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«Questo Buio Feroce» ou le «sid’amour à mort » de Pippo Delbono.

Assis au premier rang, nous sommes quatre à ne plus pouvoir nous lever. Éblouis par ce que vient de nous offrir Pippo Delbono. Apeuré et curieux de revenir vers vous, chers lecteurs, après cette épopée imaginaire entre la vie et la mort. Comment vous décrire ce que me fait cet homme à chacune de ses créations? Comment évoquer « ma plus belle histoire d’amour » théâtrale? Barbara aurait-elle traversé le plateau ce soir du Théâtre du Merlan, robe noire sur décor à fond blanc, pour nous chanter « la mort » dont le refrain me revient comme une invitation à unir ces deux artistes?

« Qui est cette femme qui marche dans les rues,

Où va-t-elle,
Dans la nuit brouillard où souffle un hiver glacé,
Que fait-elle?
Cachée par un grand foulard de soie,
À peine si l’on aperçoit la forme de son visage,
La ville est un désert blanc,
Qu’elle traverse comme une ombre,
Irréelle,»
Pippo Delbono serait-il lié à Barbara ? Elle chante, il danse. Elle clame le «sid’amour à mort», il convoque sur scène sa troupe pour «Questo Buio Feroce», fresque théâtrale inspirée du roman de Harold Brodkey, écrivain américain mort du sida. Dans mon imaginaire, elle lui chante «Mes hommes». Ce soir, il l’a rejoint, en dansant sur Aznavour,
«Emmenez-moi au bout de la terre
Emmenez-moi au pays des merveilles
Il me semble que la misère
Serait moins pénible au soleil»

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Pippo Delbono signe là sa plus belle oeuvre. Est-ce la dernière? «Questo Buio Feroce» serait-il le prologue de ses «Récits de juin» présentés au Festival d’Avignon en 2006 pour nous transmettre son patrimoine de l’humanité ? Je fais donc parti du voyage, entre obscurité et lumière, de l’épilogue au prologue. Il m’en coûte d’avoir mal aux yeux face à ce décor tout blanc. Mal au coeur, quand un homme très amaigri se lève puis se couche avec son masque de beauté. Ils défilent tous, éclopés, exclus, qui attendent leur tour, celui de baisser la garde, pour y aller.
Enfin.

Je les reconnais tous. Je m’accroche à mon siège pour ne pas chialer. Tel un thérapeute, Pippo est là, en coulisse, devant, en arrière pour nous soutenir et nous donner la bonne distance. C’est ainsi qu’il nous offre «My way», la «plus belle chanson du monde», chanté par cet homme beau et maigre comme un arbre prêt à refleurir en bouquet de roses rouges. Avec Pippo, la mort est un chemin qui se fait en marchant… C’est alors que ce blanc immaculé se teinte des couleurs de toute une vie, d’ombres et de lumières, d’histoires de sexe et de drogues, de contes et de légendes, de chansons et de danses. Pippo convoque notre imaginaire pour stimuler notre regard d’enfant, pour lâcher prise.

Enfin.
Avec Pippo, entre vie et mort, c’est la Dolce Vita où nos utopies et nos rêves les plus fous sont parés des plus beaux costumes d’un carnaval venitien, où nous jouons à cache-cache avec la mort. C’est sublime.
Il faut y aller. Elle attend, avec toute la force d’un groupe décidé à en découdre. Qu’importe ! Nous sommes au théâtre, espace de l’immortalité. Elle n’a plus qu’à reculer. L’artiste choisit, déterminé. Pippo danse, se couche religieusement puis se relève. Plus de masque, il offre son corps à la danse, à cet art de l’éphémère, pour devenir un ange.

Enfin.
Dis quand reviendras-tu?

Pascal Bély, Le Tadorne.

 

Certainement que tout va me sembler fade après «Questo Buio Feroce» de Pippo Delbono, moment intime où se lie le fantasmagorique et le réel.
Même si le déclic de cette oeuvre est la lecture d’un livre de Harold Brodkey, la place que tient la vie du metteur en scène dans ce spectacle est tout simplement grandiose. J’avoue avoir peur à l’idée qu’il pourrait s’agir de sa dernière création tant son imaginaire est mis à nu.
Comme avec tous ses spectacles, Pippo nous convie à partager un moment. On ne sait pas jusqu’où il nous emmène, peut-être au pays des merveilles, où tout ce qui peuple sa vie habite la nôtre.
C’est sur le plateau baigné d’une blancheur immaculée que l’humain va se succéder, faible et vil, capable du pire comme du meilleur.
Des scènes de torture en tant de guerre, de l’appel de numéro au guichet de la mort (nous sommes peu de choses !), de la maladie qui nous frappe tous, des contes qui baignent notre enfance où l’on s’identifie au héros ou à l’héroïne, nous sommes tous avides de pouvoir, si petit soit-il, afin de vivre le mieux possible dans cette jungle.
Mais lorsque, touchés par le sceau de la mort (« Me vois-tu ? Je disparais »), nous devons faire face à l’irréversible, alors nous nous retranchons dans notre monde où l’on espère trouver des merveilles.
Pippo Delbono, le bienfaiteur, dévoile, dissèque, expose l’abject comme le subtil sous mes yeux remplis de larmes.
« La Rabbia » et « Questo Buio Feroce » programmés dans le même temps par le Théâtre du Merlan est d’une coordination parfaite avec un fil conducteur : trouver sa force pour avancer.
Pippo a trouvé la sienne, c’est sa danse majestueuse.
Laurent Bourbousson.

« Questo Buio Feroce » de Pippo Delbono a été jouée à la Scène Nationale du Merlan les 14 mars 2008.

 

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OEUVRES MAJEURES

Le chaud et le froid de “La Rabbia”, par Pippo Delbono.

On ne peut pas rester insensible au théâtre de Pippo Delbono, ce metteur en scène est un génie.” C’est l’affirmation que j’ai réussi à formuler vingt quatre-heures après avoir vu « La Rabbia ».
Vingt quatre-heures, c’est long mais nécessaire. Plongé dans le mutisme le plus complet à la fin de la représentation, le silence et les images ont été mes seuls compagnons. “La Rabbia” (rage en français) bouleverse, émeut, fait rire, met le doigt là où ça fait mal : en résumé, elle remue les tripes.
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La vérité n’est pas dans un seul rêve, mais dans de nombreux rêves“. C’est avec cette phrase que Pippo Delbono nous entraîne dans son sillage où l’on croisera Pasolini, Rimbaud, Genet et Charlie Chaplin.
Entre l’onirisme et la réalité, la cruauté et la bonté, le beau et le laid, le chaud et le froid, je me laisse ensevelir, engluer dans ces contradictions.
Du personnage “enfantin” de Charlot au “Dictateur”, des séances de torture à Rafaella Carrà, de l’amour au déchirement, de la vie à la mort, Pippo Delbono sert toutes les dimensions du mot “rabbia” à travers ses souvenirs.
La rage est une canne sur laquelle on s’appuie tous. Que l’on soit bon ou mauvais, elle fait son chemin, se découvre cruauté ou bonté.
La voix de Pippo résonne à coup de “Dis-moi que tu m’aimes, dis-moi que tu m’aimes, dis-moi que tu m’aimes, dis-moi que tu m’aimeras pour toujours“. Mais il n’y a pas que cela, il sait “les noms des responsables du massacre de Milan du 12 décembre 1969“, et surtout que “derrière les nuages, il y a le soleil“.
Le soleil brille quand il est question de mimer des chansons des années 60, des chanteurs à la mode de l’époque.
Cette rage de vivre qu’a Pippo, donnée au public comme un cadeau universel, est belle.
Parce que vivre est un ensemble d’antagonismes que nous côtoyons, nous finirons tous avec nos petits anges et trouverons le salut auquel nous avons droit.

Laurent Bourbousson – 
www.festivalier.net

“La rabbia” de Pippo Delbono a été jouée à la Scène Nationale du Merlan les 11 et 12 mars 2008.

 

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FESTIVAL D'AVIGNON LE THEATRE BELGE! OEUVRES MAJEURES

Au Festival d’Avignon, “Nine Finger” clôture.

« Nine Finger » est un ovni théâtral dont l’atterrissage au Festival d’Avignon s’est télescopé avec le bilan de cette 61e édition. À la conférence de presse du 25 juillet en présence des deux directeurs et de Fréderic Fisbach, un spectateur souhaitait entamer un débat sur cette pièce. Silence gêné : « on en parle plus tard si vous le voulez ». Étrange réaction et mutisme pesant d’une assemblée plus loquace pour alimenter la polémique sur «les feuillets d’Hypnos »?
Il est 19h10. Je suis fatigué. Les mots ne viennent pas. Le Festival d’Avignon devrait s’achever avec « Nine Finger ». J’hésite à me rendre au Palais des Papes pour « Le Roi Lear ». Je suis sonné. « Nine Finger » est si puissant que je me sens impuissant pour poursuivre.
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Lui, c’est Benjamin Verdonck, acteur-performeur flamand. Avec son short Adidas, son tee-shirt rose et sa démarche désarticulée, il m’évoque l’adulte habité par les traumatismes de l’enfance. Il se couvre de cirage noir, tel un guerrier, pour (ré)apparaître progressivement avec son visage d’enfant. C’est parce qu’il danse avec elle, qu’il se transforme?
Elle, c’est Fumiyo Ikeda, danseuse née au Japon. Elle a toujours la grâce longtemps repérée dans les créations d’Anne Teresa De Keersmaeker. Elle ne quitte pas des yeux et du corps Benjamin. A la fois, ombre et lumière, Fumiyo incarne l’idée que je me fais du pacifisme.
A deux, ils ont créé avec le chorégraphe Alain Platel, « Nine Finger », théâtre dansé sur les enfants soldats où le texte et les mouvements tissent des liens si forts que tous nos sens sont sollicités. L’interpellation du spectateur est continue comme si au chaos sur scène doit répondre la déstabilisation du public. « Nine Finger » n’a donc rien d’une pièce compationnelle censée toucher notre fibre humanitaire. À trois, ils créaient la distance (réussie), médiatise (par les objets), pour que nos affects ne puissent perturber ce que nous devons voir et toucher du doigt: l’horreur. Le micro joue un rôle essentiel pour la faire entendre : jeté au sol, sur le matelas, sur les corps, enfouis dedans pour s’immiscer et faire mal, exhibé dehors comme un trophée, il décharge en continu la haine, la déchirure intérieure, la puissance destructrice des mots. Il mitraille pour déchiqueter la part d’insouciance et de créativité de l’enfant. Il est cet outil de la société du spectacle métamorphosé en matériel militaire (l’art serait-il une arme ?). Benjamin Verdonck le tient pour ne le lâcher qu’épisodiquement. Il est un appendice, une partie de son corps qui pendouille, dégouline de sang pour éclabousser de ses cris, de ses mots. Il explose même en sourdine.
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Dans cette guerre atroce, Fumiyo ne résiste pas toujours. Elle est souvent l’objet de convoitise de cet enfant. Il joue avec elle, ne sachant plus très bien la différence entre l’acte sexuel et un jeu de gosse. Cette confusion est magistralement restituée à partir de deux autres objets (un grand carton et un matelas) : tour à tour cachette, trampoline, lit conjugal, cave souterraine, tout y passe ! Mais peut-il se remettre du carnage ?  Qui est-il à la fin ? Que peut-il bien dire à Fumiyo qui, incarnant une psychologue, l’aide à verbaliser les images l’horreur ? Comment lui redonner sa part d’humanité ? C’est alors qu’elle finit par lui demander : « Que penses-tu de moi » ? Rideau.
Ce trio a réussi l’impensable : nous restituer le chaos le plus innommable. Le texte ne peut pas tout. L’intelligence, c’est d’avoir osé relier les mots à la danse non pour illustrer, mais pour nous aider à ressentir le processus qui transforme un enfant en guerrier. Nous changeons de statut : de spectateur, nous sommes les passeurs de cette expérience là. Ce chaos, de ma modeste place, je l’ai vécu. Alors même si Benjamin se remet du cirage à la fin du spectacle pour repartir à la guerre, il n’est plus tout à fait seul. Nous avons tout vu.
Aujourd’hui, nous savons.Pascal Bély
www.festivalier.net

« Nine Finger » de Benjamin Verdonck, Fumiyo Ikeda et Alain Platel a été joué le 27 juillet 2007 dans le cadre du Festival d’Avignon.

 

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FESTIVAL D'AVIGNON LE THEATRE BELGE! OEUVRES MAJEURES

Au Festival d’Avignon, Guy Cassiers for ever.

Le flamand Guy Cassiers revient au Festival d’Avignon avec « Mefisto for ever » au Théâtre Municipal. « Rouge décanté » présenté l’an dernier avait étonné par la performance solo de Dirk Rooftooft et une scénographie exceptionnelle. L’acteur fétiche endosse cette année le rôle de Kurt Köpler, comédien ambitieux et sympathisant gauchiste dans le roman de Klaus Man adapté par Tom Lanoye. Nous sommes donc projetés dans un théâtre, au coeur de l’Allemagne Nazie. Refusant de choisir son camp pour à tout prix maintenir une programmation, Kurt s’entête, s’enferme et participe à la tragédie qui va emporter son théâtre. La mise en scène provoque un écho incontestable dans l’Europe d’aujourd’hui et la France de Juillet 2007. Elle m’évoque la période où, vivant à Orange, j’ai combattu contre le Front National installé à la Mairie en 1995. Il s’agissait d’isoler la ville, de protester contre la venue d’artistes prêts à se compromettre avec un parti à l’idéologie nauséabonde. Douze années plus tard, personne n’est en mesure d’évaluer la pertinence de telles actions. « Jouer ou ne pas jouer », c’est l’éternel débat que la crise de l’intermittence en juillet 2003 a une nouvelle fois posé. Programmer «Méfisto for ever » au Festival d’Avignon est un avertissement, pris comme tel que je ne peux m’empêcher de relier au cri d’alarme (salutaire) de Pascale Ferrand, à la dernière cérémonie des Cesars. A l’idéologie nazie, se substitue la montée de l’extrême droite couplée à la diffusion rampante du paradigme néo-libéral puritain.

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« Méfisto for ever » sidère car cette pièce prolonge à la fois le texte initial mais aussi guide notre regard bien au-delà ce que nous voyons sur scène. Le travail du son est exceptionnel: les comédiens (petits micros collés sur la joue) nous murmurent presque comme pour réveiller nos consciences. Quand le ministre de la propagande hurle son idéologie nauséabonde, le son ne sature jamais, mais produit un écho saisissant. Les lumières illuminent avec beauté les parts d’ombres des acteurs, métaphore de nos ambiguïtés. La vidéo, loin d’être un effet technique à la mode, prolonge la scène pour évoquer l’outil de contrôle omniprésent de nos sociétés modernes. Alors que la troupe répète Hamlet, les comédiens allongés sur des tables sont filmés en hauteur. L’image restituée est impressionnante tel une contre plongée cinématographique d’une caméra de surveillance : d’où regardons-nous cette pièce ? Un jeu dans le jeu se met alors en place : la question sur le rôle de l’art au coeur du nazisme n’est pas une réponse linéaire, mais un enchevêtrement de questionnements. Nos statuts bougent (de « consommateur » de culture, de citoyen, de spectateur dans l’ici et maintenant) et ne cessent de se croiser au cours de ces trois heures époustouflantes de théâtre. La mise en scène de « Mefisto for ever » fascine, hypnotise par sa justesse, sa beauté et sa modernité. En effet, le texte initial de Klaus Man se prolonge alors que le rideau est baissé suite au suicide du ministre nazi de la culture. C’est alors que son remplaçant « démocrate » demande à Kurt Köpler de reprendre la programmation en contrepartie de « respecter les objectifs » de l’actuel régime. D’une idéologie à une autre, le théâtre est de nouveau confronté à de nouveaux dilemmes. Kurt Köpler est alors incapable de commencer sa phrase (“je…”; “je…”), faisceaux lumineux pointés sur ses tempes comme un révolver prêt à se décharger. Ce bégaiement est maintenant le nôtre.

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Cassiers nous laisse seul avec nos questions. Comment l’art peut-il composer avec l’époque néo-libérale qui s’ouvre? Comment les Directeurs des structures institutionnelles répondent-ils et se positionnent-ils à l’égard des injonctions des politiques où les objectifs quantitatifs dictent le projet culturel ? Comment le public, par ses attentes (plus proches parfois du divertissement que de la coconstruction du sens), participe-t-il à transformer l’art en produit sensible aux effets de mode ? “Mefisto for ever” ne répond nullement à toutes ces questions, mais les provoque. Quand Chrisitine Lagarde, l’actuelle Ministre de l’Économie, recommande d’arrêter de penser pour privilégier le travail productif ; quand Christine Aubanel évoque la productivité transposée à la culture, il est urgent de définir un projet global européen qui dépasse celui d’Avignon. Le Festival pourrait être une caisse de résonance, une agora exceptionnelle. La nomination de Roméo Castellucci comme artiste associé en 2008 a de quoi laisser circonspect eu égard au défi intellectuel et politique lancé par Cassiers et tant d’autres?

Pascal Bély-www.festivalier.net

 Mefisto for everde Guy Cassiers a été joué le 21 juillet dans le cadre du Festival d’Avignon.

Crédit photo: © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Au Festival d’Avignon, Raimund Hoghe, encore et toujours.

Pourquoi la dernière création de Raimund Hoghe a-t-elle à ce point déçu les festivaliers d’Avignon ? J’y ai pourtant retrouvé le talent, la délicatesse, et la créativité de ce chorégraphe exceptionnel. Je le connais depuis 2004, date à laquelle il présentait face au public bouleversé de Montpellier Danse, « Young people, Old Voices ». En juin dernier, Meinwärts provoquait la sidération. Depuis, il y vient chaque année comme un rendez-vous ritualisé avec les Montpelliérains. Je me sens familier de son univers fait d’objets posés sur scène, de métaphores qui s’emboîtent les unes des autres pour former le kaléidoscope de nos sensations. J’ai un profond respect pour cet artiste qui m’a familiarisé avec la lenteur des mouvements, avec l’émergence du sens par l’immobilité. Là où le public d’Avignon frissonne avec Roméo Castellucci, je tremble d’émotions pour Raimund Hoghe.
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Alors, que se passe-t-il avec « 36, Avenue Georges Mandel » présentée dans la jolie chapelle des Penitents Blancs ? C’est la dernière adresse où vécut Maria Callas, seule et malade. Hoghe y voit une « sans domicile fixe » qu’il incarne en portant la couverture de la Croix Rouge, en se glissant sous des cartons. Cette détresse est traduite par des gestes délicats qui, comme dans « Les éphémères » d’Ariane Mnouchkine, résonnent chez les admirateurs de la Callas et le public sensible à la question de l’hébergement précaire. Hoghe parcourt la scène, telle la diva, à la recherche de sa gloire perdue comme le fait un SDF avec les objets qu’il trimballe, témoignage d’un passé encore vivant. Les vêtements sont une seconde peau qu’il plie avec minutie pour les déplier avec grâce et endosser un nouveau rôle. C’est ainsi qu’il enfile un imperméable (où l’on devine qu’il est nu), tels ces hommes qui miment la Callas devant la glace. Bouleversant.
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Que ce soit pour la Callas ou un SDF, c’est la lenteur qui semble faire l’histoire : le processus de déchéance n’est pas aussi brutal et rapide que les médias voudraient nous le faire croire. Perdre son domicile, sa gloire, est un long processus, parfois indescriptible à l’?il nu.  C’est précisément cela qui hante les Français (plus de la moitié d’entre eux ont peur d’être SDF selon un sondage paru lors des dernières élections). Raimund Hoghe ne le traduirait-il pas à ses dépens ? Ce spectacle serait-il donc anxiogène ?

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L’arrivée du danseur Emmanuel Eggermont, tel un ange, fait baisser la tension (à cet instant précis, les spectateurs ne quittent plus leurs sièges). Avec sa rose à la main, on imagine  Barbara se dirigeant vers ses admirateurs. Mais plus vraisemblablement, il incarne le public de la Callas. Nous sommes donc sur scène pour entourer Hoghe, lui redonner nos habits, pour l’inclure à nouveau. Ce moment est magnifique, car cet ange fait (trop tardivement) le pont entre lui, elle et nous.  Il libère Raimund Hoghe d’un poids mythique, et de l’angoisse générée par la pauvreté. Le dernier regard entre les deux hommes est fulgurant comme un lien indestructible entre elle et nous, entre la dénuement et la gloire (il fallait tout de même oser ce rapprochement).
Alors, oui, « 36, Avenue Georges Mandel » est un chef d’oeuvre d’humanité, qui s’entend dans un lien quasi intime avec Raimund Hoghe. Je rêve qu’Avignon reconnaisse la stature de ce chorégraphe et que l’on cesse, pour se protéger, de faire référence à des clichés (que n’ais-je pas entendu ! « Il utilise le fait qu’il soit bossu », « ce n’est pas de la danse » ; « c’est un peu trop facile? »).

« 36, Avenue Georges Mandel »,
« Rue de la grange aux loups »,
Paris,
Nantes,
Callas,
Barbara,
« Chapelle des Penitents Blancs », Avignon?

Pascal Bély – Le Tadorne

« 36, Avenue Georges Mandel » de Raimund Hoghe a été joué le 22 juillet 2007 dans le cadre du Festival d'Avignon.
Crédit photo: © Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Warlikowski met fin au « silence des hétérosexuels » lors du Festival d’Avignon.

 La cour du lycée Saint-Joseph accueille Krzysztof Warlikowski, pour « Angels in América I et II ». Ce metteur en scène polonais, habitué du festival d’Avignon, est un réconciliateur. En 2005, au coeur de la tourmente provoquée par l’artiste associé de l’époque (Jan Fabre), « Kroum » avait fait l’effet d’un baume apaisant. Aujourd’hui, il revient pour nous conter le roman de Tony Kushner sur les années sida dans l’Amérique de Reagan. Cette tragédie fait trembler les murs et les gradins, réveille le mistral glacial, et résonne dans cette France décidément bien trop calme.
En juin dernier, le Festival Montpellier Danse s’interrogeait et commémorait les victimes: comment le sida a-t-il influencé la danse ? Quel rôle joue-t-il aujourd’hui ? Comment alerter l’opinion publique sur le drame qui secoue l’Afrique ? Avignon prolonge le débat en inscrivant l’épidémie à l’articulation du politique et de l’intime. Curieuse coïncidence tout de même au moment où l’équipe de Sarkosy, néolibérale et puritaine, brouille les cartes, abat les cloisons pour clore les controverses et marginaliser un peu plus ceux qui pensent différemment. Le théâtre de Warlikowski est donc une bouffée d’oxygène qui repositionne la marginalité au coeur du progrès social, du processus créatif et invite les hétérosexuels (majoritaires) à cesser de considérer l’homosexualité à partir de leur moralité, qu’ils reconnaissent au Sida sa dimension sociale, politique et culturelle. Ces 5h30 donnent à cette tragédie les images d’un film de David Lynch, les métamorphoses d’un Roméo Castellucci, les rythmes d’un Joël Pommerat. Warlikowski réunit mes références théâtrales, incarne mon histoire face au sida dans le jeu exceptionnel des acteurs pour la restituer en fresque vivante
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Deux hommes s’aiment ; l’un est atteint du sida, l’autre pas. Plus loin dans la ville, un couple se déchire : l’un est attiré par les ballades dans les parcs pour y observer les hommes, l’une prend des cachets dans l’attente d’avoir un enfant. À côté de ces amoureux transits, un avocat, proche de l’équipe Reagan, a le sida qu’il dissimule en cancer, hanté d’avoir plaidé la peine de mort pour Ethel Rosemberg. Tous les acteurs de cette tragédie sont reliés, mais profondément isolés dans leur souffrance. Ils sont des marionnettes manipulées par les oligarchies religieuses, enfermés dans les jeux de leur caste professionnelle, prisonnier de leur idéologie. Qui tient les fils ? Comment s’en échapper ?  
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C’est là que Warlikowski démontre toute la puissance de son art : guérir du « sid’amour », c’est ouvrir les espaces de dialogue, libérer les peurs, tisser des liens de solidarité, laisser la place à l’inconscient pour qu’il fasse son travail d’introspection et de réparation. A l’image de l’unité de lieu (grande pièce aux murs argentés, au mobilier d’un ancien pays communiste, à la fois salle d’église et de réunion du parti) qu’il transforme en chambre d’hôpital, en pays imaginaire de l’Antartique, en coulisse de la mort pour mieux relier, élargir là où le sida enferme, cloisonne, tue à petit feu. La mise en scène de Warlikowski est une approche politique face à une maladie réduite par les hétérosexuels à la sphère de l’intime. Elle met en mouvement le lien que les malades ont tissé avec leurs proches: dire, mais pas tout, suggérer pour éviter le voyeurisme, donner du sens à l’inacceptable pour préserver la vie. Warlikowski a tout compris de cette maladie, de sa complexité, mais aussi des enjeux sociétaux : ce sont les minorités qui enclenchent le changement. Il ne simplifie rien, mais ouvre en permanence jusqu’à la scène finale où tous les acteurs assis face à nous, dissertent sur le sens de la vie, nous aident à nous réapproprier la question du sida, facilitent le passage de la fiction à la réalité (l’histoire est toujours en oeuvre avec ce virus).
Deux jours après, une spectatrice me confiera : « il ne faudrait pas réduire « Angels in América » à une pièce sur les homosexuels ». Qui lui parle de réduire ?

Pascal Bély
www.festivalier.net

« Angels in América » par Krzysztof Warlikowski a été joué le  20 juillet 2007 dans le cadre du Festival d’Avignon.

Crédit photo: © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, Galin Stoev rejoint le monde des éphémères.

“Genèse n°2”, par le Bulgare Galin Stoev, restera l’une des belles surprises du Festival d’Avignon. J’avais fait la connaissance de cette petite troupe à Marseille au printemps dernier pour “Oxygène où j’avais pu remarquer le potentiel (chaotique) créatif de ce collectif européen (composé de Belges, français, suisses) où déjà leur lien avec l’auteur russe Ivan Viripaev était prometteur. Aujourd’hui, Galin Stoev a mûri dans sa mise en scène, accompagné par trois acteurs magnifiques. C’est donc un jeune théâtre européen, ouvert vers la Russie, incluant trois musiciens sur scène et jouant avec la vidéo comme prolongement du texte. Ce processus d’ouverture alimente en continu cette pièce puisqu’elle est le fruit d’une rencontre entre Ivan Viripaev et Antonia Velikanova, patiente schizophrène. Elle lui a confié un texte, à lui d’y ajouter ce qui lui semble bon (il insère des extraits de leurs correspondances, des chansons comiques).
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Le résultat est époustouflant! Imaginez Dieu, la femme de Loth et le prophète Jean embarqués dans un combat de mots et de corps pour connaître enfin la vérité: qu’existe-t-il après la mort? À cette question se greffent en musique de fond, les rapports d’ Antonia Velikanova avec son médecin (Arkadii Ilyitch, nom qu’elle donne à Dieu dans son roman!). Nous sommes ainsi propulsés à plusieurs niveaux de lecture en même temps auxquels faudrait ajouter notre lien personnel à la religion, à l’au-delà. C’est toutes ces imbrications qui font de Genèse n°2 un petit bijou théâtral où le jeu magnifique de Vincent Lécuyer (Arkadii Ilyitch) emporte tout sur son passage. Au delà du lien à Dieu (finalement, est-il au centre de tout?), cette oeuvre nous embarque (spatialement?!) dans la schizophrénie où la religion tient une place de choix. La mise en scène épouse les contours de cette maladie comme le ferait un peintre face à son modèle: elle met en relief le rapport à Dieu, dessine en arrière-plan les liens verticaux entre le médecin et sa patiente, pose ici et là des touches de poésie. Le tableau s’anime tel film de cinéma en trois-huit, éveille notre regard d’enfant (l’imaginaire comme réponse au sectarisme religieux), nous plonge dans la douce musique de la déconstruction des mots.
On se prend nous aussi à rêver d’un autre monde et d’embarquer dans leur navette spatiale. La destination, certains d’entre nous la connaissent déjà: et si Antonia Velikanova était de la planète des éphémères, si chère à Ariane Mnouchkine?

Attendez-moi, j’arrive…

Pascal Bély
www.festivalier.net

Genèse n°2 par Galin Stoev a été joué le 20 juillet 2007 dans le cadre du Festival d’Avignon.

Crédit photo: © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Le corps à vif de Julie Guibert.

A 11h40, dans le jardin de la vierge du lycée Saint-Joseph, la danseuse Julie Guibert provoque la sidération. Le Sujet à vif, manifestation chorégraphique au coeur du Festival d’Avignon, sauve ainsi sa piteuse programmation. Remarquée dans la dernière création de Christian Rizzo à Montpellier Danse, « B.c, Janvier 1545, Fontainebleau », Julie Guibert propose un solo, Devant l’arrière pays du chorégraphe belge Stijn Celis. Avec l’allure d’une danseuse classique, elle opère sa mue tel un manifeste féministe au pays des machos. C’est impressionnant de précisions comme si tout était préparé avec minutie pour ne pas laisser d’espace à la prise de pouvoir d’un autre. Chaque geste est habité jusqu’au bout, chaque transformation endossée avec grâce et disgrâce. Julie Guibert danse pour assumer haut et fort (elle crie sans faire de bruit) son changement.
La danse trouve sa force provocatrice, sa raison d’être alors qu’elle est quasiment absente du Festival d’Avignon. Elle surgit avec l’énergie du rock, avec la détermination d’un chorégraphe décidé à donner à cette artiste hors du commun, le meilleur de son art. Je ressens la transmission de Stijn Celis comme si son parcours habitait le corps de Julie Guibert. Ces quarante minutes résonnent comme une ode au chaos créatif.
Devant l’arrière pays est déjà dedans pour n’être plus en dehors.

Pascal Bély
www.festivalier.net

Devant l’arrière pays de Stijn Celis a été joué le 21 juillet dans le cadre du “Sujet à vif” au Festival d’Avignon.

Crédit photo: © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

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“Le silence des communistes” illumine Avignon et la gauche.

Comment se remettre du voyage au long cours des «Éphémères » de Mnouchkine proposé hier par le Festival d’Avignon ? Par un curieux hasard de la programmation, « Le silence des communistes » dans une mise en espace de Jean-Pierre Vincent poursuit le travail entamé la veille ! Quelle oeuvre ! Emu jusqu’aux larmes (encore?), je me lève pour applaudir ce trio d’acteurs exceptionnels (Gilles David, Melania Giglio, Charlie Nelson) en étant conscient d’avoir assisté à un moment inoubliable du festival, mais aussi d’avoir vécu un tournant dans ma vie d’homme de gauche.
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« Le silence des communistes » est un ensemble de lettres échangées entre des militants de la gauche italienne. L’un d’entre eux, Vittorio Foa, interroge deux de ses camarades sur leur silence à propos de la disparition de leur parti et plus généralement sur l’époque où le PCI est une force politique incontournable en Italie. Rien n’est esquivé, mais tout est posé avec panache, respect et sincérité. Gilles David incarne Vittorio Foa avec la puissance qui sied à ce personnage. Il est pour l’instant seul et se tient dans un coin, assis à une table de bistrot. Il se lève pour venir au centre de la scène, quasiment dans l’ombre pour nous fixer dans les yeux. Dans ce déplacement a priori anodin, Vincent interpelle avec délicatesse le public, comme pour l’inclure dans ce questionnement et l’interroger lui aussi sur la disparition du PC en France et sur la faiblesse de la gauche en général. Tout au long de la représentation, ces aller-retour entre les extrémités de la scène et son coeur se poursuivront pour maintenir magistralement ce « pas de côté » qui nous autorise à lire l’avenir de la gauche française à partir de la situation italienne. L’Europe est vivante, Vincent la met en mouvement.
L’arrivée de Melania Giglio dans le rôle de Miriam Mafai apporte les premières réponses. Elle interroge tout autant la doctrine passée du Parti que son rôle dans le déclin. Son engagement féministe transparaît et l’on sent chez cette femme une détermination à persévérer, à reconstruire la gauche sur d’autres bases. Elle entend, comprend les changements induits par la globalisation. Loin de la rejeter, elle intègre la nouvelle donne pour définir un nouveau paradigme. Sa voix, son corps, ses gestes traduisent ce changement. Je ressens la force de cette quête de sens. À l’issue de sa réponse, elle s’assoit, dos au public, lettres à la main, pour écouter le dernier protagoniste de cette épopée intellectuelle.
Charlie Nelson arrive et campe avec discrétion le personnage d’Alfredo Reichlin. Il ouvre le questionnement, pose de nouveaux enjeux avec la grâce d’un félin. On sent qu’il commence à tisser la toile entre ces trois personnages allant de l’un vers l’autre à l’image d’une maïeutique.
C’est à ce moment précis que Gilles David reprend la main, reformule, énonce les problématiques (ouvertes, questionnantes, complexes, incertaines, créatives, …).

La gauche renaît, là, sous mes yeux, au Festival d’Avignon. Je suis loin du sectarisme du Parti Socialiste, je ressens la pensée du sociologue et philosophe Edgar Morin, j’entends les termes posés par Ségolène Royal et François Bayrou. J’en tremble tant j’éprouve l’impérieuse nécessité de poursuivre leur débat (qu’ils jouent en dix secondes et provoquent le grand éclat de rire final du public !). La force de la mise en scène c’est de l’avoir inscrite dans cette salle (à Champfleury, où la déco est en phase avec l’ambiance d’une cellule du parti !), à distance du centre-ville comme pour mieux métaphoriser l’urgence de prendre du recul suite à la victoire de Sarkosy. C’est aussi d’avoir positionné le théâtre comme médiant entre les politiques et nous-mêmes, pour mieux signifier que sans la culture, les penseurs et les chercheurs, la refondation de la gauche est impossible. Jean-Pierre Vincent est donc passé à l’acte. Avec brio, justesse et talent. Que ces quelques mots puissent le remercier.
Il y a décidément des silences qui en disent long…

Pascal Bély.
www.festivalier.net

 « Le silence des communistes » mis en espace par Jean-Pierre Vincent a été joué le 15 juillet 2007 dans le cadre du Festival d’Avignon.

Crédit photo: © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon.

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Avec “Les Ephémères” d’Ariane Mnouchkine au Festival d’Avignon, tout devient possible.

Sous un soleil de plomb, nous arrivons à 14 heures, au Parc des expositions de Chateaublanc, au sud d’Avignon. L’endroit est laid, angoissant, à l’image d’une ville désertée après un bombardement radioactif. En franchissant l’entrée, nous ressentons déjà que la troupe du Théâtre du Soleil a investi le lieu pour retrouver, après douze années d’absence, le public du Festival d’Avignon. La crise des intermittents de 2003 avait annulé les représentations du « dernier Caravansérail » malgré l’obstination d’Ariane Mnouchkine à vouloir poursuivre le Festival. Je me souviens de son intervention décalée sur France Inter comme le souvenir d’une rupture entre elle et moi, entre elle et la communauté culturelle. Son retour en 2007 signe les retrouvailles avec l’intégrale des Éphémères en deux recueils de trois heures chacun. Toute la troupe est là, investissant différents hangars d’où s’échappent déjà des odeurs de grillades. À l’intérieur, c’est un beau décor entre cirque et théâtre qui nous accueille. La petite scène ovale est entourée de gradins illuminés par des loupiottes. Elles s’allumeront parfois au cours du spectacle, témoin de notre présence et métaphore de notre émerveillement.
J’arrive grippé (38° au compteur), épuisé par les deux spectacles de la veille (Waltz, Garcia) : comment ne pas flancher ? Le Théâtre du Soleil va donc réaliser l’impensable : m’aider à tenir debout jusqu’à 22h30, sans faillir (ou presque!) passant de l’hypnose à la distance, des pleurs au rire, de moi, à nous, à eux, vers l’humanité. À 22h30, le public d’Avignon fait un triomphe de vingt minutes à cette troupe hors du commun. « Les éphémères » sont un cadeau, un joyau du théâtre populaire. Deux jours après, en écrivant cet article, toujours la même émotion. Ça monte…
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Sommes-nous seulement au théâtre ? Pas si sûr, alors que défilent différentes scènes, toutes jouées sur des minuscules décors sur roulettes. L’ensemble vous projette quasiment au cinéma (quand un tableau se termine par la gauche, un autre déboule par la droite). Tout semble millimétré comme pour signifier la fragilité de l’équilibre social, et la force du lien familial, intergénérationnel et collectif. Le premier acte campe les personnages (à eux tous, ils formeraient un quartier d’Avignon !) dans leur solitude affective, dans leur précarité, leur vulnérabilité psychologique. Les dialogues sont minimalistes, les scènes se jouent sur de minuscules espaces où la lenteur des mouvements évoque une longue plainte compationnelle. Sidérant. Émouvant jusqu’aux frissons comme une caisse de résonance qui entamerait son travail de l’intérieur. Le deuxième acte s’ouvre au collectif (souvent familial), s’éloigne de la complexité des individus, et s’attache à décrire des situations. Les deux derniers actes créent la dynamique, mettent en relief les problématiques, relient les scènes les unes aux autres pour créer une fresque humaine où nous sommes inclus à chaque instant.
« Les éphémères » donnent à chaque spectateur un bout de son histoire que Mnouchkine restitue avec génie. Elle produit le mouvement pour que notre inconscient soit de la partie, pour que chaque tableau soit une résonance. Chaque scène concentre l’émotion, mais la scénographie n’oublie jamais de laisser de l’espace pour que le lien entre eux et nous puisse opérer. « Les éphémères » serait le génogramme vivant de chaque spectateur tant nous pouvons retrouver ce qui nous constitue (notre histoire familiale, nos valeurs, nos mythes fondateurs). Mnouchkine nous aide à grandir en nous replongeant dans les petites attentions de l’enfance, celles-là mêmes que nous aurions perdu, mais que nous revivrons une fois vieux. Elle nous permet de dépasser nos jugements de valeur en plaçant tous les gestes de la vie quotidienne dans un contexte plus large car toujours relationnel.
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Mnouchkine remet la problématique sociale au centre de tout, de notre regard, à l’heure où notre société la fragmente plus que jamais. Tous les personnages sont la France d’aujourd’hui dans ses fractures les plus intimes que la société éclatée révèle, mais étouffe dans les non-dits. C’est une pièce d’avenir, car les enfants sont omniprésents. Elle redonne une puissance aux petits gestes quotidiens (apprendre à faire du vélo à un enfant) pour leur donner une force politique dans un contexte ou le chacun-pour-soi fait loi.

“Les éphémères“, c’est l’univers de l’infiniment petit pour devenir grand.

Pascal Bély
www.festivalier.net

« Les éphémères » par le  Théâtre du Soleil a été joué le 14 juillet 2007 dans le cadre du Festival d’Avignon.

Crédit photo: Michèle Laurent.