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Au Festival d’Avignon, la parole d’Ingrid dans « Ordet » par Arthur Nauzyciel.

Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, la religion a fait une entrée fracassante dans la sphère publique, politique et géopolitique. Ingrid Bétancourt alimente, sans le vouloir, la fragilité de notre société laïque en faisant l’apologie, à chaque interview, de son catholicisme. Dans ce contexte, « Ordet » (la parole) écrit par le pasteur Kaj Munk, mise en scène par Arthur Nauzyciel et traduite par Marie Darrieussecq, résonne tout particulièrement. Une ?uvre sur les croyants et leur rapport à Dieu qui tombe décidément mal. À moins que le théâtre fasse des miracles alors que je me sens saturé de religiosité. Je peux compter sur Arthur Nauzyciel qui déclare dans le document distribué à l’entrée du Cloître des Carmes : « Il serait réducteur de ne voir là qu’une pièce sur la religion. Elle ne nous interroge pas uniquement dans notre rapport à Dieu. Mais sur le doute, sur le désir ou la nécessité de croire. C’est intéressant aujourd’hui, alors qu’on amalgame « laïcité » et « athéisme », ou « religieux » et « intégriste ». Dire « je suis croyant » suffit pour être soupçonné de fondamentalisme. On confond la spiritualité et le dogme. On a peur d’aborder ces questions. Ce qui m’intéresse, c’est comment vivre ». Avec ces quelques mots, Arthur Nauzyciel aide à ne pas réduire. Homme éclaireur, sa mise en scène est éclairante, éblouissante.
Le décor frappe d’entrée : planches noires brillantes (on dirait le sol d’un duplex chic), structure métallique tranchante (est-ce un morceau de glace, un abri, une église?), immense tenture représentant un paysage de Fjords. Cette modernité contraste avec le contexte de l’époque (la pièce a été écrite en 1925 puis reprise au cinéma en 1954 par Carl Theodor Dreye). L’espace quasiment dépouillé m’évoque que nous ne sommes ni dans « un ici et maintenant », encore moins dans une linéarité historique (1925, 1954, 2008) à l’image des costumes, stylisés, entre science-fiction et peau de bête. Assis au premier rang, le décor surplombe.
Huit comédiens, deux familles, dont un pasteur, un médecin, un fou, un père joué par Pascal Gregory, l’un des meneurs les plus magnifiques du jeu. Deux visions du lien à Dieu que ne cesse d’interroger l’un des fils, devenu fou (c’est d’ailleurs mon «garde fou»). Entre dogme affiché par l’une des familles et approche singulière de la religion défendue avec engagement par l’autre (où celle-ci sert l’homme à s’émanciper), la mise en scène d’«Ordet » me donne ma place de spectateur athée, dans un intervalle, où je me glisse en toute liberté. Darrieussecq et Nauzyciel, à l’écoute de leur époque, font sonner les mots d’aujourd’hui et bouger nos corps emprunts de religiosité (quoique l’on en dise !). Il flotte alors une atmosphère de légèreté dans les gradins des spectateurs, comme si nous assistions à une ?uvre populaire, au sens noble du terme.
Finalement, Nauzyciel a fait une pièce «laïque», où chacun est libre de ressentir la douleur des Borgen et des Skraedder. Il nous aide à porter un regard profondément empathique sur ces deux familles traversées par la douleur, le doute ; le mouvement des acteurs sur scène (toujours circulaire) n’est pas sans rappeler celui d’une parole fluide, d’une écoute contenue. Ce théâtre contraste avec une société moderne saturée par la communication, mais dont on entend de moins en moins la parole singulière.

Nauzyciel interroge nos croyances quand il expose face au public un cercueil en plexiglas transparent d’où l’on voit le corps de la morte. Dans le rôle du fou (impressionnant Xavier Gallais qui à force de jouer le devient), il nous interpelle dans notre rapport à l’autre différent et si proche de nous. Au-delà du religieux, comment vivons-nous avec la complexité?
« Ordet » peut-être vu comme l’antichambre de nos angoisses qui ne trouve plus d’écho dans l’espace du sociétal. C’est probablement pour cette raison que le public semblait profondément heureux en quittant le Cloître (étrange coïncidence !).

À la sortie, une question m’effleure : six années, prisonnier dans la jungle. Comment fait-on?

Pascal Bély, www.festivalier.net

Ordet”  de Kaj Munk, mise en scène d’Arthur Nauzyciel a été joué le 6 juillet 2008 au Festival d’Avignon.

 

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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Au CCN de Montpellier, Thomas Ferrand met en mouvement l’émergence.

Quelle étrange coïncidence ! Après «la politique de civilisation» d’Edgar Morin récupérée par Nicolas Sarkozy, le Centre Chorégraphique National de Montpellier invitait le public à débattre sur «l’émergence dans le spectacle vivant». En introduction, Thomas Ferrand présentait sa dernière création, «Idiot cherche village », oeuvre en émergence par excellence. Or, l’émergence est un des concepts développés par Edgar Morin dans sa théorie de la complexité. Tout est donc lié.
Jean-Marc Adolphe, Directeur de la Revue « Mouvement », animait cette soirée face à quelques responsables de scènes nationales, d’un professionnel de la DRAC, d’artistes et de spectateurs anonymes. On aurait pu y voir l’embryon d’un réseau émergeant, décidé à ébranler le paysage culturel en publiant un manifeste ! D’autant plus que l’on apprenait le même soir, les difficultés financières de «Mouvement», subitement menacé pour impertinence envers le pouvoir.
Le débat fut passionnant, comme s’il y avait chez chacun le besoin de s’immerger dans ce concept, de relier, d’articuler passé, présent et avenir. Nous étions nous-mêmes au coeur de l’émergence : nos liens invisibles prenaient peu à peu forme en fonction des contributions, dans une profonde écoute, en résonance pour chacun d’entre nous. L’oeuvre de Thomas Ferrand avait préparé le terrain, terreau pour une « écologie de l’esprit » si chère à Gregory Bateson ! Tentons alors une mise en abyme ! Croisons l’oeuvre et le débat ! « Idiot cherche village » oeuvre émergente ?
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Ils sont cinq à relier les quatre points cardinaux du plateau, par des allers-retours incessants, pour brancher et débrancher. Tour à tour policier, gorille, homme nu et fragile (belle étiquette pour rappeler que nous ne sommes pas une marchandise), femme statufiée puis liquéfiée, tous singuliers, ils s’évertuent à le rester en réponse aux propos du philosophe Bernard Stiegler sur la singularité, diffusés sur scène.
C’est ainsi que se succèdent différentes images de la singularité, sonorisées par des guitares sèches, enveloppées de musiques électroniques et finalement imergentes pour le spectateur! D’autres images singulières du spectacle vivant me reviennent (Jan Lauwers, Jan Fabre, Gildas Milin, Roméo Castellucci) comme une résurgence, tel un bouillon de culture ! Imergence, émergence, résurgence : oui, il se passe quelque chose ce soir au Centre Chorégraphique de Montpellier. Thomas Ferrand crée cet espace entre théâtre, scène rock, performance pour l’agiter, le déconstruire, abattre les frontières entre disciplines. Tout se croise, s’enchevêtre et ne correspond plus à aucune forme (enfin, nous sortons des cases enfermantes !). Je plonge dans ce noir où l’on ne me raconte plus d’histoire, mais où la singularité du lieu et du lien fait le spectacle. Alors que les néons du plafond descendent et frôlent les guitares, qu’une femme baigne dans le sang d’une machine à laver salissante, j’échappe au monde industrialisé formaté par le pouvoir d’achat pour me ressentir dans cet entre-deux. Je suis happé par ma propre singularité à me laisser immerger dans cet espace chaotique, où rien n’est prédictible, où tout a du sens. Je ne m’interdis rien, je n’empêche rien. Je suis bien. La singularité de cette oeuvre est dans la puissance du lien entre elle et nous : elle offre un espace tellement global et maillé si bien que le spectateur ne s’y perd jamais, mais s’y retrouve.
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« Idiot cherche village » pose un défi : celle de permettre à cette oeuvre de se déployer, au hasard des représentations et des lieux (je la visualise déjà au Merlan à Marseille!). D’encourager Thomas Ferrand dans son parcours, celle d’un homme de théâtre singulier, précieux, que rien ne doit empêcher. Je l’imagine, croiser la philosophe et metteuse en scène Patricia Allio qui avec « sx.rx.RX » présenté au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles en 2006 (et prochainement au Théâtre de la Bastille à Paris, enfin !) avait déjoué toutes les classifications en produisant une pièce « hors normes ». Mais en reliant ces deux artistes, une évidence : n’y a pas de création émergente, mais des oeuvres sur l’émergence. Elles seront vitales pour accompagner la politique de civilisation d’Edgar Morin. Essentielles pour rester sujet.

Pascal Bély
www.festivalier.net

« Idiot cherche village» de Thomas Ferrand a été joué le 10 janvier 2008 au CCN de Montpellier.

Crédit photo: Yannick Lecoeur.

 

Revenir au sommaire Consulter la rubrique Spectacles pluridisciplinaires.A lire le passionnant article de Christian Mayeur, d’Entrepart, sur l’émergence créative.
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PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

« Gênes 01 » par Stanislas Nordey : la double peine.

C’est le dernier spectacle de l’année. Cela ne vous aura pas échappé : après le 22 décembre, tous les théâtres mettent la clef sous la porte, comme si l’art s’éclipsait pour laisser sa place aux fêtes du marché. Incompréhensible. C’est donc en Arles où je termine mes migrations avec «Gênes 01» de Fausto Paravidino, mise en scène par Stanislas Nordey. Au cours de la représentation, je fais quelques liens avec l’année écoulée. Fatal.
En 2007, j’ai rencontré avec bonheur le chorégraphe japonais Toshiki Okada au KunstenFestivaldesArts de Bruxelles avec « Five days in march ». En mai dernier, j’écrivais :
« 
Ils sont sept jeunes Japonais à nous raconter leur manifestation contre la guerre en Irak en mars 2003, prétexte pour nous immerger dans leur vie sexuelle et affective. À chaque mot, à chaque phrase correspondent un signe, une posture, un mouvement du bras, un sautillement du pied. Avec Toshiki Okada, le corps parle et c’est loin d’être un jeu de mots ».
Dernièrement, au Théâtre d’Arles, un groupe de jeunes Flamands de la Compagnie C de la B  avec « Import / Export » chorégraphiait le cauchemar de la mondialisation avec justesse, énergie et beauté.
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Ce soir, comment ne pas penser à ces deux spectacles tant ce qui m’est proposé est si contrasté? Six jeunes comédiens issus de la cinquième promotion de l’école du Théâtre National de Bretagne interprètent le texte de Fausto Paravidino écrit à la suite de la mort d’un jeune manifestant, lors du G8 à Gênes en 2001. C’est un « récit témoignage », une enquête à charge contre le pouvoir italien. À chaque phrase, les acteurs bougent leur corps comme des marionnettes tandis qu’un d’entre eux fait toujours les mêmes grimaces avec les mots. Le texte mitraille sans aucune respiration. Le décor est dépouillé, seule une rampe  éclaire les comédiens de chaque côté. Les corps ne transpirent pas, ne se touchent pas. Ils ne communiquent jamais entre eux. Sommes-nous au théâtre ou dans un cours d’art dramatique dont nous serions les juges ? Où veut en venir Stanislas Nordey avec cette gestuelle ? Mes affects ne répondent pas. Totalement en dehors. La jeunesse, sur scène, est donc sous contrôle : gestes millimétrés, mouvements en diagonale comme dans un jeu d’échecs, parole verticale. La mise en scène de Nordey est une mécanique répressive contre la vie, la créativité, l’avenir.
Le public d’Arles applaudit : il a ce qu’il est venu chercher. D’autres, interloqués, se demandent en descendant l’escalier, si le théâtre français peut encore inventer.
Question classique, mais inopportune.
Nous n’en avons pas d’autres.
Rideau.


Pascal Bély
www.festivalier.net

« Gênes 01 » par Stanislas Nordey a été joué au Théâtre d’Arles le 14 décembre 2007.

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Au Festival ActOral, “Mon képi blanc”, le beau monologue du pénis d’Hubert Colas.

Seul sur la scène de ce petit théâtre au coeur de la Friche Belle de Mai à Marseille, cheveux gominés, costume impeccable, il nous regarde sans sourciller. Il est légionnaire et son double se projette en direct dans une télévision décorée de ses apparats. Des micros sont tendus comme autant de perches pour entendre de sa bouche les mots de l’écrivaine Sonia Chiambretto. En entrant, je suis saisi par la beauté et la modernité du décor, proche de l’univers du metteur en scène allemand, Thomas Ostermeier. La scénographie audacieuse d’Hubert Colas met en relief le propos alors que le corps de l’acteur donne au texte des airs de musique militaire sur une partition d’opéra.

Manuel Vallade est exceptionnel. Son corps transpire à certains moments comme autant d’émotions refrénées qui s’immiscent dans le texte. Il fait corps, à corps défendant, avec cet esprit de corps. Sa beauté nous renvoie au film “Beau travail” de Claire Denis qui avait su nous restituer l’atmosphère de la légion à partir d’une chorégraphie endurante et sensuelle. En quarante minutes, se crée une alchimie faite de pureté, d’un engagement sans limites et d’une souffrance contenue. Je ne le quitte pas des yeux de peur que cet humain à l’état brut(e) ne tombe à terre.
Alors que les applaudissements se font chaleureux, “face au mur” (beau clin d’oeil à l’autre mise en scène de Colas actuellement au Gymnase), des prénoms de toutes les nationalités se projettent sur son dos comme un monument aux vivants.

La terre patrie défile. Sublime.

Pascal  Bély – Le Tadorne

”  Mon képi blanc”de Sonia Chiambretto par Hubert Colas a été joue le 6 octobre 2007 dans le cadre d’Actoral.6

 

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Hamlet par Hubert Colas : le théâtre réinventé.

Il est minuit et l’orage gronde au moment où je quitte le Théâtre de la Criée de Marseille. « Hamlet » de Shakespeare mis en scène par Hubert Colas fait l’effet d’un tonnerre dans le paysage paisible du théâtre français. Je ne ressens ni joie, ni colère après ces quatre heures quarante de spectacle, mais plutôt un état d’apesanteur comme si je regardais le théâtre avec un autre point de vue. Rarement mon attention a été à ce point infaillible ; j’ai scruté avec minutie le moindre changement scénique, observé avec curiosité le positionnement des acteurs.
Hubert Colas a fait le choix d’une mise en scène complexe où plusieurs tableaux se jouent en même temps. On est loin des partis pris de Frédéric Fisbach avec la pièce « Gens de Séoul » présentée en Avignon l’été dernier qui multipliait les scènes tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du plateau pour produire au final un langage théâtral compliqué. Avec Hubert Colas, chaque dialogue s’inscrit dans un contexte appuyé par des effets scéniques impressionnants : il y a toujours trois scènes en interaction. Au centre, elle est mouvante comme le sont les relations entre les protagonistes. Les jeux de pouvoir peuvent s’y exercer et le sol (en mousse ?) se métamorphose au gré des alliances et des coalitions. Imposant.

Sur chaque côté, l’ensemble des acteurs peut s’asseoir et observer le jeu. Ces postures contiennent le jeu, à l’image d’un inconscient collectif qui enverrait ses informations. Mais il arrive aussi que l’on doive lever les yeux. Hubert Colas envisage le ciel sur scène, symbole rouge du spectre pesant sur nos têtes. Avec une telle scénographie, mon regard ne cesse d’être circulaire et je fais toujours référence au tout dès que je me centre sur un seul personnage. Quelle belle leçon de complexité et de modernité !

Malgré tout, je me sens très à distance. Rien ne vient toucher mon affect comme si tout n’était que jeu dans lequel le spectateur serait hors du coup. D’ailleurs, alors que le public prend place au début du spectacle, les comédiens se préparent en s’injectant un liquide dans les yeux pour s’aider à pleurer. Je comprends après coup le sens de cette scène anodine. L’affect est ainsi caricaturé, mis de côté, comme si nous devions le laisser alors que nous nous installons. C’est sûrement ce que mon inconscient a fait. Mais alors, quel est donc ce théâtre ? Je n’ai toujours pas trouvé la réponse et mes affects semblent ne pas vouloir m’aider.

Pascal Bély – Le Tadorne

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Avec “Les marchands” au Festival d’’Avignon, Joël Pommerat fait du beau travail.

Après «Au monde», mise en scène subtile et recherchée, je suis enthousiaste à l’idée de voir «Les marchands», la deuxième oeuvre de Joël Pommerat proposée au Festival d’Avignon. La forme et le fond changent radicalement, mais sa vision transversale reste.

C’est l’histoire de deux amies. Elles vivent dans la même tour d’un immeuble de trente étages. L’une est l’employée d’une grande industrie, l’autre est orpheline et mère d’un petit garçon. Celle-ci rêve de travailler dans cette usine, mais échoue à toutes ses tentatives. Elle tuera son enfant pour éviter que l’entreprise ferme alors même qu’elle n’y était pas employée. Cette histoire n’est pas dialoguée, mais racontée par celle qui travaille (à gauche sur la photo). Elle est aussi une héroïne parce qu’elle finit corsetée, du à un mal au dos paralysant.
Les scènes durent à peine une à deux minutes et sont mimées par des comédiens aux talents exceptionnels. Les va-et-vient de lumières et des changements de décor font penser au théâtre suggestif de Roméo Castellucci. Avec cette mise en scène, la pièce devient une fable moderne. À première vue, avoir du travail est au coeur de tous les rapports humains et sociaux. Joël Pommerat amplifie le discours médiatique qui fait du travail la valeur centrale alors qu’il rend aussi malade, presque fou, jusqu’à l’infanticide. En tuant son enfant, cette femme libère ses amis qui vont pouvoir retourner à l’usine. Il y a dans cet acte, un sacrifice religieux alors que l’homme politique est impuissant, l’action collective quasi inexistante. Avec «Les marchands», triomphe le «je» pour le «nous». C’est terrifiant et émouvant à la fois.
Mais Joël Pommerat n’en reste pas là, il nous raconte aussi le rapport invisible, inconscient qu’entretient cette femme sans ressource au travail. L’auteur fait appel à la psychanalyse et à l’approche systémique de la famille pour signifier les autres enjeux. Deux personnages clefs symbolisent cette complexité. Alors qu’elle croule sous les dettes, arrive un homme, presque plus âgé qu’elle, qu’elle présente comme son « grand » fils. Alors que sa soeur refuse de payer les créanciers, une autre voisine propose avec insistance de l’aider sans que l’on sache pourquoi. Ces deux personnages mystérieux jouent leur fonction de lien entre les parents disparus, le poids d’un secret familial et le rapport névrotique qu’entretient l’héroïne avec le monde du travail. À deux, ils relient la famille et l’environnement économique. Joël Pommerat donne ainsi quelques clefs qui permettraient aux professionnels médico-sociaux d’élargir leur regard pour intégrer la famille dans les dispositifs d’accompagnement. L’individu est toujours en interaction avec un contexte, une histoire, voire même avec un secret familial. « Les marchands » est ainsi parsemé de métaphores qui invitent le spectateur à appréhender le travail dans toute sa complexité.
Malgré tout, l’aspect moralisateur de l’ensemble est parfois pesant (il y a les bons et les méchants). L’histoire est racontée en continu ce qui est lasse parfois alors qu’on aimerait plus de silence pour laisser ces corps parler d’eux-mêmes.
Mais le tout donne à penser, à voir. Une fois vue, c’est une oeuvre qui poursuit son chemin. Elle évoque le lien social et familial par des effets scéniques magnifiques et une histoire particulièrement touchante. Elle invite le spectateur à faire ses propres liens, à élaborer sa vision de l’articulation entre le travail et l’individu. Joël Pommerat nous en propose une vision complexe loin des clichés médiatiques et des propos parfois caricaturaux des partenaires sociaux qui réduisent au lieu de complexifier.
Le Festival d’Avignon a renoué avec le théâtre populaire. On se prend à rêver que « Les marchands » deviennent un théâtre itinérant où de ville en ville, ils suivraient les roulottes de Bartabas.

Pascal Bély – 
www.festivalier.net
 

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Au Festival d’’Avignon, « Combat de nègre et de chiens » résonne.

Festival d’Avignon, le 13 juillet 2006,

Au Gymnase Aubanel, le metteur en scène Arthur Nauzyciel présente « Combat de nègre et de chiens » de Bernard- Marie Koltès. Assis au dernier rang, je suis surpris par cette scène très profonde et ce voile très fin qui la sépare du public. Nous sommes en Afrique sur un chantier de construction qui emploie de la main-d’oeuvre locale. Horn, le patron, est l’ami-amant de Léone. Ils arrivent d’un long séjour à Paris. Alboury cherche le corps de son frère mort mystérieusement sous les yeux du contremaître Cal. Pendant deux heures trente, j’assiste, médusé, à la confrontation de deux mondes (L’Afrique et l’Occident), à la violence des rapports amoureux hors norme (Léone et Alboury finissent par s’aimer) et au racisme le plus ordinaire. Ce sont tous des acteurs américains magnifiques. À quatre, ils tissent patiemment la trame dramatique de cette histoire qui résonne pour tous les peuples colonisateurs, dont les Français.

Le début surprend certains spectateurs qui n’hésitent pas, au bout d’une heure, à quitter la salle. Mon corps est lourd et je lutte : vais-je tenir tant cela me paraît long ? La mise en scène entretient cette lourdeur: lumière tamisée, lenteur des déplacements, dialogues sur mesure pour signifier le poids du passé et des clichés. Elle suggère par petite touche la montée en puissance de ce combat: Alboury qui parlemente derrière le voile, Cal qui prend sa douche pour se laver de la (sa) boue, Léone et Horn qui échangent leurs lointaines impressions. Cette distance, voulue par le metteur en scène, se réduit au fur et à mesure de l’intensité des relations. Et puis, tout se craquelle : Cal devient de plus en plus violent, Alboury qui ne peut aimer Léone sans trahir les siens, Horn qui trompe la confiance d’Alboury. On s’attache à chacun de ces personnages, car rien n’est survolé. Le langage analogique est puissant (le sol qui devient boueux alors que tout s’écroule pour Leone, le décor qui s’embellit à mesure que l’histoire d’amour se construit, le son qui nous plonge dans la nuit africaine). Rien n’est totalement dévoilé pour laisser au spectateur la possibilité d’interagir avec chacun des protagonistes.

J’ai l’impression de voir un film de cinéma, d’assister à une chorégraphie, de ressentir la profondeur du décor comme du texte, tant cette mise en scène est intelligente. Elle ne fait pas appel à la compassion du spectateur, mais elle lui permet d’avoir la bonne distance émotionnelle pour l’inviter à réfléchir, à faire les liens avec le contexte français. Car le racisme est un processus complexe qui ne peut-être réduit à des jugements à l’emporte-pièce. Nauzyciel rend profond ce qui ne l’est pas à première vue. Son travail de l’espace scénique suggère le dedans- le dehors, seule posture capable d’appréhender le racisme.

Arthur Nauzyciel m’a offert un très beau moment de théâtre. Il l’a rendu possible alors que mon corps s’apprêtait à flancher. Je n’ai pas abandonné la partie. Les menaces qui pèsent sur notre société et le monde ne le permettent pas.

 Pascal Bély, Le Tadorne.

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« Face au Mur » d’Hubert Colas : une « Buscherie » théâtrale.

En arrivant au Théâtre du Gymnase, l’ambiance est feutrée pour la dernière création d’Hubert Colas, trilogie composée des courtes pièces de Martin Crimp, « Whole blue sky », « Face au mur » et « Tout va mieux ».Pendant que le public s’installe, un jeune acteur cravaté au regard froid attend sur une scène parsemée de ballons blancs. D’emblée, j’ai l’impression de me retrouver l’été dernier dans l’attente des spectacles de Roméo Castellucci lors du Festival d’Avignon. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si « Face au mur » est une co-production d’Avignon 2005. Le décor minimaliste d’Hubert Colas semble signifier une rupture, à l’image de certaines oeuvres de l’été dernier. Je m’attends donc à passer un moment…tragique!

Dès « Whole blue sky », je suis happé par le texte de Crimp et le jeu des comédiens. Le texte percute car il parle tout à la fois de notre intimité (l’amour, la famille,…) et de notre société. Le style de Crimp par ce jeu rationaliste et froid de questions-réponses entre les acteurs, m’évoque le modèle libéral de l’Angleterre de Tony Blair. La violence décrite par Crimp est souterraine, imperceptible à l’oeil nu, peu médiatisée mais elle ronge notre société à l’image du corps des acteurs bien qu’immobiles, semblent gagnés par la rage. Je ressens viscéralement le texte de Crimp car, loin du bruit médiatique, il parle de cette société qui, pas à pas, se dirige vers la violence la plus ordinaire, vers le fascisme le plus édulcoré, à l’image de ce militaire, mirage de cet océan de ballon blancs qui clôt la pièce. Le décor minimaliste est un leurre comme ce que nous donnent à voir les médias et les politiques. Loin de nous aider à lire ce monde chaotique, ils alimentent cette violence pour mieux nous délivrer les remèdes les plus simplistes. Pour accentuer ce trait, la mise en scène d’Hubert Colas comportementalise le jeu des acteurs. Elle est à l’image d’une société qui, pour soigner la violence, codifie les comportements pour mieux les contrôler. La force de la mise en scène de Colas est de positionner la trilogie de Crimp dans cette sorte d’immobilité apparente alors que ce trame des processus d’une violence inouïe.. Il arrive que le public rit par facilité mais la tension est palpable dans la salle. Le final avec la sublime musique d’Arcade Fire renforce l’aspect dramatique de la pièce et positionne pour longtemps « Face au mur » dans la postmodernité.

C’est une pièce politique. Aussi précieuse qu’un édito de Philippe Val dans Charlie Hebdo. Et ce n’est pas une caricature.

Pascal Bély – Le Tadorne

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Pascal Rambert coule le Festival d’Avignon.

En ce dimanche caniculaire, le déluge vient de s’abattre sur Avignon. Pascal Rambert y présente « After / Before », une création très attendue (les places s’arrachaient sur le parvis !). Au départ de cette œuvre, une question très linéaire que Rambert pose à des terriens au hasard de ses rencontres à travers le monde: «En cas d’une grande catastrophe, d’un nouveau déluge , qu’emporteriez-vous surtout du monde d’avant pour le monde d’après ?». A cette question d’une paresse intellectuelle effroyable, les terriens s’efforcent de donner des réponses complexes, drôles, réfléchies, percutantes, jamais ennuyeuses au cours d’un film projeté au début du spectacle. On y entend les réponses intelligentes d’Olivier Py et de Christine Angot. Une jeune fille souligne tout de même que l’on ne peut prendre un élément en dehors de son contexte ; Olivier Py évoque l’impossibilité d’isoler un élément d’un tout (à croire qu’ils ont tous lu Edgar Morin !). Une femme émouvante parle du temps à ne plus perdre, de la communication à ne plus disqualifier. Bref, ces terriens sont formidables ! Ils sont tous porteur d’un tout, d’une globalité. Ce film est un petit bijou ; la pièce aurait pu s’arrêter là et ARTE aurait signé pour le diffuser au cours d’une Théma !

Mais Pascal Rambert a une toute autre idée de la question et des réponses (après tout c’est son droit). Son point de vue consiste à recycler les paroles des terriens! Pour cela, il démonte les paroles , coupe, remonte à sa guise. Les jeunes comédiens sont isolés chacun dans une rangée où trône à la fin une personne plus âgée. Les deux générations essayent bien de communiquer, mais en vain (on est loin de« Trois Générations » de Jean-Claude Galotta). Tout est cloisonné, les paroles sont isolées de leur contexte (seule la Télévision sait faire aussi bien !), voire disqualifiées (la réponse d’Olivier Py est ridiculisée). Un chien sur le plateau fait diversion et amuse un public manifestement désemparé pour en rire !

Non content de s’en tenir à cette première relecture des « terriens », Rambert nous remet le couvert avec une mise en musique et donc en paroles ! Et là, l’apocalypse, le vrai déluge de Rambert sous nos yeux…Les comédiens chantent faux, dansent comme à l’école primaire, se déguisent pour un carnaval funèbre. Des cris fusent du public (« Rendez-nous le chien »!);  j’ai honte de cette création et pitié pour ces comédiens ! A sa propre question, Rambert n’emporte même plus les paroles des terriens et engloutit la création du festival d’Avignon dans un océan de ridicule….

A la fin du spectacle, je suis  sonné pendant une bonne heure…J’ai apposé une affiche au cloître Saint Louis, siège du Festival : « Pascal Rambert utilise la parole des spectateurs. Reprenons-là!»

Je me suis imaginé Jan Lauwers, le fabuleux créateur de « La chambre d’Isabella » répondre à la question de Rambert. Il en aurait fait une ode à la joie, avec  Olivier Py comme vainqueur!

A vous de voir…Rambert et sa troupe squatte le Théâtre de Gennevilliers les 18 et 19 février 2006…Préferez la montagne!

Pascal Bély.