà, un territoire. Celui du corps, celui du sujet.

brum2.jpg

L’acteur Laurent Cazanave se métamorphose comme si l’eau fluidifiait ses membres pour musicaliser ses mots. Le corps a sa tête.

Il crie le nom de sa soeur avec la force d’une bombe à fragmentation qui me fait littéralement sauter de peur. Je cauchemarde. C’est le cri de la naissance.

Peu à peu, j’entre dans le corps de Mattis. Je vois par ses yeux. Les lumières éclairent le lac, et tout s’apaise. Me voilà amarré sur son île.

 «Chut».

Il a disparu.

Je suis Spectateur-sujet.

Pascal Bély- Le Tadorne

Claude Regy sur le Tadorne: “Ode maritime” de Claude Régy : d’Avignon, les bateaux à voiles soulèvent les âmes.

«Brume de Dieu » par Claude Régy, à la Ménagerie de Verre du 15 septembre au 22 octobre 2011 dans le cadre du Festival d’Automne de Paris.

Catégories
PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Un article vrai sur le faux spectacle de Joris Lacoste…

Trois fauteuils et une couverture accueillent le spectateur pour «Le vrai spectacle» de Joris Lacoste. Un espace sur ma gauche et ma droite me sépare de mes voisins : la place rêvée. Nous savons déjà que nous pourrons dormir. Cet acte subversif où nous luttons entre fatigue et loyauté est ici autorisé. L’acteur Rodolphe Congé prend le temps d’expliquer les processus qui sont en jeu dans l’hypnose et finit par nous rassurer : notre imaginaire est le vrai spectacle si nous acceptons de lâcher. Ainsi, suis-je sollicité pour me métamorphoser en outil de production et de diffusion du spectacle vivant! Entre internet, ma banque et mon supermarché, je suis en permanence mis à contribution : producteur et consommateur de service. Ce soir, au Théâtre Garonne de Toulouse, cet homme à la voix douce m’invite à faire le spectacle. C’est dans l’air : après les oeuvres participatives vient le temps des propositions productives…

lacoste.jpg

Rodolphe Congé commence le show hypnotique. Épuisé par une journée de visite des expositions du Printemps de Septembre, je m’endors rapidement.

Je dors.

Je dors.

Profondément.

Puis, c’est le réveil. La salle est plongée dans l’obscurité.

Rodolphe Congé est dans le noir. Il parle. Beaucoup. Calmement. Mais assurément. Il déroule son scénario, probablement persuadé qu’il est le nôtre. Il évoque une danseuse sur scène. Il nous propose d’entrer dans son corps. Rodolphe Congé précise le décor, les faits et gestes pour nous inviter à créer notre chorégraphie. Un synopsis directif. Mais qu’attend-il ? Que son scénario soit le mien ? S’il savait. Je pense à toute autre chose : à mon emploi du temps, aux expositions à visiter dimanche, au titre de mon prochain article, à l’interview de Ségolène Royal dans Libération. Autour de moi, je sens les corps s’agiter d’impatience. Quand cela va-t-il finir ?

«Le vrai spectacle» ne fonctionne pas, car l’hypnose n’est pas un art. Elle n’est ici qu’un dispositif scénique et sonore astucieux qui enferme l’acteur dans une pratique qu’il peine à transcender : imaginerait-on un danseur résumer son art à une technique? Mon inconscient peut-il se suffire d’un cadre aussi pauvre, d’un texte si orienté ? N’est-ce pas une manière de réduire le sens critique du spectateur à qui l’on précise qu’il pourrait ne pas entrer dans la démarche (sous-entendu, qu’il ne verrait pas le spectacle faute d’être disponible et ouvert)? N’est-ce pas une nouvelle forme d’exclusion qui hiérarchiserait les imaginaires?  «Le vrai spectacle» n’est qu’une vaine tentative de médiation totalement dépassée qui manipule le regard et isole un peu plus le spectateur dans un « bien-être » vendu comme un produit culturel.

Je n’ai pas attendu Joris Lacoste pour ressentir l’état hypnotique au théâtre. La liste serait longue de tous ces artistes qui m’ont conduit à la frontière de l’inconscient et du conscient. «Le vrai spectacle» n’est qu’une trouvaille séduisante pour programmateurs en quête de nouveauté qui, faute d’idéaux, projette à l’encontre du spectateur, un fantasme de rêverie collective.

Malgré tout, je reste attentif aux recherches sur le corps du spectateur. Celle de Xavier Le Roy («Low Pieces») lors du dernier Festival d’Avignon était une tentative intéressante pour ressentir la danse à partir d’un travail sur la communication entre publics et artistes. «Le vrai spectacle» est probablement là: ouvrir les codes de la représentation pour nourrir les processus démocratiques d’accès à l’art. Je ne suis pas sûr qu’un théâtre soit le lieu approprié, au regard des enjeux de pouvoir dont il est l’objet.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Le vrai spectacle » de Joris Lacoste a été présenté dans le cadre du Printemps de Septembre à Toulouse le 24 septembre 2011.

Catégories
ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Cet «Avignon» auquel je ne comprends rien.

Cette année, le festival d’Avignon véhicule un théâtre de concepts portés par un collectif d’artistes réunis autour de l’artiste associé Boris Charmatz, directeur du Musée de la Danse à Rennes. Il s’en dégage la désagréable impression d’un entre soi qui isole l’art des idées, pose les concepts comme une fin en soi au détriment d’un propos qui créerait les conditions d’un dialogue vivant.

La «session poster» du 14 juillet fut révélatrice de ce constat. Organisée comme une exposition itinérante, le spectateur circule dans différents espaces, occupés soit par un danseur, un chorégraphe, un chercheur…Le « clan » de Boris Charmatz est là. J’observe, mais je peine à relier. Entre la partition chorégraphique sur le rire d’Antonia Baehr et la performance de François Chaignaud (qui demande aux spectateurs de l’attacher avec des ficelles tel un Christ sur la croix), je zappe… Je ne prends pas le temps de contempler la danse de Daniel Linehan trop occupé à scruter la métamorphose de Latifa Laâbissi. Épuisant.

chaignaud.jpg

Le même soir, François Chaignaud (toujours lui, omniprésent dans les festivals, voir l’analyse que j’en faisais lors des Antipodes de Brest en 2010) présente avec Cecilia Bengolea, Marlène Monteiro Freitas et Trajal Harrell, «(M)imosa». Un entre soi autour d’une question : «que ce serait-il passé en 1963, à New York, si une figure de la scène voguing d’Harlem était descendue jusqu’à Downtown pour danser aux côtés des pionniers de la danse post-moderne ?». Bonne question sauf que je ne perçois pas l’ébauche d’une réponse. Les numéros se succèdent rappelant les travestis des années 80 dans les boîtes gay. Seule Cécilia Bengolea est sidérante alors qu’elle arpente le plateau, masqué de la tête aux pieds sous un bas qui laisse apparaître un godemiché et une mâchoire. Troublant, car symbolique des années sida. Mais il manque à l’ensemble une construction dramaturgique qui dépasserait leurs égos démesurés.

Celle d’Olivia Grandville dans «Le cabaret discrépant» est plus harmonieuse. Elle mobilise des noms proches de Boris Charmatz : Sylvain Prunenec, Vincent Dupont, Pascal Quéneau, Catherine Legrand et l’acteur Manuel Valade. Ils sont réunis autour d’Isidore Isou, créateur du lettrisme («mouvement qui renonce à l’usage des mots, s’attache au départ, à la poétique des sons, des onomatopées, à la musique des lettres»). Olivia Grandville tente de revisiter cet art en l’articulant aux oeuvres radicales qui jalonnent l’histoire de la danse. Entre exposition itinérante dans le hall du théâtre (une session poster plutôt réussie car cohérente) et un cours déjanté sur scène, chacun y trouva son bonheur. Sauf qu’à trop vouloir faire le spectacle divertissant, Olivia Grandville empêche toute lecture sur le sens de ce mouvement. Ici aussi, ce qui est montré semble avoir plus d’importance que le pour quoi s’est montré…

« Levée des conflits » de Boris Charmatz a été présentée au Festival «Mettre en scène» en novembre 2010. Bernard Gaurier avait apprécié cette proposition sur ce blog. Mais au Festival d’Avignon, cette oeuvre chorégraphique jouée sur l’herbe du Stade de Bagatelle (pour un Woodstock de la danse…sic), a perdu son sens. Nous retrouvons Olivia Grandville (bien peu inspirée), Catherine Legrand ainsi que  Boris Charmatz lui-même qui décrit « Levée des Conflits” comme un ensemble où «chaque danseur est pris dans un mouvement perméable à la fois au danseur qui le précède et à celui qui le suit, pour fabriquer une chorégraphie dont toutes les parties sont vues simultanément…c’est une sculpture. La pièce est donc essentiellement méditative». Soit. Sauf que l’énergie déployée par les danseurs n’est jamais arrivée jusqu’à moi, car enfermée dans un concept finalement trop «lisible» dans ses intentions. Je me sens ignorant face  à une telle virtuosité. Alors que je m’interroge sur la page Facebook du Tadorne, un lecteur me renvoi vers les cours de Roland Barthes pour décrypter le propos de Boris Charmatz, preuve en est que l’articulation entre la recherche et l’art ne fonctionne pas.

François Verret dans «Courts-circuits» propose un dispositif qui se suffit à lui-même (écrans vidéos, homme orchestre et chanteuse au centre, deux espaces scéniques, des danseurs et des circassiens). Le chaos est savamment orchestré pour narrer la catastrophe. François Verret dévoile ses références dans la note d’intention pour les accumuler dans une «session poster» d’images, de cris et de chansons. Je n’ai strictement rien compris si ce n’est que François Verret ne parvient pas à donner une force poétique à son propos en dehors de la dénonciation tant entendue ailleurs.

J’aimerai que l’on ne me rétorque pas que je manque de ces connaissances tant étalées. Les concepts et les penseurs dont il est question alimentent ma curiosité, mais la proposition n’arrive pas à ouvrir le sens à partir de ma sensibilité, me rendant incapable d’inviter ces artistes à nourrir le projet de ce blog.

Pascal Bély, Le Tadorne.