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Avignon 2017- “Les lispoètes” sauvent les planches.

Elle est sur scène, nous regarde, presque apeurée, alors que l’on cumule pas loin de vingt minutes de retard. Elle arpente le plateau avec ses gros cahiers à spirales. Elle s’arrête, nous fixe et reprend sa marche. Le public s’impatiente, elle cherche du regard à comprendre.

Nous apprenons très vite qu’elle ne dit pas, “la directrice du théâtre”, mais la “directrice de mon théâtre”. Nuance. Tentative: Olivier Py, directeur de Mon Festival d’Avignon. Il ne résisterait pas longtemps à cette nomination…

Elle est de noir vêtu, car sa discrétion est proportionnelle à l’indiscrétion des artistes! Elle est souffleuse dans un théâtre. Elle est une rescapée de la modernité, de la technique omniprésente, de l’acteur infaillible et tout-puissant. Elle murmure comme nous le faisions à l’école pour donner la solution magique à celui qui l’avait perdue. Elle recolle les morceaux d’une mémoire qui joue les troubles-fête parce que l’inconscient, le sentiment amoureux, finissent toujours par reprendre leurs droits. Elle est derrière chaque actrice, chaque acteur. Elle en a vu des nez de profil, des fesses et des coudes! Elle voit ce que nous ne verrons jamais. Voir de dos, comme une psychanalyste.

Ce soir, elle est là, face à nous, parce que Tiago Rodrigues l’a voulu. Elle a âprement négocié, amendé le scénario original afin qu’il ne soit pas un éloge de la nostalgie. Elle veut être moderne, de son temps, c’est-à-dire occuper le plateau par une présence. Elle va souffler aux acteurs le texte sur son propre rôle et faire confiance à Tiago Rodrigues pour la mettre en lumière en lui redonnant le rôle de sa vie: être la double absente. Elle arpente pendant plus de quatre-vingt-cinq minutes ce plateau fait de bois et de plantes: elle s’immisce dans le décor telle l’herbe résistante qui pousse dans le béton.

Tiago Rodrigues s’amuse à jongler avec ses théâtres à elle, va oser mettre en scène, mettre en corps, son métier de souffleuse. Pour cela, il ne se contente pas de réduire le souffle à donner la réplique quand le trou s’impose. Tiago Rodrigues nous invite dans ce trou où s’engouffre le souffle. Nous voici donc emporté dans un tourbillon de rôles et de textes où l’on ne sait plus qui souffle quoi et à qui, ni où situer la réalité par rapport à la fiction. Nous entrons peu à peu dans ce trou de mémoire où le vide invite toutes les images en même temps, où le complexe se substitue au linéaire pour ressentir le mouvement des mots et le sens du geste. En l’élargissant peu à peu, ce trou finit par me happer tant Tiago Rodrigues est un virtuose de la mise en scène: c’est notre mémoire théâtrale qu’il convoque, ce sont nos personnages de théâtre qu’il invite, c’est le spectateur dans les coulisses du quatrième mur qu’il fantasme. Il s’appuie sur un quintet de comédiens à la présence si délicate jusqu’à transformer notre souffleuse (Cristina Vidal) en marionnettiste de leur vie de théâtre.

Oui, “Sopro”, (souffle), est une oeuvre délicieuse, délicate. C’est une symphonie où les mots soufflés caressent notre mémoire.

Je l’imagine à mes côtés et me murmurer: “ne lâche pas, il n’y a rien à comprendre, perds ta mémoire, il n’y a que des souvenirs”…Il est presque minuit et me revient alors la seule photo de moi enfant où, lors du tournage d’un film, j’écoutais le souffle d’un coquillage. J’entendais ce que les autres ne pouvaient percevoir.

Ainsi naissait le spectateur.

Pascal Bély – Le Tadorne.

“Sopro” de Tiago Rodrigues au Festival d’Avignon du 7 au 16 juillet 2017.

 

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Avignon 2015- Tiago Rodrigues inspire.

C’est le troisième Shakespeare de cette 69ème édition du festival. Après « Le Roi Lear », mise en scène par Olivier Py, puis « Richard III » par Thomas Ostermeier, Tiago Rodrigues propose « Antoine et Cléopatre ». Un français, un allemand, un portugais. Cela pourrait former une trilogie européenne. Mais les mises en scène paraissent si éloignées les unes des autres qu’il serait vain de vouloir les relier : Olivier Py s’imagine en Roi Lear d’Avignon, Ostermeier manipule Richard III pour célébrer sa théâtralité foisonnante. De son côté, Tiago Rodrigues imagine Shakespeare, auteur d’un poème amoureux, où le pouvoir s’entendrait dans ce qu’il y a de plus intime. C’est un moment théâtral assez incongru dans ce festival dur, un peu asséché, où le texte tout puissant épouse l’effondrement ambiant et paraît impuissant à dégager une vision.

Elle, c’est Sofia Dias. Elle est enceinte, ce qui confère au rôle de Cléopatra un doux mélange de douceur et de détermination. Ce ventre fait tiers dans sa relation si complexe avec Antoinio. Il symbolise une planète avec comme seul océan, une mer méditerranée, liquide amniotique de notre culture commune.

Lui, c’est Vitor Roriz. Il incarne un Antonio doux et guerrier. Il irradie le plateau par sa façon si particulière de ne rien lâcher de cette dualité : l’amour du pouvoir, le pouvoir est amour…

Séparément, l’un parle à l’Autre tandis que l’Autre répond aux uns et aux autres (c’est à dire à nous Autres). Comment évoquer une telle écriture théâtrale tant il faut en faire l’expérience ? Tous les deux engagent leur corps pour accompagner des phrases qui ne dépassent pas quelques mots. Cela forme un dialogue surréaliste, rythmé par l’intensité de la relation, où la poésie est seule à pouvoir évoquer le pouvoir par la relation amoureuse.

Antonio, respire

Cleopatra, respire.

Antonio, expire

Cleopatra, expire.

C’est subjuguant de transformer une scène en nuage pour nous inviter à rêver d’une autre dramaturgie du pouvoir, à vivre une nouvelle expérience Shakespearienne. Sur le plateau tombe une œuvre d’art composée de cercles en plastique colorés ; il forme un squelette où se projette leurs visages, où leurs énergies, leurs déplacements reconfigurent l’œuvre et lui donne chair. La relation amoureuse est probablement cette œuvre, cette construction à l’équilibre si fragile. Comment parler d’amour si ce n’est par le pouvoir des mots ? Comment incarner le pouvoir si ce n’est par l’amour des mots ? C’est lui qui donne au corps institué cette agilité de la pensée (avez-vous remarqué le langage du corps de nos dirigeants européens, mécaniques, à l’image de la novlangue qu’ils utilisent ?).

Je savoure de m’y perdre avec eux, tel un spectateur profondément amoureux de ce théâtre-là, où le sensible développe une pensée circulaire et autorise tous les liens possibles. Ici, la vision d’un théâtre politique se ressource par la poésie des corps et la musicalité des mots (je pense à cette dernière scène où Antonio vit ses derniers instants…Cléopatra tente de le sauver par une corde où les mots s’étirent, se nouent, se métamorphosent…Merveilleux).

Ici, Tiago Rodrigues nous rend puissants parce que notre imaginaire transforme le jeu du pouvoir en une chorégraphie d’ombres et de lumières, en une comédie musicale où la partition des corps accompagne le tumulte d’une guerre sournoise des tranchées, en une installation où les corps créent les codes d’un nouveau langage amoureux.

Antonio expire,

Cléopatra respire,

Le théâtre inspire.

Pascal Bély – Tadorne

"Antoine et Cléopâtre" par Tiago Rodrigues au Festival d'Avignon 2015.