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«Je tremble» de Joël Pommerat : deux contre un.

En mai dernier, le Théâtre du Merlan à Marseille, programmait “Je tremble (1)” de Joël Pommerat. A l’affiche du Festival d’Avignon, j’ai donc revu le (1) pour voir le (2). Joël Pommerat a de la suite dans les idées, mais semble s’égarer dans ce deuxième épisode très convenu et pour tout dire, sans intérêt majeur.
J’ai de nouveau rendez-vous avec lui, avec eux. Je les reconnais quasiment tous depuis notre dernière rencontre mémorable lors du Festival d’Avignon en 2006. Lui, c’est Joël Pommerat, metteur en scène. Eux, de la compagnie Louis Brouillard, c’est peut-être vous, c’est sûrement une partie de moi, c’est à coup sûr un fragment animé de notre lien social. C’est une troupe de comédiens qui jouent avec nos maux, nos parts d’ombres et de lumières, pour remettre en mouvement ce que nous figeons, faute d’espace et de liens. «Je tremble (1)» m’essore, me plie et me déplie, comme un processus d’inclusion et d’exclusion permanent.
Cela n’échappe plus à personne. Le politique se fond dans la société du spectacle. Encore une fois au cours de cette saison théâtrale, un animateur (télévisé?) ouvre le bal sur fond de rideau pailleté. Sur un ton décomplexé et détaché, il nous annonce qu’il va mourir ce soir, sous nos yeux. Puis se met à danser sur «Sex bomb». Nous voilà donc positionnés en voyeur d’une tragédie humaine que nous feignons tous d’ignorer à force de fusionner le lien social dans le lien économique et médiatique. Joël Pommerat pose d’emblée le contexte en insinuant, «regardez ce que nous avons fait de notre vivre ensemble». Il accentue le malaise quand une jeune femme s’approche du micro pour hurler son besoin vital de rêver, de se projeter, de faire appel à son imaginaire. Elle finit par dénoncer le silence des intellectuels et des politiques.
«Je tremble (1)» est une succession de tableaux, qui en disent long sur la déliquescence du lien social. Joël Pommerat allume les projecteurs, les éteint puis remet la lumière là où nous aurions bien remis une couche de paillettes. Avec empathie, il nous montre une souffrance à la fois intime et sociétale, loin du misérabilisme marchand de nos médias et de l’humanisme calculé de nos politiques. Ce modèle que nous co-construisons depuis une vingtaine d’années fait souffrir parce que nous ignorons «le vivre ensemble», nous enfermons l’autre dans une lecture comportementaliste, nous marchandons notre corps, nous censurons l’utopie. Il ressent notre impuissance alors que nous sommes habités d’intentions honorables (issus des idéaux de mai 68) mais qui ne peuvent plus rien face à ce modèle économique destructeur du lien social groupal. La force de Joël Pommerat est d’offrir un bel espace à l’expression de cette souffrance tout en suggérant, par sa mise en mouvement des mots et des corps, que nous pourrions imaginer un autre futur en nous appuyant sur le collectif comme force transcendante. Il positionne constamment le spectateur dans un dedans – dehors troublant, entre introspection, interpellation, mise à distance, dans un mouvement perpétuel entre le «moi» et le «nous», propice pour inventer nos utopies.
«Je tremble (1)» est la magnifique fresque d’un homme profondément à notre écoute. Joël Pommerat est un clinicien du sociétal, un peintre impressionniste d’une société déprimée.
Mais «Je tremble (2)» casse ce bel équilibre entre le «nous» et le «je». L’animateur du cabaret devient central et nous propose sa descente aux enfers, dans les entrailles du «mal». À partir de cette métaphore, Joël Pommerat met en lumières ses représentations du «mal» mais on finit par se perdre dans une confusion des niveaux logiques. Entre la scène du tribunal où les témoins sont corrompus, les petits meurtres entre amis, la mutilation du corps des femmes par soumission au désir des hommes, les trahisons dans le couple, le spectateur ne sait plus comment relier ces instantanés. Joël Pommerat met au même niveau des scènes du réel, d’autres plus symboliques où il questionne les paradigmes dominants. Mais on cherche la cohérence de l’ensemble. Le texte se désincarne, ne dit rien de bien nouveau comme si l’auteur et le metteur en scène n’étaient plus en lien, comme si le réel n’était plus transcendé. Joël Pommerat répète son propos en tentant de conceptualiser ce qu’il positionnait  auparavant sur un terrain beaucoup plus «résonnant». «Je tremble (2)» se refroidit sans qu’une pensée émergente puisse nous stimuler.
Comme beaucoup d’artistes, Joël Pommerat bute lui aussi à dessiner les contours d’une nouvelle société, d’un nouveau monde. Il semble tourner en rond et je me surprends à m’ennuyer.
«Je tremble (1)» se suffisait à lui-même. Le (2) n’est qu’un tremblement, là ou j’attendais la secousse.

Pascal Bély. www.festivalier.net

Je tremble” (1) et (2) de Joël Pommerat a été joué le 24 juillet 2008 au Festival d’Avignon.

 

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Avec Philippe Quesne, autant être cool comme un dragon.

Inutile de s’énerver.
Inutile.
Cela ne sert à rien.
Autant rester cool et zen après le naufrage de ce week-end où le Tadorne a perdu sa plume après tant de propositions frôlant l’imposture (Superamas), l’inutile (Emio Greco) et l’enfermement (Benjamin Verdonck, le Théâtre du Radeau).
Cool, zen.
On en remercierait presque Philippe Quesne et sa «Mélancolie des dragons» de nous proposer un spectacle aussi inutile, vain, mais tellement cool.
Alors que le mistral se déchaîne dans le Cloître des Célestins provoquant un bruit infernal (l’enfer est très tendance cette année à Avignon), ils sont sept hommes des cavernes à s’extraire d’une Ax Citroën en panne, au beau milieu d’un paysage enneigé. Le chien, Hermès, sort tranquillement tandis que l’autoradio passe subitement d’AC/DC à la musique du moyen-âge. Isabelle, arrive sur son vélo et propose de les aider. Elle finit dans le moteur et diagnostique un changement de delco. Vive les femmes…
Alors qu’il faut attendre une semaine pour réparer la voiture, nos compagnons d’infortune vont présenter à Isabelle leur prochain spectacle, embryon d’exposition d’art contemporain itinérant, inclut dans un parc d’attraction (dont ils n’ont pas encore trouvé le nom…) où l’air, l’eau, le feu, les bulles de savon et la nature forment une oeuvre globale. Isabelle en a donc la primeur : une générale individuelle en quelque sorte.
Cool, zen.
C’est incroyablement ridicule. Je souris, car c’est poétique («on est finalement tous des artistes en devenir »). Je m’inquiète souvent (« ils n’ont trouvé que cette idée pour démontrer l’absence de propos et de créativité des artistes français en ces temps troublés … »). Je m’endors parfois («respire, détends-toi, tu es au 62e festival d’Avignon»).
Cool, zen.

Et puis…cela commence à bien faire. Où sont Jan Fabre (édition 2005), Olivier DuboisChristophe Haleb ? Que le mistral emporte ces ballons de pacotilles et qu’on dépêche illico le régisseur pour acheter en urgence un delco pour Ax année 90 chez un concessionnaire d’Avignon. Qu’ils libèrent enfin le plateau!
Cool, zen.
J’ai presque envie de pleurer. Je pense à Pippo Delbono. Je me sens mélancolique
Cool, zen.
Mais ils sont si fragiles sur ce plateau. Ils parlent si doucement. Ils ont l’air si improductif dans un pays où le slogan «travailler plus pour gagner plus » va finir par orner les façades des écoles, des théâtres et des entreprises. Ils sont incroyables dans leur processus de création à s’appuyer sur tant d’immatérialité pour nous offrir, là, rien que pour nous, une oeuvre d’art contemporain . Et je comprends qu’il faut se laisser porter, sans chercher le sens caché si ce n’est celui d’une émotion tant contenue depuis deux jours. Ces ballons gonflés emportés par le mistral dans ce paysage enneigé ne sont-ils pas une réponse construite à l’envahissement des jolies formes dans le spectacle vivant (Roméo Castellucci serait-il un peu visé ?)
Cool, zen.
J’applaudis à peine presque plus intéressé par les réactions du public : enthousiasme, circonspection, indifférence polie….
A la sortie, j’entame le débat avec quelques spectateurs. Un jeune homme accompagne Laura (il était peut-être caché dans la malle de l’AX). Il me regarde attentivement, tout en souriant, me dépatouiller avec mes explications un peu fumeuses.
Il me regarde.
Cool, zen.
En les quittant, je chante dans la rue.
Prêt à m’envoler comme un ballon dégonflé.Pascal Bély

"La mélancolie des dragons" de Philippe Quesne a été joué le 20juillet 2008 dans le cadre du Festival d'Avignon.
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A Chaillot, la réévolution de Wajdi Mouawad.

Harwan se lève du lit, téléphone, se couche, puis écoute de la musique sur son ordinateur. Nous sommes invités dans la chambre d’un étudiant libanais au Canada, plus proche de la cellule que de la cabane. Il tente de finir sa thèse, mais il bute sur la conclusion. Prisonnier d’un savoir qui lui échappe, dépendant d’un directeur qui avance la date de sa soutenance suite au décès d’un étudiant (l’échafaud approche), loyal à l’égard d’un père qui mise tant sur lui, obéissant aux caprices de Robert Lepage (auteur de théâtre canadien, sujet de la thèse), le voilà pris dans un étau : réussir, mourir, changer.

L’acteur et metteur en scène Wajdi Mouawad joue «Seuls » pendant deux heures, en slip avec ses petits bourrelets, et fait exploser son art dans un chaos indescriptible. Ce soir, au Festival d’Avignon, nous assistons à la métamorphose d’un étudiant immigré libanais, d’un metteur en scène montréalais d’adoption, du théâtre français. Rien que ça.

Quoi de plus banal que la vie d’un thésard ou du moins ce que nous en savons ? Mais derrière les apparences, il y a dans le lien entre l’étudiant et la thèse (objet perdu de l’enfance?) un enchevêtrement de signifiants que Wajdi Mouawad restitue avec intelligence et beauté. La tension lors de la première heure est tangible entre Harwan prisonnier de ses loyautés et la vidéo qui le projette contre le mur (au sens propre comme au figuré). Plus souvent allongé que debout, la dynamite du changement se prépare et le public semble plus en arrière de la scène (tel un psychanalyste) que face. Effervescence d’autant plus palpable que la technologie rationaliste montre ses défaillances à l’image de ce téléphone, à terre, omniprésent, tel un cordon ombilical dont on perd le fil à force de s’y enrouler.

Comme les peintres de la Renaissance qui parcouraient l’Europe pour voir le monde autrement, notre étudiant se rend en Russie à la poursuite de Robert Lepage. Mais il déjà reparti aux États-Unis. Enfermé durant une nuit dans une des salles du Musée de l’Hermitage à Saint-Pétersbourg, tout bascule et nous ne l’entendrons plus. La scène se transforme en atelier du peintre, les murs deviennent des parois transparentes où comme l’homme des cavernes, Harwan redessine avec ses mains son identité, se réapproprie sa langue, se débarrasse de l’accessoire pour retrouver le sens en créant l’espace freudien de l’introspection. Pour renaître.
Le public est alors projetté dans l’impensable : Harwan déchire une reproduction du Retour du fils prodigue de Rembrandt, pour s’y engouffrer et réapparaître avec une nouvelle peau (son corps est immaculé de peinture). Il est « ?uvre d’art ». Encore la Renaissance…
À quelques mois d’intervales, le théâtre m’a inclut dans l’obscurité féroce de Pippo Delbono et dans la fresque lumineuse de Wajdi Mouawad. Ces deux artistes créent l’espace de l’imaginaire où le spectateur est propulsé dans un chaos qui sépare et répare.
Sublime.
« Seuls » de Wadji Mouawad est au pluriel.

Pascal Bély – Tadorne

 "Seuls" de Wajdi Mouawad a été joué au Théâtre d'Arles le 15 mars 2008 et au Festival d'Avignon du 19 au 22 juillet 2008.
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Au Festival d’Avignon, Thomas Ostermeier-Hamlet : la terre…enfin!

Thomas Ostermeier n’en revient pas lui-même de l’accueil chaleureux du public d’Avignon. La Cour d’honneur applaudit comme si elle était surprise d’aimer un «Hamlet» aussi provocant. Je me lève pour saluer ce metteur en scène exceptionnel, étonné de m’être laissé emporter par cette mise en abîme où la folie d’Hamlet s’incruste dans la déliquescence d’un système politique (européen ?) qui court à sa perte. Cette année, au Festival d’Avignon, le Nord de l’Europe (Guy Cassiers, Ivan Van Hove et Thomas Ostermeier) donne une leçon de théâtre. Pendant que l’on continue à commémorer 1968, même en Avignon, ce triumvirat fait la révolution sur le plateau.
Le premier tableau est saisissant. Tel le banquet de Platon, la table et les six protagonistes sont cachés derrière un rideau de lamelles dorées. La scène, posée sur des rails s’approche sur la musique rock symphonique de Nils Ostendorf. Un à un, ils franchissent cette séparation, s’avancent vers nous. Comme dans la série américaine humoristico-macabre «Six Feet Under», nous assistons médusés à l’enterrement du Roi du Danemark, tué par son frère Claudius. Le cercueil tombe (il ne pleut que sur cette minuscule parcelle de territoire dans l’immensité de la Cour d’Honneur), et les corps trébuchent dans la terre. Du sol métallique du banquet à la scène recouverte de terre où est enterré le Roi, Thomas Ostermeier ne cessera de jouer sur ce contraste des matières pour inscrire cet «Hamlet» dans le terrain glissant de la folie et la structure d’un pouvoir corrompu, rouillé par la bêtise. Car c’est un « Hamlet » de folie qui nous est présenté, le manifeste d’un metteur en scène Allemand qui me paraît s’inquiéter de cette Europe confisquée par des politiques «bling-bling” opportunistes (le Roi, lunettes Ray Ban et son épouse qui n’hésite pas à pousser la chansonnette…la France serait-elle ridiculisée ?), menacée par le terrorisme (ce Claudius barbu m’effraie), gangrenée par le Show Bizz. Avec Ostermeier, on passe dans la seconde de l’enterrement au mariage de Claudius avec Gertrude (sa belle soeur). Je m’interroge sur le piétinement des valeurs:  l’Europe serait-elle dans la boue ?
Dans ce contexte, la folie d’Hamlet (incarnée par Lars Eidinger, exceptionnel) est un processus de résistance actif, où il ne suffit pas de penser le changement, encore faut-il l’acter dans une démarche globale. Sa folie, c’est notre peur de changer, notre angoisse de la postmodernité. Et ne croyez pas que je sois sagement assis. Hamlet et Claudius quittent la scène pour venir nous chercher, nous apostropher, nous prendre à témoin. À un moment, nous aurions pu descendre sur le plateau pour fouler la terre, la retourner pour reconstruire!
Rarement je n’ai vu une scène aussi ouverte vers le public : elle avance, puis recule comme un mouvement permanent entre folie et raison, soumission et insoumission, conscient et inconscient. Car Ostermeier ne cède pas : la folie d’Hamlet, il l’affronte quitte à plonger la tête des comédiens dans la boue, à leur faire bouffer le fruit de leurs lâchetés. Une camera vidéo circule et autorise chaque acteur d’être le metteur en scène de l’autre : elle paraît devenir objet de manipulation au service d’un pouvoir corrompu (suivez mon regard), elle permet au cinéma de s’incruster dans le théâtre pour scruter l’indicible, mettre en scène le tragique de notre époque (la mort d’Ophélie projetée sur le rideau ressemble à un film de david Lynch) et offrir aux spectateurs des images de folie sur la folie du monde. C’est ainsi que je vois ce rideau comme la paroi poreuse entre sphères privée et publique, société du divertissement et vie politique. Il est l’espace de transformation de notre regard qui nous permet d’accueillir le corps gras et flasque d’Hamlet. Ce corps, ainsi transformé, m’a soulagé : nous avons bien changé d’époque (plus ronde, plus large, plus insaisissable aussi).

Entre terre boueuse et rideau de la métamorphose, Ostermeier me réveille : ce qui se joue actuellement en Europe vaut la trahison de Claudius. Pendant quelques temps, il va falloir faire avec la folie des hommes apeurés 
Ce soir, Hamlet est plus qu’un soixante fuit tard. Il est « un deux mille huit tant ». Il était temps.Pascal Bély – www.festivalier.netCredit photo: Arno Declair.

  “Hamlet” de William Shakespeare par Thomas Ostermeier a été joué le 16 juillet 2008 au Festival d’Avignon. 
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La bombe Eichmann au Festival Off d’Avignon.

Etrangement catalogué «comédie», « Je suis Adolf Eichmann » de l’auteur Finlandais Jari Juutinen et mise en scène par Marja-Leena Junker fait l’effet d’une bombe à retardement, d’un boomerang, dans la programmation foisonnante du Off. Autour d’un verre Place Pie, j’invite Clément, étudiant au Conservatoire de Rouen, à échanger sur cette oeuvre pour croiser nos regards. Nous n’avons ni le même âge, ni le même rapport à cette histoire (mon père a été prisonnier de guerre en 1942). Le consensus est immédiat : en ces temps troublés, cette pièce est majeure.
Il arrive. Il se présente le plus simplement du monde : « je m’appelle Adolf Eichmann ». Il pourrait être notre voisin de palier ou même notre collègue de travail. Il n’est pas tout seul. Cinq comédiens l’encerclent, tour à tour juge, collaborateurs nazis, présentatrice de talk-show, pute chez Cauet sur TF1, pasteur. Ces comédiens, parfois sur la corde raide, font preuve d’une belle générosité pour démontrer l’impensable : nous sommes tous des Adolf Eichmann en puissance.
Peu à peu, nous assistons, sidérés, à l’audience de ce nazi dans un cadre qui ne cesse de bouger, où s’entrechoquent jeu télévisé, procès à Jérusalem en 1961, réunion en 1942 à la conférence de Wannsee (il y fut décidé la solution finale). Si les passages d’un contexte à l’autre sont parfois maladroits, il n’en reste pas moins vrai que la démonstration a de quoi troubler : la société du diversement est tout aussi totalitaire que l’étaient les réunions entre nazis de l’époque (décisions arbitraires, humour potache, approches linéaires et cloisonnées). Pris dans de tels processus, Adolf Eichmann apparaît comme vous et moi et la pièce, tant dans sa structure, que dans le propos, nous éloigne d’une vision manichéenne du nazisme. Scandale ? Pas vraiment. La pièce démontre comment d’un positionnement de soumission, l’homme peut tendre vers la barbarie.
Les expressions quotidiennes entendues ici au travail (« moi, je ne fais qu’exécuter »), là dans les médias (« on va se marrer pour ne pas se prendre la tête ») résonnent comme autant de flèches empoisonnées dans le coeur de la démocratie. L’inhumanité n’est pas bien loin. Que sommes-nous actuellement en train de préparer ?
A la sortie du spectacle, le théâtre nous fait un beau cadeau, celui de se ressentir résistant.
Comme en quarante.
Pascal Bély
www.festivalier.net

 « Je suis Adolf Eichmann» de Jari juutinen, mise en scène par Maarja Leena Junker à Presence Pasteur jusqu’au 2 août 2008.
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Au Festival d’Avignon, le beau théâtre post-moderne d’Ivo Van Hove.

Chers lecteurs et lectrices du « Tadorne »,
Vous risquez de ne pas me lire jusqu’au bout tant je suis intarissable sur «Tragédies Romaines» d’Ivo Van Hove. Au Festival d’Avignon, on peut assister pendant six heures à du Shakespeare, tout en sirotant un jus de fruit au bar installé au fond de la scène, consulter ses mails et s’allonger sur les canapés pour s’assoupir (après tout, Shakespeare, cela peut fatiguer au bout d’un certain temps). Sans prendre garde, on peut voir César en découdre avec Brutus à côté de soi, et trembler de tout son corps de peur qu’il vous en mette une. Ce théâtre-là n’est pas français, mais néerlandais. Alors bien sur, il faut négocier avec le surtitrage quand les mots voltigent. Qu’importe si nous les attrapons parfois au vol. À l’issue de ce marathon théâtral (car cela en est un), Ivo Van Hove et sa troupe reçoivent une ovation de quinze minutes, dans la salle du Gymnase surchauffée. « Tragédies Romaines » sera l’un des moments inoubliables du Festival d’Avignon 2008.
Les trois pièces de William Shakespeare (« Coriolan », « Jules César » et « Antoine et Cléopâtre ») sont proposées à un rythme si soutenu que l’on se croit inclus dans la série américaine « 24 heures ». Entre les changements de décor, le spectateur n’a que cinq minutes pour s’aérer et se restaurer, l’?il rivé sur le compte à rebours des écrans de télévision avec un speaker en « big Brother » qui rappelle inlassablement les consignes. Le stress fait partie intégrante de la représentation et sa fonction de ne fait aucun doute : démontrer que le pouvoir est dans le jeu. Pour l’appréhender, autant immerger le spectateur dans l’arène à laquelle il participe, qu’il le veuille ou non. Surfer sur Internet, être passif, ou se déplacer dans le jeu contribuent aujourd’hui à la tragédie du pouvoir. Pari réussi. Je quitte le Gymnase du lycée épuisé par cette immersion.
Le plateau est un espace impressionnant structuré par des canapés, où des recoins permettent au spectateur d’observer la scène sur des écrans de télévision. Il peut aussi s’approcher des acteurs ; des gradins, sa posture est plus classique, mais il doit intégrer dans son champ de vision les allers et venues du public. Impossible donc ne pas appréhender le pouvoir dans toute sa complexité. En fond de scène, proche des coulisses, les spectateurs peuvent se restaurer, mais aussi assister au maquillage des comédiens, à l’arrière-cour d’un jeu qu’il ne voit jamais. Un studio de télévision est également installé pour retransmettre le journal d’information continue en direct des combats qui sévissent alors que Coriolan pactise avec Aufidius pour prendre Rome. Entre acteurs et spectateurs se dessine un interstice: théâtre et jeu de rôles,, fiction et réalité, immatérialité du vivant et mécanique immuable du pouvoir, monde réel et univers du virtuel.
Vous l’aurez deviné. Les références au quatrième pouvoir sont omniprésentes. Elles actualisent avec force les trois oeuvres de Shakespeare : il y a un désir évident de désacraliser le texte pour le mettre en résonance dans le médiatique (après tout il envahit notre vie tous les jours). Nous sommes étonnamment loin du gadget, car Ivo Van Hove accompagne l’élargissement de l’espace par un enchevêtrement magnifique de disciplines artistiques. Tout est filmé en vidéo, caméra sur l’épaule, comme des reporters d’image quand les protagonistes bousculent l’histoire. Le cinéma entre dans le champ théâtral quand il restitue la tragédie, ou vie privée et publique s’entremêlent, notamment avec la mère de Coriolan ou entre Antoine et Cléopâtre. On reste subjugué par la beauté des plans, par ce kaléidoscope d’images. Jamais je n’ai ressenti une telle intensité dramatique parce qu’elle nous est montrée à plusieurs niveaux en même temps (on peut passer de l’écran à la scène en fonction des enjeux. Jouissif !). Ivo Van Hove a réussi ce qu’aucun n’a osé faire : faire du cinéma au théâtre pour la télévision. Cela n’est possible qu’avec des acteurs exceptionnels dont le jeu transcende les frontières artistiques.
Ces enchevêtrements permettent au spectateur de comprendre le pouvoir non dans un lien qui serait exclusivement vertical, mais dans des jeux où trahison, loyauté, amour forment un tout.
Le théâtre d’Ivo Van Hove libère le public, donnent du pouvoir aux acteurs, revisitent les mythes à l’aube de la postmodernité (nous voilà rassuré, Sarkozy n’invente rien. Par contre, notre regard sur ce qu’il joue pourrait changer). Il réinvente la tragédie, celle au temps de l’Internet et de l’information en continu, où le moindre geste de l’homme privé résonne dans l’espace public pour lui donner sens, où le corps biologique s’immisce dans le corps institué, où la décision politique loin d’être rationnelle emprunte les voies de l’imprédictibilité et de l’irrationalité.
Six heures où le spectateur savoure le pouvoir qu’on lui offre. Celui de penser par lui-même (comment en témoignent les questions des spectateurs, captées sur Internet au cours de la représentation et qui défilent à la fin des applaudissements) et de participer à une aventure théâtrale où son immersion fait partie du jeu.
Ce soir, en quittant le Festival d’Avignon, j’ai le sentiment d’avoir basculé dans un nouvel espace théâtral.
Qu’attend donc le théâtre français pour poursuivre?

Pascal Bély
www.festivalier.net

“Tragédies Romaines” de William Shakespeare par Ivo Van Hove ont été jouées le 14 juillet 2008 au Festival d’Avignon. 
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Au Festival d’Avignon, la parole d’Ingrid dans « Ordet » par Arthur Nauzyciel.

Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, la religion a fait une entrée fracassante dans la sphère publique, politique et géopolitique. Ingrid Bétancourt alimente, sans le vouloir, la fragilité de notre société laïque en faisant l’apologie, à chaque interview, de son catholicisme. Dans ce contexte, « Ordet » (la parole) écrit par le pasteur Kaj Munk, mise en scène par Arthur Nauzyciel et traduite par Marie Darrieussecq, résonne tout particulièrement. Une ?uvre sur les croyants et leur rapport à Dieu qui tombe décidément mal. À moins que le théâtre fasse des miracles alors que je me sens saturé de religiosité. Je peux compter sur Arthur Nauzyciel qui déclare dans le document distribué à l’entrée du Cloître des Carmes : « Il serait réducteur de ne voir là qu’une pièce sur la religion. Elle ne nous interroge pas uniquement dans notre rapport à Dieu. Mais sur le doute, sur le désir ou la nécessité de croire. C’est intéressant aujourd’hui, alors qu’on amalgame « laïcité » et « athéisme », ou « religieux » et « intégriste ». Dire « je suis croyant » suffit pour être soupçonné de fondamentalisme. On confond la spiritualité et le dogme. On a peur d’aborder ces questions. Ce qui m’intéresse, c’est comment vivre ». Avec ces quelques mots, Arthur Nauzyciel aide à ne pas réduire. Homme éclaireur, sa mise en scène est éclairante, éblouissante.
Le décor frappe d’entrée : planches noires brillantes (on dirait le sol d’un duplex chic), structure métallique tranchante (est-ce un morceau de glace, un abri, une église?), immense tenture représentant un paysage de Fjords. Cette modernité contraste avec le contexte de l’époque (la pièce a été écrite en 1925 puis reprise au cinéma en 1954 par Carl Theodor Dreye). L’espace quasiment dépouillé m’évoque que nous ne sommes ni dans « un ici et maintenant », encore moins dans une linéarité historique (1925, 1954, 2008) à l’image des costumes, stylisés, entre science-fiction et peau de bête. Assis au premier rang, le décor surplombe.
Huit comédiens, deux familles, dont un pasteur, un médecin, un fou, un père joué par Pascal Gregory, l’un des meneurs les plus magnifiques du jeu. Deux visions du lien à Dieu que ne cesse d’interroger l’un des fils, devenu fou (c’est d’ailleurs mon «garde fou»). Entre dogme affiché par l’une des familles et approche singulière de la religion défendue avec engagement par l’autre (où celle-ci sert l’homme à s’émanciper), la mise en scène d’«Ordet » me donne ma place de spectateur athée, dans un intervalle, où je me glisse en toute liberté. Darrieussecq et Nauzyciel, à l’écoute de leur époque, font sonner les mots d’aujourd’hui et bouger nos corps emprunts de religiosité (quoique l’on en dise !). Il flotte alors une atmosphère de légèreté dans les gradins des spectateurs, comme si nous assistions à une ?uvre populaire, au sens noble du terme.
Finalement, Nauzyciel a fait une pièce «laïque», où chacun est libre de ressentir la douleur des Borgen et des Skraedder. Il nous aide à porter un regard profondément empathique sur ces deux familles traversées par la douleur, le doute ; le mouvement des acteurs sur scène (toujours circulaire) n’est pas sans rappeler celui d’une parole fluide, d’une écoute contenue. Ce théâtre contraste avec une société moderne saturée par la communication, mais dont on entend de moins en moins la parole singulière.

Nauzyciel interroge nos croyances quand il expose face au public un cercueil en plexiglas transparent d’où l’on voit le corps de la morte. Dans le rôle du fou (impressionnant Xavier Gallais qui à force de jouer le devient), il nous interpelle dans notre rapport à l’autre différent et si proche de nous. Au-delà du religieux, comment vivons-nous avec la complexité?
« Ordet » peut-être vu comme l’antichambre de nos angoisses qui ne trouve plus d’écho dans l’espace du sociétal. C’est probablement pour cette raison que le public semblait profondément heureux en quittant le Cloître (étrange coïncidence !).

À la sortie, une question m’effleure : six années, prisonnier dans la jungle. Comment fait-on?

Pascal Bély, www.festivalier.net

Ordet”  de Kaj Munk, mise en scène d’Arthur Nauzyciel a été joué le 6 juillet 2008 au Festival d’Avignon.

 

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Au Festival d’Avignon, la terre patrie d’Heiner Goebbels.

Avec un tatami, deux techniciens dispersent une poudre blanche sur des bacs posés au sol. Cela pourrait être une cérémonie mortuaire où l’on répand les cendres de la modernité pour qu’émergent des territoires encore inconnus. En l’absence de comédiens, nous sommes invités à nous immiscer dans un interstice où seul notre imaginaire peut nous conduire vers ce théâtre du mystère et de l’éphémère. Nous sommes ici au croisement du virtuel et de la matière organique, symbolisé par une imposante machine, un peu folle et si fragile, sur une scène maculée de liquides, tapissée de bruits et de couleurs. « Stifters Dinge » d’Heiner Goebbels est une merveille du monde, un spectacle si visuel qu’il ne peut se raconter. Seulement se ressentir, à fleur de peau.

L’eau se mélange petit à petit à la poudre. Une terre inexplorée émerge puis disparait et la nature reprend ses droits jusqu’à guider l’énorme machine de l’artiste allemand vers une épopée fantastique.  Cinq pianos, actionnés par des mains invisibles, vont sonoriser ce voyage au coeur de la nouvelle humanité, d’une terre patrie de tous, abri de chacun. Le spectateur scénarise lui-même les changements de décors, de lumières, de matières pour se projeter dans un monde où tant de territoires sont à découvrir si l’on fait confiance à l’artiste, à la technologie, à notre puissance créative, seule ressource inépuisable pour naviguer dans l’imprédictibilité. En soixante-dix minutes, la machine avance vers vous, puis recule et l’on se surprend à redevenir contemplatif dans un théâtre ! Car ces mouvements permanents ne sont pas seulement des effets de décor, mais ils font symboliquement bouger notre corps alors que nous sommes sagement assis, ouvrir notre regard en trois dimensions alors que nous sommes si prêts de ce territoire inaccessible. C’est alors que résonne une interview de Levi-Strauss par Jacques Chancel affirmant qu’il n’y avait plus aucun territoire vierge à découvrir. Vingt après, au Festival d’Avignon, la toute-puissance de l’expert ne peut plus rien contre la force de l’imaginaire. Jubilatoire !

Le voyage continue et l’on finit par perdre toute notion de temps mécanique et d’espace délimité  même quand Heiner Goebbels nous raconte sa marche dans une forêt où la glace tombe des arbres gelés. Ici, nulle approche culpabilisante sur notre lien avec la nature, mais au contraire, une réappropriation des bruits, des lumières, des changements de climats et de matières pour façonner notre regard face la complexité : la carte n’est pas le territoire ! Et l’on se surprend à constater qu’il n’y pas d’hommes sur scène, que l’on peut aimer cette musique jouée sans pianiste : sommes-nous au théâtre ou ailleurs dans une communauté virtuelle entre « Myspace » et la Foire du Trône? Des chants traditionnels résonnent du fond de la salle et l’on rêve de se retourner pour découvrir celui qui tient les ficelles de ce monde si bien articulé. Mais il ne doit y avoir personne. Pas d’être divin, mais une énergie venue d’une réappropriation de l’histoire et du devenir de l’humanité pour construire ces nouveaux espaces de communication entre l’homme et la nature. Me voilà habité par une éthique du développement durable. Sublime !

Heiner Goebbels signe là une oeuvre majeure : celle de nous repositionner dans l’évolution d’une humanité qui va puiser sa force dans un nouvel imaginaire.

Pour transmettre aux générations futures les commandes de cette machine post-moderne.

Pascal Bély – www.festivalier.net

Crédit photo (c) Dimitri Lauwers – Academie Anderlecht

 « Stifters Dinge» d’Heiner Goebbels a été joué le 11 mai 2008 dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles et au Festival d’Avignon du 6 au 14 juillet 2008. 

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FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES

A Montpellier Danse, les variations de Raimund Hoghe.

Raimund Hoghe est l’artiste « associé » du Festival Montpellier Danse. Invité quasiment chaque année, le public lui réserve un accueil tout à la fois chaleureux et distant. 2008 ne déroge pas à la règle avec deux propositions, aux antipodes l’une de l’autre.
« Boléro Variations » restera l’un des grands moments du Festival. Pendant plus de deux heures, nous sommes guidés pour changer notre système de représentation sur l’une des musiques les plus mythiques du répertoire, le « Boléro » de Ravel avec pour certains, la danse de Béjart en embuscade. Car, que n’ais-je entendu à l’entracte de la part d’un public âgé, souvent nostalgique! « Ce n’est pas de la danse », « enfermons-le ». J’ai donc pris le temps pour expliquer, convaincre, calmer les impatiences de mes voisines remontées à bloc. Car, le langage de Raimund Hoghe paraît si loin des clichés que véhicule encore la danse : celle du mouvement à tout prix, à toute vitesse.

Ici, « Le Boléro » est un album de famille intergénérationnel, une mappemonde qu’Hoghe fait tourner pour l’arrêter avec ses cinq danseurs (tous exceptionnels) avant de repartir. Cette musique lancinante est ici un espace bien plus large qu’il tricote avec d’autres morceaux de sa discothèque personnelle. Le « Boléro » de Raimund Hoghe impressionne par son travail sur l’intervalle, toujours habité, jamais saturé, mais en mouvement continu. À aucun moment, les danseurs ne sont isolés : quand bien même je n’observerais que l’un d’entre eux, je ressens tous les autres. Du groupe à l’individu, ce “Boléro”est l’hymne de l’unisson ! Chaque pas, chaque geste n’est plus une mécanique imperturbable, mais une dynamique où s’étire le sens. Ce n’est plus le temps de l’énergie, mais l’énergie du temps. Comment ne pas être époustouflé par la posture d’écoute dans laquelle nous sommes!
L’apogée de ce « Boléro » survient alors que Lorenzo De Brabandere pose sur l’épaule de Raimund Hoghe un plâtre, comme la caresse de la mère avec son bébé, un retour aux sources du geste dansé. Un autre cérémonial suit, où chacun déposera un tas de cendres coloré, métaphore des fours crématoires, où les corps prostrés reprennent vie. Hymne à la renaissance, à la croyance d’un renouveau même dans l’horreur. Alors qu’une femme se lève de sa chaise pour donner à chacun des vêtements propres (autre geste maternel…sublime), le « Boléro » touche à sa fin. Séparement, chacun gravite autour de lui-même pour délimiter l’espace du corps dansé.
Ils me font tourner la tête. Mon manège à moi, c’est eux.
On aurait tant aimé être ainsi caressé avec «L’après-midi», un solo pour Emmanuel Eggermont, présenté quelques jours plus tard en clôture du festival. Peine perdue, le public n’est pas convié. Le face à face final en dit long sur cette relation quasi fusionnelle entre un chorégraphe et son danseur «fétiche». En écho au corps bossu de Hoghe, répond le corps parfait, statufié, verticalisé d’Eggermont. Il est cet « autre ». Et même si la statue vacille, la distance entre lui et nous est troublante, poussant jusqu’à son paroxysme le culte de la beauté plastique. À deux, ils nous convient à explorer leur territoire tout en veillant bien de le verouiller. J’observe de loin l’intimité de leur relation dont on suppose l’intensité.
Un fait semble certain : la soirée sera sans eux. Le Festival d’Avignon m’attend. Raimund Hoghe n’est pas du voyage cette année.

Pascal Bély – Le Tadorne.

« Boléro Variations» de Raimund Hoghe a été joué le 2 juillet 2008 dans le cadre de Montpellier Danse.
 "L'après-midi" de Raimund Hoghe a été joué le 5 juillet 2008  dans le cadre du Festival Montpellier Danse
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FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES

À Montpellier Danse, «Heterotopia» de William Forsythe: le choc.

Comment vous l’écrire? Comment, avec quelques mots, vous rendre compte de ce que William Forsythe nous a fait? Le sait-il? Comment vous expliquer mes douleurs abdominales, mes larmes contenues, mon épuisement physique à l’issue d’«Heterotopia»? Qui peut se douter qu’à l’intérieur du Corum de Montpellier, sur le grand plateau, deux cents spectateurs vivent peut-être l’un des moments les plus exceptionnels de leur vie? Qui sommes-nous à déambuler, à passer d’un espace à l’autre, à nous coucher à terre, à nous asseoir en fond de scène pour observer un, deux ou la totalité de ces seize danseurs d’exception? Que recherchons-nous dans ce premier espace composé de tables métalliques, rassemblées ou disjointes d’où émergent des corps coupés, entiers, tandis que d’autres s’entrelacent en dessous? À quoi pensons-nous lorsque nous changeons d’espace pour découvrir derrière le rideau, un cadre plus habituel, celui d’une scène de théâtre, où les sons d’à côté guident la danse jusqu’à se fondre dans les corps? Avec William Forsythe, l’humanité dans toute sa complexité reprend ses droits : l’homme ne se tient plus droit sur ses pattes, il retrouve sa part d’animalité (ici un mouton, là un cri de corbeau ou le sifflet du moineau). Il crie, éructe, menace, pleure, aime. Il apprend, répète, essaie, recommence. Il joue avec les mots, les vrais, ceux que l’on ne comprend pas rationnellement, mais qu’on entend dans leur aperception primaire. Avec Forsythe, le déconditionnement linguistique, la communication du sens ont une danse.

Je n’ai jamais approché la danse d’aussi près parce qu’«Heterotopia» est un espace résonant, où une partie de notre réalité psychique (mais laquelle ?) aurait trouvé sa traduction corporelle. Tous ces bruits sont notre vacarme intérieur; tous ces mouvements, sont nos articulations disjointes, celles-là mêmes qui nous font souffrir. «Heterotopia» est un espace où notre place habituelle de spectateur disparaît: pour voir, bouger ; pour comprendre un mouvement, l’inclure dans plusieurs systèmes de représentation ; pour éprouver la danse, se désarticuler ; pour en être conscient, laisser l’inconscient submerger ses perceptions.

Il y a un avant et un après «Heterotopia». J’ai fait tout ce chemin de spectateur pour en arriver là, sur la scène du Corum, à me coucher à terre pour les approcher, les ressentir, pour les regarder en face sans jamais baisser les yeux. Peut-on continuer à parler de danse contemporaine après cela ? «Heterotopia» sonne comme le nouveau territoire de la danse post-moderne.

Il faut tout le panache d’un grand festival, toute la vision de son directeur pour avoir osé nous faire vivre un tel déconditionnement. À l’heure où selon le philosophe Bernard Stiegler, les artistes « participent de moins en moins à l’avenir de ce pays » qu’il sache qu’un homme a tenté le tout pour le tout : celui de « réenchanter » la danse.

Pascal Bély- www.festivalier.net

« Heterotopia» de William Forsythe a été joué le 28 juin 2008 dans le cadre du Festival Montpellier Danse.