Catégories
OEUVRES MAJEURES PAS CONTENT

Charlie, les identités et nous.

Première partie : Je suis Afropéen.

« Invasion ! ». C’est ainsi que le Théâtre National de La Criée de Marseille nomme le concept qui vise à inviter un seul artiste pendant plus d’une semaine. Premier décalage avec mes intentions : je vais au théâtre pour m’évader…La metteuse en scène Éva Doumbia a préféré transformer son invasion en Traversée. Les mots ont leur importance… Cela fait longtemps que je m’intéresse au travail d’Éva Doumbia. Notre dernière rencontre date du festival d’Avignon en 2013 où son spectacle « Afropéenne » à partir des textes de Léonara Miano m’avait enchanté. Son ode à la République vue par des femmes revendiquant leur africanité était un pur moment de rassemblement, d’union. Trois années plus tard, je suis serein à l’idée de la retrouver pour trois créations. J’ai assisté aux deux premières puis quitté La Criée avant la troisième.

FullSizeRender 76

J’arrive à 19h, satisfait qu’une institution culturelle s’ouvre enfin aux écrivains des outre-mer et du continent africain, à un théâtre écrit, joué et mis en scène par des femmes. Le premier spectacle, « La vie sans fards (précédé de) Ségou » d’après Maryse Condé, est plutôt décevant. Le 7 avril 2015, Éva Doumbia regrettait dans Télérama que « le phrasé qu’on enseigne aux comédiens les sépare des quartiers populaires » : ce soir, je m’étonne du phrasé académique d’Édith Mérieau qui m’éloigne de l’écriture de Maryse Condé. Je ne suis pas issu des quartiers populaires, mais du monde ouvrier, et je reste à quai. Sans transition, la pièce bifurque pour nous raconter la vie de Maryse Condé. À l’opposé de la première partie, tout est limpide. Trop peut-être. La linéarité de la mise en scène me déconcerte, m’ennuie, trop sage, décalée au regard du parcours complexe de Maryse Condé. L’émission d’Apostrophes où elle fut invitée en 1984 sert de lien entre les deux parties. Bernard Pivot est à plusieurs reprises ridiculisé comme si son ignorance du parcours littéraire de Maryse Condé symbolisait les relents colonialistes d’un blanc qui peine à se projeter dans un art venu « d’ailleurs ». Mais ce soir, c’est à Éva Doumbia que revient la tâche de succéder à Bernard Pivot ! Pour l’instant, le théâtre Afropéen qu’elle revendique ne révolutionne pas les esthétiques conformistes du théâtre français…

Après une heure de pause, « Insulaires ou Seul limpossible pourra mapaiser » d’après Jamaïca Kincaid et Fabienne Kanor commence. Ici aussi, il y a deux parties. La première est un texte de Fabienne Kanor interprêté par Atsama Lafosse. Je décroche également. Le jeu est ampoulé, lourd, académique et peine à révéler la puissance supposée du texte de Fabienne Kanor. Je ne m’attends pas du tout à ce qui va suivre. Sans transition, l’actrice Maïmouna Coulibaly revêtue d’une tenue de carnaval rejoint Atsama Lafosse déguisée en touriste débarquant à Anitgua. Le contraste entre le désir du touriste de s’évader et l’invasion vécue par les indigènes est au cœur de l’écriture de Jamïca Kincaid. Sauf que très rapidement, je ressens un profond malaise. Maïmouna Coulibaly bute sur les mots, le ton devient agressif. Je suis colporté, sans transition, d’un jeu théâtral académique à une prise de pouvoir de la scène. Manifestement, la comédienne ne sait plus son texte. Improvise. M’insulte. Les phrases ne sont plus inscrites dans une littérature, mais bifurquent vers des effets de tribune. Des spectateurs lâchent des applaudissements tandis que d’autres, comme moi, sont consternés. J’ai envie de me lever, de stopper la pièce, pour revendiquer le respect. Mais je n’ose pas. J’aurais dû.

Les écueils de l’histoire (à savoir le lourd passé colonial de l’Europe et notamment de la France) s’essentialisent et me voilà englobé dans un tout où le blanc est coupable pour le restant de ses jours. Là où le théâtre afropéen d’Éva Doumbia revendique légitimement une visibilité, le propos de celui-ci se métamorphose en une équation linéaire : blanc = raciste. Ce passage sans transition de l’écueil à l’essence, de la faute à l’essentialisation, est un processus barbare, fasciste. Les mécanismes du pouvoir qui ont conduit aux graves errements de la colonisation se répètent ce soir, toute chose étant égale par ailleurs, sur une scène de théâtre : seule la couleur de peau change. À l’issue de la représentation, je quitte La Criée, totalement dépité.

Je cherche donc à comprendre. Comment un théâtre qui revendique sa place dans la République des idées et des arts, a-t-il pu tomber dans un tel obscurantisme? Avec d’autres artistes, Éva Doumbia revendique de « décoloniser les arts ». Elle a le soutien d’institutions culturelles prestigieuses (Le Centre Dramatique National de Haute Normandie dirigé par David Bobée qui nous avait déjà interpellé l’été dernier sur sa conception de la décolonisation, le Théâtre National de Chaillot à Paris, et bien d’autres). Mais comment décoloniser avec le même paradigme que celui qui a produit la colonisation, à savoir cette façon d’essentialiser à partir de la vision d’une partie (fût-elle dominante) alors que décoloniser suppose probablement de s’appuyer sur des lectures complexes pour que le tout soit plus que la somme des parties? Et si Éva Doumbia faisait confiance à une République laïque qu’il faut accompagner à se renouveller, plutôt qu’à une vision de notre société qui ne serait qu’une somme de communautés, chacune revendiquant sa légitimité sur le tout ? J’ai également été troublé par la manière dont Éva Doumbia évite les transitions entre les deux parties de ces pièces. Elle devrait pourtant les travailler. Car comme l’écrit Marie Darrieussecq dans le Charlie Hebdo du 30 mars 2016,  « Avec l’absence de transition, la logique d’un raisonnement est éludée au profit du montage. On passe d’une idée à l’autre sans justifier leur contact, et on les fait se contaminer, on mime ainsi une logique…Ça élude la complexité de la pensée et du monde ».

J’espère qu’Éva Doumbia retrouvera l’art de la transition, celui qui avait fait mouche dans «Afropéennes» : la transition entre elles et nous, entre elles et la République, entre elles et un théâtre de l’universel.

Pascal BélyLe Tadorne

Deuxième partie: Je suis Pippo Delbono

Depuis les attentats qui ont frappé à deux reprises la ville de Paris en 2015, il m’est difficile de retourner voir des spectacles vivants. Je me souviens que les jours qui suivirent les attaques de novembre, Roméo Castellucci présentait dans le cadre du Festival d’Automne, une performance fondée sur l’imitation de scènes d’urgence, “Le Metope del Partenone“. J’avais renoncé à m’y rendre. Lorsqu’une déflagration survient au coeur de l’existence, l’artifice devient insupportable. L’évènement exige au contraire un rapport interne fin et subtil entre la démarche artistique et le ressenti des spectateurs, afin de tisser des liens invisibles avec ce qui structure encore une humanité partagée.

À l’annonce de la venue de Pippo Delbono aux Bouffes du Nord pour un cycle de lectures musicales, je pense immédiatement aux chroniques que tient Philippe Lançon dans Charlie Hebdo; et notamment à cette phrase rédigée dans le numéro de cette semaine : « L’intelligence et la beauté font le vide – et le plein – dont nous avons besoin ».

Parmi les multiples commentaires qui nous assaillent au quotidien – les explications sociologiques, politiques, identitaires, économiques – subsiste toujours un point aveugle. Celui qui touche précisément à l’expérience esthétique. Cet enjeu a disparu des scènes, qu’elles soient politiques, médiatiques…et culturelles. Au lieu d’esthétiser l’angoissante équation du temps présent, on politise de façon binaire le spectacle vivant qui, dès lors, ne devient que la re-présentation de représentations politiques et médiatiques. L’écueil est alors de rejouer de façon travestie les revendications identitaires qu’on trouve déjà partout ailleurs…

cote-slide-adesso-2-chiara-ferrin

Or Pippo Delbono, tout comme Philippe Lançon, avance en poète pour penser le temps présent, et créer ainsi une communauté de sensible. Pour l’occasion, il transforme la lecture du texte de B.M. Koltès, “La Nuit juste avant les forêts”, en un tissu complexe de résonances individuelles et collectives. Pippo se reconnaît en Koltès, poète français homosexuel, mort du sida, militant de la cause communiste, dont la relation à la mère semble cruciale. Je reconnais pour ma part dans la salle, l’artiste d’art contemporian Sophie Calle, et me remémore à cette occasion sa rencontre avec Pippo dans l’église des Célestins lors d’un précédent Festival d’Avignon, à l’occasion de son exposition sur sa mère à elle, Rachel, Monique. Pippo s’identifie également aux migrants évoqués par le fils de Koltès, qui arrivent par la mer en Europe et posent, de fait, la question de l’accueil, du don, et de l’identité. Structuré en trois temps, le spectacle intercale le texte de Koltès d’abord dans une lettre de son fils François à Pippo; ensuite d’un courrier de Koltès à sa mère.

Se noue ainsi de façon très subtile un rapport à la filiation et à la reconnaissance : l’incompréhension de la mère de la Koltès face au travail de son fils faisant écho à celle ressentie par la mère de Pippo. Comment ne pas voir jouer les signifiants : la mère méditerranéenne, symbole de cette Europe recroquevillée sur SES enfants qu’elle ne comprend même pas, et qui dès lors engloutit tous les autres ?

Accompagné d’un ami guitariste, Pippo Delbono donne voix et corps à l’échappée belle poétique de Koltès. Très rapidement, je décroche de la traduction projetée sur les murs sang des Bouffes du Nord, et me laisse emporter par le rythme de la voix, du souffle, des cris; par les mouvements et gestes, le regard de clown triste, l’agressivité mal contenue et la bonté perceptible.

On pleure beaucoup lorsqu’on assiste aux spectacles de Pippo Delbono et le plus souvent, sans savoir pourquoi. Ces larmes ne sont pas nécessairement synonymes de tristesse, de passion négative. Ce sont surtout l’expression d’une émotion intense, de celles qui accompagnent la rencontre intime avec un point de vérité personnelle, d’authenticité et de justesse. On pleure de joie à la redécouverte de ce qui devrait constituer l’essence des relations humaines; et de tristesse que ce ne soit pas plus souvent le cas. Qu’il faille l’expérience esthétique pour jouer ce rôle de révélateur.

“La Nuit juste avant les forêts” est un chant rimbaldien, un appel à la marginalité créatrice, assumée. Nulle assignation identitaire au « je », au « nous », au « tu ». C’est un espace ouvert au champ des possibles. L’ «absence de transition» dénoncée par Marie Darrieussecq dans le Charlie Hebdo du 30 mars 2016 ne conduit pas nécessairement à la barbarie. Si elle est pensée, elle peut également, écrit-elle : « être poétique et gorgée de significations».

La signification principale est de nous instituer comme corps commun, tissu d’émotions et de perceptions. La marginalité de ce fait n’a plus ni couleur ni culture, ni identité ni croyance, c’est avant tout une affaire de rapport au monde. De rapport aux normes, aux relations de pouvoir, de domination, de domestication.

De capacité à se reconnaître dans un cri.

Synonyme de liberté.

Sylvain Saint-Pierre- Tadorne

Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

En avril, Marseille sera Afropéenne.

“Afropéennes” d’Éva Doumbia sera joué à Marseille, du 3 au 7 avril 2014 au Théâtre des Bernardines. Nous avions vu et beaucoup apprécié ce spectacle au dernier festival d’Avignon. Par les mauvais temps qui courent, il ne faut pas le manquer.

Où s’entend la question noire dans ce pays ? Mais quelle question, a-t-on l’habitude de rétorquer, comme si la diversité en France était au mieux folklorique, au pire une entrave au bien vivre ensemble. Et pourtant…De dérapages télévisés en lapsus politiques, le refoulé colonial se rappelle à notre mauvais souvenir, sans qu’il n’y ait finalement grand monde pour s’en offusquer.

Comment s’entendre ? Comment s’en parler ? Une fois de plus, le théâtre s’empare du jeu pour nous y inclure et faire son travail de mots, de gestes émancipatoires et de mouvements dé(re)foulés. Le spectacle “Afropéennes”, fruit de deux nouvelles de Léonora Miano (Blues pour Elise et Femme in a city) permet à la metteuse en scène Éva Doumbia de révéler la liberté de parole de la femme noire en France, et d’éclairer de multiples couleurs nos visions étriquées.

afropeennes-p-fabre_87311

C’était au dernier Festival d’Avignon. Dans la bien nommée, salle des Hauts Plateaux. Le public pénètre au WaliBlues, cabaret à l’enseigne rouge lumineuse. Pour quelques-uns, nous sommes invités à prendre place au plus près des artistes, à table, à gauche et à droite du plateau.Nous aurons doit à des soins tout particuliers à partir de mises en bouche épicées. À la manière d’une cartomancienne, la serveuse du lieu s’approche de nous, figure des Biger than Life, dont nous allons faire connaissance tout au long de la soirée. Elle  prend à partie l’une des convives sur sa couleur de peau, de l’envie d’être plus blanche que noire, de se confondre, et de se fondre dans la blancheur immaculée de son environnement.

Nous basculons dans le néo-réalisme. Sans jamais dénoncer gratuitement, Éva Doumbia nous plonge dans la vie des afropéennes, africaines de cœur, européennes de sol. Un entre-deux dans lequel se glisse toujours le regard du blanc. Alors que le colonialisme a pris fin depuis le milieu du 20e siècle, il continue de se nourrir de nos représentations du noir traversées par Joséphine Baker et sa ceinture de bananes, par le phénomène de foire de la Vénus Noire, et tous les préjugés raciaux mis à jour par les mots de Léonora Miano, double de Toni Morrison pour les afro-européens.

À les entendre entonner l’hymne national, on prend plaisir de les voir porter avec brio un combat politique pour vivre pleinement, pour ce qu’elles sont. Elles  en appellent à la diversité raciale, culturelle et identitaire. Elles nous dansent joyeusement la mixité des êtres humains, celle qui existe bel et bien. Nous ne sommes pas un, mais des: c’est en cela que l’humanité est riche!

Le chaloupé de leur corps libère leurs charmes. La soie de leur robe caresse leurs expressions féminines. Comment résister à ces femmes? La couleur de leur peau se révèle dans le bleu, blanc, rouge de leurs vêtements. Leur port est altier. Amazones charmeuses et combatives, elles se moquent des autres et fondent dans les bras des hommes. Noirs, blancs? Qu’importe si la rencontre résonne sur la peau de leur ventre tendu. Ces femmes s’offrent tout entières. Leur force, leur impertinence, leur dynamique nous réjouissent et nous suivons avec appétit leurs pas chassés, leurs tressauts, leurs yeux espiègles, leurs éclats de rire…Parmi elles, un homme garde leurs faveurs. Il se distingue par son élégance et son charme complémentaire. Il nous éclaire sur la diversité des genres, la place de l’homme dans les sociétés matriarcales, la communication homme/femme…

Éva Doumbia signe un plaidoyer contre l’obscurantisme grandissant. En sortant des Hauts Plateaux, nous questionnons notre couleur de peau avec ce désir irrésistible de cacher l’Afreuropéen qui est en nous pour se métamorphoser en Eurofropéen dansant.

Sylvie Lefrère – Laurent Bourbousson – Pascal Bély – Tadornes

Photo: P.Fabre
Catégories
PAS CONTENT

Trip do Brasil

Bla, bla, bla“: les mots se succèdent et la lassitude se creuse dans cet air-plane-movie du sentimentalisme multiculturel.

« France do Brasil », mis en scène par Eva Doumbia, est un assemblage de textes écrits par Aristide Tarnagda, originaire du Burkina Faso, suite à des improvisations faites par les acteurs qui composent la troupe multiethnique (brésilien, africain, français, arabe?) de “La part du Pauvre”.

À la lecture du résumé dans le programme, j’entrevois le sens polymorphe de l’être humain qui s’avère…inracontable ! France, écrivaine, brésilienne de naissance, vient en France pour des études. Elle laisse deux amours : un homme, qui succombera à une overdose (on est au Brésil après tout), et la soeur de cet homme avec qui elle a eu une liaison (pour le côté sulfureux du Brésil ?). Après quelques années passées sur notre territoire, et suite au refus de son éditeur au sujet de son dernier roman qui traite de l’identité nationale, elle rentre au Brésil et convoque l’ensemble des personnages de ce roman. On y parle d’identité, d’appartenance, d’héritage familial et culturel.

Un brassage de moeurs, d’histoires plus personnelles les unes que les autres, des allers-retours France-Brésil, un amour lesbien, de la drogue, un mort, des sans-papiers, des clichés gros mon point (ah la coiffeuse africaine !) et la violence, point d’orgue de cet air-plane-movie théâtral « abracadrabentesque ». Mon passeport en règle, j’embarque dans cette histoire. Ou plutôt, je reste collé au tarmac, halluciné par l’enchaînement des situations, zappant d’un point à un autre de la scène avec pour fil conducteur la lumière délimitant les espaces, les lieux et le temps. L’économie de la direction d’acteurs, où chaque protagoniste a son temps de paroles bien réparti, ne décolle pas du plateau.

J’assiste, impuissant, à une discussion, sans sentiment, sans envie et sans grande conviction. Un échange entre amis dans lequel chacun a son propre mot à dire sans pour autant trouver une résonance. Un bla-bla insipide qui aurait dû m’emmener loin de Marseille, quelque part au-dessus de nos têtes, à la rencontre de nos identités.

Rendez-vous manqué.

Laurent Bourbousson – www.festivalier.net 

“France do Brasil” a été joué les 27, 28, 29 janvier 2010 au Théâtre du Merlan. À noter que France Do Brasil est labellisé “França.Br2009” pour l’année de la France au Brésil.

Catégories
PAS CONTENT

De l’identité nationale, par David Bobée, Frédéric Nevchehirlian et Eva Doumbia.

Trois artistes, trois visions, trois manières de traiter la question de l’identité nationale…

Le propos est d’abord posée par le metteur en scène David Bobée et  l’écrivain Ronan Chéneau en janvier dernier (voir la vidéo) à travers le prisme de la dénonciation de l’actuelle politique gouvernementale. Dans « Nos enfants nous font peur quand on les croise dans la rue », ils nous renvoient à notre perception, notre ressenti vis-à-vis des nouvelles réglementations. Comment réagir quand la règle exige de prouver et de démontrer son attachement à la République?  Pourquoi cette nécessité, désormais, de fournir des preuves d’amour ? Et surtout, quelle(s) répercussion(s) envisager en cas de désintérêt, de désamour ? Et si je n’aime plus cette France-là, vais-je perdre mon identité nationale ?

Quelques semaines plus tard,   le slameur Frédéric Nevechirlian nous ouvre les portes du studio du Théâtre du Merlan à Marseille pour nous offrir une autre vision, complexe et artistique, de l’identité nationale.

Accompagné de musiciens classiques dont la pianiste Nathalie Negro, Frédéric Nevechirlian nous donne à entendre quelques textes dont un écrit par Eric Vuillard, dans le cadre d’une répétition de « j’ai des milliers de gestes »,  spectacle présenté en juin lors du festival de Marseille.  C’est une musique contemporaine qui hache les notes comme Frédéric scande les mots.

À travers la voix fiévreuse de Frédéric Nevechirlian, Eric Vuillard constate que « Les ancêtres sont des forces défavorables ». « Les ancêtres sont des corps gigantesques, des présences dont les dimensions soustraites à notre vue étirent les signes de la providence qui sont les agents de décomposition des cadavres. ( …) Les pensées semblent venues de notre esprit, mais elles paraissent tenir par une espèce de filament secret aux règnes des esprits antérieurs. Il existe dans nos pensées une accumulation mystérieuse d’angoisse et de splendeur. » Cette angoisse et cette splendeur, c’est un peu l’ambivalence de l’héritage de la France.

 «Mais ils s’introduisent comme du poison dans mes veines, ils viennent se coller sur mes yeux ; et je passe beaucoup de temps à les détruire, je passe beaucoup de temps à les retirer de moi,… ». L’héritage colonial de France, sa difficulté à construire un projet global.

Ces musiciens issus de la musique classique et le slameur Frédéric ont décidé de se croiser. Mais le  croisement n’est pas sans riper. Doit-on respecter la partition ou s’en éloigner pour laisser encore plus de champ à l’improvisation ? Doit-on laisser place à la surprise, à l’émotion, mais à davantage de chaos ? Car que cherche-t-on ? Le vidéaste Patrick Laffont, comme un passeur, fait le lien. Ces artistes ont voulu se confronter à un univers différent du leur. C’est difficile, c’est parfois frustrant,  leurs altérités  comme autant d’aspérités s’entrechoquent. Comment va s’articuler leur projet : la partition ou le chaos ? Nous les quittons sur ces interrogations.

Comme un écho, le lendemain Eva Doumbia présente au 3bisF à Aix-en-Provence.  « Je t’écris… Le métissage ne s’arrête-t-il pas où commence l’oubli (du voyage) ? »,  première étape d’un travail de création.

Avec sa troupe, la Compagnie La part du pauvre, Eva Doumbia nous accueille. Elle se tient face à nous et s’adresse à la foule compacte et mélangée venue assister à la représentation.  Ce « mélange » du public est celui des âges et des origines en miroir à cette équipe d’artistes.

Avec un souci de clarté et une empathie certaine pour ceux qui se sont déplacés pour voir, Eva Doumbia explique sa démarche.  Car précisément, elle conçoit le processus créatif dans cet aller-retour avec la salle.

Le spectacle est composé d’une série de monologues. Ils sont ceux des personnes que France, l’héroïne venue du Brésil a rencontré dans le cadre de ses études. Elles ont partagé l’intimité de France et chacune à leur tour nous raconte leur identité et leur relation avec France.

Les personnages de la pièce d’Eva Doumbia entretiennent tous un rapport avec l’Afrique. Certains sont pieds-noirs, d’autres ont vu leurs parents fuirent l’Afrique pour cause de guerre civile, d’autres ont simplement quitté l’Afrique pour faire carrière en France.

Cette mosaïque de témoignages dessine le portrait de leur interlocutrice, de leur terre d’accueil communes : France.

Le travail inachevé d’Eva Doumbia mérite d’être retravaillé quant à son rythme, mais l’essentiel est réussi : il touche chacun de nous en ce qu’il interroge sans partis pris le rapport que nous entretenons avec notre propre identité nationale.

Le projet d’Eva Doumbia tisse des liens avec celui de David Bobée et avec les mots d’Eric Vuillard prononcés la veille par Frédéric Nevchehirlian. En nous permettant de mieux comprendre leur processus artistique, ces artistes nous guident vers une lecture complexe de notre identité.  Cette question si intime qui questionne notre capacité à construire un projet collectif.

Elsa Gomis

www.festivalier.net